Avec ou sans sa fille, avec ou sans sa dame de compagnie (qui méritait de plus en plus une augmentation, à force de jouer à la nounou), Mélisandre n’était pas à l’aise. Elle ne se formalisait ni des regards circonspects de ceux, nombreux, qui ne comprenaient pas sa présence, ni de l’odeur, ni vraiment de la curiosité presque malpolie d’Aisling ; la proximité de la souillure qui dévorait les gardes autant que le pays même ne l’ébranlait pas, angoissante, mais abstraite à la vue de ces gens – si vivants, si simples, si ordinaires. Peut-être portaient-ils en eux la mort, peut-être l’appelaient-ils, mais devant elle ils ne faisaient que lire, couper leur viande, partager les bonnes adresses, comme n’importe quels autres paysans.

Et puis, pour chaque désagrément, il y avait une étagère de livres, une peinture murale, un griffon derrière une fenêtre !

Mais peut-être, finalement, se trompait-elle, et ces mille détails s’accumulaient sur son dos ; parce qu’impossible de se sentir si oppressée par la vue de deux pauvres garde-acolytes, l’un même pas armé, l’autre vieux comme le monde, non ? Naturellement qu’elle les esquiva aussi largement que possible, mais ils ne pouvaient pas être seuls à l’origine de son malaise.

« Ash, viens par là, lança-t-elle doucement, immédiatement rassurée par la petite main glissée dans la sienne. Tu as vu les belles armes, là ?
– Ooooh, c’est ça que je vais utiliser ?
– Pas tout de suite. »

Elle échangea un regard amusé avec Morphée et avec le garde qui les accompagnait, à l’idée de la fillette avec une hallebarde de trois fois sa taille, tira plus fort sur le bras de l’enfant prête à s’élancer dans l'armurerie, et fit signe de reprendre leur route. Toute tension était retombée, et ils parvinrent devant la porte de la seconde de Senaste dans une ambiance plus détendue.

« Ateesha ? Des invités. »

Et l’homme disparut ; plus qu’elle, son sourire, sa famille, et la meilleure combattante disponible… derrière une porte, certes, mais cette présence la rassurait. Elle indiquait que, même sans la voir, le garde savait qu’Ateesha était là – qu’Ateesha était assez fiable pour qu’on les abandonne devant sa porte, qu’on ne doutait pas qu’elle les recevrait.

« Bonj –
– Bonjour !
– – jour. »

Ateesha Leto n’avait pas besoin d’être grande pour impressionner, d’une façon nouvelle pour Mélisandre, plus sèche et imposante que les sourires empoisonnés des nobles – elle avait l’air capable et prête à tuer, et parfaite.

« Excusez-moi, entrez. Comment puis-je vous être utile ?
– Merci. »

Passé l’instant de politesse, le regard d’Aisling avait filé dans la pièce, détaillant chaque pierre et chaque tache pendant que sa mère en faisait de même avec la garde ; elle semblait ne pas avoir entendu l’invitation, mais Mélisandre n’eut pas à trop forcer pour faire suivre aux pas la route des yeux, ancrés elle ne savait où – incapable de se baisser pour happer le même rayon de lumière que l’enfant, elle ne pouvait que deviner ce qui se cachait sous les ombres, et elle n’estimait pas la question bien urgente quand leur sauveuse leur offrait son oreille.

« Mélisandre O’Hara, se présenta-t-elle. Nous vous remercions de nous recevoir, nous sommes conscientes de la valeur de votre temps… »

Et oh, qu’elle aurait mérité de le garder pour elle-même… mais pour Aisling, Mélisandre était prête à ignorer cette compassion. Sa main ne quitta d’ailleurs pas la petite épaule, autant par habitude que pour la maintenir en place – comme si la princesse risquait de devenir fée et rejoindre les griffons, tout comme Morphée était devenue une ombre froide dès la porte passée… Mais que ferait la garde des ombres de deux nobles et demi ?

