Les traces du désastre de la procession ont beau avoir presque disparu de sa peau - ne reste qu'un vilain bleu sous sa tempe qui après être passé par le pourpre, le vermeil, le verdâtre et puis la grisaille s'est fixé sur un rose bien pâle qui refuse d'estomper, Ielvin paye encore le prix du de la catastrophe. Enfin le croit-il. Sans doute que sa patronne, Jeannine, a eu peur pour lui en le voyant débarquer après avoir manqué le travail la veille, sa belle gueule pleine de bleus. Malgré tout le mal qu'il se donne à être un mauvais employé, sans doute qu'elle l'aime beaucoup trop pour son propre bien et assez pour le retirer des cuves et des machines pour le coller à la paperasse et à la supervision. Le temps qu'il se remette lui a-t-elle assuré. Le temps qu'il meurt d'ennui oui.
Oh Ielvin est d'un côté fort flatté de constater qu'il est toujours aussi haut placé dans l'estime de sa contremaîtresse mais de l'autre il déteste, il abhorre, il exècre jouer les patrons. Ça l'emmerde. Ça le fait penser à son père, à son frère. Il n'aime pas jouer les surveillants, donner les ordres, corriger, reprendre, remettre. Être de facto au dessus des autres. Surtout qu'il n'est pas mieux payé pour ça et que certains autres travailleurs lui en veulent personnellement de s'attirer à lui toutes les faveurs de la cheffe. Pire encore, c'est sur lui que Jeannine se repose pour faire les comptes. S'il ne s'use plus le dos et les mains à filer la laine, le voilà donc relégué à compter des sacs, des bobines et des mètres de tissu toute la journée. Et d'ailleurs du peu qu'il ait vu des carnets sur lesquels sont consignées toutes les productions de la semaine, il est pratiquement sûr que Jeannine ment consciemment sur les chiffres pour garder une partie des marges dans ses propres poches. Et si ce ne sont pas ses affaires (même si un peu quand même), le blond est encore une fois abasourdi de constater qu'une fois encore le Créateur le place tout pile au milieu des entourloupes.
Oh bon. Il n'a qu'à faire comme s'il n'avait rien vu.
Avec un peu de chance ça passera.

Passera comme cette jolie blonde qui vient d'entrer dans l'atelier.
Assoupi à son comptoir - pas seulement par paresse mais parce qu'il enchaine les journées infernales avec la croissance phénoménale qu'a connu l'atelier depuis la chute d'Antiva (main d'oeuvre peu chère grâce aux réfugiés et demande accrue suite à la faillite de la concurrence), l'elfe se redresse aussitôt quand il aperçoit la silhouette de la distinguée madame à l'entrebâillement des portes.
Nul besoin de longtemps s'attarder sur sa toilette plus qu'élégante, ses souliers aussi immaculés que son teint de marbre ou encore la finesse de ses mains qui n'ont certainement jamais connu la pénibilité du travail manuel, Ielvin reconnait immédiatement le galbe d'une bourgeoise. Et pas n'importe quelle bourgeoise : LA bourgeoise à qui Jeannine doit la rente de son atelier. C'est bien sa veine de voir la O'Hara débarquer pile au moment de la journée où la patronne s'est éclipsée et l'a laissé en charge de recevoir les visiteurs à sa place. Il pourrait presque croire qu'elle l'a fait exprès.

- Ah Messerah O'Hara vous ici ! S'exclame alors l'elfe en faisant promptement disparaitre dans sa poche la note sur laquelle il était en train de s'endormir avant de s'empresser de jacasser à toute vitesse : Quel plaisir de vous voir ! Êtes-vous venue prendre des nouvelles de vos humbles travailleurs ? Quelle gentillesse de votre part ! C'est donc vrai que vous êtes aussi généreuse que vous êtes charmante !

Son visage est parcouru d'un sourire exagérément grand pour dissimuler le mélange d'agacement et de panique qui le gagne. Non pas qu'il ne soit pas réellement content de croiser un aussi joli minois que celui de l'O'Hara mais un peu tout de même.

- Vous illuminez l'atelier tout entier par votre gracieuse présence ! Parole de tisserand, rien qu'en posant les yeux sur votre délicate figure, je me sens tout d'un coup revigoré pour la semaine entière. Vous êtes plus charmante qu'un rayon de soleil en plein mois d'hiver ! Continue-t-elle en faisant le tour de son comptoir pour virevolter autour d'elle, se disant qu'il pourra sans doute la faire battre en retraite s'il est assez irritant. Une technique fort bien délicate puisqu'il s'agit de l'inciter à partir sans assez lui taper assez sur les nerfs pour qu'elle soit prise d'une envie qu'on lui fasse tailler les oreilles. Heureusement que Ielvin fait toujours dans la finesse : Pour une beauté comme la votre, on irait en effet volontiers affronter l'Enclin lui-même comme votre estimé époux !

