Froid, elle avait froid en dedans plus qu’en dehors, alors même que l’air frais venait chatouiller ses pommettes, son corps tremblait par à-coups en rythme avec ses pas. Elle avait presque eu envie de renoncer à cette journée, lasse de tout. Drôle était cette sensation que plus rien n’importait pour vous, que vous êtes vide de sens. Elle ne savait même plus si elle souffrait ou pas, ou plutôt elle n’y faisait plus attention, comme résignée.
Elle voulait juste que cette journée se termine, retourner dormir dans son lit, ne rien faire, arrêter ces sourires faux pour faire semblant que tout allait bien alors que tout allait mal. Rassurer les autres devenait de plus en plus difficile, alors qu’elle-même débordait de désespoir. Ses pensées s’étaient faites plus sombres, plus mauvaises ces derniers temps, et la culpabilité la rongeait. Elle aurait aimé en discuter avec frère Niklaus, parce qu’elle n’arrivait pas à se résoudre à lui en parler, elle avait trop peur de sa réaction.

« Et tu as raison, il te trouverait ignoble. »

Elle ne sursauta même plus, cette voix lancinante ne la quittait pas depuis le réveil, toujours à l'affût de la moindre opportunité.

« Pourquoi tu ne nous rejoindrais pas ? Tu as tout du démon en cet instant. »

La porte de Lann devant ses yeux fatigués, elle ne pouvait plus faire machine arrière, au mieux elle donnerait le change mais ne serait guère attentive au cours, au pire elle lui expliquera que les démons sont en forme aujourd’hui, que sa famille lui manquait, une excuse toujours vraie qui ferait passer le mensonge.
Elle soupira, depuis quand s’était une corvée de venir le voir ? De devoir mettre autant d’énergie pour ne rien laisser paraître ? De ne pas pouvoir être elle-même en sa présence ? Depuis quand cette facticité existait entre eux ?

Elle était consciente que ça ne durerait pas éternellement cette situation, qu’il fallait qu’elle fasse quelque chose, elle n’en pouvait plus, elle voulait retrouver la légèreté de leurs échanges passés, mais le pouvaient-ils encore ? N’avait-elle pas tout gâché ? N’était-elle pas que déception pour lui ?
Et Mirani ? Comment continuer à vivre, être heureux, alors qu’elle ne le pouvait plus ? Elle n'avait pas mérité ça, ça n’aurait pas dû arriver. Elle était forte, mais elle n’était plus. Ils l’avaient laissée tomber.

Tais-toi, sa voix, leurs voix, étaient insupportables, elle devait lutter pour les maintenir à distance, elles ne cessaient de la tourmenter à ce sujet.

Elle devait en parler à Lann, de ça, de tout, mais elle en était terrifiée, elle avait peur que leur relation ne soit plus la même, mais c’était déjà le cas nan ? Elle l’avait déçu, et…

« Tu es remplacée. »

Ses lèvres se pincèrent malgré la persistance de ce démon dans sa tête depuis ce matin, les mots avaient surpris par leur force, durs et cruellement réalistes, comme le venin d’un serpent, elle le sentait s’insinuer dans son esprit, ne laissant qu’une désagréable sensation d’engourdissement sur son passage, comme si elle en perdait le contrôle.
Elle n’avait même pas eu conscience d’avoir frappé, attendu la réponse ? Et être entrée dans la pièce. De se tenir là, immobile, debout devant l’enchanteur, sa canne cliquetant légèrement affichant son instabilité.


« Bonjour, Lann. »

Pour masquer une quelconque tristesse dans sa voix qui ne s’était pas élevée encore aujourd’hui, elle posa sa sacoche sur la table, pour faire passer la faiblesse dans sa voix par l’effort. Si Lann savait tous les stratagèmes qu’elle employait, il serait sûrement fier d’elle.

« Si seulement ça l’intéressait. »

A son arrivée, son regard n’avait fait que balayer la pièce dans sa direction, ne cherchant pas le contact visuel pour ne pas se révéler.

Elle s’était déjà assise à la table. Malgré son statut d’enchanteur la pièce n’était pas aussi grande que les salles de cours, et l’espace entre eux lui manqua cruellement, moyen qui aurait été parfait pour dissimuler son état. Il lui fera remarquer sûrement son manque d’enthousiasme, mais elle a le droit de mal dormir non ?

Le bourdonnement dans sa tête n’avait pas cessé, et résonnait cette fois-ci comme l’effervescence des abeilles autour d’une rose, sauf qu’elle n’était pas sûre de vouloir être une fleur.

« C’est vrai qu’insignifiante te va bien. »

Pourquoi ils continuent à appeler ça des cours il ne sait pas, hormis pour garder un semblant d’excuse pour les allers incessants d’Ailis dans sa chambre. La moitié du temps ils se contentent de discuter, régulièrement elle fait juste ses devoirs pendant qu’il travaille sans un mot – plus garderie que salle de classe, quoique personne ne l’admette à voix haute.

Aujourd’hui néanmoins c’est bien un cours, un vrai, qui est prévu – il en faut aussi, et c’est distrayant – et il finit juste de sécuriser ce qui traine quand elle frappe à la porte. Premier indice : Ailis ne frappe pas. C’est pourtant bien elle qui apparait, entourée des mêmes soupir et grimaces qui l’accompagnent depuis quelques semaines. Si ça l’a énervé au début, rappel détestable de ses débuts bougons au Cercle, il la regarde maintenant évoluer avec une inquiétude qui frôle le malaise.

La procession est loin derrière, ne laissant qu’une clameur étouffée – ou plutôt loin devant, puisque c’est eux qui font demi-tour, fuient le progrès pour rejoindre la sécurité de leur prison. Son cœur est partagé sur la direction à donner à son regard et la gêne que serait de le dévier du chemin : les templiers, pour quêter du ressentiment, Ailis ? Les premiers ne font que leur devoir, mais ils ne seraient pas les premiers hommes saints à reprocher à leurs protégés de gâcher leur temps libre, quand bien même il n’a jamais été libre. Aucun des deux n’a manifesté d’intérêt particulier pour le cortège, heureusement. Décidant finalement que l’avis de templiers ne devrait pas l’intéresser, c’est vers Ailis qu’il se tourne une fois arrivés au Cercle.

Elle par contre est bien pâle.

« La sortie t’a plu ? »

Bon, et un peu d’agacement. On ne se refait pas, et il est des attitudes qui l’énerveront toujours.

« Bonjour, » dit-il simplement, laissant passer un court silence avant de se raviser. Ils ne peuvent s'embourber dans cette farce plus longtemps. Abandonnant ce qu’il avait dans sa main, il se pose sur un fauteuil, une jambe au-dessus de l’autre, son regard perçant l’apprentie. « Bon, qu'est-ce qu'il y a ? »

« Bon qu’est-ce qu’il y a ? »

Elle se figea. La question tant redoutée fut posée, le ton était agacé, en colère, si bien qu’elle n’arriva pas à se convaincre de tout lui dire. La colère de Lann ne fit qu’accentuer sa peur du rejet si elle lui disait toute la vérité.

Alors sa voix s’éleva lentement timidement,

« J’ai juste mal dormi, et les démons en profitent pour me narguer. »

Elle se dandinait sur sa chaise, mal à l’aise, les mensonges étaient de plus en plus durs à dire, et le bruit dans sa tête plus fort que jamais ne l’aidait pas réfléchir calmement. Ses yeux captèrent le regard inquisiteur de l’enchanteur, il ne semblait pas satisfait par sa réponse, cette fois-ci…

Il venait de rentrer au Cercle, Gérard et Darren était un peu plus loin et semblait discuter tranquillement, d’un sujet qui semblait les animer. De son côté Ailis tentait de reprendre un peu son souffle, discrètement pour ne pas alerter Lann qui semblait remarquer son état pas très glorieux.

Elle n’avait on ne peut plus raison de s’inquiéter, puisqu’il avait effectivement remarqué quelque chose,

« Ne t’inquiète pas Lann, je suis juste fatiguée je n’avais pas prévu que nous marcherions autant. Je suis juste essoufflée. »

Elle aurait bien tenté de changer de sujet, mais elle était presque sûre que ça l’énerverait davantage. Alors elle était là, silencieuse à attendre son châtiment, accompagné de la voie des démons qui semblaient s’amuser de la situation.
Sa gorge nouée semblait ne vouloir prononcer aucun mot, elle n’arrivait décidément pas s’y résoudre, la peur l’emportant sur la raison.
Elle ne voulait pas tout gâcher, pourtant il semblait qu’elle avait déjà réussi à le faire, et sa tristesse n’en fut que plus grande.

« J’ai juste mal dormi, et les démons en profitent pour me narguer.
– Encore ? »

Tu me mens encore ? Il lève les yeux – il aurait dû insister, finalement. C’était l’indice zéro, le premier signe incontestable qu’elle était plus que fatiguée : Ailis, admettre qu’elle avait fait trop d’efforts ? Ça arrive après des journées particulièrement longues, qui épuiseraient n’importe qui, mais même ces aveux évidents sont rares. Une promenade dans Starkhaven n’aurait jamais suffi à une telle admission de faiblesse, en temps normal.

« À la procession aussi tu avais juste mal dormi ? » Son ton sec ne lui laisse pas le temps pour d’autres mensonges. « Arrête de me prendre pour un idiot et dis-moi ce qui ne va pas. »

La colère qui émanait de lui finit de briser les dernières barricades qu’elle avait érigées, des larmes roulèrent le long de ses joues. Sa réaction eut au moins le mérite de capter toute son attention, et ainsi faire reculer les démons dans son esprit lui permettant de retrouver un peu de sérénité, si ce mot pouvait coller la situation.


« A la procession aussi tu avais mal dormi ?
-   Je…
-   Arrête de me prendre pour un idiot et dis-moi ce qui ne va pas. »

Une boule d’angoisse explosa dans sa cage thoracique, la voix de l’enchanteur de transpirait aucun refus. Elle recula dans sa chaise collant son dos autant qu’elle pouvait au dossier, dos au mur, elle ne pouvait plus reculer. Son regard se risqua à croiser celui de Lann, mais elle ne réussit pas à le soutenir et détourna rapidement la tête.

