Type de RP Classique
Chapitre concerné //
Date du sujet Drakonis 5:05 - Marchiver 5:12 des Exaltés
Participants @Isbeil Byrne & Cadwell
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Résumé Il s'agit d'une suite de fashbacks retraçant la relation entre Isbeil et Cadwell avant le Cercle de magie.
Pour le recensement

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[code]<ul><li><en3>Drakonis 5:05 - Marchiver 5:12 des Exaltés</en3> : <a href="https://ainsi-tomba-thedas.forumactif.com/t1509-benis-soient-les-enfants-d-andraste-isbeil-cadwell">Bénis soient les enfants d'Andrasté</a></li></ul><p><u>Isbeil Byrne, Cadwell</u>  Il s'agit d'une suite de fashbacks retraçant la relation entre Isbeil et Cadwell avant le Cercle de magie.</p>[/code]

I. Drakonis 5:05

Pour Isbeil, chaque entrée au Couvent des murmures était une expérience. Peu importait l’aspect usé des pierres, peu importait l’odeur légèrement putride portée par les courants d’air : à ses yeux brillant d’excitation juvénile, le vieux bâtiment n’avait rien à envier au plus beau des palais. Comment aurait-il pu en être autrement quand c’était le lieu où elle régnait ? Cette femme sans trône et sans couronne, mais dont le simple nom suffisait à redoubler la ferveur dans son cœur ? Cette femme qui avait dévoué son existence à Sa parole, ses jours et ses nuits à Ses enfants et qui, sans jamais avoir prononcé un mot, avait su réunir tant d’âmes autour d’elle ? Oui, à l’esprit encore impressionnable et innocent, nul destin ne paraissait plus pur et plus digne de leur Créateur que celui de Sœur Silence.

Dans de telle conditions, d’aucun comprendrait que rester impassible était chose impossible pour Isbeil. Et si le temps était aujourd’hui exécrable, si la neige collait désagréablement à ses cils, ce n’était pas grave, car les rayons ornant la petite robe rouge suffisaient à la réchauffer. Que c’était étrange de venir ici ainsi vêtue, de ne pas avoir les doigts de ses parents mêlés aux siens ! Elle était grande et avançait maintenant seule sur la voie de ses rêves. Elle avait douze ans, une folle envie de chanter, et son souhait allait bientôt être exaucé.

Car aujourd’hui, c’était la chorale du couvent qu’elle rejoignait.

« Dépêchez-vous les filles ! Nos hôtes vont finir par nous attendre ! »

Répondant à l’ordre de sœur Jesabelle, les petites filles pressèrent le pas. De Mirestreet à Mudshelf, les rues avaient bourdonné de leurs murmures enthousiastes. C’est qu’elles étaient rares, ces élues autorisées à chanter hors de la Chantrie, et chacune mesurait en cet instant l’ampleur de sa chance ; Isbeil plus que les autres, car c’était à une erreur qu’elle devait la sienne.

Tout s’était produit quelques semaines plus tôt lors d’un cours un peu spécial. Les nouvelles novices avaient été conviées au couvent pour une visite et s'y rendre utiles. Aider les orphelins à retenir leurs prières, participer à la préparation et au service des repas… Le travail ne manquait pas et Isbeil venait tout juste de finir de servir à boire aux soignants lorsqu’elle était passée devant la petite chambre. Luxe improbable, celle-ci n’accueillait qu’un seul lit, et une occupante si vieille qu’elle s’était étonnée de ne pas voir la fine peau crayeuse craquer lorsqu’elle lui avait fait signe d’approcher.

« Je m’ennuie. » avait-elle décrété ensuite, et sa voix râpeuse avait évoqué à l’enfant le son de deux pierres frottées l’une contre l’autre. « Ton broc est vide ? Ce n’est pas mon corps qui a soif, mais mon esprit. Les malades ne manquent pas cet hiver, et plus personne n’a le temps d’égayer les journées de la vieille femme que je suis. Reste donc un peu avec moi. Tu sais chanter ? Plus fort s’il te plait. Oui ? La messe me manque. Mes jambes usées ne m’y portent plus. Chante-moi donc le Cantique. Lequel dis-tu ? Les Transfigurations. J’ai toujours eu un faible pour les Transfigurations. »

Et Isbeil était resté. Et Isbeil avait chanté, trop polie pour s’arrêter alors même que sa gorge s’asséchait. Encouragée par le sourire paisible de son auditrice, elle avait fini par oublier de suivre la course du soleil dans le ciel, et c’est ainsi qu’une sœur l’avait trouvée, essoufflée de l’avoir cherchée dans tout le couvent. Après l’avoir gentiment réprimandé pour son étourderie, c’était elle qui lui avait proposé de rejoindre la chorale. C’était là bien évidemment un honneur qu'Isbeil se devrait de mériter par une attitude exemplaire. Ici, la noblesse de son sang et les généreuses donations de sa mère ne lui vaudrait aucun privilège. Comme tout autre, il lui faudrait participer à la vie de l’institution, mais si elle se sentait prête à travailler et si la Révérende-Mère donnait son accord, alors elle ne verrait aucun problème à l’accueillir.

Sur le chemin du retour, la tête emplie d'étoiles et de songes, Isbeil s'était juré de tout faire pour y parvenir.

Comme l'avait prédit sœur Jesabelle, les novices étaient bien attendues, mais restaient loin d'être en retard. Dans la petite cour qu'elles avaient atteinte, les grandes personnes se mirent bientôt à discuter – une histoire de préparatif pour la célébration prochaine des Chavandes – et Isbeil se détourna bien vite de leur conversation pour se rapprocher de l’entrée de la salle. Elle ne connaissait pas assez les autres filles pour oser se mêler à leurs bavardages et la pensée de Julia, clouée au lit par un vilain rhume, assombrit soudain son visage d’un nuage d’inquiétude. Elle ne commettait pas souvent d’erreur, mais si elle se trompait aujourd’hui ? Sans sa camarade pour la défendre, les autres se moqueraient-ils d'elle ? Frottant ses doigts rougit par le froid, la jeune novice entama une prière silencieuse :

Andrasté, tu es amour et c'est cet amour que j'appelle à moi. S’il te plait, aide-moi à ne pas oublier mes paroles,. S'il te plaît, guide mes pas vers la chaleur d’une âme amie et..

« Bonjour ! » l'interrompit soudain une voix, et Isbeil se tourna si vite qu’elle failli déraper dans la neige. « C'est la première fois que tu viens ? »

Ecartant d’une main l’écharpe qui lui engloutissait la moitié du visage, le nouveau venu lui sourit. C’était un garçon d’à peu près son âge et qui ne la dépassait pas de beaucoup. Comme son papa, ses cheveux étaient d’un brun très foncé et, comme ceux d’Eiric, ses yeux était bleus. Fallait-il y voir un bon présage ?

