Quand, enfin, le Premier Enchanteur franchit la porte de son bureau, il ne put s’empêcher de pousser un profond soupir de fatigue – ses oreilles bourdonnaient encore d’avoir tant cavalé, d’avoir tant écouté, et il n’entendit pas la porte claquer derrière lui. Le mois de Drakonis ne léguait qu’un terrible fardeau aux jours qui le suivaient, successeurs peu préparés aux temps difficiles à venir – mais après le dragon et après la procession, le déluge, dira-t-on. Déluge de questions, déluge de doutes, déluge de décisions.

Assez pour faire d’un trou une flaque et de cette flaque, une mer bien compliquée à boire, se murmura le mage en traversant le tapis moelleux pour se servir un verre d’une eau autrefois fraîche. Une grimace tordit son visage tandis qu’il y trempait ses lèvres sèches : il insista pour aspirer le plus de liquide possible, cherchant à se convaincre qu’il serait malgré tout bon qu’il s’hydrate un peu… mais il y avait bien peu à faire. Ce pot avait trop traîné sur le bureau qu’il dépassait alors, dépité.

Le Mansilla n’avait pas souvent vu la mer – à ce niveau-là, on pouvait avouer qu’on frôlait le « jamais ». Les fleuves oui, que ce soient l’Antiva, l’Aguera, la Minantre : longs et larges filets d’eau parcourant les terres, irriguant de leur calme : certains étaient rebelles et dangereux, réputés ; mais lorsqu’on les observait au détour d’une calèche, ils offraient cette inénarrable impression de calme, une éternité de mollesse… La mer, quant à elle, était tempétueuse et farouche : les éclats de ses colères avaient maintes fois fait vibrer l’air jusqu’à la tour d’Antiva, inquiétant les apprentis les plus conscients de ses dangers, embarquant dans des rêves les plus aventureux d’entre eux. Le jeune Nucci, lui, s’étai pragmatiquement imaginé comment les lames pouvaient s’abattre sur les digues. Ce devait être bien pire que cette eau que l’on secouait dans des pots trop remplis, mais la céramique ne brisait pas sous l’imprudence des domestiques et des enfants chahuteurs ; alors qu’une mer en rage fracassait des vies et emportait avec elle les prodiges du monde. Il avait  ainsi décrété, en ce temps-là, qu’il n’aimait pas vraiment la mer, bien loin des poèmes trompeurs, et s’était réconforté à l’idée qu’il n’aurait pas à la côtoyer souvent.

Aujourd’hui, en Starkhaven, alors que la mer demeurait à des milliers de kilomètres, un Nucci plus âgé se prenait encore à imaginer. Son regard s’égara à sa fenêtre et regardait les rues relativement paisibles, des rues qu’aucune lame d’eau ne menaçait, qu’aucune tempête ne recouvrait encore. Et il se surprit à se demander si l’air avait eu le temps de vrombir en Sélénie avant que la mer ne s’abatte au pied des montagnes, venue des sommets eux-mêmes pour emporter des vies et fracasser les prodiges du monde ? Si l'air n'avait pas tremblé une dernière fois en Antiva avant que tout ne soit que cendres ?

À moins qu’on appelle cela une avalanche ? Pourtant, la neige n’était-elle pas blanche et immaculé, autant de qualificatifs impossibles à attribuer à l’Enclin ? Seulement, l’Antivan avait encore moins vu d’avalanches que la mer. Le moment était venu où les comparaisons à la nature devenaient ridicules et, si le cœur lui en avait dit, l'enchanteur aurait pu en rire entre ses doigts inconsciemment portés à ses lèvres pensives. Nucci n’arrivait cependant pas à s’imaginer autre chose qu’un océan difforme emportant des brindilles sur son passage. Il avait fallu une soirée pour effacer l’étincelant, une semaine pour effacer la beauté. Cela ne paraissait pas plus ridicule de s’imaginer une ville emportée par une mer souillée que de constater qu’un royaume entier avait disparu en une semaine seulement. Quel conquérant n’en avait pas rêvé ? Quel amiral n’y avait pas aspiré ?

Aucun. Personne n’était si fou, hormis de vieux magisters pétris de haine face aux Elfes.