À plusieurs mètres de distance, deux travailleurs s'échangent un regard consterné et secouent lentement la tête. Ielvin, lui, bat des cils et reprend, plus doucement :

- Navré, si vous souhaitez voir Jeannine je crains qu'elle ne soit partie renégocier un contrat à Cairnayr avec un de nos fournisseurs. Alors si elle pouvait faire demi-tour ça l'arrangerait fortement.

Si la ravissante O'Hara n'en montre rien, Ielvin est un goujat assez expérimenté pour deviner qu'elle n'est ceci dit gênée - ou à minima ennuyée, par le charabia qu'il lui débite à toute vitesse. Il devrait avoir honte de lui mais, tel un prédateur qui sent la peur chez sa proie, se sent plutôt grandement encouragé à continuer son petit numéro d'agaçant petit personnage.

- Hé bien Cairnayr ce n'est pas à côté ma gente dame ! Même si Jeannine a de grosses cuisses - pas comme les votre (pardon Yara, pardon maman, pardon Isene, pardon à toutes les femmes de sa vie) j'imagine qu'elle ne sera pas rentrée avant tard ce soir. Mais ne vous inquiétez pas je serais là pour m'assurer qu'elle soit rentrée saine et sauve. Et pour lui demander une fois encore une augmentation. Et s'il peut dormir chez elle aussi.

Ceci dit, l'elfe doit déglutir bruyamment quand il est fait mention des comptes. Il plaît un peu mais reprend rapidement son assurance. Il ne faudrait pas que cette bourgeoise croit qu'elle puisse l'intimider !

- Oh hum c'est embêtant. Je crois que Jeannine garde ses carnets sur elle partout ou elle va ! Je lui dis toujours que ce n'est pas sûr, que se passerait-il si un jour en son absence on demande à vérifier ses chiffres ? Je serais obligé d'éconduire une aussi jolie personne que vous, ça m'embête beaucoup croyez-moi. Ahlalala comme c'est dommage, je lui dirais à nouveau en rentrant ! Je lui dirais que Messerah O'Hara est passée et qu'elle était bien indisposée de ne pas pouvoir la voir. Et qu'elle repassera sans doute un autre jour. Insiste-t-il bien. De quoi laisser le temps à sa patronne de mieux dissimuler ses magouilles.

Mais comme on est jamais trop sûr, Ielvin se permet d'en rajouter une couche en haussant les épaules :

- Vraiment je n'ai aucune idée d'où sont les comptes ahaha ! Dans le dernier tiroir du bureau installé à la remise, mais ça bien entendu, il ne va pas lui dire.

Déjà Ielvin fait quelques pas en direction des portes, comme pour encourager la noble à quitter les lieux. Si elle n'était pas noble d'ailleurs, il la prendrait volontiers par le bras pour l'entrainer dehors.

Vraiment, il mérite une augmentation.
Et une place attitrée dans le lit de Jeannine.

Les tirades de Ielvin ont beau être affutées, elles ne suffisent pas à faire plier la belle. Peut-être devrait-il viser plus haut que les cuisses ? Mais il faudrait vraiment être un mufle (ou en tout cas un plus gros mufle que lui) pour s'attaquer à un si beau visage. Probablement doit-il l'avoir à l'usure. Les dames - surtout les belles dames aux souliers vernis, sont fragiles par essence. Il lui suffit d'en rajouter couche sur couche jusqu'à ce qu'elle finisse par céder et faire tomber ce sourire savamment poli.

- Les fiches de paye ? Croasse-t-il surpris, avant de rétorquer, amusé : Oh.. je ne pense pas que vous en trouviez ici. Vous savez la grande majorité des travailleurs ne savent même pas épeler leurs noms mon aimable Messerah. À quoi leur serviraient des fiches de paye ? Nous passons un accord verbal avec témoins. Mais j'imagine que le coût total de la main d'oeuvre employée est consignée dans les carnets de Jeannine. Pour une fois que ce qu'il dit est vrai. Ceci dit je pense que les lettres de change et les notes de crédit sont en effet quelque part dans le bureau de Jeannine oui.

