Les mots sont durs à entendre, l’impression que Lann est sceptique, ou bien c'est simplement parce qu'il est fatigué et n'a pas envie d'argumenter plus que nécessaire. Après tout, ce sujet est sensible, alors il veut sûrement le clore rapidement. Et c’est lui qui sait mieux qu’elle ce qu’il se passe dans le Cercle, alors elle n'ajoute rien, tant que ça ne se transforme pas en petite guerre entre apprentis et jeunes recrues.

« J'en parlerai avec Nucci pour être sûr. »

« Hmm »

C’est tout ce qu’elle trouve à lui répondre, au moins les rumeurs et la peur devraient baisser dans les rangs, si les apprentis n'ayant pas osé déranger les mages, comme elle, sont rassurés.
Elle bâille, la culpabilité est toujours là, mais comme le silence le lui confirme, la discussion est terminée. Elle peut enfin arrêter de se retourner les entrailles à chaque mot d’elle ou de Lann, lui rappelant sa faute.


Sa tête frotte contre le bras pour obtenir l’angle lui permettant de le regarder, toujours silencieux, bizarre pour un Vaël sourit-elle, le regard dans le vague, perdu quelque part.
Puis elle se rappelle alors, cette attitude trop calme, cachant ce qu’il ne veut pas laisser échapper, sa solitude parfois, ses souffrances. Alors elle revoit les discussions sur sa famille, Eibhlin sa petite sœur, sa mère qu’il affectionne tant, la réconciliation tant espérée avec Fionnuala qu’il n’avait pas revu depuis tant d’années. L’instabilité émotionnelle des relations dans sa famille l’avait frappé la première fois. Cette proximité et cette tendresse, mais la distance qu’il semblait parfois avoir entre eux, les faux semblants, le paraître avant tout, avant la sincérité.

Le plus triste c’est qu’il ne se rend même pas compte que ce n’est pas ça une famille, elle a un pincement au cœur à l’idée de ce qu’il peut ressentir. A croire que la richesse amène forcément l’instabilité émotionnelle.
Et son père. Il a tellement souffert de la relation avec son père. Soudain, elle réalise alors qu’elle a sûrement ravivé des souvenirs douloureux à Lann en l’appelant papa. Elle s’en veut un peu de l’avoir mis mal comme ça, mais pas d’avoir dit ce qu’elle a dit.

Elle souffle de fatigue, les yeux brûlant d'avoir trop pleuré. Elle doit aussi faire face à ses démons, maintenant que le silence pesant laisse libre cours à ses pensées, mais l'aura rassurante de Lann l'aide. Elle se sent bien à ses côtés, elle voudrait y rester. Sa condition toutefois se rappelle à elle, et rouvre les yeux et s'aide de son bras libre pour replier ses jambes, les changements de position fréquents, nécessaires à maintenir la douleur supportable. Elle le sent l'observer, soucieux sûrement mais ne dit rien pour l'instant, et elle l'en remercie intérieurement, elle veut rester près de lui, peu importe la douleur, profiter de l'instant, de se sentir en paix.
Elle le regarde à nouveau, toujours silencieux, elle ouvre la bouche pour parler, mais se ravise.
La gêne de son père adoptif la perturbe, elle voudrait l'aider, mais elle ne trouve pas les mots -elle le fixe, cherchant un indice et voit leurs mains enlacés - mais parfois les gestes font autant de bien que les mots non ?


Doucement, comme elle le ferait avec un chat effrayé, elle se cale complètement contre lui, genoux contre ses jambes. Son bras libre vient enserrer celui de Lann comme une peluche. Son visage se cache comme il peut. Elle ne peut pas complètement se coller contre lui, car son autre bras tenant sa main l'en empêche mais elle ne veut pas la lâcher.

Elle ferme les yeux et sourit, elle veut qu'il se sente bien et espère l'apaiser par ce contact, comme il l'a fait plus tôt avec elle en lui prenant les mains.
Je suis là papa.

Elle se blottit maladroitement contre lui, son silence et sa main dans la sienne plus éloquents que tous ses mots. À travers la fatigue, et au-dessus de la tête logée contre sa poitrine, un courant d’air vivifiant vient rafraîchir front et esprit et soulever quelques mèches oubliées, dont la danse reprise participe à son regain d’énergie. Seconde après seconde l’énergie et l’assurance ternies par les accusations se répandent en lui, malgré le corps toujours avachi contre lui, qu’il entoure d’un bras. Un sacrifice notable, alors qu’elle monopolise déjà son autre main…

Il cherche un moyen de l’écarter avant qu’elle ne s’endorme quand les cloches retentissent, faisant le travail à sa place, et il se dégage sans réfléchir pour se dépêcher jusqu’à la fenêtre. La clameur de la foule ne parvenait pas entière par-dessus les murs, mais même son murmure lointain s’est maintenant tu. Est-il déjà si tard, que le ciel soit couvert de noir ?