« Premier Enchanteur ? »

L’appelé sursauta et manqua de lâcher son verre encore rempli, qu’une crispation douloureuse maintint fermement entre ses doigts : son regard se porta immédiatement vers la templière à la silhouette étincelante à moitié passée par la porte. Si celle-ci n’avait pas claqué, la raison venait d’en être toute trouvée, et la gardienne du Créateur n’avait pas jugé bon de frapper avant d’entrer. Bien loin de s’énerver, pourtant, l’enchanteur se lamenta d’un soupir de sa propre étourderie – ça ne lui arrivait jamais –, ne concevant même pas en cet instant où il tourna le dos à sa fenêtre dans quelle mesure celle-ci s’étendait. La templière avait arboré un grand sourire hébété qui s’effaça devant la réaction qu’elle venait de provoquer.

« Pardonnez le dérangement…
- Faites, je vous prie, dites-moi, l’invita-t-il à développer tout en déposant son verre décidément
- Votre… invitée est arrivée ! »

La surprise s’invita un instant sur les traits du Premier Enchanteur : ses paupières cillèrent, ses sourcils s'arquèrent ses lèvres armèrent une question évidente. Qui ? Quelques noms lui vinrent en tête, mais aucun satisfaisant, jusqu’à ce qu’un pas de côté de la guide laisse entrevoir une tenue des plus raffinées, des accessoires du plus exquis des goûts, une jeune femme parmi les plus élégantes de la cité et un visage parmi les mieux apprêtés, d’un masque que l’on n’avait pas besoin de poser sur le nez de peur de l’alourdir.

Agnese de Palia, ambassadrice d’Antiva et de Riveïn, se tenait sur le pas de sa porte, et méritait par son seul rang, par sa seule fierté – et, surtout, par l’imbécile oubli de la part de son homologue du nord –, tous ces qualificatifs des plus délicieux, mais exagérés.

« Oh », laissa échapper Nucci Mansilla.

Ce n’était pas tout à fait qu’il avait oublié avoir demandé un entretien avec l’ambassadrice : oh, non, il n’oserait pas un tel affront ! Aux premières nouvelles des ravages de l’Enclin au nord, la volonté de la rencontrer s’était faite ressentir ; lorsque les premières caravanes réfugiées étaient venues taper aux grandes portes de la cité, et avaient apporté leurs rumeurs, la missive s'était faite urgente. Une prose courte, un aveu d’inquiétude, sûrement, qu’il aurait aimé ne pas lui délivrer à elle – mais pour une fois, il ne s’en était pas plus soucié que cela.

Si peu soucié qu’il en avait oublié que la jeune femme viendrait, et maintenant. Il contourna son bureau, clopinant sur quelques pas sur sa canne, pour pouvoir lui faire entièrement face et l’accueillir comme il se devait.

« Votre Excellence Ambassadrice de Palia. »

Le salut protocolaire, présenté en langue commune, de Nucci fut accompagné d’une légère inclinaison, dans la limite de ce que sa hanche malade lui permettait – dans la limite de ce que leurs rangs respectifs imposaient, et de ce que la dignité tolérait. En de bien nombreux points, Agnese de Palia se tenait comme son égale : la naissance était aussi noble, la position sociale, haute et la fierté, solide. De quoi faire plier au Mansilla son échine, sa main gauche posée sur sa canne, sa main droite exécutant une valse légère. À la limite entre politesse raffinée et insolence voilée, soulignée d’un sourire entendu – plus léger, certes, qu’à l’habitude – qui laissait place à toutes les interprétations.

Un art que maîtrisait particulièrement bien le Premier Enchanteur, même en pareille situation.

« Pardonnez les circonstances je vous prie. Entrez, entrez, ne restez pas à la porte : installez-vous si vous le souhaitez. »

Soulevant sa canne, Nucci Mansilla désigna, toujours avec politesse et sens de l'accueil, le banc qui s’étendait à la droite d’Agnese de Palia, au pied d’une bibliothèque bondée de livres et d'outils en tous genres : fioles vides et pleines, instruments divers, étoffes bigarrées… On y trouvait même quelques plantes miraculeusement en vie. Néanmoins, ce ne fut pas le seul siège qu’il proposa à son invitée : devant lui, près de son bureau, se dressait posément un fauteuil des plus simples mais des plus confortables, qu’elle était aussi invitée à occuper si elle le désirait.

« Je vous remercie d’avoir répondu par la positive à ma missive », continua-t-il en souriant à pleines dents.

Ses robes bleues, simples, bruissèrent tandis qu’il bougeait : les tissus glissèrent les uns sur les autres, frottèrent contre le bureau bien solide, caressèrent le sol de pierre et le moelleux tapis. Un éclat scintillant, pas des plus scintillants au vu de la dignité de son invitée, mais il n’y pouvait rien et ne s’en formalisa pas.