Et pour ça, Ielvin ne se fait pas trop de bile. Comme une grande partie des commerçants de Clattercraft, Jeannine n'achète et ne vend que rarement en espèces et préfère s'en remettre aux promesses - souvent avec des taux d'intérêt variables. Il faut dire qu'avec la montée grandissante de l'influence du Carta, personne d'honnête n'a d'intérêt à stocker de grandes quantités de liquide par risque de se faire dépouiller. Et d'ailleurs la patronne accepte également les monnaies étrangères dont les cours ne font que fluctuer (surtout celui du florin antivan) ce qui rend encore plus abjecte le calcul final de ses revenus et de ses dettes et explique pourquoi ses comptes sont un tel capharnaüm.

La O'Hara fait le tour du comptoir, Ielvin aussi. Il lui barre la route d'un pas leste accompagné du même sourire aussi faux que le sien, la bloquant sans une once d'animosité.

- Ah Messerah j'ai bien peur de devoir m'y opposer. C'est un atelier ici, pas une salle de banquet. Je serais bien indisposé si vous veniez à être blessée par une de nos machines ou de nos travailleurs.

On a après tout si vite fait de rentrer dans un sac de laine ou de tomber dans une bassine de lavage. C'est bête mais ça arrive. Même si Jeannine (et maintenant Ielvin) essaye de garder un semblant d'ordre, c'est au moins une petite vingtaine d'hommes et de femmes de toutes tailles qui s'affairent à toute vitesse d'un bout à l'autre de l'entrepôt, transportant kilos de tissus, de laine, d'eau sale, de graisse et de produits chimiques. Ce n'est certainement pas un endroit pour une civile, encore moins pour une bourgeoise qui risquerait de ruiner tant sa toilette que le travail d'un de ses comparses.

- En l'absence de votre mari, peut-être devriez-vous demander à l'un de vos tuteurs masculins de faire l'inspection ? Une aussi ravissante femme que vous ne devrez pas se salir les mains avec des histoires d'argent. Vous n'avez pas un frère, un oncle ou un cousin qui puisse s'en charger ?

Et hop une nouvelle petite tranche de misogynie bien mielleuse pour dégoûter la mignonne. C'est cadeau de la maison.

- Hé bien les autres travailleurs évidemment ! Évidemment dans la réalité on se contente d'une simple poignée de mains et d'une tape dans l'épaule en espérant qu'à la fin du mois le nombre de pièces concorde avec ce que le ou la chef.fe a promis. Le monde du travail n'est pas tout rose mais Ielvin s'est toujours consolé en se disant qu'il pourrait toujours quitter son poste sans prévenir si son supérieur venait à trop lui courir sur le haricot.

Et d'ailleurs en parlant de lui courir sur le haricot... Il commence lui-même à se fatiguer devant cette insistante bourgeoise. N'a-t-elle pas d'autres choses à faire ? Un rendez-vous chez la toiletteuse ? Des leçons de savoir-vivre à prendre ? Un amant secret à rejoindre ?

Le bras de la belle est surprenamment léger sur son épaule. S'ils n'étaient pas tout deux engagés dans une drôle de danse, chacun essayant de faire reculer l'autre, il pourrait presque apprécier ce toucher.

- Jeannine me tuerait si je laissais quelqu'un d'extérieur se balader au milieu de son atelier. Commence-t-il à répliquer, presque déstabilisé de voir qu'aucune de ses tactiques ne semblent fonctionner. Puis, il reprend un peu du poil de la bête : Non pas que vous soyez extérieure-extérieure Messerah mais vous voyez comment c'est agité ici, vous risqueriez vraiment de vous faire mal. Ou de gêner. Son petit coin à elle devrait être dehors, dans la rue ou encore mieux très loin dans son beau salon plus grand que toutes les maisons combinées dans lesquelles il a pu vivre.

Et puisqu'elle insiste, lui en fait de même - à la différence qu'il le ne fait pas avec la même finesse :

- Dans ce cas-là revenir avec une dérogation écrite de votre mari ne devrait pas être un problème pour vous ? Après tout ce sont aux O'Hara que Jeannine rend ses comptes. Et non à leurs partenaires. Et non ce n'est pas la même chose. Et la menace toute voilée qu'elle énonce lui passe complètement par-dessus la tête : Ce serait alors une très mauvaise salle de banquet. Qui voudrait venir faire la fête au milieu du Clattercraft ? Vous y perdriez beaucoup d'argent si vous voulez mon avis. Entre les odeurs répugnantes des divers ateliers et la présence du Carta, Ielvin imagine en effet très mal le gratin de la noblesse se rendre à cet entrepôt pour une petite soirée entre nantis.