Non.

Les nuages reflètent le même pourpre que les rideaux autour de son bâton, sombres et menaçants d’autre chose que la pluie. Ce n’est pas sa magie qui les colore pourtant – son éclat n’atteint jamais la haute voûte.

Le dragon apparaît, violet et majestueux. Il a l’air à sa place sur le ciel forgé à son image ; tout semble lui obéir, des nuages qui s’écartent pour lui au soleil qui accepte sagement son exil. Le regard de Lachlann ne se détache pas de l’apparition, captivé alors même que la dévastation empoisonne l’air. Il n’y a pas d’archidémon sans Enclin, la Commandeure-Garde avait raison, mais la peur ne l’atteint pas, encore trop loin derrière les murs du Cercle – et le dragon qui tourne, et qui les regarde…

Puis l’archidémon part, et avec la lumière dorée revient la déception. Son passage a été trop bref pour tout en voir, et la sérénité lui échappe déjà ; il prie pour un autre passage duquel il profiterait mieux, pour mémoriser chaque veine et graver dans sa mémoire la fascination qu’il apporte, mais le monstre n’a que faire des désirs humains et il le laisse seul avec la conscience d’un nouvel Enclin.

Faites au moins qu’il revienne avant les engeances, que nous ayons une mort digne.

Assoupie contre lui, profitant du calme et de la sérénité, elle sent son bras l’envelopper dans une étreinte protectrice, rassurée de savoir qu’il semble aller mieux, se détendre enfin… mais les cloches retentissent, et le soutien qu’elle avait quelques secondes auparavant disparaît bien vite vers la fenêtre. Elle tente de se relever aussi sans succès évidemment… pourquoi a-t-elle essayé ? Elle rampe vers la chaise et s’y aide pour se hisser, ignorant les éventuelles protestations de son corps, trop en alerte par l’urgence soudaine de la situation. Elle clopine le plus vite qu’elle puisse au côté de Lann et écarquille les yeux de stupeur.

Un dragon… C'est bien comme ça, qu'on appelle ces créatures ailées ? L'enclin… il arrive. Son ventre se noue, elle suffoque et se demande ce qu'elle fait encore là, debout. La mort, c'est tout ce qui les attend. Comment vaincre une créature pareille ? Elle est debout à regarder une silhouette tellement immense, que même en songe elle n'aurait pu l’imaginer. Aussi grand. Elle ne sait pas qu'on peut être à la fois pleinement conscient de sa mort et être encore là. Son être entier est pris d'un frisson d'effroi, son esprit peine à réaliser et en voulant amener sa main à ses yeux incrédules, elle se rend compte qu’elle l'a instinctivement niché dans celle de Lann. Elle veut la retirer mais il l'en empêche et la serre en retour.

Ce contact a le mérite de la ramener dans un semblant de réalité, non c’est ça leur réalité maintenant- dans le présent lorsqu’elle vit deux templiers, partagés entre plusieurs émotions, n’en choisissant aucune mais toutes à la fois. Eux aussi, peinaient à encaisser le choc, puis l’un deux se tourne vers elle -Lann plutôt et donna un coup de coude à son comparse.

Elle se retourne vers lui, une fascination morbide semble le saisir, son visage ainsi tourné vers les cieux. Les templiers sont à la porte et frappent, ça sonne comme une fin. La fin d’une vie tranquille, enfin tout est relatif, mais le cocon agréable dans lequel elle est, -ses amies, son père adoptif- semble voler en éclat. Son corps bouge tout seul pour se rapprocher de lui, s’appuyant presque, cherchant une issue à cet instant. L’ombre dans le ciel persiste tant sa taille est grande, plongeant la pièce dans une obscurité factice. Son sang se fige quand les templiers entrent, comme un couperet s’abat sur sa victime. Elle va mourir par vrai ? Est-ce que ce sera douloureux ? Se sentira-t-elle seule ? La peur, le froid… Elle regarde furtivement son papa -le mot encore insolite même à son esprit, résonne dans tête- il va mourir lui aussi ? Elle ne veut pas qu'il meure. En haut le cœur la prend. Ni sa famille. Elle se raccroche à lui pour ne pas faillir face à sa vulnérabilité, son impuissance, face à leur sort. Serrant plus fort sa prise sur lui, elle semble le réveiller au moment où les templiers se tournent vers lui.