C’était fini, elle ne pouvait plus faire semblant, tout allait se jouer maintenant. Elle avait peur de ce qui adviendrait de leur relation après cette conversation. Elle n’avait plus le choix, il fallait se lancer.

Attrapant frénétiquement ses bras l’un dans l’autre, essayant de réprimer au mieux les tremblements de son corps, elle ne savait pas quoi dire, elle ne savait pas comment le dire.
Son cerveau était en ébullition, épuisant les maigres réserves d’énergie qui lui restait pour chercher ses mots.

« Je ne te prends pas pour un idiot ! » Ok ce n’était pas très brillant pour un cerveau en ébullition.

« C’est juste que… je ne sais pas quoi dire ! » sa voix se brisa, « je ne peux pas te le dire. » Pour ne finir que dans un murmure.

« Et pourquoi, je te prie ? »

Le sarcasme cette fois n’avait rien d’une blague légère qu’ils avaient l’habitude de se faire. Il était sec, cassant, laissant transparaître une colère latente, qui menaçait de sortir.

Elle se recroquevilla sur elle-même, laissant les larmes couler le long de son visage jusqu’à s’écraser dans les plis de sa robe. Elle frissonna plus de peur que de froid, elle n’arrivait pas réfléchir, elle ne savait tout simplement pas comment dire ce qu’elle avait sur le cœur.

« Mirani… » sonna-t-elle comme un aveu. « Je n’arrive pas à croire ce qu’il lui est arrivé. » Elle releva les yeux vers Lann « elle était forte ça n’aurait pas dû se passer comme ça » elle détourna aussitôt les yeux n’arrivant toujours pas à soutenir son regard « ils n’auraient jamais dû le faire passer sa Confrontation aussi tôt. »

Son corps fut pris d’un tremblement plus important, c’était la première fois qu’elle parlait à voix haute de ce qui était arrivé à Mirani.

« Elle est morte. » Une vague de picotements irradia à sa colonne vertébrale jusqu’à sa tête, « ça n’aurait jamais dû arriver » répéta-t-elle la voix blanche.

Elle sentait les démons se presser autour d’elle, cherchant à l’atteindre de leur voix, mais elle tenait bon usant de ses dernières forces pour ne pas laisser leurs venins l’atteindre. Et la colère qui commençait à émaner d’elle au sujet de Mirani, lui donna le courage de continuer. Elle voulait comprendre, comprendre pourquoi le Cercle qui était censé les protéger, prenait des décisions insensées aux conséquences irréparables. Mirani était morte ! Plus rien ne changera ça, elle avait l’impression de se sentir trahie. Elle avait toujours réussi à relativiser sa condition, trouvant une utilité à la magie, une utilité à son existence ici. Cependant, ça ne servirait à rien, si le Cercle les sacrifiait en voulant accélérer des choses qui ne pouvaient l’être.

« Je n’arrive pas à croire que le Cercle ait pris une pareille décision, j’ai l’impression que tout le monde perd la tête ! Est-ce l’enclin qui pousse les gens à prendre de pareilles décisions ? »

Alors oui l’enclin avait beaucoup secoué tout le monde, il fallait préparer les défenses mais, elle avait l’impression que les apprentis payeraient le prix de leur vie, pour des Confrontations passées beaucoup trop tôt.

Et elle dans tout ça ? Pauvre petite paysanne handicapée, nul doute qu’il n’aurait pas beaucoup de scrupule à lui faire passer sa Confrontation trop tôt. Si elle échouait, ce ne serait pas une grande perte pour eux puisqu’elle ne pourra jamais aller sur le front pour se battre, quoiqu’il serait bien capable de l’y mettre espérant juste qu’avant de mourir elle réussisse à faire quelques dégâts.

Ailis était complètement perdue, elle ne savait pas si elle pouvait continuer à leur faire confiance, chaque soir quand elle se couchait dans son lit elle avait la peur au ventre, que ce soit la dernière fois, et qu’au petit matin on l’emmène à sa Confrontation.
Et Lann dans tout ça ? Elle n’avait pas osé lui parler parce qu’elle savait qu’il y avait assisté, qu’il avait eu un rôle important. Les jours qui suivirent, elle avait bien vu que quelque chose s’était éteint dans ses yeux, qu’il semblait ailleurs. Elle ne savait même pas si c’était la première fois qu’il avait vu la mort.

Ailis avait tellement peur qu’il pense qu’elle le jugeait responsable et qu’elle le haïsse pour ça, qu’elle s’était tu.

« Alors oui je ne vais pas bien ! Je suis terrifiée même. Et les démons s’en donnent à cœur joie pour me faire peur, et vu ce qui s’est passé pour Mirani, je ne peux pas vraiment leur donner tort. »

La colère, elle s'était laissée submerger par la colère et la peur au détriment de la raison, pourtant ça faisait des semaines qu'elle se repassait la scène dans la tête au cas où elle aurait eu le courage de le lui dire, et voilà qu'elle le ressortait de la pire des manières. Elle regretta aussitôt mais c'était trop tard, comme le ricanement des démons le laissait entendre.

« Et pourquoi, je te prie ? »

Il était encore calme, alors, même s’il sentait, et cela s’entendait dans sa voix, le poids de chaque mot dans son sang. Où était passée la fille qui lui disait tout, pouvait tout lui dire ? Des choses étaient mortes avec Mirani – des espoirs, des certitudes, une sécurité jusqu’alors inébranlable et tant d’autres. Il savait, comme Nucci savait sûrement, que le cadenas qui gardait tout en place ne pouvait résister à cette soirée, mais il pensait avoir limité le problème. Il était gérable quand il n’était qu’un mot.

Ailis, l’apprentie paysanne, n’aurait pas dû en faire partie, alors pourquoi se montrait-elle si distante ? De toutes les certitudes qui formaient le cocon qui le protégeaient de Mirani, pourquoi celle-ci l’abandonnait-elle ?

Les larmes formaient une barrière de plus, qu’il ne franchit pas. La jeune femme devant lui n’était pas celle qu’il avait élevée, ni l’enfant qu’il avait aperçu à travers ses souvenirs, et il ne savait que faire de cette étrangère. Elle était si loin.

« Mirani… Ils n’auraient jamais dû lui faire passer sa Confrontation aussi tôt.
– Ce n’était pas tôt, » répliqua-t-il instinctivement.

Qu’est-ce qu’elle en sait ? Sourd aux provocations, Lachlann n’avait plus qu’une colère grandissante d’elle-même à chaque mot d’Ailis. Elle oubliait qu’il avait participé à et validé la décision. Il était là quand Mirani était morte. C’était lui qui l’avait observée face au démon et il avait vu son cadavre entouré du sang que la robe ne suffisait pas à absorber. Il avait assisté à tout et été complice de chaque étape qu’elle insultait sans rien en savoir. Comment aurait-elle pu ? Elle n'avait rien demandé ! Rien dit ! Rage même était absent, laissant Lachlann avec ses sentiments humains et incorruptibles. Tout était à lui, encouragé uniquement par les accusations stupides de l’apprentie qui avait préféré son jugement à lui. Ni bénéfice du doute, mais qu’avait-il fait pour le mériter à part la recueillir, ni confession ni honnêteté. Elle avait préféré se renfermer et prétendre, mal, que tout allait bien – pourquoi ? Avait-il à ce point perdu le Cercle ? Mirani était morte et beaucoup de choses avec elle, mais Lachlann était censé avoir survécu. L’avenir était censé avoir survécu.

« Alors oui je ne vais pas bien ! Je suis terrifiée même. Et les démons s’en donnent à cœur joie pour me faire peur, et vu ce qui s’est passé pour Mirani, je ne peux pas vraiment leur donner tort. »

Il se leva, des éclairs dans les yeux. Le coup partit tout seul, la main percutant la joue dans un clac retentissant.

« VOUS donner tort, cracha-t-il sans se soucier de l’incohérence des accords. C’est NOUS qui avons décidé de laisser Mirani y aller, pas EUX. »

Il la foudroya du regard, constatant la fille entière ; en pleurs, furieuse et pathétique. La main qui s’était levée tremblait contre sa cuisse, mouvement imperceptible tant son corps entier bouillonnait. Il ne pouvait rien, une fois de plus. Quelque chose au fond de lui remua à la vue de la joue rouge et il serra le poing pour se contenir, cherchant à tirer à la surface la résignation et la froideur qu’il sentait du bout des doigts.

Le choc lui fit basculer la tête brutalement sur le côté. Son corps tout entier se figea de stupeur, comme s’il avait rêvé, mais les picotements furieux sur sa joue l’informèrent que c’était bien ce qui venait de se passer. Son cœur cognait douloureusement dans sa poitrine, chaque battement nouveau était plus difficile que le précédent, égrenant les secondes. Des larmes devalèrent de nouveau ses joues, mais celle-ci avait un goût plus amer.

Son pire cauchemar- ce qu’elle redoutait depuis des semaines venait de se réaliser, Lann la détestait, réellement, pour de bon… Le sang battait ses tempes résonnait dans sa tête, elle n’arrivait plus à réfléchir, une seule chose tournait dans sa tête Il me hait., c’est fini.

Elle avait l’impression que son monde venait de s’écrouler quand elle croisa son regard assombri par la colère, il se tenait droit devant elle, la surplombant, statue imperturbable qui l’observait l’expression sévère. Et avec l’énergie du désespoir, de celui qui sait que tout est perdu mais continue d’espérer, elle se leva brusquement. Si d’ordinaire elle préférait la lenteur et la discrétion pour se relever sans montrer outre mesure son handicap, aujourd’hui elle y préféra l’efficacité, au diable la discrétion et la grâce. Elle fut debout précipitamment, la douleur qui irradia ses muscles fut esquivée, remplacée par celle dans sa poitrine qui ne cessait de croître.

« Tu vois, c’est pour ça que je ne voulais pas te le dire ! » Elle sanglota de plus belle, « j’avais peur de ta réaction. Tu allais mal ! Je le sentais, je le voyais… et » son bras retomba mollement le long de son corps. « …comment veux-tu que j’aille me plaindre de ça ! Alors que tu l’avais vécu. » Elle explosa, laissant les résidus de sa colère qui s'effritaient au fil de ses paroles comme la craie sur les murs, s’échapper. « Que je te balance toutes mes angoisses en pleine face ! »

Pas d’excuses ! Pas de pardon possible, tu es allée trop loin. Tu as dit des choses horribles jamais il ne te pardonnera. Il t’a aidé, il avait confiance en toi, et toi ? Tu n’es que déception, une erreur qu’il a faite et qu’il vient d’effacer. Ses poumons la brûlaient comme si l’air était devenu flamme, sa respiration sifflante ne lui permettait plus d'émettre de son audible.

