Isbeil n’arrivait toujours pas à croire que, parmi tous les membres du Cercle, c'était à Lachlann Vaël qu'elle s'était confiée. Ses parents, Eiric… Elle avait pleuré devant lui. Elle avait avoué à l’enchanteur ses craintes les plus secrètes, des peurs et des doutes dont elle ne parlait même pas en confession.  

Pourquoi ? Pourquoi avoir dit tout ça ? Pourquoi à lui ?

Et surtout, elle n’arrivait pas à croire qu’elle lui était reconnaissante pour ce moment. Oui, ça avait été douloureux, oui il y avait eu quelques complications, mais, au final, ça lui avait fait du bien de parler, et elle avait l’impression que le mage avait aussi apprécié d’être écouté. Elle aurait pu avoir pour cette soirée des sentiments étonnamment positifs…

S’il n’y avait eu la honte.

Excepté un unique malentendu, l’enchanteur supérieur avait plutôt bien réagi à ses paroles, mais quel regard portait-il sur cette discussion maintenant que la nuit était passée ?  Regrettait-il ? Pire, et si le souvenir de ce qu’il s’était passé le mettait en colère ? Si, avec le recul, il décidait qu’il aurait bien pu se passer d’en apprendre autant sur cette apprentie intrusive et volubile qui l’agaçait tant d’ordinaire ? Pouvait-il utiliser tout ce qu’elle lui avait révélé contre elle ? Elle ne voulait pas le croire capable d’une telle vilenie, mais si les évènements de la veille lui avaient appris quelque chose, c’est qu’elle connaissait bien mal Lachlann Vaël.

Peut-être craignait-il lui même qu’elle trahisse ses propres confidences. Devait-elle le chercher pour l’assurer de sa discrétion ?

Toute la journée, Isbeil évolua dans un brouillard de questions et d’incertitudes. Elle échappa son repas au réfectoire, se révéla incapable d’écouter le moindres cours. Son embarras ne fit que croire lorsqu’un professeur, remarquant son inattention, la réprimanda avec autant de douceur que de fermeté.

Lorsque la nuit tomba enfin sur cette journée bien trop longue, le sommeil, aveugle à ses désirs et tourments, se refusa à elle. Résignée, elle laissa ses pas la guider vers la bibliothèque. La simple présence des ouvrages, l’odeur du vieux cuir et de la cellulose en lente dégradation, suffisait bien souvent pour calmer ses pensées les plus tenaces et lui faire retrouver toute sa tranquillité d’esprit.

Mais pas aujourd’hui visiblement.

Elle déambula sans but entre les étagères, lisant distraitement les titres inscrits en lettres d’or sur les dos usés. Des effets des sorts sur l’esprit, Tromper la perception,  Magie et mémoire .

Si seulement elle avait pu oublier, ne serait-ce qu’une seconde, sa folie de la veille.

Oublier.

Une telle chose était-elle possible ?

Mue par la curiosité, Isbeil tendit le bras vers le dernier livre, le manqua de quelques millimètres.  Trop haut. Elle venait enfin de l’attraper, juchée sur un marchepied déniché dans un rayon voisin quand…

— Miss Byrne.

Si elle n’avait pas été si perturbée, si elle avait passée une meilleure journée, si son équilibre n’avait pas été si précaire, sûrement n’aurait-elle pas réagit aussi violemment.

Mais elle était perturbée. Elle avait passé une mauvaise journée. Et, sur ce marchepied vaçillant, son équilibre était plus que précaire.

Aussi, lorsque la voix s’éleva soudain dans son dos, elle échoua à l’identifier, paniqua, et se défendit avec ce qu’elle avait sous la main.

Un vieux grimoire poussiéreux.

Isbeil ne put que regarder, impuissante et catastrophée, le livre s’envoler en direction de Lachlann Vaël, avant que le marchepied, déstabilisé par son mouvement brusque, ne cède sous son poids, l’entraînant dans sa chute.

Sonnée par sa dégringolade, Isbeil ne se releva pas immédiatement.  Elle s’était cognée la tête contre l’étagère en tombant. Pas que la tête d’ailleurs, le choc semblait avoir fait vibrer chacun de ses os. Un gémissement lui échappa même alors qu’elle tenait de retrouver ses esprits. Que venait-il de se passer ? Quelqu’un l’avait effrayé… La voix de Lachlann Vaël déchira les brumes de la douleur et de la confusion sans la chasser totalement :

— Et bien, miss Byrne, on ne sait plus se tenir debout ? Entrainez-vous au sol avant de tenter les hauteurs, la prochaine fois.

L’apprentie redressa la tête. Trop vite. Malgré la nausée, elle trouva la force de bredouiller :

— Messer Vaël ! Je suis tombée. Je n’ai pas fait exprès de…

De jeter ce livre. Créateur. Elle avait jeté un livre sur Lachlann Vaël.

— Le livre va bien !? Et vous ? Je suis désolée pour hier. Pour maintenant. Je ne dirais rien.

Toutes ses angoisses se mélangeaient sous l’effet de l’étourdissement. Une part d’elle même avait conscience de tenir des propos incohérents, sans qu’elle ne puisse rien y faire toutefois. Elle aurait aimé que tout cesse de bouger autour d’elle, que son cœur cesse de battre ainsi dans sa tempe.

— Vous surgissez toujours de nulle part. J’ai eu peur, conclut-elle alors que ses vertiges se calmaient enfin pour laisser place à une sensation bien plus désagréable : celle, cuisante, l’humiliation.
— Rien de cassé ?
— Je ne crois pas.

Sa voix partit un peu dans les aigus alors qu’elle se relevait, mais ce n’était pas un mensonge : elle en serait sûrement quitte pour une belle bosse, et un énorme bleu sur le genou si elle se fiait à l’élancement que causait chaque mouvement de l’articulation, mais elle pensait vraiment ne rien avoir de cassé. Elle retint de justesse une grimace : si elle devait aller à l’infirmerie, elle préférait le faire seule, une fois l’enchanteur parti. Entre hier et cet accident, il l’avait déjà assez vue position de vulnérabilité comme ça.

D’une certaine manière, le froncement de sourcil rassura Isbeil. Avec lui, elle retrouvait un peu du Lachlann Vaël qu’elle connaissait. Maintenant qu’il s’était assuré qu’elle allait bien, il allait lui passer un savon et…

— Ce n’est pas assez de croire. Passe en revue chaque articulation et os majeur et va à l’infirmerie dès que tu te sens capable de te lever sans t’évanouir.