« Voici ma fille. Elle s’appelle Aisling, elle a cinq ans, et – et j’aimerais que vous lui appreniez à se défendre. » Les détails inutiles – elle sait enfiler une aiguille, elle a compté tous les escaliers de la maison, elle s’est déjà fait griffer par le chat, elle commence à couper sa viande toute seule et a déjà un vieil arc pour enfant – affluaient et elle les ravala sous le regard lourd de la Seconde. « Les maîtres d’armes sont occupés et, je crains, incompétents en ces temps, or nous souhaitons qu’elle ait les meilleures chances si… une situation exigeait plus que la fuite. »

Pas les engeances. Aisling ne ferait rien contre les engeances – les O’Hara seraient déjà loin si elles devaient arriver, d’ailleurs. Mais des hommes… ? Les hommes l’inquiétaient souvent plus que les monstres, et elle préférait penser à eux, vincibles et mortels, qui lui offraient d’autres choix qu’attendre.

« De l’eau, c’est très bien. »

On lui avait appris à ne rien se refuser, et elle avait soif ; on lui avait appris à ne rien refuser à ses hôtes, et Ateesha avait proposé à boire ; on lui avait appris à surveiller ses mains, et un verre les remplirait efficacement. Sans compter ses compagnes qui, même si elles avaient la sagesse de n’en rien dire, avaient sûrement aussi soif qu’elle, et n’était-elle pas responsable de leur confort ? Elle regarda Ateesha évoluer dans sa chambre, intriguée malgré elle par toutes les ressources de ses étagères, jusqu’à ce qu’elle fasse apparaître un petit coffre.

« Ooooh ! »

Ravie, Aisling ne perdit pas de temps à retourner le coffre dans tous les sens, et Mélisandre ne put s’empêcher de sourire en s’asseyant. La garde, redoutable qu’elle soit, devait s’y connaître un peu en enfants – peut-être même en avait-elle eu un jour ? Peut-être en avait-elle encore ? Son aisance était en tout cas rassurante, en plus de les libérer de l’enfant quelques minutes – elle espérait seulement que ce n’était pas un test, mais hormis les prières qui défilaient en continuité dans son esprit, l’affaire était (littéralement) hors de ses mains et elle se concentra sur leur échange.

« Je comprends. » Elle hésita. Elle allait promettre de faire vite, mais une question s’imposait ; le rang de la femme ne laissait que peu de doutes quant à sa destination, mais l’avenir n’était jamais certain, et elle avait besoin d’en savoir plus, non ? « Prévoyez-vous de revenir ou est-ce une mutation définitive ? »

Elle hocha la tête aux explications de la guerrière, interrompues une unique fois d’un couinement victorieux à sa droite, sans savoir quoi imaginer mais sans s’en inquiéter outre mesure. Le combat était le combat – son honneur se mesurait à la férocité des ennemis, pas aux méthodes. Il y aurait bien des hypocrites pour reprocher à leur victime de mal se défendre, des monstres pour reprocher à l’enfant de leur survivre, mais personne de sain d’esprit ne les écouterait ; et puis les O’Hara n’étaient pas de ceux qui attendaient de prouver leur délicatesse dans la mort.

« Ce n’est pas grave, personne n’est censé savoir ! » assura-t-elle. Tout dépendrait des capacités d’une enfant à garder ses méthodes secrètes, certes… Mais c’était un problème pour une autre fois. « Et si quelqu’un ose s’en prendre à elle, mieux vaut être en vie qu’honorable. »

Le futur ne lui avait pas échappé, et son sourire, d’attendri, s’était fait rayonnant. Elles accepteraient les conditions, le rythme et, quand le sujet y viendrait, le salaire – pourvu qu’Ateesha ne change pas d’avis.

« Je comprends, répéta-t-elle. Merci ! »

Sa question suivante, parce qu’il en restait bien quelques-unes, fut toutefois interrompue par l’approche furtive d’Aisling, coffret dans une main, quelque chose dans l’autre, et son bras entoura naturellement ses petites épaules.

« Je crois que je l’ai cassé. »

C’était vers elle que la fillette penaude murmurait, mais sur Ateesha que s’arrêta le regard de Mélisandre. Ce n’était peut-être pas vraiment cassé si c’était ouvert ? La question de la garde la prit totalement par surprise, par l’enchaînement autant que par le contenu.

« Moi ? »

« Je suis sûre que vous reviendrez ! »

Le sourire de l’aînée contrastait avec la dure réalité, mais il suffisait à la rassurer et emplir son ton de confiance. Ateesha n’avait pas peur, Ateesha, qui ne paraissait pas désirer la mort, pensait survivre – et Mélisandre la croyait. Elle écouta son programme sans douter qu’il serait mis à exécution, même à date indéterminée, de plus en plus satisfaite.