« Souhaitez-vous vous que je vous serve quelque chose à boire ? Évitons l’eau, elle n’est plus très fraîche », et les chevalières tapèrent contre le gobelet peu ragoûtant.

Le Premier Enchanteur hocha la tête en direction de la templière, la remerciant de son service autant que la priant de partir : bien sûr qu’elle pouvait refuser, mais le rang dépassait ici de facto ce que les lois des hommes avaient installé pour le reste, pour le monde. La jeune femme se retourna et s’en alla sur cet acquiescement, sans un mot, sans un geste – protocolaire, militaire. Il respectait bien assez les templiers de son Chevalier-commandant pour ne pas les envoyer lui chercher de l’eau – et il ne comptait pas supporter un refus de la part de celle qui avait déjà accepté d’escorter l’ambassadrice par ici. Et surtout pas devant elle.

« Ou bien marcher un peu…, poursuivit-il dans une langue antivane qu’une décennie à Starkhaven avait refroidie – à moins que ce ne soit une vie antivane qui avait réchauffé sa langue commune ? Aviez-vous déjà mis le pied dans une tour de mages auparavant ? »

Aussi naïve qu’elle pouvait paraître, surtout provenant d’un homme qui avait à la fois l’air vrai et l’air faux de l'innocence, la question s'avéra sincèrement emplie de curiosité. Et le regard qui l’avait posé, brillant.

« Allons, nul besoin de merci entre nous, Messere. J’ose espérer avoir suffisamment démontré que chaque enfant d’Antiva, peu importe son rang ou ses allégeances, trouvera toujours une oreille attentive à notre ambassade. »

Allégeances. Rien ne trahit chez Nucci Mansilla combien ce mot, articulé par les lèvres d’Agnese de Palia, retint particulièrement son attention ; pourtant le terme avait de quoi questionner. À l’instar de toutes les noblesses, fussent-elles orlésiennes, tévintides ou antivanes – peut-être les marchéennes y faisaient-elles exception, bien que leurs humeurs mornes ne les rendaient pas moins civilisés –, il ne fallait pas attendre de cette intrigante que ses mots soient choisis au hasard. Surtout lorsqu’il s’agissait d’une femme à un poste de pouvoir et d’importance : une exception dans le pays des exaltations et de la chaleur, qui la rendaient plus exceptionnelle et plus dangereuse encore, même si avoir mené sa barque au sein de la Chantrie conduisait parfois à oublier les mœurs du nord.

Allégeances. Qui pouvait croire qu’un mage choisissait de prêter son allégeance à la Divine de Val Royeaux dès lors qu’il avait le pas dans un cercle de magie, et qu’on l’y menottait de son sang, qu’on l’y enchaînait aux templiers ? Sûrement pas une fille de Palia dont le nom était lié à la tour d’Antiva par une sœur aînée qui n’aurait sûrement pas laissé sa famille dans l’ignorance : oh, Nucci n’avait pas de doute sur la protection assurée des secrets les plus précieux de leur institution, mais il en allait ainsi des politiques aristocratiques que toutes information était précieuse. Or, si Katriel avait compté dans une histoire passée que le Mansilla aurait souhaité oublier – un souhait que seul l’inéluctable destin de Thédas avait brisé, excusez-le du peu – , il était certain qu’elle avait tenu les siens au fait des us et coutumes des cercles. Lui non plus ne s’en était pas privé avec les siens.

Ce n’était donc pas de cette allégeance-là dont il était question, quand bien même le Premier Enchanteur la soignait avec diligence ; non, ce terme devait couvrir une autre réalité. Agnese de Palia nourrissait depuis leur première rencontre une ambiguïté à son sujet qu’il n’avait jamais parfaitement réussi à percer : mais loin de l’y confronter directement, Nucci cherchait surtout à la pousser à l’erreur. Qu’elle se trahisse et, s’il avait quoi que ce soit à se reprocher, il saurait s’en défendre. Ce fut pourtant avec une sincérité toute crédible qu’il lui répondit avec un léger sourire :

« Entre les égards de la Chantrie et les vôtres, continua-t-il en langue commune, señora, je suis un enchanteur choyé et un Antivan réconforté. »

Il observa posément sa mine soucieuse, ainsi installée dans le siège qui voyait passer tant de mages, un peu moins de templiers, plus exceptionnellement de visiteurs. En attendant, sa question continuait de le tarauder silencieusement, sans qu’il n’espère obtenir réponse tout de suite : la visite ne faisait que commencer et viendrait le moment où les tristes nuages déverseraient sur leurs mots et leurs souvenirs une douloureuse averse les détournant de leurs manœuvres habituelles.