Les paroles du mage, pleines de sagesse, la stoppèrent net. Effectivement, se relever avant de s’être assuré que l’on ne souffrait d’aucune fracture était une très mauvaise idée. Un mouvement trop soudain pouvait déplacer un os brisé, elle aurait du s’en souvenir. Le rouge lui monta au joue alors qu’elle réalisait que son élan de fierté avait faillit lui faire commettre une belle erreur. L’honnêteté était une valeur importante au quotidien, et elle était capitale dans le domaine auquel elle voulait dédier sa vie. Un patient qui dissimulait ses blessures ne faisait qu’entraver sa guérison et mettre sa santé en danger. Si elle voulait vraiment se consacrer au soin, elle ne pouvait refuser d’admettre quand elle était elle-même blessée.

— Vous avez raison.

Elle s’assit donc, prenant le temps de faire jouer ses articulations avec une lenteur précautionneuse, le tout sous le regard attentif de Lachlann. Ne comptait-il vraiment pas lui crier dessus ou au moins la réprimander un peu ? L’enchanteur supérieur paraissait sincèrement inquiet de son état. A nouveau, il lui laissait voir cette facette de sa personnalité, plus patiente et attentionnée. Soudain, Isbeil eu honte d’avoir eu honte, d’avoir imaginé qu’il pouvait retourner ses confidences contre elle. Elle n’aurait pas dû regretter les évènements de la veille. Elle devait au contraire apprécier cette occasion qui lui était offerte de mieux connaître le mage, essayer de lui faire confiance…

— Comment va ta tête ? Mieux que d’habitude, j’imagine ?
— Mieux que… répéta-t-elle, confuse.

Ah, autant pour elle… Nouveauté ne signifiait pas forcément disparition de l’ancien. Se fut à son tour de froncer les sourcils. Il lui faudrait sûrement un peu de temps pour associer dans son esprit ces deux Lachlann. Elle se sentait toutefois prête à se montrer plus indulgente envers le premier maintenant qu’elle avait découvert le second.

— Je suppose que je mérite cette pique, finit-elle par concéder. Elle est un peu douloureuse, mais je ne pense pas que ce soit grave.

Au moins ne saignait-elle pas.

— Vous… vous pouvez m’aider à me relever ? Je suis sûre de n'avoir rien de cassé, mais mon genou me fait vraiment mal.

La main qui se posa sur sa tête dans un geste aussi affectueux que maladroit la surprit. Elle aurait presque pu l’apprécier sans la décharge que le geste envoya dans son crâne. Elle avait dit qu’elle avait mal. L’enchanteur Vaël ne pouvait-il pas tapoter une zone non douloureuse, comme son épaule ? Elle lui sourit cependant, un sourire hésitant et grimaçant mais un sourire quand même, pour lui montrer que l’action la touchait.

Il disparut toutefois bien vite, car le sermon tomba enfin en un déferlement violent, mettant fin à l’angoisse de l’attente. L’intonation du mage n’avait jamais été aussi dure, mais elle ne pleura pas, se contentant d’attendre la fin de ses récriminations, essayant de se concentrer davantage sur la partie qui lui enjoignait la prudence et démontrait un souci de sa sécurité que sur celle insultant son intelligence.

— Je ne m’étais pas rendue compte qu’il était bancal, marmonna-t-elle néanmoins par reflexe à la fin de la tirade de son interlocuteur.

Elle n’osa pas le regarder en face pour vérifier s’il partageait sa surprise. Elle venait vraiment de répliquer ? Il fallait croire que la partie sur son cerveau l’avait tout de même un peu blessée, et que le choc à la tête avait entamé une partie de sa retenue habituelle…

— Messer, ajouta-t-elle hâtivement avec un air contrit dans une tentative d’atténuer son propos. Vous avez le pas vraiment léger vous savez ? Je suis désolée, vraiment, de vous avoir lancé ce livre.

Ses blessures devaient jouer en sa faveur, car il ne cria pas ni ne l’abandonna sur place, se contentant de lever les yeux au ciel. Elle rougit en le voyant s’emparer du livre-projectile toute juste mentionné pour en déchiffrer le titre.

— Estimons-nous heureux que ta mémoire n’ait rien, commenta-t-il d’une voix encore un peu rude.

Finalement, le Messer Vaël prévenant et bienveillant commençait à lui manquer. L’apprentie n’avait pas craqué jusque là, mais si le mage continuait sur cette lancée, elle n’était pas sûre de pouvoir retenir longtemps ses larmes. Il parut s'en rendre compte car ses paroles et son expression se firent soudainement plus douces.

— Et que mon visage comme tous ces rayons n’aient pas souffert de ton expédition.

Il lui signifiait ainsi son pardon, et cela lui donna le courage de demander, alors qu’il faisait mine de se redresser :

— Vous… vous pouvez m’aider à me relever ? Je suis sûre de n'avoir rien de cassé, mais mon genou me fait vraiment mal.
— Le droit ?

Elle hocha lentement la tête et il tendit son bras, accompagnant avec délicatesse ses pas maladroits.  Elle essaya dans un premier temps de ne pas trop peser sur lui, mais cela ne fit que la crisper et les gêner tout les deux. Elle força donc ses muscles à se détendre, s’autorisa à se fier à la solidité de l'enchanteur. Il valait mieux qu’il la trouve un peu lourde qu’elle ne les entraîne tous les deux dans une nouvelle chute.

Le chemin vers l’infirmerie était long, et l’avancée des deux mages s’avéra aussi lente que pénible. Isbeil éprouva bientôt le besoin de mettre fin au silence qui avait fini par s’installer.

— Enchanteur Vaël, que faisiez-vous dans la bibliothèque ?

Comme il ne répondit pas immédiatement, elle craignit de l’avoir de nouveau contrarié.

— Pas que je trouve à redire à votre présence, ou que vous ayez à me répondre, ça ne me regarde probablement pas. J’espère juste que je n’ai pas interrompu une recherche urgente.

Ses questions ne cachaient pas seulement une tentative maladroite pour se distraire de la douleur, elles dissimulaient également celles qu’elle n’osait poser :

Est-ce que le sommeil vous fuyait aussi ? Repensiez-vous à hier ?

– Puis-je savoir ce qui t’a soudain poussé à regarder Magie et mémoire ? Ou est-ce simplement son beau dos morne et gris qui a attiré ton œil ?

Oh.

Elle aurait dû s’attendre à ce qu’il lui retourne la question, et cette dernière était trop directe pour qu’elle puisse la contourner ou y répondre par un silence. Il était bien sûr hors de question de mentir. Les joues pâles de l’apprentie devinrent écarlates : c’était gênant, une curiosité fruit d’une folie passagère et qu’elle ne semblait pas finir de payer, mais elle devait assumer.

— Et bien… je…

L’escalier qui apparu au détour du couloir lui donna un peu de répit. Ses doigts se crispèrent à la vue des marches. Avancer sur le sol plat était déjà douloureux : malgré ses efforts et ceux de l’enchanteur combinés, chaque pas envoyait une pulsation cuisante dans son genou alors…

La descente serait probablement une torture.

— Tu vas t’en sortir ou il faut que je te porte ? demanda Lachlann.