« Ce serait parfait. »

Elle préférait en effet qu’Aisling mise sur la ruse que sur la force, dont elle n’avait pas beaucoup, et que la Garde le comprenne et l’approuve la confortait dans tous ses choix. Elle avait même suivi le même enseignement, visiblement avec succès ! Il était inconcevable de la contredire, même quand ses propositions allaient contre tout ce qu’elle connaissait. Elle, se battre ?

« C’est vrai… »

Elle n’avait jamais imaginé être en danger sans son mari, en réalité, mais Ateesha avait raison, elle avait encore plus de chances de l’être qu’Aisling. La perspective ne l’enchantait pas à l’instant, mais elle se souvenait avoir apprécié l’exercice quand, quelques années plus tôt, on lui avait appris les bases – elle n’avait pas fait beaucoup plus qu’agiter un bâton et apprendre comment relever sa robe de façon efficace, mais décente, mais chaque mouvement de plus avait rendu les fins de séance plus douces. Cette fois encore la motivation reviendrait peut-être une fois l’élan lancé, comme la faim ou l’envie de bain ? Elle se tourna vers Morphée, silencieuse, avant de revenir vers Ateesha, forçant ses mains au calme sur ses genoux. L’elfe protesterait en temps voulu si elle ne voulait pas apprendre, ou si elle avait besoin d’une seconde tenue pour ; elle lui faisait confiance pour se faire entendre au besoin.

« Si vous en aviez le temps, nous vous en serions reconnaissantes. Aisling resterait prioritaire – » même si elle ne savait plus pourquoi, puisque si Mélisandre et Morphée devenaient fortes elles pourraient la protéger « – mais personne n’a le droit de refuser de l’aide. Si vous n’êtes pas trop occupée, bien sûr ! »

Elle avait un peu l’impression de se faire avoir par une vendeuse avec toujours plus de marchandises, mais l’argument était juste ; et puis ne pouvaient-ils pas se le permettre ?

… Les Gardes des Ombres avaient-ils seulement besoin d’argent ? Elle réalisa que le salaire serait peut-être moins évident qu’elle n’avait cru.

« Comment pouvons-nous vous remercier ? »

Pour l’instant, apparemment, en jouets cassés remarquablement bien accueillis. D’abord tranquille, Mélisandre s’était tendue aux premières notes de la voix d’Ateesha, soudain consciente qu’elle avait le pouvoir ici – elle-même, en se taisant, avait laissé leur sort à la femme en face d’eux. Une femme forte, sûrement certaine de ce qu’elle voulait… L’incertitude l’avait étreinte un instant alors, vite révélée inutile.

« Tu n’as pas fait exprès, n’est-ce pas ?
– Oui ! »

Aisling secoua la tête avec véhémence, toute gêne envolée. Elle oublia aussi totalement de s’excuser, mais mieux valait ne pas attirer l’attention dessus et faire comme si c’était sous-entendu, pas nécessaire, ou simplement dit trop bas pour l’oreille humaine. Mieux valait une petite méprise qu’une honte absolue… Et puis, la fillette tenait tant à ce que le monde croie à l’accident, son visage était le seul acompte que l’innocence exigerait.

« Il est cassé, mais tu peux toujours chercher comment il marche, je pense. Tu sais quoi, je te le donne et, la prochaine fois qu’on se reverra, tu m’en amèneras un très difficile pour que j’essaye de le résoudre, si ça te va. Mais il faudra que tu saches son secret, pour me le dire, si je n’y arrive pas.
– Promis, » déclara-t-elle avec une verve solennelle.

Habile moyen de punir la mère à travers la fille, parce que ce serait bien sûr à elle de payer ; à moins qu’elle ne doive plutôt l’aider à fabriquer une énigme ? Son beau-père serait un sacrifice plus adapté alors, mieux entraîné qu’elle aux chemins de l’esprit et aux stratégies discrètes – mais, elle ou Carrig, Aisling ne serait pas seule dans l’affaire – elle s’amuserait même sûrement. Elle accepta le fait sans ciller, ne trouvant pas ça trop injuste (sa fille, sa responsabilité) ni trop sévère (elle n’aurait qu’à passer du temps avec elle, il y avait pire).