Mais, désormais conscient qu'il ne se débarrassera pas de ce joli minois sans en payer de terribles conséquences, l'elfe décide de céder un peu de terrain. Il se recule d'un pas pour se dérober à cette poigne délicate dans son gant dont le tissu seul doit coûter des mois de son propre salaire, craque et lui tend la main :

- Bien si vous me promettez de rester près de moi et de faire attention, je peux ceci dit vous montrer le bureau de Jeannine. Il est à la réserve.

Impossible qu'elle trouve l'anguille sous roche dans le foutoir de Jeannine à moins d'y passer des heures à y mettre de l'ordre. Ce qui en soit serait lui rendre service. Oui Ielvin peut bien faire ça. Surtout si ça lui évite de se mettre une famille noble de plus à dos.

Combien sont-ils payés ? Qu'est-ce que ça peut lui faire ? Est-ce qu'elle compte négocier son augmentation pour lui ? Et en vrai Ielvin ignore le salaire de tous ses collègues. Il présume que chacun touche la même somme mais on ne sait jamais avec les patrons, Jeannine fait bien ce qu'elle veut et s'il lui venait à l'idée de lui donner un peu plus que tous les autres ce n'est pas lui qui ira l'ébruiter.
Ainsi il préfère délibérément ignorer la question - pour l'instant. Peut-être y reviendront-ils plus tard. Ou peut-être que pas puisque son but reste de mettre la bourgeoise à la porte.

- O'Hara de nom seulement et non de sang. Grommelle-t-il à voix basse. Chez les nobles comme chez les elfes au Bascloître c'est la même chose : ce n'est pas parce qu'une femme prend le nom de son mari qu'elle hérite de facto de tous les droits de celui-ci. Certains ménages préfèrent après tout garder leurs affaires séparées.

Malgré tout le drapeau blanc finit par être timidement levé. La main se tend... reste figée en l'air. Ielvin reste un moment là, bête, puis réalise au bout de quelques longues et embarrassantes secondes qu'évidemment qu'une gente dame de son calibre ne se risquerait pas à toucher à un grossier travailleur comme lui. Mollement son bras retombe, il fait comme si de rien n'était. Mais reste profondément vexé.

- Si vous pouviez ne pas décéder dans mon atelier je vous en serais grandement reconnaissant oui... Même si finalement il espère un peu que quelqu'un soit assez maladroit pour lui renverser un bon seau d'eau usée sur ses beaux talons.

Le voici donc qu'il commence à lui tourner le dos, s'apprêtant à l'emmener dans la remise quand elle lui pose encore une question.

- Hm ? Un léger frisson lui parcourt la nuque. Toutefois le blond n'en démontre rien, se souvenant bien vite qu'il a fait disparaitre la seule preuve de son mensonge dans ses poches. Enfin croit-il. Oh ce sont les livraisons prévues pour la semaine ainsi que les commandes récupérées... Une liste qu'il est tenu de mettre à jour au fil des visites de l'atelier. Et dont il se servait pour tenter de refaire les comptes sur sa propre note avant d'être interrompu par la jolie - quoiqu'enquiquinante inspectrice. Vous pouvez le consulter si vous voulez. Ce ne sont que des papiers de plus parmi les dizaines qui constituent les relevés de Jeannine. Quelques petites pièces qui à elles seules ne suffisent même pas à avoir un aperçu du puzzle entier.

Et sur ces paroles, il hausse les épaules et entreprend de se faufiler jusqu'au fond de l'atelier jusqu'aux portes de la réserve non sans s'arrêter devant un rouet et une adolescente qui vient de manifestement s'emmêler les pinceaux dans sa pelote.

- Rana tu fais encore n'importe quoi ! Je t'ai déjà montrée plusieurs fois comment placer la bobine. Regarde le nid d'araignée que tu viens de faire. Râle-t-il en entreprenant de démêler les nombreux noeuds qui entravent la machine sous les excuses de l'elfe, rouge jusqu'aux oreilles.

Mais il n'oublie pas pour autant la bourgeoise à qui il s'adresse :

- Attendez Messerah s'il vous plait avant d'aller dans la réserve, c'est un vrai bor- bazar là-dedans.

Ma foi peut-être que si elle mourrait écrasée par un sac de laine ou qu'elle se coupait les dix doigts avec la paperasse qui repose dedans, Jeannine serait contente. M'enfin ce serait dommage tout de même, un si joli minois...