Isbeil pouvait dire à son soupir, certes discret mais audible, qu'il n'était pas enchanté par l'éventualité et n'avait proposé que par politesse. La jeune fille n’était pas beaucoup plus emballée par cette perspective. S’imaginer dans les bras de n’importe qui aurait suffi à la mettre mal à l’aise, alors dans ceux de l’enchanteur Vaël dont les yeux d’orage et de glace suffisaient parfois à lui faire perdre ses moyens…

— Je devrais pouvoir y arriver, déclara-t-elle avec, dans la voix, bien plus d'assurance qu'elle n'en avait réellement.

La rampe et le soutient du mage devraient suffire. Mage dont le regard inquisiteur lui chauffait actuellement la nuque, signe silencieux qu’il attendait encore sa réponse. Il ne la quitta pas lorsqu’ils s’engagèrent dans l’escalier, bien que l’apprentie eut préféré qu’il se concentre sur les marches devant eux.

— Vous allez sûrement trouver ça stupide mais…

Il te trouve déjà bête, il ne l’a jamais caché.

— J’ai vu ce livre en déambulant. Le titre m’a intriguée et…

Nouvel élancement, qui lui coupa le souffle cette fois. Son pied droit avait butté sur la pierre. L’apprentie prit une profonde inspiration et rajusta sa prise sur le bras du mage avant de continuer :

— ... et je me suis demandé si la magie était capable d’altérer les souvenirs.

Voilà, elle l’avait dit. Fera-t-il le lien avec la soirée de la veille ?

Encore sept marches. Un nombre ridicule. Un nombre bien trop élevé.

Lachlann Vaël s’arrêta si brusquement qu’Isbseil faillit perdre l’équilibre.

— Créateur, on ne peut pas parler si tu fais une pause entre chaque phrase, s’impatienta-t-il avant de la pousser contre le mur.

Cependant son geste n’avait rien eu de violent. Il paraissait agacé mais pas en colère. Il leva la main, et l’apprentie l’observa, interdite.

— Qu’est ce que vous…

Le craquement soudain du voile la fit tressaillir, et se sentir décoller du sol acheva de l’affoler. Seule la conscience de l’heure tardive l’empêcha d’hurler de peur. Au grand bonheur du Cercle endormi, seul un glapissement étranglé franchit ses lèvres.

— Arrête de gesticuler.
— Enchanter Vaël, reposez moi !

Son cri chuchoté aurait pu avoir quelque chose de comique, si elle n’avait pas été en train de flotter dans les airs. Lorsqu’il fit mine de s’éloigner, elle attrapa sa main par réflexe et la pressa, fort. Une partie moins paniquée de son cerveau avait conscience qu’elle lui broyait peut-être les doigts, mais elle ne parvenait pas pour autant à desserrer sa prise. La peur était aux commandes, et la peur exigeait que Lachlann Vaël devienne son ancre.

— Ne… ne me lâchez pas s’il vous plait.

Son regard s’était fait aussi implorant que sa voix. L’enchanteur supérieur leva les yeux au ciel, pourtant il ne chercha pas à se dégager, et Isbeil lui en fit reconnaissante. Pourquoi ne l’avait-il pas averti avant de la faire léviter ?

Par le Créateur, elle lévitait.

Reconnaissance ou non, Isbeil pria silencieusement Andrasté de ne pas la laisser mourir aux mains de ce mage imprévisible. Elle n’était même pas si haut. En réalité, seuls quelques centimètres séparaient ses pieds des marches de pierre, mais la sensation d’apesenteur était si étrange. C’était presque comme être dans l’eau, le poids du corps oublié, mais sans liquide se pressant contre la peau pour opposer une résistance au mouvement.

Inspire. Expire. Pendant que Lachlann reprenait la descente des escaliers, Isbeil se plongea dans l’un des exercices de respiration que lui avait enseigné sa mère pour le chant. Peut-être parce qu’elle l’avait évoqué hier avec l'enchanteur, elle la vit dans les jardins du château, chantant tout en cueillant des myosotis. Elle réaliserait plus tard que, pour la première fois depuis longtemps, un souvenir lié à sa famille n’était pas teinté de douleur et de chagrin.  

Ils arrivèrent rapidement en bas de l’escalier, et l'apprentie fut forcée de reconnaître que se déplacer ainsi était bien plus facile que de boitiller, et surtout bien moins douloureux. Sa peur avait surtout été le résultat d’un manque de préparation, et maintenant qu’elle commençait à retrouver son calme, elle pouvait de nouveau accorder son attention au mage qui avait repris la parole :

— Les souvenirs, tu disais ? C’est impossible à ton niveau, et Magie et mémoire ne parle que des altérations involontaires.

Alors c’était bien possible. C’était effrayant, de savoir que les mages pouvaient ainsi porter atteinte à l’intégrité de la mémoire d’une personne, à son identité. C’était nos souvenirs qui faisait de nous ce que nous étions : les perdre revenait à se perdre soit même. Existait-il seulement un domaine où la magie n’était pas une menace ?

— Mais reviens demain et je me ferais une joie de les modifier pour toi, ce serait l’occasion de tester un sort qui m’intéresse depuis longtemps, continua Lachlan, qui n’avait pas perçu son trouble.

— Il y a méprise Enchanteur Vaël, je ne veux rien oublier. Enfin, je dois admettre que l’idée m’a traversé l’esprit une seconde, mais ce n’était qu’une folie, un moment de faiblesse passager. Je…

Comment lui expliquer ? Elle aurait voulu lui demander de s’arrêter, de la regarder, aussi intimidant que puisse être son regard parfois. Elle était soudain bien contente de ne plus avoir à marcher : elle voulait être sûre de bien s’exprimer, et elle n’aurait pu réfléchir correctement à ses prochains mots si elle avait dû se concentrer aussi sur ses pas.

En une journée, Isbeil avait eu le temps de se remémorer ses précédentes interactions avec l’enchanteur supérieur Vaël et d’en faire le triste bilan : trois ans de conversations trop souvent pénibles, d’évitement poli, de frustration… Mais avec le recul, avec les évènements de la soirée précédente pour tout remettre en perspective, elle ne pouvait se défaire de l’impression que leur relation avait surtout été la victime de bien trop de malentendus. Combien de fois s’était-elle méprises, n’avait-elle vu que la brusquerie apparente, et pas les bonnes intentions ? Elle ne se rappelait que trop bien leur première rencontre. L’origine de ses griefs contre l’enchanteur. La première preuve de son insensibilité... Ou moins le croyait-elle jusque là. Elle n’en était plus si sûre à présent. Certes, il avait eu des paroles dures, mais ne l’avait-elle pas mis dans une situation délicate en lui demandant une aide qu’il, elle le comprenait à présent, ne pouvait que refuser ? Il ne s’était probablement pas attendu à devoir rappeler le règlement à une apprentie qui aurait déjà dû bien le connaître, et elle-même pouvait se montrer maladroite lorsqu’on la prenait au dépourvu. Il lui avait même proposé de faire passer un mot à son frère, une compensation autrefois jugée insuffisante, mais dont elle mesurait aujourd’hui la vraie valeur.