Il ignore la main dans la sienne, la serrant juste quand elle essaie de partir – il la connaît, elle a besoin de ça pour ne pas… pour ne pas quoi ? S’effondrer ? Pleurer ? Se sentir seule et dramatiser, encore une fois ? Il ne le découvrira pas aujourd’hui. La porte s’ouvre dans son dos et les templiers apparaissent à leurs côtés, plus présences que corps qu’il voit, focalisé sur le dragon, jusqu’à la disparition de ce dernier. Quand le jour chasse le voile pourpre – n’en laisse qu’un petit reste dans la perle de son bâton – il lâche la main d’Ailis et se tourne brusquement vers eux.

« Le couloir n’a plus de fenêtres ?
– Notre devoir –
– Nous venons emmener l’apprentie au dortoir, interrompit l’autre, plus diplomate. Et vous serions reconnaissants de faire le nécessaire de votre côté.
– Naturellement. » Il se tourne vers Ailis. « Vas-y. On en reparle quand j’ai fini mes affaires. »

*

Les affaires sont longues, bien sûr – trouver les bonnes personnes dans le flot généré par les templiers qui organisent tout, réunissent les apprentis sans cesser de surveiller les mages, parler aux bonnes personnes puis retrouver celle qui était là il y a deux minutes mais a trouvé le moyen de se téléporter deux étages plus haut… Le soleil est couché depuis longtemps quand la liberté revient à ses actes et qu’il se souvient des individus qu’il a laissé derrière. Devrait-il aller voir Ailis ?

Il décide finalement de laisser le dortoir en paix – que les apprentis se tiennent compagnie, qu’ils dorment s’ils le peuvent… Lui en a bien besoin, de son côté.

*

La lune a fini sa ronde à son tour, et le soleil veille depuis quelques heures quand Ailis, accompagnée d’un templier alerte, retrouve sa chambre.

« J’aimerais rester.
– Et j’aimerais que vous restiez devant la porte. »

Ils se toisent quelques instants en une conversation muette, confiance contre envie de bien faire, respect contre respect ; puis enfin le templier décide que Lachlann n’est pas moins stable que quinze heures plus tôt et fait un pas en arrière, tirant la porte derrière lui, les laissant seuls. Il se tourne vers Ailis.

« Ailis. »

Elle n’a pas l’air d’avoir profité de la nuit, à en croire les cernes sous ses yeux et la canne qui tremble dans sa main – sans parler de son expression… Il n’a pas besoin de demander comment elle va et évite sagement de le faire, déjà parce que les subtilités ne l’intéressent pas, aussi parce qu’il a à dire et ne veut pas perdre de temps en platitudes et distractions. Il la laisse juste s’assoir, restant lui-même debout.

« Je me doute que tu as peur, et je regrette que l’Enclin ait débuté en un instant si mal choisi – malheureusement, tu te doutes que tu ne pourras pas camper dans ma chambre chaque fois que la réalité te pèsera comme hier. Je suis plus occupé que jamais et je ne peux pas me permettre de passer mon temps avec des apprentis. » Avec une apprentie, veut-il dire, parce que sa porte ne sera pas si hermétiquement fermée, mais le pluriel adoucira peut-être le message. « Je reste à ta disposition, mais il vaut mieux que nos échanges passent désormais autant que possible par écrit. Tu connais ma boite aux lettres – pour tes cours ou pour ta santé, tu peux y raconter ce que tu veux et personne d’autre que moi ne le lira, mais je te prierai de t’y tenir quelques semaines. »

Lui doit-il plus ? Elle a un avertissement, mais de là à mériter toute l’histoire – non.

« D’ailleurs, t’entraîner à t’exprimer autrement te fera du bien aussi, » conclut-il.

Elle est envoyée dans le dortoir avec les apprentis où templiers et mages les attendent, tentant tant bien que mal de calmer les esprits.

Le temps passe et pas de signe de Lann, elle se doute qu'il est trop occupé et préfère sûrement attendre demain. Il doit être épuisé et elle aussi. La fatigue qui pèse sur sa nuque et ses épaules sera peut-être suffisante pour lui permettre de dormir un peu cette nuit.