Elle bouscula la chaise pour reculer, s’échapper de ce regard accusateur qui faisait remonter à la surface toute sa culpabilité, sa monstruosité. Mouvement stupide, désespéré, sans sa canne elle n’était rien. Elle tituba vers l’arrière mais comme pour la punir- la forcer à l’affronter après les horreurs qu’elle avait dites, attendre que Lann finisse de l’effacer, sa vue se constella de petits points blancs.

Son corps se fit lourd, écrasé par une force invisible, engourdi par les repas trop souvent oubliés. Son dos heurta violemment le mur mais sa plainte fut étouffée par l’air chassé de ses poumons, elle glissa piteusement au sol, ralenti dans sa chute par ses articulations trop raides, qui finirent par céder néanmoins la gratifiant d’un nouveau choc dans le bas du dos. Son être tout entier paralysé, refusa de respirer, ses mains se portèrent à sa poitrine, paniquée.

Même fuir est trop compliqué pour elle, pitoyable, elle était pitoyable.

« Il doit être ravi de s’être débarrassé de toi. Regarde-toi, tu ne sais que pleurer, t’apitoyer sur ton sort, jouer la comédie. »

« La ferme ! »

Sa tête heurta le mur dans un bruit sourd, explosion de douleur dans son crâne mais les voix ne firent que ricaner.

« Arrête de te voiler la face. Nous ne faisons que reprendre ce que tu penses. Comme par exemple, hmmm, en plus d’être une mauvaise apprentie, tu es une mauvaise sœur par vrai ? Nous avons failli avoir Isbeil, et toi qu’as-tu fait ? Rien. Mais c’était voulu non ? Après tout, la voir disparaître te ferait plaisir ? T’arrangerais.»

« Non c’est pas vrai ! »

Elle se mordit la lèvre au sang cherchant du réconfort dans la douleur, de la pénitence.

« Elle était un obstacle, alors tu n’as rien fait. C’est triste…ça aurait presque pu marcher à la procession. Tu te rappelles ? Le moment où elle n’allait pas bien et que tu n’as rien vu ? »

« Je ne savais juste pas comment l’aider, trouver les mots… »

Je n’avais rien vu…pitoyable.

« Ne t’inquiète pas, Lann le fera pour toi. »

Elle se prit la tête dans ses mains, ongles raclant la chair espérant vainement en chasser les démons qui semaient le doute dans son esprit, faisaient germer la culpabilité tant refoulée, dévoilant le monstre.

« Après tout elle est sa belle-sœur, rien que pour ça elle vaut plus que toi. Finit les cours en plus et les après-midi thé, tu seras remplacée, oubliée, mais bon il n’y a rien à oublier quand il n’y a rien d’intéressant. »

« Mais ils ont le droit d’être amis ! Je ne leur reproche rien. »


« Non bien sûr, »

mais la peur d’être abandonnée, rejetée parce qu’on est qu’un jouet cassé, ennuyeux, sans perspective, sans éclat.

Ses pleurs avaient redoublé, finissant d’inonder sa robe. Ses bras serraient ses jambes contre sa poitrine faisant craquer ses genoux sous l'effort, écho de son esprit qui se fissurait sous le poids de ses propres regrets, de sa culpabilité plus tranchantes encore que les démons. La douleur, elle ne l'a sentait même plus. Tout son corps tremblait de fatigue, elle avait l’impression d’être loin, spectatrice de la scène, comme anesthésiée. Elle était une mauvaise personne, incapable de s’occuper d’elle même, l’assistée du Cercle, incapable d’aider qui que soit, à part pour la détester. Peut-être était-ce mieux ainsi.


« J’ai tout gâché. Je suis un monstre. »

La culpabilité se fraye un chemin à travers le deuil à la manière d’un brise-glace, lente et radicale. C’est de nouveau Ailis face à lui, avec les larmes qu’il connait malgré lui, sauf que cette fois il en est la raison. C’est injuste, pour eux deux, mais aucun mot ne vient l’excuser.

« C’est pour ça que je ne voulais pas te parler.
– C’est pour ça que tu aurais dû, justement – »

Elle se lève pour partir, secouée, tremblante sous les peurs confirmées et les coups trop prévus.

…

« Attends. »

La situation lui échappe comme la Confrontation, mais il peut encore la sauver. N’est-ce pas ce qu’il a promis ? Un concept de Vera flotte derrière son épaule, débordant de jugement, et il s’y raccroche comme au griffon qui tire les victimes d’un naufrage. Il a décidé de tout faire pour ne plus se sentir aussi impuissant que les jours suivant Mirani, alors laisser partir Ailis est contraire à tout. Sa gorge brûle un peu en se forçant à sortir des mots, encore serrée par l’émotion, mais il parvient doucement à la mettre de côté – exit colère, déception, regrets. À quoi servent les sentiments si ce n’est à être ignorés et abattus pour le bien de l’honneur commun ?

« Ailis, c’est exactement pour éviter ça que tu aurais dû m’en parler. »

N'ose même pas flancher.

Le temps se suspend un instant terrible où son corps a l’air d’hésiter entre s’envoler et s’effondrer au sol, et il pense un instant que c’est le rayon d’espoir qu’il espère donner à ses mots qui perce la carapace de glace, avant que la gravité ne la terrasse finalement. La démission soudaine et absolue de ses jambes ne l’inquièterait pas si elle n’était pas différente de ses faiblesses habituelles, mais…

Comme Isbeil, mais il n’y était pas.
Comme Mirani, mais il y était.

Il ne connait pas leur nom, mais il sait qui ils sont. Ce sont eux qui rendent la pièce hostile, et sans doute eux qui volent l’air des poumons d’Ailis. Il ne peut les entendre, mais leur présence suffit à l’étouffer lui aussi. Qui n’a-t-elle pu aider ? Quels amis ? Depuis combien de temps lui cache-t-elle des choses, incapable de se laisser aller en sa présence sans l’encouragement de démons ? Il fouille dans ses souvenirs, les rêves de Celeste, les craintes de la saison des tempêtes, les regards de Gérard, la nostalgie d’un autre anniversaire loin de sa famille puis la joie teintée de désespoir quand une ombre du passé était revenue avec un espoir cruel… Il refuse de croire que cela fait longtemps ; jusqu’à la confrontation ratée il était aussi attentif que toujours, avec un instinct aiguisé par l’expérience pour déceler les secrets.

C’est elle, bien sûr. Quand as-tu échoué au point de perdre Ailis, avant la petite elfe ?

Il n’a pas échoué jadis et ce sera différent encore cette fois ; beaucoup de choses sont mortes mais ses capacités sont éternelles, et il peut encore s’en sortir même si elle ne croit plus en lui. Une épreuve, pas un échafaud. Ils n’ont aucune importance et ne peuvent rien face aux décisions de Lachlann, il suffit de s’y accrocher.

« J’ai tout gâché. Je ne suis qu’un monstre. »

Il a entendu chaque cri aux démons, mais c’est celui-ci qui mérite réponse humaine – le temps des larmes est très personnel et il n’aime pas s’en mêler, surtout quand il accompagne des spasmes inquiétants au mieux et gênants au pire. Serait-ce là le vrai intérêt des tapisseries dans lesquelles il n’a jamais pris la peine d’investir ? Il s’approche, réprimant la grimace quand elle se recule. Bien sûr qu’elle a peur. Les coups font autant de mal que les mots.

« Ailis, écoute-moi. Quoi que tu gâches, tu n’es pas un monstre. »

Et lui non plus. Au contraire, s’il est encore là malgré le rejet d’Ailis et l’échec de Mirani… Son rôle, maintenant, est de chasser les monstres et les enfermer sous son propre lit, où est leur place – il l’abandonnera bientôt au profit de celui de Nucci, alors autant le charger d’autant de sentiments négatifs que possible avant de le désaffecter à jamais.

« Je suis désolé que tu n’aies pas pu m’en parler plus tôt. »

Elle ne veut même pas te parler.

« Arrête, elle n’entend juste pas. » Et quelle tristesse cela est, que le monde ne tourne pas autour de lui ! Ils s’en porteraient tous mieux – ramener Ailis dans son orbite suffirait à la libérer de ses démons et il n’aurait qu’à raconter une anecdote pour les chasser. Raconte-lui la fois où tu as fait semblant de tomber dans les escaliers. De qui était-ce la faute, déjà ? Pas celle de la jeune fille aux doigts crispés sur son crâne, ni du Voile qui crisse tristement autour d’elle, plein d’une compassion qui ne l’atteint pas. Ignorant ses tremblements, la sensation qu’elle préfèrerait être seule et sa propre répulsion, il tend les mains et entremêle doucement leurs doigts jusqu’à les ôter de ses cheveux, pas encore trop noués, ni trop arrachés bien que quelques mèches aient apparemment souffert.

« Ailis, s’il te plait. »

« …m’en parler plus tôt. »

Elle sentit des mains venir cueillir les siennes de nouveau agrippées à ses cheveux, le contact la surprit mais elle ne le repoussa pas, son cœur partagé entre douleur et espoir se tourna vers lui. Une ombre plus qu’une silhouette, sa vision encore brouillée par les larmes et la fatigue, elle n’osa pas le regarder dans les yeux et se contenta de fixer ses genoux.

« Ailis s’il te plait. »

Elle avait l’impression dans l'intonation de sa voix que ce n’était pas la première fois qu’il tentait de lui parler, mélange d’inquiétude et d’appréhension. Sentir sa présence en face d’elle raviva les souvenirs de ce qu’elle avait dit, chaque mot, chaque syllabe, revivre le moment qui n’aurait jamais dû être, l’erreur impardonnable. Les démons avaient reculé comme chassé par Lann, seuls ses propres tourments l’accompagnaient désormais, suffisamment fort pour lui nouer l’estomac.