La veille, lui aussi s’était mépris sur ses intentions, et il s’en était fallu de peu pour que la soirée se termine sur une note amère.  Il ne fallait pas que cela se reproduise. Elle voulait qu’il comprenne. Il fallait  qu’il comprenne.

— Ce matin, j’étais mal à l’aise. Je pensais à hier et… J’avais peur. De vous avoir laissé me voir si vulnérable. De votre réaction.  Je n’avais jamais parlé de ce genre de chose à quelqu’un, et je sais bien que vous ne m'aimez pas beaucoup. Alors oui, je me suis dit que ça serait sûrement plus facile de pouvoir faire comme si rien ne s’était passé... mais j'ai changé d'avis. Je veux me souvenir de votre gentillesse, et je suis contente d’en avoir appris plus sur vous. J’espère même en avoir à nouveau l’occasion. Dans un contexte plus heureux bien sûr.

Elle avait longtemps regretté de ne pas s’entendre mieux avec Lachlann – et cela d’autant plus que leurs familles étaient liées – avant de finir par se résigner. Maintenant que le destin leur avait offert une opportunité, elle ne voulait pas la laisser filer. Hors de question de revenir en arrière, de recommencer à s'ignorer sans rien tenter. Alors, malgré la forte envie qu’elle avait de regarder ses pieds, elle força son regard au niveau de celui du mage.

— Voilà, vous savez tout.

Enfin, la porte de l’infirmerie apparut devant eux.

— Vous pouvez me faire descendre ? J’aimerai entrer dans l’infirmerie sur mes deux pieds.

Ou un seul, qu’importe. La pesanteur – certes incommode dans son état, mais ayant l'avantage d’être familière – lui manquait, et elle ne tenait pas plus que ça à arriver trainée par le mage comme une cargaison volante.

Isbeil attendit, mais aucun autre mot ne franchit les lèvres du mage. Ah. C’était vraiment tout ce qu’il avait à lui répondre ? Un simple ah sans intonation aucune ? La déception se logea dans sa gorge pour y former une boule compacte. Elle ne savait pas à quoi elle s’était attendue, mais certainement pas à un tel manque de réaction. Ne pouvait-il pas se montrer un peu plus loquace ? Elle avait espéré qu’ils auraient au moins discuté…

Il ne vint pas à l’esprit de l’apprentie que l’enchanteur pouvait être perdu dans ses réflexions, revivant mentalement ses actions de la veille, les comparants avec son discours… Lachlann Vaël n’était pas de ces personnes qui laissaient facilement transparaître leur trouble sur leur visage, et elle n’avait pas encore appris à y déceler les signes subtils au-delà de sa retenue, encore moins à les associer à un état intérieur. Une analyse qui aurait de toute façon été difficile compte tenu de ses piètres conditions d’observation : vu simplement de profil, l’air légèrement songeur du mage était d’autant plus facile à louper.

Au moins ce n’était pas un rejet.

Mais de ça, elle n’était pas vraiment sûre. Devait-elle déduire de son silence qu’il lui en voulait encore, qu’il préférerait continuer à l’ignorer à l’avenir ? En tout cas, le moment de l’audace était passé, et elle ne fut pas mécontente que l’enchanteur Vaël accepte de la faire descendre.

— Appuie-toi sur moi.

La manœuvre, bien qu’effectuée avec douceur, raviva la douleur dans la jambe de l’apprentie. Elle était occupée à assurer son équilibre, se réhabituant au poids de son propre corps lorsque la voix du mage retenti à nouveau.

— Un conseil, si tu veux un contexte heureux, évite de m’agresser à coup de livres. Il faudrait vraiment t’habituer à mes apparitions, si tu ne veux pas donner la moitié de tes économies pour une clochette.

Une réaction tardive à ses propos, d’autant plus inattendue qu’elle avait, si elle ne se trompait pas, un air de plaisanterie. La vision soudaine et absurde de Lachlann, ruban et clochette autour du cou, s’imposa à son esprit, et un petit rire lui échappa. Depuis la veille, la jeune fille avait été de surprise en surprise, mais celle-ci, cette expression de gaieté simple, était peut-être la plus étonnante.  Elle riait avec Lachlann Vaël, et elle peinait à y croire.

— Cela vous irait bien, pourtant, répondit-elle alors qu’ils pénétraient dans l’infirmerie.

Isbeil avait lu que dans certains lieux de soin, les exhalaisons malsaines des corps malades pouvaient s’avérer épouvantables et même retourner l’estomac, mais la pièce faiblement éclairée était vide de patient, et il y régnait seulement l’odeur puissante, légèrement piquante, des plantes utilisée pour les potions curatives. Elflidée, herbe en fuseau, embrium où encore grâce cristalline… Les noms appris au fil de ses lectures lui revinrent en mémoire alors qu’elle prenait une profonde inspiration du parfum apaisant.

Lachlann s’absenta quelques secondes, avant de revenir en compagnie de l’apaisé de garde. Lors de ses premiers mois au Cercle, les nuits mouvementés d’Isbeil l’avait parfois mené à chercher du réconfort à l’infirmerie. Encore aujourd’hui, lorsque le manque de sommeil et les cauchemars se faisaient trop lourds à supporter, il lui arrivait parfois d’en pousser la porte en quête d’un breuvage tranquillisant, aussi le reconnut-elle.

— Bonjour Teagan, ou bonsoir plutôt, se corrigeât-elle. Désolée de te déranger en pleine nuit.

Elle avait beau savoir que l’homme ne se plaindrait pas d’avoir été tiré du sommeil, elle ne pouvait jamais s’empêcher de s’excuser.

Il avait fallu du temps à Isbeil pour s’habituer à la compagnie des apaisés : au sourire perpétuellement placide qu’affichaient certains – d’autant plus perturbant qu’il n’atteignait jamais leurs yeux inexpressifs – et à cette déroutante absence d’émotion qui leur donnait un air perpétuellement endormi. Qu’est ce que cela pouvait bien faire de ne plus rêver, de ne plus rien ressentir ? Elle ne parvenait pas à l’imaginer. La politesse ne pouvait leur faire plaisir, de la même façon que l’impolitesse ne pouvait les blesser, et pourtant, Isbeil ne pouvait s’empêcher de trouver bien cruelle l’indifférence avec laquelle les traitaient certains mages.