« La troisième. » répondit-elle en lui rendant un sourire timide. « Toi aussi tu chantes avec la chorale ? »

D’un geste, elle désigna le recueil qu’il tenait dans ses bras avant de rougir légèrement :

« Désolée, j’oublie mes bonnes manières. Je m’appelle Isbeil. Et t-
— Les enfants ! »

L’appel de la Révérende-Mère résonna dans la cour, coupant, à son grand regret, court à leurs salutations. Se pliant aux consignes dictées par les sœurs, c’est en silence qu’Isbeil pénétra dans la salle, mais non sans avoir jeté auparavant un regard au garçon et s’être promis, tôt ou tard, d’apprendre son prénom.

Cadwell était toujours content de rencontrer de nouvelles personnes, qu'il s'agisse de pensionnaires du Couvent ou de visiteurs de passage. Ceux de l'extérieur apportaient un peu de fraîcheur et de nouveauté et pour qui n'avait connu que ces murs-là, aussi vastes soient-ils, c'était toujours bienvenu. Dans ses jeunes années, Cadwell ne s'en préoccupait pas trop, mais plus il grandissait et plus il se surprenait à s'intéresser aux gens du dehors, et surtout aux histoires qu'ils pouvaient lui raconter. L'enseignement des Soeurs était très complet, mais le garçon commençait à comprendre que certaines choses ne s'apprenaient absolument pas dans les livres.

Les initiées et initiés de la Chantrie éveillaient particulièrement sa curiosité, de part la voie qu'ils et elles avaient choisie, même si Cadwell n'envisageait pas sérieusement cette possibilité pour lui-même. Quelque chose le retenait, il n'aurait su dire quoi exactement. Pour cette raison, il était souvent tenté d'approcher les jeunes apprenties avec ses questions les jours de chorale, mais il n'avait jamais vraiment eu l'occasion de discuter avec elles. À chaque fois qu'il avait fait quelques pas en direction d'un groupe de ces filles, il s'était senti réfréner par des rires de connivence entre les jeunes adolescentes et il avait fait discrètement demi-tour, intimidé. Il y avait objectivement très peu de chances qu'elles rient à cause de lui, puisqu'il ne les connaissait pas, mais certaines habitudes avaient la vie dure, et dans ce cas précis il n'arrivait pas à les surmonter.

Mais ce jour-là, cette personne qu'il n'avait jamais vue était pile sur son chemin, elle n'était pas entourée de filles qui chuchotaient bizarrement entre elles, et en plus Soeur Denise était trop occupée à discuter pour lui reprocher de ne pas être là où on l'attendait déjà ; il trouva donc le courage de la saluer. C'était la moindre des choses, de toute manière, il ne devait pas se le reprocher. Ce n'était pas comme s'il allait enchaîner avec toutes les questions qui lui brûlaient les lèvres. Elle sembla surprise de le voir, mais rendit timidement un sourire qui acheva de chasser son semblant de culpabilité. Ils allaient avoir une conversation tout à fait normale et il n'allait pas du tout en profiter pour l'interroger sur la vie des initiés…

"Oui !" s'entousiasma-t-il devant sa supposition. "Moi aussi, j'aime beaucoup chanter… Je veux dire, oui ! Je ne t'avais jamais vue par ici avant", constata-t-il.

Ses compétences en communication laissaient certes un peu à désirer, mais il était tout excité de rencontrer une nouvelle personne.

De l'extérieur.

Du Chapitre de Starkhaven-

Calme-toi, Cadwell.

À sa grande déception, il eut à peine le temps de retenir son prénom que la Révérende-Mère les appela tous pour la chorale. Un peu plus et il oubliait pourquoi il était là… Cadwell adressa un sourire désolé à sa nouvelle connaissance et s'empressa de rejoindre ses copains, qui s'installaient toujours dans le même coin, à l'opposé des visiteurs. Le garçon devait se tordre le cou pour regarder où étaient assises les filles de la Chantrie, mais il reconnut Isbeil - il était content d'avoir retenu son nom - même s'il ne pouvait pas lui faire signe de là où il l'était. Il espérait qu'ils auraient l'occasion de discuter pendant la pause.

Nombreux, ceux qui se vautrent dans le péché,
Persuadés d'être damnés de corps et d'âme,
Mais qui se repent, qui garde sa foi entière
Malgré les ténèbres du monde,
Qui traite les faibles sans veulerie ni dédain
Mais respecte la loi
Et les oeuvres du Créateur, celle-là connaîtra
La pureté bénite du Créateur.

"Tu crois qu'on va se taper toutes les Transfigurations à chaque fois ?" chuchota son camarade à sa gauche.
"Chut."

Il était plutôt content, car c'était une partie du verset qu'il avait répété juste avant de venir. Il le connaissait quasiment par coeur maintenant. Contrairement à son copain, qui se collait contre lui pour pouvoir lire son recueil par-dessus son bras. Cadwell était tenté de le lui mettre entre les mains pour récupérer son espace personnel, mais cela ne changerait rien aux chuchotements intempestifs. Ils allaient finir par se faire gronder… Il essaya de se concentrer sur la suite :

La Lumière lui fera traverser dans la paix
Les voies de ce monde et de l'au-delà.
Pour celle qui s'en remet au Créateur, le feu est son eau.
Tout comme le papillon de nuit voit la lumière et s'approche de la flamme,
Elle doit voir le feu et s'approcher de la Lumière.
Le Voile ne lui réservera nulle incertitude,
Pas plus qu'elle ne redoutera la mort, car le Créateur
Sera son flambeau et son bouclier, ses fondations et son épée.

"C'est encore long tu crois ? Il faut que j'aille piss…"
"Leo !"
"Cadwell !"

L'interpellé lâcha un petit geignement en rentrant instinctivement la tête dans ses épaules. Peine perdue, Soeur Denise voyait bien son visage rouge tomate dépasser au troisième rang, parce que les petits allaient devant et Cadwell n'était pas juste assez grand pour se tenir avec les garçons de son âge. Elle hocha sèchement la tête en direction de la sortie, dans un message silencieux mais parfaitement clair. Le garçon n'eut même pas le courage de fusiller Leo, 8 ans, du regard. Il baissa les yeux et sortit le plus silencieusement possible du rang. Sa seule revanche était d'avoir gardé son recueil sous le bras… Leo irait embêter quelqu'un d'autre. Le chant de la Rédemption l'accompagna alors qu'il sortait dans la Cour, puis faisait les cent pas dans la neige, le menton rentré dans son écharpe et les mains dans les poches, traçant un petit sillon en forme de 8. Quand les harmonies vocales s'achevèrent, il jeta un oeil timide à l'intérieur. Les Soeurs du Couvent étaient en train d'installer une petite collation, comme à leur habitude. Cette fois, elle consistait en de petits gâteaux aux raisins secs et des boissons chaudes.

"Je peux rentrer ?" demanda-t-il timidement au passage de Soeur Denise.

Elle le gratifia d'un regard indifférent. Il prit cela pour une approbation et s'inséra le plus discrètement possible dans le groupe des enfants qui bavardaient allègrement autour de la table. Il chercha Leo du regard, sans succès. Il profitait probablement de la pause pour soulager sa vessie. Grand bien lui fasse ! Cadwell espérait ne plus jamais chanter à côté de lui de toute sa vie. Pourvu qu'on le laisse échanger sa place avant la fin de la chorale...