« Tu me hais. » Affirmation plus que question,

« … c’est exactement pour éviter ça que tu aurais dû m’en parler. » Et il avait raison, si elle avait eu le courage de lui faire face plus tôt, tout ça ne serait pas arrivé. Elle n’aurait pas dû garder enfouies toutes ses émotions en elle pendant si longtemps, ainsi elle n’aurait pas explosé à la tête de Lann qui ne le méritait pas. Elle ne savait même pas pourquoi elle avait dit toutes ces choses, bien sûr qu’elles seraient blessantes ! Il avait tant fait pour elle et elle n’avait pas su être là pour lui, elle se cachait sous des excuses, mais elle n’en avait pas. Elle était horrible, elle ne se reconnaissait même plus elle-même dans ses actes, dans ses paroles, et ça lui faisait peur.

Ses doigts se resserrèrent sur les siens par réflexe, elle voulait tellement qu’il sache à quel point elle était désolée, de tout. De lui avoir caché tout ce qui n’allait pas, de ne pas avoir trouvé les mots pour l’aider quand il en avait besoin, d’avoir perdu sa confiance… de l’avoir blessé au point d’être détestée, de l’avoir trahi. Ses mains toujours ancrées dans celles de Lann, elle y puisa la force de relever la tête vers lui, de croiser son regard… profondément inquiet. Sa gorge lui brûla, tout ça c’était à cause d’elle, elle le faisait doublement souffrir.

« Je suis désolée Papa. »

Le sang chante à ses oreilles, écho des larmes de l’apprentie. Mirani a été un coup dur – voir quelqu’un se faire tuer, une jeune fille en plus, fait mal aux cœurs les plus endurcis, et Lachlann n’en est pas – mais pire encore, le sentiment d’impuissance qui a suivi. Tout de son fait, alors que les démons se réunissaient encore autour de la pauvre elfe, ce sentiment avait été étouffant et particulièrement déprimant. Alors que sa protégée se détourne de lui, le blâme pour cette mort et perde tout ? Il ne pouvait pas lui dire ni lui reprocher sur l’instant, mais c’était la pire réaction qu’elle ait pu avoir. Il se bat encore contre cet arrière-gout qui ne le lâche pas quand elle daigne remarquer sa présence.

« Tu me hais. Je suis désolée Papa. »

Le domaine des émotions n’est toujours pas le sien, mais quelques réflexes lui viennent comme à tout homme qui a le malheur de vivre en société. Il caresse le poing serré du pouce avant de dégager doucement une main qu’il vient poser sur son épaule dans un geste calmant, maladroit vu la position mais par chance personne n’est là pour juger. Papa…

« Ailis, souffle-t-il. Je ne te détesterais pas pour ça. » Il aurait presque dit jamais, mais il n’aime pas mentir.

Trois chemins s’ouvrent soudain à lui dans une explosion de lumière qui le laisse coi, démuni et désarmé. Celui de l’affection lui ouvre les bras, décoré de branches sinueuses ornées de fleurs de fierté, protection, réconfort ; mais deux pas plus loin rôde toujours l’ombre des arbres calcinés de la route de la rancœur. Plus avidement encore, son entrée l’appelle, murmurant les trahisons et les vengeances possibles. Qui est-elle pour se dire ma fille ? Une parasite qui profite du savoir sans penser un instant à l’homme qu’elle plonge dans l’incertitude à chaque silence ? Il serait facile de s’y lancer, ne serait-ce qu’un instant, ramasser une feuille morte pour la montrer à la jeune fille – allons donc, tu ne me dis rien mais quand tu pleures je dois être là ? ; un bref coup d’œil avant de s’enfuir dans l’étreinte chaleureuse de la paix ? Son cœur ne balance pas, déjà tout au plaisir, quoique son corps ne suive pas encore, habitué aux bâtons de marche empruntés à la noirceur pour se protéger du soleil.

Regarde-moi.

La Chantrie t’a-t-elle pris jusqu’à ton nom ?

Fier, il ne se veut pas particulièrement ambitieux là tout de suite mais ça vient tout seul. Heureusement. Ailis qui le considère comme un père, c’est touchant, mais c’est aussi le couronnement de ses efforts et la validation de ce qu’il a déjà investi – en somme une réussite. Des veines invisibles déversent l’amertume et l’affection dans cette grande voie sur laquelle il est engagé avant de le savoir. Ailis, le projet qui est devenu famille. Ailis, sa fille. Un jour peut-être, quand ce sera possible à dire sans risque ni contrainte.

Une ombre de sourire passe sur son visage, l’éclat de son cœur atténuant toutes les nuances de ce qu’il ressent. Elle l’a appelé papa, par le Créateur ! Inconsciemment certes, dans un moment de faiblesse d’accord, mais elle l’a fait, première à passer cette barrière. Il ne s’est jamais senti seul, vraiment, mais ça reste flatteur et en un sens rassurant. Une relation de plus à détruire dans un élan malvenu. Un appui de plus dans le Cercle parfois hostile !

Imperméable aux questions qu’elle a déclenché, Ailis – dont il connaissait la magie mieux qu’elle, avec qui il avait passé ses rares anniversaires, une des rares avec qui il s’était vraiment senti en paix et en confiance ces dernières années – respire mieux, peut-être simplement trop exténuée pour persister dans la panique.

Après quelques secondes, il s’écarte définitivement pour remplir un verre d’eau et le lui tendre.

« Tu devrais m’en parler. »

Elle se figea en même temps que Lann à la réalisation de ce qu’elle venait de dire. Papa. Elle réprima difficilement l’envie de lâcher ses mains et de fuir pour de bon- surprise par elle-même, si tenter qu’elle réussisse à se relever et qu’il la laisse faire. Autant dire impossible, encore une fois elle allait devoir faire face à sa gêne cette fois-ci, mais son regard au moins lui pouvait fuir, une nouvelle fois, ses yeux. Elle avait trop baissé sa garde. Merde.

Lann allait-il croire à une tentative pitoyable de l’amadouer, de le prendre par les sentiments ? Elle se raidit quand il amorça un geste, une réaction, mais elle écarquilla les yeux, sa réaction loin du rejet, était empreinte de tendresse, retrouvée, comme les fois où ils se mettaient à discuter, â rêver ensemble, dévoilant leurs faiblesses et leurs chimères, s’amusant à se taquiner sur des sujets plus houleux… comme le cœur d’un homme.

Elle le vit même sourire, sincère, tendre, celui qu’elle avait appris à apprécier et qu’il n’utilisait que lors de certaines occasions particulières : lorsqu’elle le gratifiait de l’un de ses habituels traits d’esprit, ou lorsqu’elle lui confiait quelque chose de personnel, un secret juste entre eux deux. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, l’influence qu’il avait sur elle lui faisait peur parfois, elle cherchait toujours à l’impressionner, avoir son approbation, son amour… comme une enfant en fait, voulant toujours l’attention de son papa. Le mot nouveau résonnait agréablement à ses oreilles.

Lann était important pour elle, il était sa famille, son repère, la personne avec laquelle elle se sentait le plus en sécurité. Elle lui faisait confiance, aveuglément. Alors le sentiment de trahison la frappa de plein fouet, pourquoi avoir agi ainsi si elle lui faisait confiance ?
Par peur, pour le préserver ? Elle avait l’impression que ça sonnait faux, des excuses bidon pour cacher sa lâcheté.

Les remords n’en furent que plus difficiles à encaisser, accepter l’affection que Lann semblait lui porter malgré tout.

« Alors c’est moi qui me hais. » Sa voix s’était faite assurée, impartiale, première fois depuis sa crise et elle osa enfin relever la tête pour le regarder- et entrevoir ce qu’il faisait il se retourna un verre d’eau à la main.

« Tu devrais me parler. » Il lui tendit un verre d’eau, avant de s’installer à côté d’elle.


Son sang se figea, elle n’avait aucunement envie de le faire, pour tout recommencer encore ? L’eau traça sa route, rafraichissant et redonnant vie à son corps, petit coup de pouce agréable, avant ce qu’elle s’apprêtait à faire. Ses épaules s’affaissèrent, vaincue, elle lui devait bien ça après tout ce qu’elle avait fait, elle garda le verre en main se distrayant comme elle pouvait en le triturant, attendant de trouver cette fois-ci les bons mots.

Lann à ses côtés était silencieux comprenant surement qu’il lui fallait du temps, de la réflexion avant de parler. L’émotion de ce qu’il s’était passé quelques secondes plus tôt, peut-être pas encore totalement dissipées.


« Après Mirani… la peur a pris beaucoup, trop d’ampleur. C’est comme si je n’arrivais pas à réfléchir. Les petites histoires destinées à faire peur sont devenues des rumeurs… aveux des peurs les plus profondes de chacun, avec cet air de vérité. Et moi aussi j’ai sombré dedans, j’aurai voulu… »

T’en parler, mais elle ne voulait pas encore balancer des accusations. Peut-être avait-elle sous-estimé Lann, peut-être aurait-il su l’écouter alors même qu’il se remettait de Mirani.


« Je sais pas pourquoi j’ai réagi à ce point, comme ça. »

Le verre toujours dans ses mains, elle le tournait dans tous les sens comme pour y déceler une réponse, reflet de son esprit qu’elle cherchait à comprendre.


« Je pensais avoir surpassé l’annonce de l’enclin et tout ce que ça sous-entendait. »

Elle se sentait coupable de pas trouver mieux à répondre, mais elle se surprit elle-même à ne pas comprendre pourquoi les choses avaient si mal tourné.

« Peut-être avais-je tort. Peut-être… qu’il y a plus. »

Du ressentiment, parce que lui non plus ne trouvait plus utile de tout te dire.  La jalousie même si elle détestait tomber aussi bas, mais pouvait-elle lui dire tout ça ? Ces petites choses qui nous semblaient insignifiantes, mais qui ont germé dans notre esprit, l’enracinant dans la douleur et les mensonges à soi-même, à ceux auxquels on tient et parce qu’on est trop lâche on se dit que c’est pour leur bien. Et l’on finit fatalement par leur cracher notre venin.

Je ne te détesterais pas pour ça. La phrase résonnait encore dans sa tête, elle voulait y croire mais elle avait encore peur. De lui faire mal à nouveau, de le décevoir. Les mots étaient vraiment difficiles à sortir, autant par rapport à lui, que par rapport à elle, comme un aveu de la personne qu’elle était. Imparfaite.

