Drôle d'endroit que le Cercle de Starkhaven. Chantrie reconvertie ou plutôt métamorphosée, taillée, démembrée, reconstituée et jointe bout à bout de morceaux de bâtiments d'âges et de styles différents, Niklaus restait toujours pantois devant le chaos architectural que représentait le Cercle. Quelque part, il trouvait que le style correspondait bien à ses habitants : un entremêlas d'âmes de tout les horizons : mages et templiers qui d'apparence n'avaient pas grand chose en commun sinon d'être enchainés à ce lieu. Et c'était toujours pour lui un privilège immense que de faire partie des quelques citoyens ayant le droit de pénétrer dans l'intimité bien gardée de ce quotidien teinté de mystères et de magie. Bien qu'il ne savait manier ni lame, ni sortilège, ils faisaient après tout tous partie de la Chantrie. Et quoi de plus normal qu'un prêtre qui vient rendre visite aux enfants que le Créateur a personnellement touché (maudit) du bout de Son doigt ?

Mais si le lieu lui était presque devenu familier avec le temps, il demeurait toujours une pièce en particulier qui évoquait en Frère Niklaus une pléthore de sentiments contraires. D'abord, debout devant la porte close du bureau, l'andérien se demandait s'il devait frapper en premier. N'était-il pas trop tôt ? Oh la matinée était pourtant avancée, nul doute que le Premier Enchanteur devait être depuis bien longtemps debout, mais n'était-il pas occupé par d'autres affaires ? Des affaires éminemment plus importantes que lui, cela allait sans dire. Et d'ailleurs est-ce que cela se faisait de se présenter non annoncé comme cela au Premier Enchanteur ? Allons, il était difficile d'affubler à un personnage aussi charmant que Nucci toutes les affres du protocole. Il n'y avait pas plus approchable que l'aimable antivan qu'il avait d'ailleurs déjà maintes fois croisé dans les couloirs du Cercle. Toutefois, nonobstant la courtoisie solaire (déconcertante) du mage, Niklaus ne savait jamais sur quel pied on attendait de lui qu'il danse devant un être infiniment plus illustre que lui.

- Messere ? Demande-t-il timidement avant de frapper trois coups sur le bois. Toc, toc, toc. est-ce que Messere est assez poli ? Ne devrait-il pas plutôt l'appeler Premier Enchanteur ? Ou même Votre Grâce ou quelque autre titre pompeux réservé aux plus grands ? Oh déjà que Niklaus peinait à assimiler les subtilités de la hiérarchie du chapitre (ne serait-il pas plus simple d'appeler tout le monde mon frère ou ma soeur ?), s'il fallait en plus retenir celles du Cercle !

La porte s'ouvrit, laissant entrer la grande silhouette du prêtre, bien droit dans ses chaussures, les yeux levés et les bras croisés derrière lui à la manière d'un enfant venu faire irruption dans un endroit où il ne devrait pas être. S'éclaircissant la gorge, l'andérien prit la parole sans oser regarder son hôte de face :

- J'espère ne pas vous déranger. Puis-je m'entretenir avec vous quelques instants ? Sa voix grave avait résonné dans la pièce, calme, presque assurée.

Ceci dit, tout dans la posture de Niklaus aux traits fermés trahissait une évidente forme de nervosité.

S'il n'était pas constamment encombré de ce masque d'austérité (une protection pudique entre lui et le monde), Niklaus aurait presque pu plisser des yeux en entrant dans la pièce, aveuglé par le sourire de l'Enchanteur. Ou peut-être était-ce simplement parce que ce dernier se tenait à contre-jour dans les quelques rayons qui s'étaient glissés dans la pièce ? Il lui semblait que peu importait l'heure ou le lieu, la vue de l'antivan s'accompagnait toujours d'une sorte d'halo éblouissant qu'il ne saurait exactement décrire. Nucci Mansilla était de ces individus qui portaient sur eux la lumière et un point c'est tout.
Mais était-ce son accent presque mielleux, ses manières affables ou son indélébile bonne humeur qui lui donnait ce petit côté un peu... un petit peu faussé. Un peu exagéré ? Antiva, à l'opposée des Anderfels, et la chaleur de ses habitants échappaient toujours à Niklaus, plus habitué à la froideur sévère de ses montagnes natales. C'est qu'on ne se défaisait pas aussi facilement de ses préjugés, y compris ceux qui lui soufflaient que traitrise et amabilité allaient marchaient main dans la main chez les antivans. Sans doute que même le soleil de Nucci n'avait pas fini de faire fondre ce préconçu, cette méfiance imprimée en lui car le chantriste, puisse-t-il rester pantois devant les façons de ce gentilhomme, ne pouvait pas s'empêcher de se demander si des fois ce dernier ne se moquait pas un peu de lui.