Avec un tel sourire et un amour du chant, ce garçon ne pouvait qu’être une bonne personne. Voilà ce que se disait Isbeil alors qu’elle entrait dans la petite salle, puis allait se placer sur l’estrade où les attendaient déjà quelques orphelins. Sitôt que la chevelure brune disparut de son champ de vision, l’inquiétude revint cependant avec une force décuplée, chassant brusquement le plaisir provoqué par cette nouvelle rencontre.

Pourquoi était-ce si terrifiant, d’accomplir ce dont on avait rêvé toute sa vie ?

Quand la date de son entrée dans la Chantrie avait été fixée, au lendemain de son douzième anniversaire, Isbeil avait cru défaillir de joie. Sur un petit calendrier confectionné par son père, elle avait scrupuleusement consigné chaque lever et coucher de soleil. Chaque matin, sa mère avait accordé à leur prière un soin tout particulier, en profitant pour évaluer sa connaissance du Cantique ; et même son frère avait semblé pris dans l’euphorie, l’emmenant faire de longues promenades sur le domaine du château pour contenir son impatience de petite fille.

Et puis le grand jour était venu, et Isbeil avait eu peur. Et si elle n’était pas assez douée ? Assez pieuse ? Et si sa famille lui manquait trop ? Et si les autres enfants la détestaient ?

« Alors il te faudra chanter, lui avait répondu sa mère alors qu’elle l’aidait à se coiffer.
— Chanter ?
— Chanter en public demande du courage, et le faire à plusieurs créé toujours un lien : une intimité spéciale, forgée par l’échange de notes plutôt que de confidences. Peu importe ce qui nous entoure et le lieu où l’on se tient, chanter nous rapproche de tous ceux qui ont un jour mêlé leur voix à la nôtre. Chaque strophe porte un peu de celui qui l’a écrite, un peu du personnage qu’elle fait vivre : les exploits d’un héros nous prêtent son courage, la romance d’une dame son espoir pour l’avenir…
— Mais, mère, c'est le Cantique que je vais chanter, pas une ballade.
—  Alors il faudra te souvenir qu'Andrasté, son nom soit béni, prête toujours une oreille attentive à qui entonne Ses saintes paroles. » Ici, Enéa avait achevé de fixer les tresses de sa fille, puis s’était penchée comme pour lui confier un secret, murmurant tout bas au creux de son oreille : « Chante, Isbeil, même si tu as peur – surtout si tu as peur. Chante, et tu ne seras jamais seule. »

Brouillant les contours et les respirations des autres enfants, le souvenir avait la consistance d’un câlin et, comme une maman ne pouvait avoir tort, Isbeil chanta. Parce que sa gorge restait malgré tout serrée d'appréhension, les premières notes furent maladroites, mais l’exercice se simplifia alors que le choix de leurs professeures achevait de la rassurer. Le chant de la Rédemption était le premier passage du Cantique qu’elle avait appris, et elle le connaissait déjà par cœur avant de revêtir la robe rouge.

Ils venaient d’entamer la deuxième partie du verset quand la jeune initiée remarqua l’agitation qui régnait à sa droite. Un coup d’œil discret lui révéla un garçon brun tendu, comme ennuyé par l’un de ses camarades et, alors qu’il ouvrait la bouche, Isbeil sentit son dos se crisper : s’ils n’arrêtaient pas très vite, ils allaient…

« Cadwell ! »

Pris sur le fait, l’intéressé se recroquevilla sur une expression penaude, mais il était trop tard. Intransigeante, sœur Denise lui indiqua la sortie, qu’il passa la tête si basse qu’Isbeil en eut un pincement au cœur. Le cours redémarra ensuite, mais ce n’était plus pareil. Comme le papillon de nuit qu’elle chantait, l’attention de la novice ne cessait de revenir à l’orphelin grondé, qu’elle voyait à travers la porte entrouverte, et elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter en voyant que la neige continuait de tomber. Les températures étaient mauvaises cet hiver, et on ne comptait déjà plus les jeunes initiées passées par l’infirmerie, toutes atteintes de formes plus ou moins graves de refroidissement.

Le Voile ne lui réservera nulle incertitude,
Pas plus qu'elle ne redoutera la mort, car le Créateur
Sera son flambeau et son bouclier, ses fondations et son épée.

Une fois les versets répétés, les sœurs conduisirent leurs choristes à l’autre bout de la salle. Sur une table au plateau rayée, une collation avait été servie. Gâteaux à la riche couleur dorée parsemée de petits grains sombres, bouilloire débordant de liquide fumant... Comme un essaim autour d’une fleur, les enfants s’agglutinèrent bientôt pour recevoir leur dose d’infusion, fortifiante mais également un peu amère. Isbeil n’aurait pas dit non à une cuillérée de miel pour l’adoucir, mais il n’y en avait pas sur la table, aussi avala-t-elle rapidement le contenu de sa tasse avant d’en attraper une deuxième.

« Eh, tu n’as pas le droit de te resservir, protesta aussitôt une fille, qu’elle identifia comme une initiée plus âgée.
— Ce n’est pas pour moi, mais pour le garçon dehors.
— Il a été puni et c’est bien fait pour lui. Si tu veux mon avis, on devrait manger sa part. »

Les doigts d’Isbeil se resserrèrent sur la tasse dans un geste protecteur. Bien sûr, parler pendant la chorale était une infraction qui appelait un châtiment, mais elle ne méritait pas d’être sciemment affamé. Cadwell avait paru sincèrement repentant, acceptant son exclusion sans broncher alors même qu’elle avait l’impression qu’il n’était pas seul responsable du chahut. Et puis, ne venait-elle pas de chanter la Rédemption ? Quel genre de personne serait-elle, si elle acceptait d’ajouter à la sanction d’une faute déjà expiée ?

De l’autre côté de la table, son ainée l’observait toujours, ou plutôt le contenu de ses mains.

« Je préfère quand même essayer de la lui donner. » trancha-t-elle finalement et, saisissant deux biscuits, elle s’éloigna.

Sa mère disait toujours qu’il ne fallait pas être gêné quand on agissait comme il le fallait. Non, c’était à ceux qui tentaient de vous en empêcher d’avoir honte, aussi Isbeil se força-t-elle à garder la tête droite malgré ses joues qui chauffaient un peu. Elle avait à peine parcouru la moitié du chemin que Cadwell rentrait dans la salle. L’expression un peu contrariée, il semblait à la recherche de quelque chose, si bien qu’il ne la vit pas approcher avant qu’elle ne soit devant lui :

« Excuse-moi… Cadwell ? » D'aussi près, Isbeil pouvait voir que le nez et les oreilles de l'orphelin avaient été rougis par le froid. « Je voulais t’apporter ça dehors, mais je suis contente de voir que tu as pu rentrer. » Un sourire hésitant aux lèvres, elle lui tendit la boisson et les gâteaux secs. « Tu peux avoir les deux, je n’aime pas trop les raisins. »

Cadwell n'en voulait pas vraiment à Leo, même si c'était un élément perturbateur de la chorale. Soeur Denise le savait, pourtant il ne lui en voulait pas à elle non plus. Elle s'était contentée de faire appliquer les règles, elle ne pouvait pas se permettre de faire des exceptions, même si elle connaissait assez Cadwell pour savoir qu'il n'était pas habituellement désobéissant. Surtout car elle le connaissait. Si les Soeurs du Couvent ne parvenaient pas à discipliner leurs enfants, qu'en penseraient celles du Chapitre ? Le garçon n'ignorait pas que ce dernier accueillait parfois les orphelins en âge d'entrer dans les ordres. Alors, s'ils faisaient mauvaise figure ici... C'était pour le mieux. Même si c'était sa propre réputation qui en prenait un coup. C'était contre celle-ci que Cadwell s'agaçait.

