Il lui avait fallu un peu de temps avant de sortir de Cairnayr, de remettre les pieds à Starkhaven. Le temps de vider sa tête, de voir Jules et Gisela, d'accepter ce qu'il s'était produit, de calmer ses nerfs. Rien ne semblait plus aller dans cette ville, dans ce chapitre même de la chantrie et s'il s'interdisait de remettre en doute l'autorité de Son Excellence, Frère Niklaus ne pouvait s'empêcher de se sentir de plus en plus éloigné de sa propre église. Comme s'ils priaient chacun un Créateur différent. Ou peut-être, sûrement que c'était lui qui n'avait rien compris. Qui s'était tourné vers un dieu façonné à sa propre image imparfaite.
Dans tous les cas il n'était pas question de choix. Seulement de foi. C'était son devoir de continuer à tenir sa chapelle, à mener ses fidèles, à veiller sur ses orphelins. Et ne se faisait-il pas de toutes façons un peu trop vieux pour reprendre la route ? Pour reprendre la fuite.

Ainsi, il avait attendu plusieurs jours avant d'enfin se rendre au Cercle. Sans surprise, les mesures de sécurité y avait été renforcées et nul doute que si on ne le connaissait pas de visage qu'on ne lui aurait même pas laissé mettre un pied à l'intérieur de la résidence malgré les flammes de frère chantriste brodées sur sa soutane.
Naturellement, il fit quémander la petite Treglown dans la chapelle. « Mais ne la dérangez pas, laissez-la finir ce qu'elle est en train de faire ». Il n'était pas pressé. Et il appréciait prendre le détour au milieu des jardins qu'il inspectait chaque fois en silence, se promettant toujours de revenir prêter main forte aux novices qui s'occupaient de leur entretien. Mais cette fois-ci, il eut beau noter mentalement plusieurs parterres négligés que son esprit restait embrumé, occupé par plusieurs sombres présages.

Ses pas s'arrêtèrent devant la chapelle. Il avait pour coutume d'attendre l'apprentie avant d'y rentrer. Mais cette fois-ci c'était une douloureuse réalisation qu'il l'avait stoppé net : il avait pensé à Jenny. Combien de fois s'était-elle rendue dans la maison du Créateur, avait prié sa Prophétesse et désespéré de ne jamais avoir de réponses à ses supplications ? Du gâchis. Joignant les mains, il adressa une nouvelle prière muette à la jeune femme devenue cendres mais la conviction lui manquait. Aussi abandonna-t-il bien vite son acte, préférant scruter les environs en se faisant la réflexion que tout semblait bien calme. Ordinaire. Jusqu'à ce qu'enfin apparaisse une silhouette familière. Ses lèvres esquissèrent alors le début d'un sourire :

- Bonjour Ailis. Il s'avança vers elle pour lui offrir son bras. Ce n'était plus une enfant désormais, plus même une adolescente. Pourtant elle lui semblait toujours si légère contre sa propre carrure façonnée par la marche, les montagnes et quelque part la guerre. Pourtant elle avait toujours cette candeur enfantine qui lui réchauffait le coeur chaque fois qu'il la voyait. Moi aussi je suis heureux de te voir. Il avait encore cette chance après tout.

D'une main il poussa les portes de la petite église et guida sa protégée à l'intérieur tout en répondant :

- Tout le monde va bien oui. Cairnayr est toujours un peu secoué par l'arrestation. Et les fouilles multiples des templiers de Tantervale. Ne t'inquiète pas pour l'attente. Ça me fait toujours plaisir de te rendre visite.

L'intérieur était désert. Probablement que le reste du cercle et les templiers étaient occupés à vaquer à leurs tâches quotidiennes. Ils se rejoindraient de toutes façons pour la prière du soir.
Niklaus invita la demoiselle à s'asseoir sur un banc et sortit d'une de ses poches un petit paquet enveloppé dans un linge qui sentait fortement le sucre et la pomme. Le tissu était collant aux doigts. Il le tendit à son interlocutrice :

- Un cadeau de Gisela. Elle s'essaye à la pâtisserie mais entre nous je pense qu'elle a encore beaucoup à apprendre. Haussant un sourcil. Oh et je ne l'ai pas abimé en route... il ressemblait vraiment à ça quand elle me l'a donné. Jules te passe le bonjour également. Mais peut-être lui avait-il déjà écrit entretemps ? Jules était bon avec les mots, il ferait sûrement plus tard un érudit accompli.

Il prit place à ses côtés, faisant craquer le banc sous son poids.

- Et toi comment vas-tu ?

C'était une question simple. Et si compliquée à la fois. Comment pouvait-on aller bien après ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient perdu ? Un petit bout de leur humanité à tous, jeté dans les flammes en même temps que Jenny.