Ou pas… les discussions sur l’enclin fusent entre petits groupes d'apprenties dans le dortoir, les esprits trop échauffés pour que le sommeil vienne. Et elle aussi en prend parti avec ses amies, regardant du coin de l'œil Isbeil qui semble bien discrète.

Elle finit par la rejoindre lançant une dernière phrase dans la discussion animée de peurs les plus primaires, avant de se détourner et de venir s'asseoir sur le matelas à côté d'Isbeil.
Elle sent son regard sur elle malgré la pénombre et s'approche doucement ne voulant pas briser son calme de surface en chutant dans le noir.

Elle pose une main douce mais froide sur son épaule et la sent sursauter. Sans un mot, elle la prend dans ses bras et reste là en silence.

Elle l'a dit à Lann, elle faillit à la protéger. Il faut qu'elle se reprenne et qu'elle agisse. Elle sent au plus profond d'elle son instinct le lui dicter.
Elle la berce et espère lui communiquer le plus de sérénité que possible, malgré la peur nichée au creux de son cœur, et le vent frais qui caresse sa joue comme la promesse d'une mort prochaine.

Le lendemain matin, elle prend la direction du bureau de Lann saluant sobrement les templiers sur le chemin, qui ne semblent pas avoir passé une meilleure nuit qu'elle au vu de leur posture nerveuse. Le bruit de sa canne contre le sol est le seul accompagnement qu'elle a, comme si la gravité de la situation s'abat sur le monde, rendant muets jusqu'aux oiseaux. Sa main dessus est fébrile, d'avoir trop peu dormi, elle redouble d'attention pour ne pas tomber, et à raison elle a déjà failli sombrer deux fois. Arrivée au couloir de l'enchanteur, un templier vint la cueillir et l'accompagner jusqu'au bureau dans un silence de plomb, s'en suit une bataille de regard entre lui et Lann, avant que le chevalier décide qu'il pouvait se contenter de rester dans le couloir.

« -Ailis.

-Lann. »

Il la regarde et devine sans mal son malaise, mais ne dit rien préférant passer à autre chose. C'est sûrement mieux ainsi.

« Je me doute que tu as peur, et je regrette que l’Enclin ait débuté en un instant si mal choisi- malheureusement, »

Il a l'air épuisé lui aussi, mais la peur et l'angoisse en moins, plus préoccupé par les affaires urgentes qu'il a à traiter.

« tu te doutes que tu ne pourras pas camper dans ma chambre chaque fois que la réalité te pèsera comme hier. »

La honte de sa faiblesse rappelée d'hier lui picote la nuque et elle peine à garder le contact visuel avec lui. La sentence lui fait l’effet d’une gifle encore, mais elle peut l’endurer. C’est vrai après tout, elle ne peut pas toujours aller le voir pour pleurer. Elle doit être forte, pour elle, pour Isbeil, et pour ses amies.

« Je suis plus occupé que jamais et je ne peux pas me permettre de passer du temps avec des apprentis. »

Elle ne peut empêcher une ombre de déception de passer sur son visage, même si elle a de quoi s'occuper sans ajouter les cours avec Lann, ça va lui manquer.

« Je reste à ta disposition, mais il vaut mieux que nos échanges passent désormais le plus possible par écrits. Tu connais ma boîte aux lettres - pour tes cours ou ta santé, tu peux y raconter que tu veux, et personne d’autre que moi ne lira, »

A condition que je la mette moi-même dans la boîte. Ne peut-elle s’empêcher de penser.

« mais je te prierai de t’y tenir quelques semaines. »

« Bien. »

Sa réponse est un peu distante par la fatigue et l'angoisse qui la ronge encore, mais nullement par du ressentiment ; comprenant pleinement que son statut au sein du Cercle lui donne nombre de responsabilités, surtout après pareil trouble. Cela dit, la nouvelle reste peu agréable à accueillir en pleine tourmente, elle va devoir redoubler d’efforts pour qu’il soit fier d’elle, et qu’elle ne flanche pas.

« D’ailleurs, t’entraîner à t’exprimer autrement te fera du bien aussi. »

Ses sourcils se froncent, ne discernant pas tout de suite le sens de sa phrase,

« Que me conseilles-tu ? »

honnêtement elle n'a pas trop d'idées sur ce qu'il sous-entend ni la force d'y répondre encore mal réveillée de sa non-nuit.

« Que me conseilles-tu ? »

Il la détaille du regard, cherchant le sentiment caché et pas mécontent de ne pas le trouver.

« Écris, si besoin. Je répondrai. Ça t’aidera à étaler tes pensées sans qu’on te les arrache. »