Taegan entreprit de l’ausculter avec des gestes aussi calmes que précis, tout en s’enquérant de son état avec des questions simples. Est-ce qu’elle s’était cognée la tête dans sa chute ? Oui. Comment était sa vue ? Normale. Pas de nausée ? Aucune. L’éventualité d’une commotion cérébrale ne pourrait pas être écartée définitivement avant plusieurs heures, mais ses observations ainsi que les réponses d’Isbeil semblèrent lui convenir pour l’instant, car il s’intéressa ensuite à son genou. Etrangement, la vue de la marque violet sombre qui s’étendait sur l’articulation enflée la soulagea un peu : au moins elle ne s’était pas plainte pour rien. L’apaisé examina rapidement l’hématome et ouvrit la bouche pour de nouvelles questions, mais Lachlann devait commencer à s’impatienter, car il lui coupa la parole.

— Repose-toi. Viens me voir dans la semaine j’ai – Teagan, allez chercher un verre d’eau.

Le concerné acquiesça avant de s’éloigner. L’enchanteur supérieur attendit qu’il fût hors de porté de voix avant de continuer :

— Je ferai en sorte d’avoir mieux à offrir qu’un vin de seconde main. Tiens-moi au courant de ce que dit l’infirmier, je m’occuperai de ranger la bibliothèque.
— Merci enchanteur Vaël. Je viendrais vous voir. Je...

Isbeil aurait voulu dire plus. Quelques minutes plus tôt, les mots s’étaient bousculés dans son esprit, et voilà qu’ils lui échappaient soudain. Etait-ce juste l’émotion ou l’apparition différée des symptômes d’un traumatisme crânien ? Ses paroles semblèrent toutefois suffirent à Lachlann, qui hocha la tête alors que l’apaisé revenait avec le verre demandé. Isbeil décida qu’elle aimait bien le voir sourire. Cela lui donnait un air beaucoup moins intimidant. Elle espérait qu’il lui en offrirait davantage à l’avenir, et lui réserverait moins de ses froncements de sourcils inquiétants.

— Elle est à vous. Bonne soirée, les salua-t-il avant de s’éloigner.

Il n’avait pas fait plus de quelques mètres, juste le temps pour l’apaisé d’annoncer à Isbeil qu'il allait lui donner quelque chose pour calmer la douleur et de se diriger vers les étagères, qu’il revint sur ses pas.

— Messer Vaël, vous avez oublié quelque chose ? s’enquit-elle, étonnée, avant de jeter un regard circulaire sur la pièce.

Il ne lui semblait pas qu’il avait transporté quoi que ce soit, mais elle pouvait se tromper. Lachlann Vaël ne semblait rien chercher en tout cas. A moins qu’il n'ait déjà trouvé car il se dirigea droit vers elle. Arrivé à sa hauteur, ses yeux se posèrent un instant sur Taegan, comme s’il voulait s’assurer de ne pas être entendu. Elle le revit ordonner à l’infirmer d’aller lui chercher à boire au milieu de son invitation. Ce désir de discrétion la déconcertait. Elle doutait que le mage ait quoi que ce soit à lui confier de compromettant, et ce n’était pas comme si l’apaisé, concentré qu’il était sur sa tâche, prêtait une oreille attentive à leurs propos où irait les répéter dès qu’il en aurait l’occasion… Malgré la curiosité, mêlée d’une pointe d’appréhension et de perplexité, Isbeil attendit patiemment qu’il finisse son observation et s’explique sur son retour.

— Je ne t’aime peut-être pas beaucoup, déclara-t-il finalement, mais je ne te déteste pas. J'admettrais même que tu as quelques qualités alors si tu veux parler, ma porte est ouverte.

Elle n’aurait pas eu l’air plus ravie s’il lui avait dit qu’il l’appréciait. Trois années ne s’effaçaient pas en deux jours. Elle savait qu’il leur faudrait du temps pour atteindre un niveau cordial dans leur relation, mais c’était là un début meilleur que prévu, et elle saurait s’en contenter.

— Je ne peux pas en dire autant pour ma porte, commença-telle. Le dortoir des apprenties ne se prête pas vraiment aux conversations privées.

Et les filles n’en finirait pas de commenter votre venue.

— Mais s’il vous venait l’envie de discuter, vous savez où me trouver. La bibliothèque est assez grande pour deux fantômes. Je vous promets que je ne vous jetterais plus de livres au visage.

Taegan avait sorti plusieurs bocaux d’un petit placard, et en écrasait maintenant le contenu. Le bruit régulier du pilon contre le mortier résonnait dans l’infirmerie.

— Enchanteur Vaël, je ne vous ai pas encore convenablement remercié pour hier.

Isbeil se souvenait à présent de ce qu’elle avait omis de dire au mage. Elle attrapa machinalement le verre vide à côté. Le brouillard s’était levé dans son esprit, et les idées autrefois confuses acceptaient enfin de former des phrases.

— Merci de m’avoir écouté, et de m’avoir parlé. J’ai conscience que vous m’avez accordé une confiance que je ne méritais probablement pas, mais je ferais ce qu’il faut pour m’en montrer digne. Vous ne le regretterez pas.

Si seulement elle y avait pensé plus tôt ! Si elle avait été trouvé le mage au matin au lieu de passer la journée à paniquer, cela aurait pu leur éviter à tout deux bien des ennuis. Mais il fallait croire qu’il lui fallait chuter et se cogner la tête pour se mettre à réfléchir raisonnablement. Sa propre bêtise la consternait et lui donnait envie de rire d'elle même.

Lachlann hocha la tête et partit, pour de bon cette fois, laissant Isbeil aux bons soins de l’apaisé. Si l’antalgique la soulagea efficacement, Taegan refusa de la laisser dormir tout de suite pour s’assurer que son état restait stable. Cela ne dérangea pas la jeune fille, qui en profita pour l’interroger sur les plantes qu’il avait utilisées et sa profession. Lorsqu’il la quitta pour la laisser se reposer, elle repensa aux mots de l’enchanteur. « Je ne te déteste pas. » Oui, il y avait bien pire comme base à de nouveaux rapports. Avant de glisser dans le sommeil, il lui vint à l’esprit qu’elle avait hâte de voir ce qu’ils pourraient construire ensemble.

« Il est sorti ? Vous êtes sûr ? »

Les rides déjà profondes du mage se creusèrent davantage, donnant à son visage l’aspect d’un ancien parchemin froissé par une main imprudente.

« Oui, j’en suis sûr, apprentie Byrne. » répliqua-t-il d’une voix pincée par la désapprobation. « Je l’ai vu partir ce matin en compagnie d’un templier. Et non, je ne sais pas où il se rendait, ni pour combien de temps. Maintenant, si vous permettez, j’ai du travail qui m’attend. »

Isbeil aurait aimé le corriger. Elle était juste surprise et n’avait certainement pas voulu remettre sa parole en doute, mais le vieil enchanteur s’éloigna aussitôt, marmonnant dans sa barbe des propos peu élogieux sur les « étudiants trop oisifs ». Ce ne fut qu’alors qu’elle remarqua les têtes qui s’étaient tourné dans sa direction, l’expression inquisitrice. Elle lu sans mal la question inscrite dans leur regard scrutateur. Qu’avait bien pu faire cette frêle jeune fille pour être ainsi réprimandée par son aîné ?