Il faisait toujours de son mieux, pourquoi s'attirait-il des ennuis d'une façon aussi stupide ? Il n'avait rien demandé... mais Andrasté elle-même avait subi un sort terrible qu'elle n'avait pas mérité, alors qui était-il, lui qui n'avait même pas 12 ans, pour se plaindre de son propre destin ? Il fallait toujours assumer ses fautes, voilà ce qu'on lui apprenait. Et Soeur Denise serait la première à lui reprocher de tenter de se servir du jeune Leo comme excuse. Il était certes bruyant, mais il était son cadet... c'était à Cadwell de montrer l'exemple. Voilà les pensées qui l'occupaient alors qu'il tentait de s'intégrer au groupe d'enfants en espérant ne pas se faire remarquer. La réapparition d'Isbeil le fit légèrement sursauter, même si elle n'avait pas parlé très fort.

"Euh, salut !"

D'aussi près, il constatait qu'elle était plus grande que lui. Tout le monde ou presque était plus grand que Cadwell.  Cela ne le surprenait pas, en revanche, il fut étonné qu'elle l'appelle par son prénom.

"Je voulais t’apporter ça dehors, mais je suis contente de voir que tu as pu rentrer."

Ah, oui. C'était parce qu'il avait résonné dans toute la salle. Cadwell sentit ses joues s'empourprer d'embarras et baissa les yeux sur le verre et les gâteaux qu'elle lui tendait.

"Oh ! Merci..."

Il ne s'attendait pas à une telle attention. Il en fut touché, mais aussi embarrassé. Ce goûter était surtout là pour les jeunes du Chapitre. Non que les orphelins n'aient pas droit à une collation en temps normal, mais elle était moins... Disons qu'il n'y avait pas souvent des raisins - Cadwell aimait bien les raisins. Il tendit la main pour prendre le verre qu'Isbeil lui tendait. L'envie était grande de s'emparer des deux biscuits aussi, mais cela aurait été impoli.

"C'est très gentil de ta part, mais... tu es sûre ? Tu ne vas pas avoir faim ? Tu as plus chanté que moi", ajouta-t-il en guise d'excuse.

Soeur Denise passa tout près d'eux et Cadwell se raidit instinctivement, conscient qu'elle l'avait probablement à l'oeil, il balbutia tout bas :

"D-désolé pour tout à l'heure."

Il se dandina d'un pied à l'autre, mal à l'aise, en serrant son verre de tisane entre ses deux mains. La chaleur lui faisait du bien. Il pariait que la boisson serait trop amère, mais il avait l'habitude. Des raisins, peut-être, mais du miel ? Même pour faire bonne impression, les Soeurs du Couvent ne pouvaient pas se permettre ce genre de folie à cette période de l'année, où il y avait tant de gens à nourrir et à accueillir au chaud. Encouragé cependant par l'initiative généreuse de la jeune apprentie, le garçon lui proposa timidement :

"Et si... et si on leur demandait s'il y a des petits gâteaux sans raisins ?"

« Oh ! Merci... »

Comme s’il ne savait que faire de cette attention, Cadwell semblait fort gêné et, compatissante, sa jeune camarade lui adressa un nouveau sourire, espérant ainsi l’encourager à accepter ses présents…. Sans succès. Pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, le garçon semblait rechigner à bouger. Mince alors !  Et s’il n’aimait pas les raisins, lui aussi ? Quelle idiote elle faisait : elle aurait dû y penser avant de lui proposer son goûter...

« C'est très gentil de ta part, mais... tu es sûre ? »

Interrompant sa flagellation mentale et lui apprenant que cette hésitation avait une tout autre raison qu’un désamour fruitier, les questions de Cadwell rassurèrent aussitôt Isbeil.

« Tu ne vas pas avoir faim ? Tu as plus chanté que moi.
— Oh, non. Ne t’en fait pas : le repas des novices est servi tous les jours à dix-huit heures. Je peux très bien attendre jusque-là. »

Il s’agissait d’un souper silencieux durant lequel l’une des sœurs, initiée ou ordonnée, était désignée pour lire un extrait du Cantique. Un moment qu’elle appréciait plus pour son atmosphère feutrée et apaisante que pour la qualité et la variété de sa nourriture – différente de celle qu’elle avait connu jusque-là – mais qu’elle avalait tout de même sans discuter, commençant même doucement à s’y habituer.

« D-désolé pour tout à l'heure. »

La jeune sœur ne comprit pas tout de suite pourquoi l’orphelin s’excusait – ni pourquoi il semblait soudain s’être flétri comme face à une flamme furieuse – et cela jusqu’à ce qu’elle remarque la présence d’une de leurs professeures non loin d’eux.

« Tu n’as pas à l’être. Pas envers moi en tout cas, tenta-t-elle aussitôt de le rassurer. Je pense que même sœur Denise s’est rendue compte que tu ne pensais pas à mal... Ou n’avais jamais eu l’intention de déranger la chorale. Et elle a aussi sûrement vu que tu avais assumé ton erreur avec beaucoup de bonne volonté. Moi, je l’ai vu, en tout cas, alors je ne t’en veux pas. »

Si, autour de la table dont les deux enfants avaient fini par machinalement se rapprocher, la collation semblait avoir été entièrement dévorée, les adultes ne semblaient pas pressés de rappeler leurs élèves à l’ordre. Profitant de cette indulgence – ou indifférence – bienvenue, Isbeil se tourna de nouveau vers Cadwell.

