Il fait chaud et le moment de vide dans la leçon n’aide en rien Ailis à ne pas s’endormir. Lann de nouveau assis en face d’elle ne dit pas un mot, plongé dans la lecture d’un parchemin.

Ailis aussi a de la lecture, mais son œil ne cesse d’être attiré par quelque chose sur la table. Devant elle, la fiole qu’il vient à l’instant de déposer remplie d’eau contaminée, semblable à celle vide dans sa sacoche…

« Franchement, je ne vois pas ce qu’ils trouvent à l’eau les habitants. Elle a bon goût. » déclare-t-elle en la posant ouverte sur la table.

Il relève la tête de son papier, et écarquille les yeux, c’est quasiment imperceptible, mais elle le voit. Et avant qu’il ne se demande si sa fille peut être aussi stupide ou qu’il prépare un commentaire bien senti, elle décale son bras et derrière sa manche dévoile la fiole remplie avec un sourire mutin.

Son corps se détend et un profond soupir de désespoir (du moins elle l’imagine) émane de lui. Elle hésite entre une forme de regret ou d’affliction dans son regard.

« Rhoo ça va, j’essayais juste de te réveiller un peu. » malgré l’intention de paraître désolée (juste un peu), le sourire amusé sur son visage l’a trahie. Elle récupère la fiole remplie, et la met dans sa sacoche pour la donner à l’Enchanteresse Supérieure Katriel. Elle pousse ensuite la fiole vide vers Lann.

« Je me demande pourquoi tu ne lui apportes pas toi-même. » termine-t-elle une lueur de malice dans les yeux.

Il est penché sur un parchemin fascinant depuis si longtemps que ses pattes de mouches lui apparaissent aussi claires que les meilleurs manuscrits, quand Ailis se souvient qu’elle aime trop l’embêter pour laisser passer l’occasion.

« Franchement, je ne vois pas ce qu’ils trouvent à l’eau les habitants. Elle a bon goût. »

Il sursaute légèrement – en partie parce qu’il avait un peu oublié qu’elle était là, honnêtement – avant de se rendre compte qu’elle ne peut pas être si stupide et de soupirer.

« Rhoo ça va, j’essayais juste de te réveiller un peu.
– Je ne dormais pas, ronchonne-t-il. C’est toi qui ne sais pas lire calmement plus de cinq minutes, pas moi. »

Coup d’œil discret à l’horloge : elle a tenu presque un quart d’heure, un record, pour elle. Ça mérite probablement une petite pause. Posant son texte, il lui offre un sourire narquois.

« La prochaine fois essaie de convulser un peu, ce sera plus crédible. »

Puis il fait glisser la fiole vide jusqu’à son côté de la table, sans la ranger pour l’instant. Il pensait pouvoir la laisser traîner pendant qu’ils faisaient autre chose, mais visiblement, toute source de tentation devait être éliminée s’il voulait une chance de finir son paragraphe.

« Je me demande pourquoi tu ne lui apportes pas toi-même.
– Je t’ai déjà dit, tu la vois avant moi. Et puis, ajoute-t-il de son meilleur sourire « oui je te refile mes problèmes, tu vas faire quoi ? », je préfère lui couper l’appétit pendant ses cours que pendant qu’on prend le thé. »

En vérité il voulait surtout donner à Ailis de quoi se sentir utile, mais ça elle n’a pas besoin de le savoir.

« Moi j’ai plus l’impression que c’est toi qui ne peux pas lire plus de 5 minutes sans piquer du nez. »

Si aujourd’hui doit avoir servi à une chose, que ce soit à prouver qu’Ailis n’avait aucun de ses gènes, pas même le plus petit et plus insignifiant. Non que les attaques ne soient pas son genre, au contraire, même s’il les aime plus subtiles. Mais viser tellement à côté de la plaque ?

« Déjà fatigué Papa ? Hum… ou devrais-je plutôt dire Papi ? »

Par chance – ou à son grand et profond dépit, c’est selon – ce n’est pas la première fois qu’elle sort cette plaisanterie, alors enfouir la vexation au côté de l’insécurité ne demande aucun effort. Ce ne sont pas les mots d’une apprentie (une gamine) qui rendront vieux un mage d’Entropie (Lachlann Vaël, tout juste la trentaine) !

« Épuisé. En fait, je pense qu’on devrait en rester là, mon cercueil m’attend et j’aimerais rembourrer ses coussins avant de m’y effondrer. » La comédie n’effleure même pas la liste de ses talents, alors c’est avec un curieux mélange d’exagération et de pince-sans-rire qu’il entre dans son jeu, avant de poursuivre plus calmement, avec pourrait-on presque croire un accent de sincérité : « Sois gentille, n’oublie pas ton vieux père quand il sera trop tard… Je rêve d’une urne décorée de tulipes, de temps en temps… »

Mais évidemment rien n’est moins sûr que le fait qu’il meure avant elle. N’est-il pas ironique que ce soit lui qui lui donne des conseils sur comment le mimer, alors ? Hm. Peu importe. Le devoir des professeurs est d’inventer un inconnu convaincant, pas de savoir.

« Tu veux pas me montrer d'abord ? En plus c'est toi le professeur, pas moi.
– Désolé, ma spécialité est la fausse crise cardiaque, dit-il en haussant les épaules. Je suis sûre qu’une jeune fille aussi créative que toi n’aura pas de mal à l’imaginer. »

Pour un peu il lui proposerait d’aller chercher un matelas pour qu’elle puisse s’exercer, mais l’idée ne l’amuse pas assez pour qu’il risque le déplacement, et le sujet de Katriel et des fioles, même éphémère, est bien plus intéressant.

« D’autres conseils à partager ?
– Oui. Taille mieux ton crayon. »