Mains plaqués  sur ses joues soudain brûlantes pour en dissimuler la rougeur, l’apprentie pris la fuite. Elle n’avait pas de destination en tête, seul comptait le fait de s’éloigner au plus vite des murmures qui semblaient la poursuivre. Sa débâcle aveugle la mena au jardin où des constellations colorées s’épanouissaient au pied des plantes à floraison estivale : rose soutenu pour l’hortensia, plus tendre pour la rose, jaune d’or pour le millepertuis ou encore blanc éclatant pour l’imposant magnolia auprès duquel elle finit par trouver asile.

Il ne lui avait même pas laissé le temps de s’exprimer.

Il s’avéra vite que l’air du dehors, aussi sec que l’avait été la voix du mage, serait impuissant à la rafraichir. Ce n’était pourtant rien comparé à la canicule qui avait récemment frappé la ville. Les températures avaient beau être encore élevées, elles n’étaient plus insupportables ; et si l’odeur montant de la ville restait celle, âcre et poussiéreuse, d’une terre brûlée par le soleil, les autres relents moins… plaisants avaient pour l'instant disparu. A l’extérieur, l’ombre continuait toutefois de délimiter les endroits occupés par la vie humaine. Il faisait encore bien trop chaud pour lire ou bavarder ailleurs que contre un mur ou sous un feuillage protecteur. L’apprentie, comme toux ceux qui n’avaient toujours connu que la protection de la pierre épaisse et vécut dans l’assurance de trouver un feu dans l’âtre, attendait avec impatience le vent blanc et pur de l’hiver.  

Ces considérations météorologiques associées au parfum citronné des larges pétales permirent à Isbeil de reprendre assez contenance pour commencer à analyser la situation avec calme et raison. Ses mots avaient peut-être été maladroits, mais le vieux mage s’était montré intolérablement grossier. Comme elle avait eu l’intention de s’excuser s’il avait bien voulu l’écouter, elle jugea qu’elle n’avait finalement rien à se reprocher et décida d’oublier le fâcheux incident. Lui restait toutefois un problème : l’enchanteur Vaël l’avait manifestement oubliée. A moins qu’il n’ait eu un urgent imprévu ? Peu importait la raison cependant, le résultat  restait le même : il ne s’était pas montré au rendez-vous qu’il avait lui-même fixé.

Que faire ?

Quelques jours plus tôt, Isbeil avait enfin osé évoquer ses difficultés avec le mage. Après tout, ils s’entendaient de mieux en mieux, et qui de plus qualifié qu’un enchanteur supérieur réputé et spécialisé en Entropie, matière dans laquelle l’apprentie s’était dernièrement retrouvé dépassée, pour lui venir en aide ? Lachlann avait promis de lui donner quelques conseils, et proposé de lui recommander quelques ouvrages, peut-être même de lui prêter quelques titres de sa collection personnelle. Isbeil n’avait qu’à le retrouver dans son bureau, aujourd’hui après ses cours, et ils discuteraient ensemble pour cerner ses besoins.  Une solution qui convenait à la jeune fille, mais lorsqu’elle était arrivé, la porte était close, et l’enchanteur introuvable.

Que faire ?

Isbeil calcula mentalement. Elle avait patienté une vingtaine de minute avant de partir à la recherche de l’enchanteur (elle avait bien sûr glissé un mot sous sa porte pour le prévenir au cas où il serait revenu entre temps) et elle avait dû mettre… un petit quart d’heure avant de croiser le chemin du vieux mage acariâtre. Trente cinq minutes en tout donc. L'enchanteur Vaël n’avait pas encore trop de retard, et s’il avait voulu annuler, il se serait sûrement arrangé pour lui faire passer une note. Le plus sage était sûrement de retourner l’attendre au lieu convenu, afin qu’il n’ait pas lui-même à la chercher à son retour. Elle revint donc sur ses pas, rejoignant son point de départ malheureusement sans croiser le mage. Elle toqua à nouveau, attendit…

Silence.

Où est ce que vous avez bien pu vous rendre, Messer Vaël ?

Si elle avait pensé au registre, elle aurait pu obtenir la réponse à cette question, mais les apprentis n’avaient pas le droit de sortir, aussi l’idée d’y jeter un œil ne lui vint-elle pas à l’esprit. A la place, elle attendit, attendit.

Attendit.

Ses jambes commençaient à fatiguer, mais elle n’osait pas s’adosser au mur ou s’asseoir par terre. Elle regrettait de ne pas avoir de livre ou de fenêtre par laquelle regarder pour se distraire. Non, elle n’avait rien d’autre à faire qu’attendre.

Et laisser son esprit vagabonder vers le passé…

Un mois plus tôt, Isbeil s’était tenue devant la même porte, un petit paquet à la main. Il n’était pas très réussi, mais elle l’avait fait elle-même, avec les matériaux à sa disposition et en faisant de son mieux. Elle avait hâte de voir la réaction du mage lorsqu’il l’ouvrirait… et pourtant elle hésitait.

« Viens me voir dans la semaine. Je ferai en sorte d’avoir mieux à offrir qu’un vin de seconde main. »

Elle était sortie de l’infirmerie depuis quelques jours déjà, mais avait attendu que l’objet dissimulé à l’intérieur arrive pour répondre à l’invitation. Elle espérait que Lachlann ne lui tiendrait pas rigueur de l’avoir fait attendre un peu, mais elle tenait absolument à avoir quelque chose à lui offrir. C’était la deuxième fois qu’il la recevait dans ses quartiers, et elle tenait encore à le remercier pour l’aide qu’il lui avait apporté.

Et si cela ne lui plaisait pas ? Et si elle gâchait tout ?

Mais si elle n’agissait pas, alors il ne se passerait rien, et ce serait bien pire, en plus d’être lâche. Mieux valait des remords que des regrets, ce n’était pas pour rien que ce dicton existait.

Pour connaître la suite d’une histoire, il fallait tourner la page, et elle avait vraiment envie de savoir ce que celle-ci lui réserverait. L’apprentie avança, et frappa enfin à la porte.

Des voix et des bruits de pas dans le couloir. Le froissement doux d’une robe sur le sol et le cliquetis métallique d’une armure.

« Messer Vaël ! » s’exclama-t-elle joyeusement.

Comment allez-vous ? Vous m’avez fait attendre. Où étiez-vous passé ? Autant d’options qui défilèrent dans sa tête, mais disparurent bien vite lorsque le mage fut assez prêt pour qu’elle aperçoive la marque rouge sur sa pommette.