« Et puis, tu sais… » Son ton avait pris celui de la confidence. « C’est parce que j’en ai moi-même fait une que je suis ici aujourd’hui, et que j’ai pu te rencontrer. » Ici, elle lui conta rapidement son aventure avec le broc d’eau et la vieille dame, avant de conclure : « Vraiment, tu peux prendre le biscuit, si ça te fait plaisir. J’ai peut-être plus chanté, mais c’est toi qui as marché tout ce temps dans le froid.
— Et si... et si on leur demandait s'il y a des petits gâteaux sans raisins ?
— Tu ne penses pas que cela risque de déranger ? C’est déjà très gentil de la part du couvent de nous offrir ce goûter. Je ne voudrais pas donner l’impression de m’en plaindre... »

Le compromis qu’il avait trouvé semblait toutefois enthousiasmer le garçon, aussi l’initiée n’eut-elle pas à cœur de refuser complétement sa proposition :

« Enfin, si tu penses que ça peut valoir le coup, alors je te fais confiance. »

Le silence retomba bientôt sur leur petit duo, la poussant à se creuser la tête pour trouver un nouveau sujet de conversation. Si elle désirait tant faire perdurer l’échange et ainsi aller à l’encontre de sa timidité naturelle, c’était parce qu’elle appréciait ce dernier de plus en plus. Au point de sourire largement, même, alors qu’un vieux souvenir éclatait dans sa mémoire, lui offrant juste ce qui lui manquait pour se jeter à l’eau :

« Tu savais que Cadwell voulait dire source froide ? C’est aussi le prénom du héros d’un roman que j’ai lu avec mon père. Un grand chevalier, très pieux, qui ne tire son épée qu’au nom de l’amour qu’il porte à Andrasté et à sa Divine. Il y a plusieurs tomes d’ailleurs, mais je n’ai lu que le premier et… »

Si les mots s’étaient jusque-là déversés de sa bouche avec toute la vigueur et l’entrain que confèrait la passion enfantine, Isbeil s’interrompit soudain brusquement avant de tordre ses mains l’une contre l’autre.

« Désolée, je parle beaucoup et tu connais peut-être déjà. »

Ou peut-être bien n’aimait-il même pas lire ! Elle aurait l’air maline, dans ce cas, à ainsi s’emporter et vanter les mérites d’écrits auxquels il ne verrait aucun intérêt… Et cela surtout après l’avoir déjà mis dans l’embarras avec cette histoire de raisins !

« Je trouve ton prénom vraiment joli en tout cas. Surtout pour un chanteur, reprit-elle d’une voix plus mesurée, l’expression légèrement contrite. Je regrette vraiment de ne pas avoir pu entendre correctement ta voix, tout à l’heure. »

Cette dernière était-elle claire et joyeuse, semblable à l’eau dévalant les flancs d’une montagne à la fonte des glaces ? Jamais elle n'avait entendu de tel son, mais elle se plaisait à l'imaginer.

Difficile de protester, réalisa Cadwell, quand son interlocutrice avançait de solides arguments. Elle n'aimait pas les raisins, et le repas des novices était servi tôt. Il résista à l'envie de lui poser pleins de questions à ce sujet. Elle n'apprécierait peut-être pas l'interrogatoire, d'autant plus que ce n'était pas le but de leur conversation. Il se servit de son thé pour s'empêcher de s'épancher en excuses - si sa bouche était occupée à boire, elle ne pouvait pas trahir son malaise contre sa volonté de faire bonne impression. Il hocha la tête aux paroles d'Isbeil, touché. Elle faisait preuve d'empathie et de compassion, deux valeurs que les Soeurs du Couvent essayaient d'inculquer, parfois en vain, à leur petite troupe d'orphelins. Cadwell conclut aisément que la jeune novice était une bonne personne, le genre de personnes qu'il voulait être également - pour ne pas décevoir les Soeurs, pour (se) prouver qu'il pouvait être meilleur, et pour être digne de prier Andrasté - et ressentit instantanément de l'admiration et du respect pour son aînée. Il lança un regard timide autour de la table, à présent vidée des goûters et de la majorité des enfants, comme pour s'assurer qu'il avait bien le droit de continuer à discuter. Il ne voulait pas que leur conversation s'arrête là. Aussi, quand Isbeil lui avoua avoir commis une faute pour venir ici, son visage s'illumina :

"C'est vrai ?"

Il n'osait pas demander clairement ce qu'il s'était passé - c'était peut-être un souvenir embarrassant - mais la curiosité avait définitivement chassé son embarras. Après toutes ces sages paroles, Cadwell reconnaissait qu'il ne pouvait plus refuser les deux gâteaux aux raisins sans froisser Isbeil et il accepta humblement son offrande.

"Vraiment, tu peux prendre le biscuit, si ça te fait plaisir. J’ai peut-être plus chanté, mais c’est toi qui as marché tout ce temps dans le froid."
"Bon, dans ce cas… merci !"

Il fourra un des petits pains dans sa poche pour ne pas qu'on vienne lui dire qu'il avait volé une deuxième ration - l'habitude de tout partager entre orphelins avait ses travers - et pour une raison qu'il ignorait, une des apprenties du Chapitre de Starkhaven le regarda bizarrement. Cadwell l'ignora. Il offrirait sa deuxième portion à son ami qui était resté alité au dortoir. Il faudrait qu'il pense à lui ramener une infusion aussi, pour son mal de ventre. Il n'y en avait plus sur la table, mais ils pouvaient peut-être demander aux adultes… Sa réflexion le porta naturellement aux pains sans raisins, et sa proposition fut accueillie avec prudence par son interlocutrice :

"Tu ne penses pas que cela risque de déranger ? C’est déjà très gentil de la part du couvent de nous offrir ce goûter. Je ne voudrais pas donner l’impression de m’en plaindre…"

Il hocha la tête, et devant son entousiasme elle ajouta :

"Enfin, si tu penses que ça peut valoir le coup, alors je te fais confiance."
"Je vais poser la question ! C'est le moins que je puisse faire pour te remercier."

Il était toujours question de petits gâteaux, mais allez savoir pourquoi, Cadwell prenait tout cela très à coeur. Il n'avait pas pour habitude de se voir offrir des choses, du moins, pas dans le sens de cadeaux. Ce qu'on lui donnait était toujours lié à ses besoins les plus essentiels et, pour tous ces enfants dont le Couvent s'occupait, les notions de partage et d'égalité étaient à la base de l'éducation religieuse qu'ils recevaient. Aussi, il était rare de se voir offrir plus que les autres. Bien sûr, les cuisinières avaient leurs préférés, et il arrivait que vous puissiez gratter un biscuit ou un reste de pain si vous leur rendiez visite au bon moment, mais ceci était une exception, pas la règle.

Donc, Cadwell avait à coeur de faire quelque chose pour Isbeil, comme elle l'avait fait pour lui par gentillesse. Il scruta les environs pour déterminer quelle Soeur serait la plus à même de répondre à sa demande - pas Soeur Denise, certainement pas. Pris dans sa réflexion, il oublia de relancer la conversation.

"Tu savais que Cadwell voulait dire source froide ?" s'exclama Ibseil, tout sourire.

Cadwell se retourna vers elle, surpris par ses mots autant que par son expression rayonnante. Il en fut un peu touché. Personne ne lui avait jamais dit que son prénom signifiait quelque chose. C'était un peu poétique... Il retenait surtout l'histoire du chevalier, et son regard brilla à son tour lorsque sa camarade lui en fit le résumé détaillé, avant de s'excuser. Cadwell ne trouvait pas qu'elle parlait trop, et s'il y avait bien un endroit et un moment où on était encouragé à élever la voix, c'était bien la chorale ! Il secoua vivement la tête pour signifier que cela ne le dérangeait pas, et l'encourager à continuer. Il était trop content de s'être fait une nouvelle amie pour souhaiter que la conversation s'arrête abruptement.

"M-merci", balbutia Cadwell, touché par le compliment. "Est-ce que "Isbeil" veut dire quelque chose ?"