Il n’a jamais trop su différencier frustration et colère, en tout cas une des deux renait à l’écoute d’Ailis – aucune importance au fond laquelle c’est, elles s’expriment pareil et dessinent sur son visage la même expression mécontente.

Faire comme s’il ne s’était rien passé était un choix, contestable mais conscient – ce n’est pas pour rien que Mirani a disparu, pas quitté le Cercle et encore moins rejoint le Créateur. Elle n’est simplement plus. Ça ne l’empêche pas d’être à l’avant de toutes pensées, en haut des priorités des enchanteurs – ils font mine de l’ignorer, mais ils s’assurent en réalité qu’elle reste innocente dans la mort comme elle l’a été à la fin de sa vie ; ils accompagnent son souvenir et ceux en qui il réside jusqu’à la paix. Il l’a toujours cru évident, et la multiplication d’entretiens privés entre mages et apprentis habituelle après une Confrontation, réussie ou non, l’assurent que la plupart qu’il pensait totalité le sait. On ne parle pas de Mirani, sauf si vous en avez besoin.

Visiblement, Ailis n’a pas été informée de l’évidence. Ou a-t-elle vu les autres faire, déverser leurs craintes aux oreilles des enchanteurs, et décidé, simplement, gentiment, de ne pas en rajouter ?

Il prend son propre verre et le vide d’une traite, autant parce que c’est l’occasion de fermer les yeux, pour s’occuper les mains, et pour satisfaire l’homme qui, à l’intérieur de chacun, rêve de noyer les soucis dans l’alcool, que pour gagner du temps. Pendant ce temps la jeune fille finit de parler.

« Je pensais avoir dépassé tout ça. »

Il hoche la tête. Les démons sont généralement un bon avertissement de ce qui nous hante – c’est pour ça qu’il les apprécie au lieu de les rejeter comme le mal ultime – mais il peut comprendre la force du déni. À cet âge surtout, il parait, on se laisse facilement distancer et perd vite ce qu’on ressent vraiment.

« Peut-être avais-je tort. Peut-être… qu’il y a plus. »

Il la dévisage un instant en retenant toutes ses remarques sarcastiques. L’on pourrait dire toutes ses pensées. Non, Lachlann, « Félicitations pour l’illumination » n’est pas gentil. Non « Tu devrais être psychologue » non plus. Ni « C’était quoi le déclic, Nilou t’a annoncé que ça va pas ? » Lachlann, s’il te plait.

« Ah. C’est bien de t’en rendre compte. Tu veux m’en dire plus, tant qu’on y est ? »

Il tend une main vers son front et l’ongle percute la peau entre les mèches. Pouic.

« Ça te ferait du bien. »

C’est une habitude qui se perd souvent en conversation, mais il préfère toujours avoir tous les faits avant de répondre – même si vu l’hésitation d’Ailis, il risque de devoir attendre… Il soupire. L’occasion – l’obligation – de se justifier – pas d’accuser, Lann, s’il te plait – vient plus tôt que prévu et voulu, mais… C’est une occasion quand même, idéale ou pas, or une part de lui a besoin de dire ce qu’il dira, à voix haute. De se l’entendre dire.

« Nous n’avons pas envoyé Mirani à la mort. La Confrontation ne se décide pas du jour au lendemain, et il faut la recommandation de plusieurs enseignants qui la connaissent. Crois-moi, Mirani était prête. »

Il reprend sa respiration, découvrant qu’il en a besoin. C’est vrai. Ils n’ont pas sauvé Mirani, mais ils ont tout fait pour, de la signature de la convocation à… l’acceptation du verdict templier.

« Elle a échoué parce qu’elle n’avait pas de chance, mais il n’y a rien que le Cercle ait pu faire autrement, avec ou sans Enclin. Je veux que ce soit clair, Ailis : nous ne l’avons pas sacrifiée et l’Enclin ne menace pas les mages plus que son spectre ne l’a fait par le passé. »

La vie ne donne pas les situations idéales, mais les mages n’ont pas le loisir de s’en plaindre : c’est injuste, mais Mirani n’a pas eu plus qu’elle méritait, simplement plus que l’humanité aimerait.

« Si tu refuses de me parler à cause de toute cette histoire, tu as tort. »

Pas exactement sa meilleure performance, mais le message y est. Dis-moi ce qu’il se passe, bon dieu.

« Il est normal d’avoir peur, mais c’est pour ça qu’on vous laisse savoir où sont nos bureaux. Tant que vous êtes ici, nous sommes responsables de vous. » Sa voix se radoucit. « Que ce soit ça ou autre chose, je suis là. »

Alors que Lann semblait exaspéré par ses paroles et qu’elle l’entendait presque penser ses sarcasmes, au lieu de ça elle reçut une pichenette sur le front, retrouvant l’espace d’une seconde leur complicité tant regrettée ces derniers jours.

Elle voulut y réagir mais n'eut pas le temps puisqu'il reprit la parole, l’atmosphère replongea du tout au tout dans le sérieux. Une gifle, mentale cette fois, c’est l’impression qu’Ailis eut quand Lann s’exprima.

Instinctivement, elle baissa les yeux, honteuse encore une fois… comment avait-elle pu se fourvoyer à ce point ? Elle se pensait moins stupide. La colère cachée dans sa voix ne lui échappa pas, mais elle l'accepta, elle devait prendre la responsabilité de ses actes après tout.

Lann semblait fatigué ? Las ? Elle ne savait pas trop mais il eut besoin d'une pause, ce qui permit autant à elle qu'à lui de réfléchir, lui à ses prochains mots et elle a ce qu'il venait de dire.

Mirani était prête, mais Mirani a échoué, elle la connaissait suffisamment pour avoir déjà eu des conversations sans queue ni tête à propos d'animaux imaginaires, elle la savait forte.
Alors peut-être qu'Ailis avait juste lâchement rejeté sur autrui ses propres peurs.

« Je suis désolée Lann, je ne voulais pas te blesser. »

Était-elle forte ? Une question qu'elle n'avait pas fini de se poser, mais au moins cette fois les démons n'étaient pas là pour l'accabler davantage.

« Si tu refuses de me parler…» Non c'est bon, elle était décidée à le faire maintenant, prête certainement pas, elle sentait la honte venir, la peur toujours un peu et surtout elle ne voulait pas le décevoir. Elle le ferait de toute façon si elle se taisait encore alors autant essayer ?

Au moins il ne te détestera pas.


« Que ce soit ça ou autre chose. »

Oh il y avait bien eu autre chose, mais Ailis en avait honte. Alors lui dire n'allait pas être facile, dévoiler une part se soit imparfaite, moche, était une chose difficile, surtout quand on tenait à l'estime que la personne en face avait de vous.


« Il y a bien d'autres choses… mais par où commencer ? » rigola-t-elle gêné.

« La jalousie. »

Sa phrase en suspens elle cherchait ses mots n'ayant pas prévu de le lui dire aujourd'hui. Ses joues chauffaient, son front aussi et… tout son visage en fait, ça aurait pu être sympa si c'était seulement pour se protéger du froid.

« Quand tu as commencé à donner des cours à Isbeil, »

Elle crispa ses doigts sur le bois poli de son verre.

« Tu vas trouver ça stupide mais j'avais un- j'avais peur que tu préfères maintenant passer ton temps avec elle. Que tu ne veuilles plus me faire cours ou discuter, parce qu'elle serait plus intéressante.»

Elle se stoppa pendant un instant craignant que Lann réagisse mal.

« Oh rassure-toi je n'ai jamais eu l'intention de lui faire du mal, ou de te le faire payer, jamais juste pas ce sentiment que j'avais et pourtant je l'avais. »

Ok c’était pas mieux désastreux même, et elle en soupira d’exaspération. Elle se pinça l’arête du nez cherchant ses mots, sentant presque Lann sourire derrière elle.

Mais il n'y avait pas que ça… quelque chose qu'elle gardait au fond d'elle, faisant directement écho à son aveu précédent…

« C'est ta belle-sœur après tout. »


Puis elle se regarda, l’épave clopinante qui errait dans ce Cercle depuis 6 ans. Il y a des jours où il est plus dur de faire face à sa différence, de combattre l'envie que son propre corps avait d'abandonner et aujourd’hui en était un. Si d'habitude elle chassait ses angoisses d'un sarcasme ou d'une pique ironique, aujourd’hui elle n'y arrivait pas. C'était comme ça, ça passerait, elle le savait, cycle qui allait éternellement se rejouer jusqu'à sa mort. Disons qu'elle n'était pas dans une des phases les plus agréables.


La solitude était une de ses peurs, elle qui avait toujours été entourée de sa famille avant de venir au Cercle. Elle ne voulait pas finir seule et depuis sa maladie la peur de devenir inutile se fit également sentir. Au final elle avait peur que Lann et Isbeil n’aient plus d’intérêt à rester avec elle.


Et pourtant, ironiquement, c'était en grande partie de sa faute si Lann et elle s'étaient autant éloignés. Si elle n'avait pas accordé autant d'importance à ses angoisses, elle aurait su que rien n'avait changé. Au final elle n'était pas aussi mature ou adulte qu'elle le pensait. Même constat pour Isbeil…


« Si j'avais pas autant focalisé sur mes propres problèmes, j'aurais vu qu'elle n'allait pas bien. »

Si elle avait pensé à autre chose qu'à elle-même, elle l'aura vu.

« Rhaaa ça m'énerve ! » comme pour accompagner ses protestations, elle entendit ses os crisser dans son dos, signe que la posture voûtée et à moitié tordue par terre n’était pas très naturelle et que son corps semblait s’en lasser. Et bien il patientera.

Elle n'entrera pas dans les détails, Isbeil lui avait confié avoir fugué du Cercle pendant la procession parce qu'elle n'allait pas bien. Bon après quelques questions elle avait surtout compris qu'Alzyre l'avait entraîné dans cette affaire et l'avait lâché dehors. Il ne perdait rien pour attendre lui…

D'abord elle manquait de peu la possession et maintenant elle sortait sur un coup de tête ? Isbeil n'allait pas bien et elle n'avait rien fait.

Elle s'abstiendrait néanmoins de parler de l'épisode de la procession, secret d'Isbeil à elle.