« Qu’est-il arrivé à votre visage ? »

Le sourire de Lachlann évoquait toujours à Isbeil un rayon de soleil à la fin d’une averse. L’expression illuminait son visage tout entier et réchauffait son regard au point qu’elle s’étonnait à chaque fois d’avoir pu le trouver si froid. Un morceau de ciel bleu, une déchirure éclatante à travers les nuages gris, promesse d’une joie verte et fraiche dont elle découvrait tout juste les plaisirs. Pourtant, loin de l’éclaircie habituelle, le sourire qu’il lui offrit dans ce couloir fut bien pâle, vite soufflé par la douleur. Celui d’Isbeil s’effaça en réaction tandis qu’un pli soucieux apparaissait entre ses sourcils.

L’enchanteur balaya sa question d’une réponse laconique, mais elle n’était pas dupe. Lorsqu’il passa devant elle pour déverrouiller la porte, elle nota la raideur de ses épaules, comme s’il cherchait à éviter un mouvement ou une respiration trop ample. Et… était-ce de la terre sur sa robe ?! Ce dernier détail surtout acheva de l'inquiéter. En trois ans, l’apprentie n'avait pas souvenir d'avoir vu Lachlann Vaël autrement que dans une tenue à la propreté immaculée.

« Vous avez été agressé. » comprit-elle soudain. Il lui fallut quelques secondes de plus pour réaliser toutes les implications de cette révélation. « Vous avez été agressé ! » répéta-t-elle plus fort, un début d’affolement dans la voix. « Qui… qui a osé vous attaquer ? »

Le mage ne répondit pas, occupé à congédier le templier puis à ramasser au sol le papier qu’elle avait laissé un peu plus tôt. Toutefois, Isbeil savait qu’il l’avait entendu, tout comme elle était consciente qu’il se servait de ses deux éléments comme d’excuses pour l’ignorer. Elle se tourna un instant vers le guerrier, toujours présent, l’incluant dans sa question, le priant de répondre si le mage continuait dans son entêtement. Pourquoi semblait-il indemne dans son armure étincelante ? N’était-ce pas son rôle de protéger les mages des dangers de l’extérieur ? N’aurait-il pas dû arborer lui aussi,  sur son habit si ce n’était dans sa chair, des traces de l’attaque ? Ou bien… Se pouvait-il ? Non. Certains soldats de l’ordre n’étaient pas tendres avec les mages, mais elle ne parvenait pas à imaginer l’homme s’attaquant à l’enchanteur.

« Vraiment, cela n’a pas l’air d’être rien, Messer Vaël. Vous devriez aller vous faire soigner. »  Son ton se fit implorant alors qu’elle pénétrait à son tour dans le bureau. « Inutile de chercher à me préserver ou de vous obstiner. Si c’est votre engagement qui vous retient, nous pourrons nous voir plus tard, lorsque vous irez mieux. Je ne vous en tiendrais pas rigueur. »

A nouveau, Isbeil jeta un regard au templier resté sur le seuil. Cette fois, c’était une demande silencieuse de la soutenir qu’elle lui adressait. S’il n’avait pu empêcher le mage d’être blessé, il pouvait au moins l’aider à le convaincre d’aller à l’infirmerie.

Qu’il laisse le templier entrer la surprit, mais elle se désintéressa bien vite de la présence de ce dernier pour se concentrer sur le plus important : l’obstination de l’Enchanteur Vaël.

« Il est stupide d’attendre alors que vous avez les moyens de vous faire soigner. Vous n'êtes pas un enfant craignant le médecin tout de même. »

Elle n’avait pas prévu de parler si sèchement au mage, mais elle n'aimait pas voir les gens souffrir, surtout inutilement. "L'arrogance précède la ruine, et l'orgueil précède la chute." Bien sûr, la situation n’était pas si terrible, mais Isbeil commençait à se douter qu’il s’agissait d’une histoire de fierté. De son avis, un amour-propre blessé valait mieux qu’une blessure physique. Cependant, le regard que lui lança Lachlann lui fit vite réaliser qu’elle n’avait pas choisi la bonne approche.

« Je suis désolée. Je n’aurais pas dû dire ça. » se corrigea-t-elle rapidement. « C’est seulement que je vois bien que vous avez mal. »

L’apprentie se balança d’un pied sur l’autre, hésitante. Elle craignait d’avoir juste réussi à braquer le mage avec sa remarque irréfléchie et s’en maudissait intérieurement. Elle l’avait lu et entendu à plusieurs reprises pourtant : face à un patient récalcitrant, mieux valait s’affirmer calmement plutôt que de s’irriter. Ce rappel de ses études lui donna soudain une idée. Peut-être était-il temps de les mettre en application ?

Sa décision était prise. L’enchanteur l’avait aidé après sa chute dans la bibliothèque, et c’était à son tour maintenant. Sans se laisser le temps de réfléchir, promptement avant de perdre courage, elle avança jusqu'au fauteuil où le mage était assis.

« Votre visage est déjà marqué. Il faut s'en occuper avant qu'il n’enfle trop. » observa-t-elle, soucieuse, tout en tendant par réflexe une main vers la meurtrissure.

Les relations humaines formaient une danse des plus complexes. On avait beau se baser sur nos expériences précédentes, il était impossible d’en connaître la chorégraphie à l’avance. Perpétuelle oscillation précaire entre harmonie et chaos, on ne pouvait s’y engager qu’en tâtonnant. Un pas de deux délicats dans lequel certains évoluaient adroitement tandis que d’autres enchaînaient les gaucheries, mais dans lequel tous au final étaient accompagnés par la certitude de se tromper tôt ou tard.

Ce ne fut que lorsque Lachlann Vaël écarta sa main d’un geste sec qu’Isbeil réalisa à quel point le rythme de la conversation lui avait échappé.

« Sur ce point tu as peut-être raison, mais je ne me répéterai pas : c’est moi, et moi seul, qui décide ce qu’il faut ou non pour un simple bleu. »
« Je pourrais… »
« Si tu n’apprends pas très vite à relativiser il faudra que nos entrevues cessent. »

Le mage asséna ses mots d’un ton cassant. Isbeil, le visage pâle et décomposé, se raidit comme s’il l’avait frappé. La phrase qu’elle redoutait d’entendre depuis des semaines était lâchée. Ca y est, tu as tout gâché. Quelle sotte d’avoir cru qu’il pouvait en être autrement. Ce n’était qu’une question de temps.  Il ne veut plus te voir. Te voilà seule à nou… Non.

« Si tu n’apprends pas ». « Si.» L’Enchanteur Vaël ne lui avait pas demandé de partir. Pas encore.

Elle pouvait encore arranger les choses.