Lui non plus, n'avait pas distingué sa voix parmi le choeur... La chorale était majoritairement féminine, pas seulement grâce à la présence des apprenties du Chapitre, mais parce que les garçons plus âgés du Couvent ne chantaient pas - ne chantaient plus - Andrasté. Cadwell redoutait le moment où il serait lui-même écarté, même s'il essayait de ne pas y penser. Tant qu'il pouvait le faire, Cadwell continuerait de chanter, et d'apprécier ces moments qui lui étaient autorisés. Alors il rassembla son courage et proposa :

"Si tu veux... si tu veux, on pourra se mettre à côté pour chanter tout à l'heure ?"

Ainsi Isbeil pourrait entendre sa voix, et il pourrait entendre la sienne. Et lorsqu'il ne pourrait plus... Il repensa au chevalier Cadwell. Peut-être le chevalier avait-il trouvé d'autres moyens d'honorer Andrasté. Comme lui, Cadwell chercherait une autre solution.

"Je ne connais pas le roman dont tu as parlé, mais j'aime bien les histoires d'aventures ! Tu pourras me donner la référence ?"

Peut-être que s'il ne se trouvait pas dans la bibliothèque du Couvent il pourrait partir à sa recherche. Ou demander à l'une des soeurs qu'il aimait bien de l'aider à le trouver. Soeur Anna, par exemple, qui venait d'entrer. Cadwell fit signe à Isbeil de le suivre, avant de se diriger vers elle :

"Soeur Anna !"
"Cadwell. Tu n'es pas arrivé en retard ?" plaisanta-t-elle.

Il hocha sagement la tête en signe de dénégation, et s'assura machinalement que Soeur Denise n'était pas à portée de voix. Si Soeur Anna le remarqua, elle n'en dit rien. Elle le connaissait assez bien ; elle attendit patiemment qu'il pose sa question.

"Croyez-vous qu'il reste des petits pains sans raisins ? J'aimerais aussi ramener de la tisane à Sheamus, il est resté au lit parce qu'il ne se sentait pas bien."
"Je sais." Elle remarqua Isbeil et lui sourit, avant de reprendre : "Soeur Léan est en cuisine... Il ne vous coûte rien d'aller lui poser la question. Si vous revenez à temps pour la reprise, bien sûr..." ajouta-t-elle avant de se détourner avec amusement.

Cadwell aimait bien Soeur Anna - elle était plus jeune que la majorité des autres Soeurs, et un peu moins sérieuse - mais il ne savait jamais si elle plaisantait ou pas quand elle le menaçait comme ça. Il garda sa perplexité pour lui et se tourna vers sa nouvelle amie, une lueur amusée dans le regard :

"Qu'en dis-tu ? Tu as déjà visité les cuisines ?"

Question rhétorique, il savait parfaitement que les visiteurs n'étaient pas habitués à ces lieux, comme les dortoirs, qui relevaient de la vie quotidienne des pensionnaires du Couvent. Parfois les généreux donateurs se voyaient présenter la salle d'études, où ils pouvaient observer les orphelins sagement assis réciter leurs leçons, ou une salle de repos pour les malades, souvent ravis d'avoir un peu de visite. Mais les endroits où on lavait le linge, où on préparait la soupe ? Dommage, pensait Cadwell, c'étaient ceux qu'il préférait. Les cuisines, les arrières-salles, les passages cachés, les escaliers que les enfants dévalaient en courant ou les couloirs dans lesquels ils jouaient à chat étaient les lieux les plus vivants du Couvent.

Voir Cadwell secouer la tête face à ses craintes gonfla le cœur d’Isbeil de soulagement. Bien sûr, cela pouvait être par politesse – aussi n’osa-t-elle pas reprendre son exposé littéraire – mais les paroles suivante du garçon ne tardèrent pas à contredire cette hypothèse :

« M-merci. Est-ce que "Isbeil" veut dire quelque chose ? »

Il paraissait sincèrement touché, et la novice opina doucement du chef :

« Oui ! Ça veut dire "Dieu est mon serment". »

Son frère lui avait confié avant qu’elle ne parte de la maison que c’était là le signe qu’elle était faite pour la Chantrie ; souvenir qu’elle ne pouvait maintenant se rappeler sans qu’il ne lui pince douloureusement la poitrine. Comme cela lui manquait de ne plus lire avec lui cachée sous l’une des tables de la bibliothèque les soirs d’orage, ou bien sous le grand arbre du parc les jours de printemps ! Elle aurait tant voulu entendre sa voix de nouveau, et peu importe si cela impliquait de parler de ses oiseaux ! L’absence était telle qu’elle l’aurait enduré sans faillir – elle en était certaine – et que son expression vacilla brièvement, hésitante.

Allait-elle laisser Cadwell voir sa nostalgie ?

Non. Il était normal d’être tiraillée par le passé, et c’est parce qu’elle voulait aussi rendre Eiric fier – peut-être lui plus que tout autre – qu’il lui faudrait se montrer forte et patiente ; continuer à avancer ; être travailleuse et courageuse à son image pour pouvoir le lui raconter. Elle s’imaginait déjà dans la petite pièce de la Chantrie dédiée aux visites familiales : lui dans son pourpoint à l’élégance simple, elle dans sa robe rouge, tous deux heureux du récit de cette timidité bravée pour une jolie rencontre...

« Si tu veux... »

Prudent, le raclement de gorge de Cadwell la ramena à l’instant présent.

« Si tu veux, on pourra se mettre à côté pour chanter tout à l'heure ?
— Vraiment ? Oh rien ne me ferait plus plaisir ! »

Surpris par l’éclat de voix, quelques novices et orphelins proches se tournèrent vers le duo mais, pour une fois, Isbeil n’en avait cure.

Comme les lignes d’une partition reliaient les notes pour former un tout mélodieux, la musique forgeait bel et bien un lien entre ceux qui la chantait !

Encore une fois, sa mère avait eu raison.

Jamais elle ne serait seule.

« Je ne connais pas le roman dont tu as parlé, continuait Cadwell, ramenant étonnement la conversation au sujet qu’elle avait cru écarté par sa maladresse, mais j'aime bien les histoires d'aventures ! Tu pourras me donner la référence ?
— Bien sûr ! »

C'est avec un sourire radieux qu'Isbeil accueillait ce nouveau point commun. Evidemment, chacun avait les centres d’intérêt qu’il souhaitait mais… Être ami avec un autre lecteur ? Voilà qui ravissait son cœur de petite fille !

« Mais je peux même faire mieux, tu sais ! Mon père a promis de venir me voir après la prochaine réunion du Conseil. Alors, si ça t’intéresse, je lui écrirais dès ce soir pour lui demander de l’emmener, puis je te le prêterais. »

La raison de cette proposition aussi spontanée qu’enthousiaste était double. La Geste de Cadwell le Pieux – car c’était là le fameux titre – était une œuvre aussi ancienne que peu commune. Même si les sœurs étaient lettrées, Isbeil doutait que le Couvent en possède un exemplaire, et tenait de toute façon à ce que Cadwell consulte celui des Byrne car ce dernier avait été richement illustré par un aïeul lointain ; ajout et unicité dont l’origine, aussi belle que tragique, lui conférait une valeur supplémentaire toute particulière, et qu’elle tenait à partager avec son nouveau camarade.