Parce que, pour quelle sotte raison est-ce que le Premier Enchanteur aimerait être dérangé par le frère tout crasseux d'une quelconque paroisse avoisinante ?

- Je vous en prie, ne vous levez pas pour moi. Répliqua-t-il, toujours très sérieux, alors qu'il franchissait le pas de la porte, courbant instinctivement l'échine suite à la remarque de son interlocuteur par peur de se cogner la tête alors qu'il y avait franchement de la marge. L'ironie du mage mêlée à son évidente timidité l'obligeait à tout prendre au premier degré.

Enfin trop tard, l'homme était debout, appuyé sur sa canne (clop, clop, clop qu'elle tintait sur le sol à chacun de ses pas), à s'avancer vers lui pour le saluer et même à lui proposer de quoi boire. Le regard de Niklaus glissa alors sur la commode que son hôte désignait (le seul meuble qu'il s'autorisait à toucher des yeux), ses narines chatouillées par l'odeur du thé. Sûrement pas de la bouillie d'orties et de pissenlits, la concoction rudimentaire mais réconfortante qu'il servait dans son humble bâtisse.

- Je ne prendrais pas le risque de m'attirer les foudres du Chevalier-commandant. C'est que je ne suis pas dans ses bonnes grâces comme vous. Et surtout qu'il ne possédait pas un milligramme de son charme. Du thé me serait fort agréable je vous prie. D'autant plus qu'il sent très bon. Il se fustigerait plus tard que d'avoir volé la dernière tasse d'un personnage aussi important.

À la façon d'un enfant sage (et un peu gauche), Niklaus s'exécuta et s'en alla s'asseoir sur ledit banc indiqué par son hôte, écartant plus ou moins discrètement un des coussins pour conserver sa posture bien droite d'élève attentif et concentré (le moelleux ne lui allait pas). Il était bien entendu embarrassé de laisser l'enchanteur le servir mais il était également trop embarrassé pour lui proposer son aide, pensant qu'il serait mal avisé d'insister. Comme si Nucci ne pouvait pas lui-même lui apporter une tasse alors qu'il avait le pouvoir de commander au doigt et à l'oeil tout le Cercle !
Alors pour chasser le malaise et faire (faire semblant) comme si de rien n'était, Niklaus préféra aller droit au sujet :

- Je me permets de venir quérir vos conseils au sujet de l'apprentie Ailis. Non, Niklaus, andérien bourru et dégrossi, était souvent étranger à la délicatesse. À croire que la douceur de son être ne venait que rarement de ses mots et se logeait plutôt dans ses intentions, ses silences compatissants. Je suis porteur de bien mauvaises nouvelles au sujet de ses fiançailles... Et je dois vous admettre que j'ignore comment les lui transmettre. Si tenté qu'il ne soit pas plus sage de les garder pour moi-même pour l'instant.

L'idée de mentir à la demoiselle - même par omission, l'attristait tout autant que l'annonce officielle de la rupture son union avec son galant. Il était pourtant absolument normal que le mariage n'ait pas lieu, Ailis étant confinée à vie au Cercle, et pourtant la jeune femme ne semblait jamais avoir totalement accepté qu'elle ne marcherait jamais à l'autel jusqu'à son Leon. Entre sa maladie et sa Confrontation à venir, fallait-il vraiment l'accabler d'une infortune en plus ?
Cette réalité toute crue et toute évidente avait de quoi le mettre dans le plus profond des embarras car nonobstant son côté un peu lugubre, Niklaus ne savait pas comment endosser le rôle de l'oiseau de malheur et espérait que l'antivan ne partage quelques secrets sur cette façon qu'il avait de tout rendre un peu moins sombre, un peu moins lourd. Quelques gouttes de miel antivan dont lui seul avait la recette pour panser le chagrin à venir.

Quand bien même la mention des Apaisés se voulait humoristique, elle ne fit que renforcer le sentiment de malaise déjà bien présent de Niklaus. Difficile de réprimer ce léger frisson d'horreur qui lui remontait dans l'échine chaque fois qu'il repensait au principe même du Rite d'Apaisement. Si les préceptes de la Chantrie auraient du faire de lui un admirateur de leur existence tranquille, dénouée de tentations et de souffrances de l'esprit, il leur trouvait en réalité quelque chose d'affreux - voir de répugnant, dans la façon qu'ils avaient toujours de le regarder avec leurs prunelles toujours parfaitement lisses d'émotions. Vides. Comme la surface d'une flaque d'eau croupie au milieu d'une rivière tarie.