Sa tête était basse, et c’aurait serait mentir d’affirmer que ses yeux ne la brûlaient pas, pourtant Isbeil écouta la suite des remontrances sans broncher. Etaient-elles justifiées ? Le mage évoquait « des coupures de papier » et elle aurait aimé protester. Elle ne faisait pas des scènes pour si peu, pas vrai ? Mais peut-être que ce n’était pas ce qui comptait au final. La façon dont Lachlann Vaël exprimait les choses importait moins en cet instant que ce qu’il disait, et si elle prenait du recul sur la situation, elle devait reconnaître qu’il y avait une part de vérité dans ses paroles.

« Je suis désolée. Je croyais que vous m’aviez oublié, et vous vous faisiez brutaliser. Je ne m’y attendais pas.  Je suppose que ça m’a secouée de vous voir arriver dans cet état, et que ma réaction était sûrement exagérée. »

La vérité, c’était qu’elle s’était sentie impuissante et avait voulu reprendre le contrôle quitte à retirer le sien à son aîné. Elle s’était montrée égoïste pour privilégier sa propre sensibilité, et pour cela, il méritait des excuses.

« Je sais bien que ce n’est pas grave. Andrasté soit louée. Mais ça aurait pu… »

Sa voix, hésitante, faiblit soudain aussi bien parce qu’elle venait de réaliser que Lachlann Vaël était mortel que parce qu’elle se rendait compte qu’envisager le pire était exactement ce qu’il venait de lui reprocher. Si elle avait été attentive jusque là à ne pas croiser le regard bleu de peur de se retrouver pétrifiée et que ses mains se tordaient toujours d’appréhension, Isbeil releva le menton et se composa une expression mesurée. Raisonnable. Elle ne pouvait pas revenir sur son attitude immodérée, mais elle pouvait encore prouver qu’elle est capable de se corriger et d’agir avec maturité.

« Vous avez raison. La décision vous appartient. »

Un nouveau coup d'œil à la contusion la poussa cependant à proposer, au moins une dernière fois :

« Je pourrais aller chercher de quoi vous soulager à l’infirmerie. Je ne dirais pas que c’est pour vous bien évidemment... Mais si vous ne voulez vraiment pas, je n’insisterais plus.»

La colère avait enfin déserté la physionomie du mage. Avait-elle trouvé les bons mots ? Avait-il tout simplement perçu son angoisse à l’idée de le perdre ? Quelques minutes plus tôt, Isbeil avait été persuadée de donner le change, mais elle en doutait à présent qu’elle sentait son corps se relâcher enfin. Ses émotions avaient du être aussi visibles que son soulagement actuel.

« J’apprécie ton offre, mal avisée qu’elle soit. Je suis touché que mon état te préoccupe autant. »
« Vous en feriez autant pour moi. Vous l’avez déjà fait. » répondit-elle simplement alors que se rejouait dans son esprit un évènement aussi embarrassant que salutaire. Cette nuit là, dans la bibliothèque, Lachlann Vaël l’avait relevée et accompagné à l’infirmerie, se montrant sûrement bien plus doux et attentionné qu’elle ne l’avait en réalité mérité.  

Le mouvement, soudain, déchira brutalement le voile de ses souvenirs. Heureusement pour eux, l’Enchanteur avait été adroit dans son lancer, et Isbeil eut à peine à tendre le bras… ce qui ne l’empêcha pas toutefois de rattraper maladroitement la fiole. Lachlann venait à peine de retrouver son calme, il n’aurait plus manqué qu’une explosion de verre sur le sol de sa chambre. Il n’avait pas besoin de préciser qu’il tenait à l’intégrité de ses tapis pour qu’elle soit certaine que celui qui y laisserait une tâche serait dans une très mauvaise posture.

« C’est ça que tu veux aller chercher ? »

L’apprentie qui venait d’identifier la  pâle substance crémeuse – un baume analgésique commun – hocha la tête. Voilà qui soulagerait efficacement la lésion musculaire, surtout doublé d’une application de…

Un picotement familier.

De la magie.

Lachlann Vaël s’était adossé à son bureau, une expression amusée sur le visage. Des cristaux de glace s’épanouissaient lentement entre ses doigts tendus. Diamants luisants dans la lumière estivale à la beauté envoutante qu’Isbeil observa les yeux écarquillés avant de s’approcher timidement.

« Comment ? »

Le murmure impressionné franchit ses lèvres. Signe éloquent d’une admiration qu’elle ressentait malgré elle pour cette démonstration élémentaire, au même titre que la main qu’elle tendit vers le ballet givré.

« Je peux ? »

L’étoile gelée qu’elle y cueillit laissa une trace froide et brillante sur sa peau, comme l’aurait fait de la glace naturelle. Pourquoi y aurait-il eu une différence après tout ? Ses lèvres s’étirèrent, réplique plus enfantine du sourire communicatif de l’Enchanteur.

« C’est magnifique. » concéda-t-elle finalement.

Car c’était vrai. Si l’on faisait abstraction du processus à l’œuvre – et quoi de plus simple face à une danse né d’une maîtrise parfaite, si lumineuse et à l’aspect si innocent – ce petit morceau d’hiver tenant au creux d’une paume offrait  en effet un spectacle des plus superbes. Mais l’hiver n’était pas fait pour être contenu dans la coupe d’une main. La neige était censée tomber sur la terre et non s’élever vers le ciel. C’était surnaturel, contre nature. Isbeil tressaillit lorsque son imagination superposa griffes et des crocs acérés aux flocons duveteux. Défilaient soudain dans son esprit des buts et des effets plus sombres, plus agressifs qu’un simple rafraichissement. Une brûlure glaciale.  La destruction. Les conséquences dévastatrices d’un sort non maîtrisé. Les voix derrière le voile...

La magie corrompt le monde.

L’apprentie recula vivement, soudainement partagée. Alors qu’elle tournait la tête pour masquer son trouble, son regard accrocha un autre éclat lumineux : entre une pile de papier et un lourd volume relié, une petite clochette argentée sur un ruban vert.

Le mage lui avait ouvert au bout de quelques secondes.

« Je suis désolée de vous avoir fait attendre, je voulais avoir quelque chose à vous offrir moi aussi. »

Isbeil avait eu un sourire timide en lui tendant son paquet.

L’idée lui était venue tandis qu’elle attendait que Teagan prépare de quoi la soigner. Pourtant, aucune étape du projet n’avait échappé aux tergiversations. Elle hésitait toujours lorsqu’elle avait rédigé sa lettre, puis lorsqu’elle avait réceptionné l’enveloppe un peu plus lourde que d’habitude. Elle ne s’était décidée qu’au matin, jugeant qu’un peu d’audace placerait sûrement cette rencontre sous le signe de la fortune. S’il avait été sérieux cela lui ferait plaisir, et s’il s’était agi d’une plaisanterie… Eh bien ce serait l’occasion d’être amusante non ?

« Il faudrait vraiment t’habituer à mes apparitions, si tu ne veux pas donner la moitié de tes économies pour une clochette. »

Elle aurait dû demander son avis à Eiric avant de venir.

Trop tard pour reculer maintenant.