Nouveau camarade qui, ayant repéré un mouvement, se dirigea vers la porte tout en faisant signe à Isbeil de le suivre. La femme qui venait de la franchir était jeune, et ses traits avaient une rondeur aussi douce qu’accueillante.

« Soeur Anna ! »

En retrait de quelques pas, Isbeil attendit en silence tandis que Cadwell posait ses questions et montrait une nouvelle fois son cœur généreux. Une fois l’assentiment cherché obtenu, inconscient de l’estime que la noblesse de son projet venait de redoubler, il se retourna pour demander, une lueur espiègle dans le regard :

« Qu'en dis-tu ? Tu as déjà visité les cuisines ? »

Isbeil secoua la tête.

« Non. Seulement une partie de l’infirmerie, le cloître et la chapelle. » Son expression se fit songeuse alors qu’elle fouillait dans sa mémoire. « La salle d’étude et le jardin aussi, il y a longtemps, mais c’est tout. »

Puisque les initiées étaient censées aider les orphelins après la chorale, peut-être que connaitre le chemin de la cuisine se révélerait utile ? Voilà ce qu'elle se disait alors qu’elle laissait Cadwell la guider hors de la salle, mais la vérité était bien plus simple.

Elle avait douze ans, et ne s’était jamais trouvé si proche de son modèle…

Elle était curieuse voilà tout.

Le Couvent des Murmures est plus agité que d'ordinaire, en ce bel après-midi de Drakonis : il faut avouer que le jour béni de la chorale est arrivé et que le soleil lui-même sourit à cette œuvre que les enfants du Créateur tisse de leurs chants. Viendra le jour où, sous le regard appliqué des douces sœurs, ils chanteront tous plus juste encore : en attendant, l'harmonie de leurs cœurs enjoués suffit à réchauffer les âmes.

Mais il est maintenant l'heure du goûter et si, d'ordinaire, cette collation n'est pas distribuée chaque jour, les dons ont été nombreux pour le Couvent ces derniers temps ; et les invités, aujourd'hui, d'honneur. Alors, oui, les orphelins ont droit de rêver, aujourd'hui, à des estomacs remplis entre leurs doux chants mélodieux.

Soeur Silence vaque seule : si elle n'a pas assisté à la première session des chants juvéniles, la quiétude qui règne dans son saint refuge lui permet de ne pas manquer la seconde session. Quoi de mieux que de voir les progrès de ses petits que d'y assister elle-même ? Son vœu ne l'empêche pas d'écouter, loin de là : son doux sourire trahit même le fait qu'elle est certaine de mieux en profiter ainsi. Alors, après un crochet en cuisines pendant lequel elle a chargé son panier d'encas divers, dont les petits pains tant désirés, dénués de tout raisin, la voilà qu'elle se dirige vers la salle de chants.

Pour croiser la route de deux enfants bien bavards...

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Isbeil portait un bien joli nom, elle aussi, mais Cadwell n'en fut pas surpris. Il lui allait comme un gant et, quelque part, elle l'honorait par son parcours. Le jeune pensionnaire du Couvent ne pouvait qu'imaginer que dans quelques années, le serment d'Isbeil au Chapitre de Starkhaven scellerait son engagement envers la Chantrie et le Créateur. Qu'il devait être rassurant de voir son chemin de vie tracé devant soi avec autant de clarté…

En tous les cas, Cadwell se disait qu'il avait bien de la chance d'être tombé sur elle ce jour-là. Non seulement elle acceptait de chanter à ses côtés, mais elle voulait bien lui donner plus d'informations sur ce livre dont elle lui avait parlé. Lorsqu'elle lui proposa de lui amener le livre, il en fut persuadé : il venait de se faire une nouvelle amie. Touché, et gêné, il protesta faiblement :

"Ton… ton père travaille au Conseil ? Le Conseil de... du... mais non, mais il ne faut pas le déranger pour ça…"

Bien sûr, il aurait adoré pouvoir lire ce roman, mais son père semblait occuper une place importante ? Est-ce que Cadwell était en train de discuter à bâtons rompus avec une jeune dame de la noblesse ? Alors certes, tous les initiés étaient égaux, et ils l'étaient tous devant le Créateur, blabla bla, mais ça ne l'empêchait pas de remonter mentalement toute la conversation pour se demander s'il avait dit ou fait quelque chose de peu approprié. Il fut très soulagé d'apercevoir Soeur Anna, et que celle-ci leur donne la permission de s'éclipser. Cadwell ouvrit la voie, ce n'était pas tous les jours qu'il servait de guide.

À une jeune dame de la noblesse.

Créateur, son cerveau n'allait jamais le laisser oublier ce détail... Isbeil lui signala qu'elle avait visité quelques endroits du Couvent, certains il y avait longtemps. Cadwell recoupait les informations pour se faire petit à petit une image plus précise du passé de la jeune fille.

"Étais-tu venue avec tes parents ?"

Il se sentait forcé de surveiller sa façon de parler, tout d'un coup, mais ce n'était pas très naturel. Il ne voulait pas que sa nouvelle amie ait l'impression qu'il faisait attention avant de parler. Tout s'était très bien passé jusque là… Il devait juste… ne pas se ridiculiser ? Il ne savait pas trop comment. Peut-être que les commentaires de certains camarades sur ses origines le dérangeaient plus qu'il ne le pensait, finalement. Avec eux, il n'avait pas besoin de faire semblant d'être des leurs. Il savait tous qu'il n'était pas vraiment orphelin. Pourquoi avait-il la sensation de jouer un rôle ? Il secoua la tête, reprit son franc parler :

"Vous avez rencontré Soeur Silence ?"

Si le père d'Isbeil tenait une position importante, et si sa famille était noble, peut-être faisaient-ils partie des généreux donateurs du Couvent. Dans ce cas, il était possible que Soeur Silence les ait rencontrés en personne. C'était juste une hypothèse, bien sûr.

"Je trouve que…"

Cadwell s'apprêtait à donner son avis sur la fondatrice du Couvent, mais il fut interrompu. Par l'apparition de cette même personne. Comme si elle avait pu lire dans son esprit, le visage du garçon rougit un peu trop pour qu'il puisse accuser le froid, et son : "Bonjour, Soeur Silence !" sortit un peu trop fort de sa bouche à moitié dissimulée par son écharpe.

Il la retira pour balbutier :

"Comment… comment allez-vous ? Bien ? Je me rends aux cuisines avec mon amie Isbeil"  - oui voilà il l'avait dit, il espérait que ça passerait mieux que "je fais visiter le Couvent à une initiée que je viens de rencontrer - "nous allons chercher des petits pains sans raisins avant de retourner chanter, en voulez-vous aussi ?"