- Tant que vous ne l'avez pas fait exprès. Rétorqua-t-il alors en acceptant la tasse à deux mains, soufflant sur le dessus du liquide encore chaud et en savourant l'odeur avant de continuer : Car si c'est une technique pour me faire fuir en jouant les mauvais hôtes c'est peine perdue. Il vous est impossible de m'être désagréable. Car il lui semblait également impossible que le Premier Enchanteur ne lui serve quoi que ce soit de mauvais. Ça n'allait tout bonnement pas avec le personnage.
Merci. Souffla-t-il avant de porter la tasse à sa bouche tout en laissant son interlocuteur lui répondre.

Sans surprise, le thé était délicieux. Si la conversation n'était pas aussi grave, l'andérien aurait sûrement laissé son esprit vagabonder ailleurs en fermant les yeux quelques instants pour décortiquer chaque note du breuvage et peut-être même profiter du confort que lui offrait ce banc.
Mais on ne s'invitait certainement pas dans le bureau de Nucci Mansilla pour le simple plaisir d'une tasse de thé. Et les yeux de Niklaus demeuraient grand ouverts, tout autant que son dos demeurait raide et son expression sévère.

- Jamais je n'oserai me délester sur vous de ce genre de tâche. S'empressa-t-il d'abord de clarifier en abaissant sa tasse. Je pense qu'il serait en effet bien mieux que ce soit un proche qui lui annonce la chose.

Son regard suivit celui de son vis-à-vis mais ses prunelles ne fixaient pas l'extérieur en lui-même, le monde des non-mages existant en dehors du Cercle. Non, Niklaus regardait le ciel, ce ciel d'hiver d'un gris morose d'où, malgré les nuages, perçaient les rayons du Créateur.
Il fut surpris en tournant la tête de réaliser que l'antivan le fixait tout en l'interrogeant.

- Vous me posez une question à laquelle je suis incapable de répondre Messere. Du Cercle et de la vie de mage, Niklaus ne connaissait que peu de choses. Seulement les quelques bribes de vie quotidienne qu'il avait vues ici et là, recueillies auprès des habitants du Cercle qu'il avait eu la chance de côtoyer.
Il était vrai que la vie ici, sous le rempart de la capitale, loin de la misère et de la crasse de la plupart des petites gens des Marches Libres, semblait paisible. Pourtant elle n'était pas choisie. Et Niklaus n'aurait jamais la prétention de prétendre comprendre le genre de tourments auxquels pouvaient être soumis toutes ses âmes si proches du Voile. Tout ce que je sais c'est qu'elle espère encore pouvoir tenir la promesse de ses fiançailles. Un espoir absurde. Mais un espoir tout de même même. Non jamais il ne pourrait se mettre à la place d'Ailis et pourtant, il savait ce que c'était. De vivre d'espoir. Et d'amour. Même d'un amour voué à s'étouffer sur lui-même.

Et que le Très-Haut en soit témoin, arracher cet espoir à Ailis lui arracherait le coeur.

- J'ignore lequel des deux est le plus terrible : prolonger encore le silence et laisser le rêve perdurer encore ou au contraire ruiner cette attente une bonne fois pour toutes. En espérant que le temps derrière accomplira son oeuvre mortuaire et emporte tous les morceaux de cette affection adolescente. Je ne voudrais pas créer un... obstacle de plus pour sa Confrontation.

Malgré son manque d'aisance, Niklaus n'avait pas détourné les yeux. L'andérien ne savait pas mentir, pas plus qu'il ne savait cacher cette lueur de tristesse au fond de son regard d'un bleu aussi gris et froid que l'horizon de Marchiver.

- Peut-être... Il avait baissé la tête, se dérobant au regard de l'enchanteur pour observer la couleur sombre du thé dans son récipient tout en songeant à haute voix, son air encore grave : La jeune Ailis est une femme plus forte qu'on ne lui soupçonne. Je lui trouve une bravoure d'esprit remarquable. Alors peut-être que c'est moi qui manque de foi en ne la croyant pas capable d'encaisser cette nouvelle. Ne lui devait-il pas après tout la vérité ? Alors peut-être que dans le fond je vous fais réellement perdre votre temps en venant à mi-mots vous demander de me rassurer.

Et, stoïque, il reprit une nouvelle gorgée de thé pour ravaler cette confidence sortie abruptement, avec ce même ton sérieux pour mieux voiler la vraie teneur de ses incertitudes. De ses faiblesses de chantriste. D'être humain.