Le constat était là, il fallait qu'elle se ressaisisse et qu'elle agisse pour Isbeil. Et qu'elle affronte Lann, elle n'avait pas osé jeter un œil sur lui depuis qu'elle avait balancé ses aveux et il était bien calme. Trop calme ?

« Il y a bien d’autres choses… Mais par où commencer ? » rigole-t-elle, gênée, et le son le détend, quoique pas en bien. Alors, une avalanche de traumas ou un druffle solitaire à sortir du dortoir ? « La jalousie.
– La jalousie ? » répète-t-il en haussant un sourcil déconcerté.

À la lumière des rougeurs d’Ailis, ses pensées s’envolent vers les contrées interdites aux mages. Des barrières que, s’il le voulait et surpassait des montagnes de doutes et de foi, il franchirait sans peine, contrairement à une paysanne éclopée. Pour le coup ne pas lui en parler aurait tout son sens, personne n’aimait confier ses troubles amoureux aux adultes, même si les remarques perdues et un visage aussi expressif que celui de n’importe quelle jeune fille les trahissaient. De là à s’y noyer à en faire des prises pour les démons restait un bond dramatique, qu’il n’avait pas l’impression d’avoir encouragé… Il n’avait pas souvenir de s’être montré très familier avec qui que ce soit, encore moins en public. Pouvait-elle en vouloir, sur un plan plus personnel, à tous les apprentis qui lui demandaient conseil – une foule qui avait dû voler cinq minutes du temps dédié à Ailis, six à tout casser ?

« Quand tu as commencé à donner cours à Isbeil. »

Ooh. Il avait donc raison.

« Isbeil ? » s’étonne-t-il malgré tout. Il a toujours été ouverts aux questions, et elle n’est pas la première à en profiter. Isbeil n’a rien de spécial qui mérite une jalousie plus poussée.
« Tu vas trouver ça stupide mais j’avais un – j’avais peur que tu préfères maintenant passer ton temps avec elle. Que tu ne veuilles plus me faire cours ou discuter, parce qu’elle serait plus intéressante. » Il ne dit rien. « Oh rassure-toi je n’ai jamais eu l’intention de lui faire du mal, ou de te le faire payer, j’aimais juste pas ce sentiment que j’avais et pourtant je l’avais. C’est ta belle-sœur après tout. »

… Belle-sœur ? Il met un instant à se souvenir que oui, c’est vrai, le frère d’Isbeil étant marié à sa sœur, ça fait techniquement d’elle sa belle-sœur. Ses sourcils luttent entre ceux qui veulent se froncer et ceux qui aspirent aux hauteurs tant l’idée est insensée, et se stabilisent à une position finalement neutre quand ses autres craintes la rattrapent. L’amitié est une compétition, mais pourquoi Ailis perdrait-elle face à Isbeil Byrne ?

« Si j’avais pas autant focalisé sur mes propres problèmes, j’aurais vu qu’elle n’allait pas bien. Rhaa ça m’énerve !
– Isbeil ne va jamais bien et elle a besoin d’apprendre à gérer un peu toute seule, ne te sens pas si responsable. Il est mille fois préférable que Nucci se charge d’elle, c’est au moins une chance d'avancer au lieu de survivre au jour le jour. »

Il n’a jamais vraiment compris leur amitié – a toujours un peu de mal à comprendre pourquoi, comment, qui que ce soit hormis une sœur serait ami avec Isbeil, en réalité. On pourrait toutefois en dire autant de lui et Nucci, alors si ça les rend heureuses… Il n’a pas les détails de la crise bibliothécaire, et c’est beaucoup d’espoir à placer sur des épaules dévouées à la paperasse, mais la sécurité d’Isbeil n’est pas ce qui l’intéresse aujourd’hui alors il décide une fois de plus de faire confiance à l’antivan. Il leur a obtenu quelques minutes avec Mirani, qui sait quels miracles il accomplira ici ?

Isbeil est un problème, bien sûr, mais c’est Ailis qui est devant lui. Ailis, dont il connait la magie mieux qu’elle-même, avec qui il a passé ses rares anniversaires, une des rares avec qui il s’est vraiment senti en paix et en confiance ces dernières années. Pas celle qu’il mettrait au-dessus des autres, mais suffisamment pour qu’elle n’ait pas à autant s’en faire pour sa place. Et puis ils sont déjà si bien engagés dans l’après-midi « rassurer Ailis »…

« Je ne risque pas de t’abandonner, tu sais. J’ai investi trop de temps pour le faire à la légère. Pour ce qui est d’Isbeil, je ne lui ai encore donné qu’un cours, et qui ne s’est même pas bien passé. Elle est gentille, mais tu crois vraiment que ça suffit à remplacer quelqu’un que j’apprécie ? »

Les critiques restent dans sa gorge, pourtant fortes dans sa tête depuis quelques semaines. Vera n’a rien eu de celles-ci – il n’avait pas de raison de lui raconter la difficulté à communiquer avec Isbeil, la complexité de son envie à essayer quand même, et décrire le plaisir des réussites n’entrait pas dans les choses que la maquerelle était à même d’écouter – et elles restent à encombrer son esprit aujourd’hui aussi. Pourquoi gâcher le grand moment d’Ailis en se plaignant de détails ?

C'est vrai qu'il était préférable que Nucci se charge d'Isbeil, il était bien plus compétent qu'elle. Cependant, c'était Ailis qui était au plus proche d'Isbeil au quotidien, c'est donc elle qui était le plus à même de voir quand ça n'allait pas. Et elle avait échoué à voir les signaux.

« J'aurais quand même pu voir quelque chose et avertir ceux qui pouvaient faire quelque chose. »

Elle se sentait quand même responsable d'Isbeil comme elle l'avait été pour ses petits frères qu'elle avait abandonnés. Elle ne voulait pas l'abandonner elle, mais elle ne savait comment aider quelqu'un qui refusait de penser autre que magie est synonyme de danger et de péché. Comment lui expliquer que le péché ne se soucie pas de la magie.

L'aveu de Lann la fit rougir et elle rentra sa tête dans ses épaules. « J’ai été stupide… » soupira-t-elle ne sachant pas trop comment réagir, ses paroles avaient eu le mérite d’apaiser quelque peu ses angoisses.

La peur était redevenue stable, contrôlable comme les démons qui étaient maintenus à distance à présent. Ne restait plus qu’une fatigue lourde et accablante, mais elle avait l’habitude, et puis le soulagement qui avait libéré sa poitrine et lui donnait l’impression de revivre comme si ces dernières semaines elle ne respirait plus, l'aidait à tenir.

Cependant, Lann semblait un peu contrarié depuis qu'il avait fini de parler, ruminant dans ses pensées.

Elle détailla sa mâchoire crispée et le pli contrarié sous ses yeux. Ailis se demanda aussitôt si elle en était la cause mais impossible de savoir, elle ne lisait pas dans les pensées.

Elle se repassa la discussion dans la tête, cherchant une piste, et surtout occupant son esprit pour ne pas avoir à supporter ce silence gênant. « quelqu'un que j'apprécie » pas ça qui l'aiderait à faire disparaître ses rougeurs, elle grommela caché dans ses bras contre ses genoux, puis elle repensa à son Papa… et revit la scène, les expressions d’abord troublée puis heureuse de Lann. Elle tiqua. Rien ensuite. Elle avait fait comme si rien ne s'était passé, et lui aussi, une fois la surprise passée.

Ok elle ne savait pas ce qu'avait Lann, mais il y a bien une chose qu'elle souhaitait éclaircir maintenant.
Elle avait évité le sujet comme si rien ne s'était passé, mais après réflexion, elle ne voulait pas que rien ne se soit passé.
Elle le devait pour elle-même et pour lui. Alors posant son verre à ses pieds, son esprit se remettant en marche, difficilement, elle prit une grande inspiration- attirant son attention, comme si elle allait plonger dans l’océan.

Ses épaules se tournèrent vers lui dans un craquement qui fit soupirer d’exaspération l'apprentie, et une de ses mains vint chasser une mèche rebelle de ses yeux quand elle prit enfin la parole.


« Tu sais Lann quand j'ai dit ce que j'ai dit tout à l'heure… » son regard accrocha le sien lui coupant brièvement le souffle, c’était plus ardu que prévu de soutenir son regard malgré l'habitude de leurs échanges passés- le contexte sûrement, mais elle voulait cette fois-ci dissiper le moindre doute, alors, elle le soutint avec autant d’assurance qu’elle était capable de prétendre.

« quand j'ai dit Papa, » son cœur refit un bon dans sa poitrine, le dire à voix haute était encore inhabituel mais la rendait heureuse malgré tout, ça en restait néanmoins désagréable de ne pas avoir le contrôle des réactions de son corps. « je le pensais vraiment. » Lann tiqua légèrement à ses paroles. « parce que tu m'as pris sous ton aile et que tu as accepté d'être mon mentor, mais aussi tu as passé du temps avec moi pour discuter, conseiller… » s'empressa-t-elle d'ajouter le souffle court comme pour se justifier.

Elle reprit quelques inspirations avant de poursuivre dans un silence plein d’anticipation et d’anxiété.

« Je veux dire tu as en fait beaucoup pour moi et t'étais pas obligé » le regard toujours dans le sien, ses yeux incapables de se fixer en un point et se contentant de tracer les irrégularités de teintes dans les iris de leurs homologues ; les mains jointes sur ses genoux repliés, pouces jouant l’un avec l’autre, sensation qui l'ancrait dans l'instant présent.


Il avait l'air aussi perdu qu'elle dans un puits sans fond d'émotions malgré sa façade neutre. Et les paroles lourdes de sens aiguisant sa perception, le temps semblait ralenti, chaque battement de cœur, chaque mouvement imperceptible de l'autre, ses mains crispées sur les genoux, comme si pour une fois dans sa vie c'était le monde qui était trop lent et elle trop rapide.

« Alors merci d'être comme un père pour moi. » là elle ne put s'empêcher de rougir à nouveau, et ne pouvant soutenir plus longtemps le bleu azur de ses yeux qui la fixait intensément, elle tourna la tête et fixa le mur en face, cherchant la sensation d'étourdissement qui vint après l'adrénaline du moment.
Avait-elle exagéré sa dernière phrase, elle non, mais peut-être n’aurait-elle pas dû lui dire. Peut-être préférait-il qu’ils en restent là ? Son silence commençait à la faire douter. Et si elle venait encore de faire un faux pas ? Peut-être était-ce trop présomptueux de sa part, alors même qu’elle venait de le blesser.