« Vous en avez un préféré ? »

Un peu tardivement, elle se rendit compte qu’elles repartaient avec des devoirs.

« Viens là, souffla-t-elle avant de reprendre. Je suis désolée, je vous assure que le remplacement sera à la hauteur. Seriez-vous libre lundi prochain ? » proposa-t-elle en tentant de masquer son hésitation. Était-ce trop tôt ? Trop tard ? Quand Ateesha devait-elle partir ?

Les efforts des hommes lui avaient tout caché des réalités de la guerre, et autant pour leur conscience que pour sa tranquillité elle avait très peu envie d’y remédier ; mais elle savait qu’on n’en revenait pas toujours, qu’on y perde la vie ou l’esprit, et comprenait le désaccord discret d’Ateesha. Seulement, celle-ci était différente : c’était une femme, pour commencer, et Mélisandre la connaissait, ce qui était une armure encore plus importante. Laisser la peur faire d’elle une coquille vide ne lui ressemblait pas, même si la souillure n’épargnait personne, et elle n’arrivait simplement pas à l’imaginer ne pas revenir.

« Vous ne me faites pas peur, » protesta-t-elle avant de baisser les yeux. Pas encore – quand elle mourrait, là… Elle baissa les yeux, à la fois ébranlée par le rappel que tous étaient mortels et convaincue qu’Ateesha ne l’était pas. « Je veux dire, je sais que rien n’est sûr et que votre mission est dangereuse. Mais je ne pense pas qu’Andrasté ait prévu de nous faire mourir maintenant. »

Et heureusement, parce que les limites de l’aide qu’ils étaient, tous, prêts à apporter à la Garde approchaient dangereusement. Elle vida son verre, que sur un geste imperceptible Morphée fit aussitôt disparaître de sa main, et s’empêcha de froncer les sourcils.

« Nous en avons conscience, serah. Mais nous ne pouvons pas tous rejoindre votre ordre. Ce n’est pas qu’on veuille vous laisser tout faire » (si) « mais hormis aider le guet et essayer de ne pas devenir des poids pour vous, que nous reste-t-il ? »

Que restait-il, de surcroît, de facile et à prix raisonnable ? On avait beau dire, la survie de tous ne valait pas toujours le coût des uns – elle connaissait suffisamment de nobles et bourgeois pour en attester. Sûrement était-ce aussi parce qu’elle connaissait les limites du sacrifice qu’elle était venue aujourd’hui… La garde pour tous et chacun pour soi, hélas, comme avait dit Laisren.

Elle n’était pas convaincue d’être beaucoup plus forte qu’Aisling – c’est que les enfants avaient un don pour faire des dagues des dents de lait et des canons des mains autrement moelleuses – mais elle acquiesça. Au moins, elle était sûre d’apprendre les bases, qu’elle connaissait peut-être déjà, plus vite ! (Ce n’était pas une compétition, se rappela-t-elle, et impressionner Ateesha n’était pas le but de l’opération.)

« Mais si mes obligations ne me permettent pas de me rendre disponible quand je le voudrais, je gage que vous saurez libérer les vôtres à cette occasion ?
– Bien sûr. »

Elle imaginait mal ce qui pourrait être si important qu’elles ne pourraient y échapper… Une messe ? Mais elles n’auraient qu’à prier deux fois plus fort à la suivante.

… « Bien sûr », avait-elle dit, les ombres de la nuit en tête ; mais penser « matin » et entendre « aube » étaient deux choses différentes, et son esprit s’emplit rapidement de l’heure du coucher, des robes à préparer, du cocher à réserver… Heureusement Aisling était encore à l’âge où elle concurrençait les coqs des chansons populaires, mais elles n’étaient encore pour ainsi dire jamais sorties avant le soleil. Ni après. Sa dernière escapade remontait à… Orlaïs ?

« Nous y serons, » sourit-elle. Puis, se levant : « Nous habitons dans le Downnoc, si vous avez besoin de nous contacter. Merci encore, pour votre aide et votre hospitalité.
– Au revoir ! »

Oh ! Mais ça leur laissait moins de temps qu’anticipé pour le casse-tête ! Tant pis, elle n’osait pas en demander plus.