Pas encore, pas encore… Les petits tours du Premier Enchanteur avaient fonctionné quand un regard étincelant assentit à son offre bien avant les mots.

« D’abord vous m’offrez un échappatoire à un flot de parcheminades qui ferait blêmir d’envie l’Ilargia, et maintenant l’opportunité d'exaucer un souhait d’enfance ? Voilà bien une mystification digne du Premier Enchanteur !
- Mystification, mystification !, après avoir repris et répété ce mot qui, de nature dépréciative, charriait ambiguïté dans l’acceptation de l’ambassadrice et malice dans l’éclat de l’enchanteur, Nucci se laissa aller à un rire démonstratif. Un jour, ambassadrice, vous en viendrez à m’accuser de vous avoir lancé un mauvais sort, alors qu’il est de mon devoir d’user de tous mes talents à votre service. »

Ce fut l’ambassadrice qui lui tendit son bras la première, le prenant ainsi de court : le geste, pourtant, attisa le sourire le mage qui honora l’invitation d’un geste habile. Sa main droite saisit : à l’éclat du jour, l’or blanc dans lequel étaient à jamais gravées les trois tulipes et le chien couché scintilla, et avec lui l’illusion encore tenace que la splendeur des Mansilla n’avait pas encore disparu à jamais. Pas encore, pas encore… Peut-être avait-il d’autres allégeances à honorer avant de se libérer, amèrement, du poids dans ses entrailles.

« Alors, si l’affaire pour laquelle vous m’aviez quêtée ne souffre d’aucune urgence ou de l’indiscrétion des murs, je vous prend au mot ! Guidez donc, Messere, à votre convenance ! »

Quelle urgence ? La folie au dehors n’aurait que faire du temps que prendraient deux fruits depuis longtemps séparés de l’arbre qui les avait vus naître pour pleurer la force des racines, la douceur des fleurs ou le réconfort de la canopée. Quelle indiscrétion ? Que tous entendent que les rumeurs du nord étaient bien réelles, et tentent de deviner les paroles que fredonnaient leurs conversations en antivan : ils réaliseraient alors et comprendraient enfin.

Non : Nucci Mansilla était Premier Enchanteur en son cercle et il ne craignait ni l’urgence, ni l’indiscrétion des murs. Le seul qui pourrait lui insuffler la peur de sa démarche auprès d’Agnese serait aussi celui qui comprendrait sa démarcher ; celui qui aurait sûrement récolté ses doutes et compris ses pensées. Cela rendait sans douter le Premier Enchanteur maître en sa demeure.

« N’ayez crainte : il y a bien peu de risques que je vous impose de me rattraper. Il serait néanmoins fort dommage que vous vous égariez dans les couloirs labyrinthiques de ce cercle… Nous Antivans devenons bien trop précieux pour que je vous perde au détour d’une mystification dont nous mages avons la clef. »

Dans sa main gauche demeurait sa plus fidèle compagne, cette canne solide qui les accompagnerait jusqu’à la fin ; celle qui annoncerait leur venue et saurait à elle seule faire taire les remarques, et élever les rumeurs. Quoique Nucci ne comptait pas parmi les estropiés les plus à terrifiant de la cité, non – loin de là, même.

« À moins que ce ne soit des templiers dont vous ayez le plus à craindre… »

Un nouveau rire le secoua tandis qu’il invita, d’une subtile poussée, l’ambassadrice à se mettre en mouvement : derrière eux, le Premier Enchanteur referma la porte de son bureau à clef, attachant finalement son trousseau à la fine ceinture nouée à sa taille.

« Y a-t-il un endroit en particulier que vous souhaitiez voir, ambassadrice de Palia ?, alors qu'il passa pour cet échange en langue antivane, il reprit le bras de la dame autant qu’il la replaça au centre de son attention. Ou puis-je répondre à une question spécifique que vous vous posez sur les cercles ? Je ne puis accéder à toutes vos demandes, mais je peux au moins continuer à vous divertir un peu, loin des problèmes et de votre paperasserie. »

Vous combler avant que je vous présente ma propre demande et que vous me rendiez service. Un service assez pressant pour que Nucci écrive cette missive précipitée à Agnese, et cède par ce geste à son urgence et à sa crainte. Du destin inéluctable du monde qui brisait des souhaits et ébréchait des certitudes.

Qu’importe que ces émotions soient cachées par la courtoisie et les sourires le temps que le Créateur le veuille. Le temps que le Créateur l’impose.