« J’ai été stupide. »

Il haussa les épaules sans démentir. C’était important d’accepter qu’elle était parfois stupide, ceux qui l’ignoraient étaient les plus dangereux pour sa santé mentale. Elle posa le verre à ses pieds, heureusement vide sans quoi il n’aurait pas hésité à signaler que, là encore, ce n’était pas la décision la plus sage, et il s’en saisit pour le poser sur la table de nuit déjà encombrée de deux de ses semblables et une tasse. Le temps de la vaisselle approchait à pas plus grands que l’hiver.

Concentré sur les récipients à équilibrer, il dut abandonner sa surveillance. Quand il se retourna vers elle, il découvrit non sans inquiétude le résultat de mille rougeurs superposées. Ailis était bien là, en dessous, mais dans quel état ? Jamais apprentie n’avait été plus gênée, et il l’écouta calmement, curieux.

« Tu sais Lann quand j'ai dit ce que j'ai dit tout à l'heure… Quand j'ai dit Papa, je le pensais vraiment. Parce que tu m'as pris sous ton aile et que tu as accepté d'être mon mentor, mais aussi tu as passé du temps avec moi pour discuter, conseiller… Je veux dire tu as en fait beaucoup pour moi et t'étais pas obligé. »

Il n’avait rien dit, attendant qu’elle finisse de parler même dans les pauses, impassible. Un peu choqué, peut-être. Seigneur, ne voudrais-tu pas m’épargner une seule épreuve ? Au-delà de la gêne évidente, il était prêt et ouvert à la joie, la fosse aux doutes gravie depuis sa maladresse de plus tôt, mais la quantité de mot lui coupa le souffle un instant. Au moins les échelons étaient-ils clairs et datés – professeur, mentor, père – mais pourquoi fallait-il toujours répondre à des sentiments qu’il ne partageait pas ? L’amitié se rendait d’un « moi aussi » rapide, mais les enfants demandaient un plus qu’il ne connaissait pas et que, même s’il connaissait, il se sentait incapable de dire.

Il hocha la tête pour toute réponse, cherchant désespérément une réponse acceptable. « Désolé, je n’ai jamais eu d’enfant, je ne sais pas si je te vois comme ça ? »

« Alors merci d'être comme un père pour moi. »

Les yeux couleur d’automne, menottes auxquelles il ne pouvait pas échapper, lâchèrent enfin les siens et il se sentit plus léger, un sourire allant même jusqu’à se dessiner sur ses lèvres. Sans plus retenir son amusement, sa main vint se poser sur la tête blonde. Elle était déjà décoiffée, de toute façon !

« Merci papa, tu veux dire ? » se moqua-t-il affectueusement. « J’attends ma tasse du meilleur papa pour Satinalia, » ajouta-t-il.

Décidément en entrant dans cette pièce aujourd’hui elle avait tout raté. Elle avait parlé et s’était risqué à s’ouvrir pour une fois, et malgré sa réaction sur le ton de l’humour, elle avait la sensation de s’être fait jeter. Après tout, c'est le risque.

Alors forcément elle était déçue de voir que de son côté, il semblait ne pas vouloir être comme un père pour elle, mais elle ne pouvait le lui reprocher, c’était risqué d’avoir pris ce risque, et au moins elle avait le réconfort qu’elle n’aurait pas de regret.

Et puis Lann avait été gentil dans sa réaction, elle sait qu’il l’apprécie malgré tout, son sourire était sincère, mais tout comme le malaise qu’il l’avait étreint plus tôt.

Et tout comme la honte dégoulinait maintenant le long de son cœur et serrait sa gorge la forçant au silence. Ce n’est pas grave, il faut juste que ça passe et ce coup-ci elle fera vraiment comme si de rien n’était.
Reprendre leur routine d’avant, et puis ne dit-on pas que dans certaines relations l’un aime plus que l’autre ? Elle s’accrochait plus à lui que l’inverse, sûrement parce qu’au fond il lui arrivait de se sentir seule et que sa présence à ses côtés la rassurait, comme un père, mais elle n’en avait plus. Elle n’était pas la reine de la popularité contrairement à lui, normal qu’elle se soit plus attachée. Sa gêne la forçait à se trouver des excuses comme si… comme si elle avait honte.
Pff. Vivement que cette journée se termine.

« Quand j’aurai mon argent de poche ? » blagua-t-elle.

Elle sentit dans ses tripes que l’envie n’y était pas et baissa la tête, mais ça irait mieux après quelques minutes loin de cet embarras.

« Quand j’aurai mon argent de poche ? »

Stupide parfois, mais pas aveugle. Abattue, elle avait clairement vu sa gêne, et vu la journée en avait évidemment tout de suite conclu le pire, même si sa répartie était appréciable et il fit un effort pour garder un semblant de sourire, même si elle lui rappelait le douloureux poids du budget.

« Euh… On en reparlera quand tu seras plus grande, d’accord. »

Il prit une profonde inspiration puis la retint. Il ne voulait pas lui faire plus de mal qu’elle n’avait déjà vécu – certes elle méritait de la culpabilité et des reproches, après le coup qu’elle lui avait fait, mais pas le rejet. Il connaissait trop bien le sentiment pour s’en rendre responsable. Les mots lui retournaient l’estomac et il se sentait sur le point de défaillir, mais il lutta pour les sortir, pour Ailis.

« Je suis très touché que… tu dises ça. Je suis très heureux d’être ton père. Enfin, comme si. »

Il n’était plus totalement sûr d’entendre sa voix, soulagement en soi, mais il sourit, fier et refusant de montrer la difficulté que ces mots présentaient. Il ne sentait pas de mouvement dans ses muscles, alors l’effet était sûrement réussi ?

« Tu es comme de la famille aussi, » finit-il, la phrase glissant toute seule contrairement aux autres, point final facile maintenant que le plus dur était passé. Son regard revint vers celui d’Ailis sans le croiser vraiment, espérant que ça lui suffirait – il serait capable d’expliquer combien la famille et les aveux étaient difficiles, mais s’il pouvait se l’épargner, tant mieux.

« Euh… On en reparlera quand tu seras plus grande, d’accord. »

Le sourire crispé d’Ailis répondit à celui fané de Lann. Tu l’as encore mis mal à l’aise, bravo.
La honte de son côté semblait vouloir rester accrochée à ses veines et elle se remettait difficilement, mais elle faisait de son mieux pour paraître le plus normal possible.

« Qu- »

Alors qu’elle s'apprêtait à parler du cours qu’ils auraient dû commencer depuis longtemps, histoire de changer de sujet, passer à autre chose et laisser la vie reprendre son cours, son attitude changea. Il passa une main dans ses cheveux, hésitant, et bien pâle…

« Je suis touché que… tu dises ça. »

Elle s’affaissa sur elle-même détournant la tête, elle avait espéré éviter ça, échapper à l’humiliation, qu’il acte un refus déjà constaté. Elle planta ses ongles dans la peau de son poignet, habitude prise quand elle stressait- et que ses deux mains étaient libres.

« Je suis très heureux d’être ton père. Enfin, comme si. »

Sa respiration se bloqua dans un hoquet de surprise, et elle se tourna vers lui. Elle avait cru pendant une seconde…

« Tu es comme de la famille aussi. »

…mais en fait non. Elle le détailla, il était sérieux, n'essayait pas de la rassurer. Elle avait passé suffisamment de temps avec lui pour reconnaître la lueur dans ses yeux, même s'il s'obstinait à ne pas vouloir la regarder. Le prix de ses efforts pour parler -sa voix blanche, sa stature immobile, tendue- trahissait à quel point ça comptait pour lui.

Et ça la chamboulait, voir qu'ils partageaient quelque chose de spécial, comme une famille, que pour lui aussi elle comptait beaucoup.

Son cœur cognait dans sa poitrine comme une invitation à réagir. La première fut un immense sourire, incontrôlable, qui illumina son visage, dévoilant la joie et la tendresse qu'elle éprouvait. Ensuite, elle amorça un mouvement vers lui, -ses yeux brillant de larmes de joie qu'elle peinait à retenir- ébranlée, par l'émotion qui semblait le saisir, incapable de la regarder dans les yeux ni même de bouger ou parler plus. Elle savait à quel point la famille, les relations familiales, avaient été chaotiques, difficiles et parfois blessantes pour lui. Alors elle posa sa main dans la sienne et la serra.

« Merci »

Épaule contre son bras -différence de taille oblige- elle soupira de soulagement s'autorisant enfin à respirer, constatant par la même occasion à quel point elle était exténuée. Dans le quotidien incertain du Cercle, elle était reconnaissante de l'avoir rencontré, de l'avoir à ses côtés, sa nouvelle famille.

« Papa. » murmura-t-elle, elle savait qu'il l'avait entendu, à la pression imperceptiblement plus forte de ses doigts sur sa main.

Elle n'avait pas besoin de confirmer ce qu'elle avait déjà dit, mais elle le fit quand même. Sans réfléchir -aider par la fatigue et le brouillard mental dans lequel elle se trouvait- sa tête se posa contre son épaule, se rendant compte de son geste, elle amorça un mouvement de recul ne voulant pas l'indisposer.

Personne ne l’a fait pour lui, mais il sait ce que c’est que le rejet – sent ce que ça fait de se prendre une goutte de pitié pour combler la plaine brûlée par l’indifférence. C’est un coup de plus à l’abandon déjà douloureux, d’être un poids qui oblige à mentir, et c’est en partie pour ça – plus que par honnêteté – qu’il s’oblige à continuer. Partager ce que lui n’a jamais entendu, même s’il aurait aimé que quelqu’un voit au-delà de la façade d’indifférence.

Il sait en la regardant enfin qu’elle a compris et le croit, et il se dit que son sourire rayonnant en valait la peine ; il a même l’espoir que ça suffise, qu’elle ne demande ni confirmation ni plaisanterie finale. Elle parait prise entre deux idées dont il n’encourage aucune, quelles qu’elles soient, pas en état de choisir entre deux contacts, et se trouve soulagé quand c’est une simple main qui se pose dans la sienne.

« Merci. »

La tête effleure doucement son bras, comme craintive, et il donne un petit coup d’épaule qui la pousse un peu plus – plus défi que révulsion.

« Papa. »

Il serre un peu la main dans la sienne pour toute réponse, soulagé, et cherche un sujet auquel s’accrocher pour reprendre pied dans une réalité qui ne cherche pas à le noyer. Créateur qu’il a mal à la tête. Son esprit ne part pas bien loin, repassant simplement la conversation depuis l’arrivée d’Ailis dans la chambre : la fatigue, puis la peur et la Peur, les petits aveux divers et variés sur ce qui l’alimentait depuis des semaines… La colère revient au souvenir du danger qu’elle avait introduit par son biais dans les rues, trop lointaine pour être exprimée maintenant – ce n’est que partie remise, de quoi a-t-il failli être complice ? Une autre question subsiste ailleurs, quelques phrases plus bas, entre un non-dit et un sous-entendu :

« Il y a eu des rumeurs ? »

Alors qu'elle hésitait encore, un mouvement d'épaule de Lann accompagné d'un sourire espiègle, la mettait vraisemblablement au défi de continuer, et comme l'enfant qu'elle était, elle y répondit.
Ah ouais ? Bha tien. Elle se cala franchement contre son épaule et ferma les yeux… mauvaise idée, elle sentait qu'elle allait s'endormir. Le silence retrouvé de la pièce, la chaleur qui irradiait de Lann, sa propre chaleur exacerbée par les émotions, cocktail parfait pour une sieste.

« Il y a eu des rumeurs ? » murmurra-t-il

Un feu follet passa au-dessus d'eux. Quoi ? Elle pencha légèrement la tête en arrière pour le regarder.

Des rumeurs ? Quelles ru- Elle se frotta les yeux de sa main droite libre. De quoi parlait-il ? Il pourrait lâcher plus d'informations soupira-t-elle intérieurement.

Son esprit n'était pas au meilleur de sa forme et se souvenir de leurs échanges passés -parce que oui il y faisait clairement référence- fut ardu, et elle sentit Lann s'impatienter au bout de quelques secondes. Faut-il aussi que je t'apprenne à réfléchir ? Une porte t'as-t-elle encore pris pour cible ? Gnagnagna. Elle l'entendait sarcasmer.

Oh…

« A propos de Mirani ? » Il acquiesça.

Redire son nom à voix haute, lui rappela son crime. Elle prit une profonde inspiration et plongea son regard devant elle dans le vide, pas envie de croiser son regard, mais pas envie non plus de se redresser, elle était bien là où elle était.

« Oui. La plupart sur le fait qu'elle était trop jeune, les premières à vrai dire. »

Elle se crispa soudain, retenant un sifflement agacé, une crampe, et déplia une de ses jambes.
« D'autres sur l'enclin et l'envie de la Garde des ombres de recruter. Et…» reprit-elle plus sereinement.

Quoi d'autres déjà ?

« L'envie de faire de la place ? » ça lui semblait stupide mais elle était quasiment sûre de l'avoir entendu.

La culpabilité n'était jamais loin et elle recommençait à faire surface. Elle devait l'accepter, tout comme le fait que tout ça était de sa faute, alors même si le sujet remontait les remords et le stress au creux de sa gorge, elle devait se montrer forte. Elle puisait la force dans le contact de leurs mains, lui rappelant que malgré tout Lann restait à ses côtés, ne l'avait pas abandonné.

« Non, plutôt des rumeurs sur… comment dire… La folie qui prenait les dirigeants du Cercle, les apprentis qui craignaient d'être sacrifiés. Le zèle meurtrier des templiers. » Pour reprendre les dires d'un apprenti.

Maintenant qu'elle le verbalisait elle ce qu'elle entendu, Ailis se rendit compte de la stupidité ou exagération de la chose. Surtout après les paroles de Lann. Comment les choses ont-elles pu prendre une telle ampleur ? Comment a-t-elle été assez idiote pour se laisser berner ? Ses ongles s’enfoncèrent dans sa cuisse, agrippant tissus et peau, frustration pure. Imbécile.

La voix a percé le début de sérénité mais reste assez basse pour ne pas l’achever, et c’est comme de cauchemars passés qu’il veut parler des rumeurs.

« À propos de Mirani ? » Il acquiesce. « Oui. La plupart sur le fait qu’elle était trop jeune, les premières à vrai dire.
– Les reproches habituels, » soupire-t-il, guère étonné qu’Ailis les ait cru.

Ça pique un peu mais c’est attendu – il a eu exactement le même réflexe quand Henri avait échoué, même s’ils s’étaient consolés en se disant que le Chevalier-Commandant en avait simplement avec les nés Orlésiens. La rumeur n’avait fait qu’accroitre la méfiance envers les templiers, capables d’avancer n’importe quelle Confrontation avec le bon prétexte – à tort, évidemment, mais la peur rendait les accusations faciles et les accusations allégeaient le poids de la responsabilité. Ils n’étaient pas en retard, eux aux flammes plus hautes et aux étincelles plus libres ; le joug templier en avait après eux et veiller pour réviser ne les sauverait pas. Auraient-ils pensé différemment en sachant quelles épreuves attendaient vraiment dans la salle damnée ?

« D’autres sur l’Enclin et l’envie de la Garde de recruter. Et… l’envie de faire de la place ? »

Il sourit à la plaisanterie, prêt à enterrer le sujet, mais Ailis tremble un peu contre son épaule ; ce n’est pas tout ainsi, et il attend en silence qu’elle continue.

« Non, plutôt des rumeurs sur… comment dire… La folie qui prenait les dirigeants du Cercle, les apprentis qui craignent d’être sacrifiés. Le zèle meurtrier des templiers. »

TW description de cadavre et sangSa main tremblait tant qu’elle dut la lever pour interrompre le cliquetis du métal contre le sol. Elle aurait aimé la lâcher dans un dernier bruit mais son poing ne lui appartenait plus, fondu avec la poignée, fait de doigts durs comme la pierre. Le sang s’écoulait doucement – elle réprima le haut-de-cœur avant qu’il n’arrive, faisant avec effort un pas en arrière avant qu’il n’atteigne ses pieds. Elle se força à détourner le regard, sans parvenir à le lever vers les hommes qui la fixaient, la jaugeaient, la jugeaient. Ses cheveux étaient étalés entre les dalles, dans la flaque rouge, et son regard glissa plus loin jusqu’aux pointes, jusqu’à la main posée sur une botte inconnue. Tremblait-elle autant qu’elle pensait ? L’air arrivait sec à ses poumons, mort, et en vain y cherchait-elle la force de se redresser. Il fallait, pourtant, faire face aux enchanteurs et au commandant Molony…

Il voit Niall, mais Ayla est tout aussi présente dans ses souvenirs. Le zèle meurtrier des templiers, tu parles. Il ne les connait pas tous, néanmoins…

« Il y a eu des problèmes avec des templiers ? Des incidents qui encouragent cette théorie ? »

Elle le sentit se crisper à l’évocation du zèle meurtrier des templiers, perdu dans ses souvenirs douloureux. Elle n'ose imaginer de quoi il s'agit, lui qui a déjà vu la mort. Sa main raffermit sa prise sur la sienne, cherchant autant du réconfort, qu'à réconforter.


« Il y a eu des problèmes avec des templiers ? Des incidents qui encouragent cette théorie ?»

Elle releva la tête pensive, oui, mais quoi déjà ? Un ou plusieurs jeunes templiers…


« Oui, des jeunes templiers, je pense avoir déjà eu affaire à l'un d'eux, avec Andra. Et une autre fois aussi, »se souvient-elle. « Un brin agressif mais rien de condamnable, même si j'avoue l'éviter un peu maintenant. »

Sans s'arrêter, elle remua un peu son autre jambe décidée aussi à l'emmerder visiblement.

« Les autres ont peut-être réagi si fort car ils n'ont pas l'habitude d'être regardés comme des monstres. » petit clin d'œil à sa canne, adossée contre la table. « ils ont pris la peur et l'inconnu dans le regard et l'attitude des templiers pour de la haine sûrement. »

Elle cherchait des explications en même temps qu'elle en donnait, voulant effacer cet arrière-goût de honte. Pour les templiers elle n'y avait pas fait spécialement attention à vrai dire. Elle avait mis tout le monde dans cette histoire au même niveau, balançant des horreurs sur tout le monde en fait, un peu comme les connards qu'elle détestait. Bien elle est devenue ça… Elle avait piqué une colère comme une gosse devant son père, une petite voix lui chuchotait que c'était pour attirer son attention. Franchement, elle préférait pas, même inconsciemment. Elle valait mieux que ça non ? Le tissu froissé de ses manches, imprégné de larmes, déplorable.

Elle se frotta la tête pour chasser la douleur qui accompagnait ses pensées multiples, elle fit la moue quand ses doigts passèrent sur une griffure qu'elle s'était infligée un peu plus tôt, et qu'elle regrettait déjà, encore des regrets.


« Mais peut-être qu'il y a eu des incidents plus importants mais je ne suis pas au courant. »

Toujours mal à l'aise, mais présente pour répondre à ses questions, elle souffla un peu, la fatigue pesant sur ses yeux. Lui par contre semblait toujours un peu… absent ? Il devait sûrement essuyer le même mal de crâne qu'elle, et ce n'est pas leur conversation qui arrangerait ça. Elle se fit plus lourde contre lui, recherchant le pardon déjà accordé, je suis tellement désolée si tu savais.

« Ils sont payés pour, si tu te souviens bien. Surveillance, vigilance et impartialité. »

Il doute qu'ils la regardent comme un monstre et fronce les sourcils. Un poids, d'accord ; une menace pour elle-même qui encombre les couloirs qu'ils aiment arpenter, mais il n'en connait aucun qui la redouterait sincèrement. Enfin, c'est sûrement un mot mal choisi tout simplement, ou une facilité pour son argumentaire.

« C'est plutôt une bonne chose, s'ils ne sont que froids.
– Mais peut-être qu'il y a eu des incidents plus importants mais je ne suis pas au courant.
– Ce serait remonté jusqu'à nous, à mon avis. C'est dans les petites interactions que sont les pires menaces, alors si tout va bien de ce côté… »

Il hausse faiblement les épaules pour ne pas trop la déranger, se voulant rassurant.

« J'en parlerai avec Nucci, » assure-t-il pour conclure.