Si ses sentiments envers la fondatrice du Couvent étaient restés mystérieux jusque là, il était à présent très clair que Cadwell éprouvait beaucoup d'admiration pour Soeur Silence. Reprenant sa respiration à la fin de sa tirade, le garçon réalisa qu'elle tenait un panier.

"Ah, vous en avez déjà…"

Il se sentait idiot, mais le point positif, c'était qu'il ne pouvait pas être plus rouge qu'il ne l'était déjà.

Que sa famille assiste la couronne depuis plusieurs générations avait toujours comblée Isbeil de fierté, cependant cette place privilégiée près du pouvoir n’était aussi ça : une simple réalité avec laquelle elle avait toujours vécu. A ses yeux d’enfant, Darren restait son papa avant d’être un conseiller, aussi n'avait-elle jamais vraiment songé à ce que le nom de Byrne pouvait avoir d'impressionnant ou d’intimidant ; commençait-elle tout juste à remarquer que l’information semblait parfois ne pas laisser certains indifférents…

« Du Prince oui ! Mais ça ne le dérangera pas : il est prévu qu’il vienne me voir de toute façon. »

Les mots lui étaient venus aussi spontanément que souriants afin de contrer le refus poli de Cadwell ; expression de bonnes manières tout à son honneur, mais également fort inutiles. Les livres étaient, après tout, faits pour être lus. Et si une gêne subsistait chez son camarade, l’initiée se trouva bientôt trop absorbée par le périple qui les menaient hors de la salle pour le remarquer.

Elle avait beau faire de son mieux pour rester attentive au chemin parcouru, la tâche s’avérait difficile tant elle était excitée à l’idée de découvrir les facettes cachées du Couvent. Son regard ne cessait de voleter, papillon envouté ne sachant plus sur quelle fleur nouvelle se poser. De l’aspérité curieuse d’un mur à une croisée auréolée de lumière trouble… D’un relief de pierre taillée à une porte menant vers l’inconnu, peut-être même à elle… De simplement songer qu’elle foulait un peu plus ce sol dallé qui résonnait chaque jour du noble écho de ses pas et…

« Étais-tu venue avec tes parents ? l’interrogea Cadwell, la tirant de ses rêveries.
— Avec ma mère. »

Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle avait passé la visite à moitié cachée dans les jupes de cette dernière, trop impressionnée par les autres enfants et ces adultes qui lui souriaient pourtant si gentiment tandis qu’elle déposait dans leurs mains ses propres dons. Ce qu’elle ne disait pas, c’était à quel point il était différent de revenir seule dans la robe rouge du chapitre pour offrir sa voix au lieu de jouets, mais surtout que cette différence ne l’effrayait plus autant maintenant qu'elle n'était plus seule.

« Je ne crois pas t’avoir vu ce jour-là... Mais si c’est le cas, je suis désolée de l’avoir oublié.
— Vous avez rencontré Soeur Silence ?
— Oui ! »

La voix avait résonné dans la galerie couverte, légèrement trop aiguë. Oui ! Oui, elle l’avait vue et, lorsque cette dernière l’avait saluée d’un signe de tête, elle s’était crue sur le point de défaillir… Mais elle ne pouvait pas le formuler ainsi, n'est-ce pas ?

« Elle était pleine de lumière et… »

La novice s’interrompit, embarrassée par ce qu’elle s’apprêtait à révéler. Cadwell s’était montré si gentil jusque-là mais… Et s’il trouvait son aspiration trop grande ? Irréalisable ? Pire, s’il la trouvait prétentieuse ? Après tout, Sœur Silence était Sœur Silence, tandis qu’elle n’était… Qu’Isbeil.

« Je me souviens m’être dit que j’aimerais lui ressembler, plus tard. »

Confidence lâchée à travers une masse de cheveux bruns, tête timidement baissée jusqu’à ce que l’ourlet d’une robe ne pénètre subitement son champ de vision, la faisant sursauter.

Sœur Silence.

Le visage digne avait été reconnu avant même que le nom béni ne soit prononcé, et c’était bien la même admiration sans bornes, brûlant de toute l’ardeur des cœurs juvéniles, qui éclairait soudain les regards et enflammait les joues.

Sœur Silence. Ici. Devant elle. Et Cadwell lui parlait comme s’il la connaissait… ce qui était le cas ! Certaines personnes côtoyaient cette dame vénérable au quotidien, c’était une évidence et pourtant la pensée demeurait incroyable.

Sœur Silence. Et Cadwell la présentait à elle comme une amie, le mot la réchauffant comme un soleil jusqu'à chasser le gel de ses membres, et lui instiller assez de courage pour une preste révérence.

« Bonjour, ma Sœur. »

Plus fort.

« Je suis l’initiée Byrne. Je suis honorée de… »

D’être ici. Face à vous. Les mots se bousculaient dans sa bouche. Par la grâce du Créateur, on lui avait pourtant appris à s’exprimer : ce n'était pas le moment de faire défaut à son éducation !

« Je suis honorée de pouvoir chanter dans la chorale du Couvent. »

Voilà qui était m- Oh non... Donnait-elle l'impression de ne penser qu'à son propre plaisir ?

« Et de pouvoir servir ses nobles actions, bien sûr.  » se corrigea-t-elle gauchement, le feu de ses joues s'accentuant rapidement sous l'effet d'une question dérangeante :

Oh Andrasté, m'a-t-elle entendue tout à l'heure ?

Avant de croiser les enfants bien bavards, Sœur Silence avait ralenti le pas : sa longue robe d'un lin bleu comme la plus apaisante des eaux caresse sans s'avachir sur le sol, fait danser le long voile qui recouvre ses cheveux, éclaire son visage moins fatigué que ce que le futur lui réservera – vous réservera, enfants du Créateur ! – avec ses mille déboires. Sa marche s'arrête à votre niveau et ses yeux sages se posent délicatement sur vos frêles silhouettes.
Devine-t-elle que vous parliez d'elle un instant plus tôt, tandis que vous évoquiez votre admiration pour elle comme si vous vous confiez le plus honteux des secrets ?

Son léger sourire ne quitte pas ses lèvres alors que vous la saluez. Ta politesse s'éjecte de tes lèvres avec un peu trop d'entrain, @Cadwell, et ce bonjour se répercute bien fort contre les murs du Couvent : votre interlocutrice lève les sourcils de surprise, acquiesce légèrement quand tu lui demandes si elle va bien, écoute soigneusement les présentations, sourit et rit de ta mine déconfite au moment où tu remarques les surprises de son panier. Tu n'es cependant pas seul. Tandis que tu te présentes, @Isbeil Byrne, et que tu lui présentes tes honneurs si sincères que tu n'oses les formuler trop fort, la religieuse vient arranger d'une main légère cette mèche de cheveux qui se détache de ton visage pour la glisser derrière l'oreille : tout va bien, jeune fille, il n'y a rien à craindre tant que vous ne faites aucun mal à Sa Création.
Qui que vous soyez, belles et jeunes âmes, cette femme vous considère avec la même douceur : enfants aujourd'hui, vous serez encore Enfants demain, lorsque l'innocence se sera envolée pour rendre votre chant plus humain. Mais il n'y a rien à précipiter, aujourd'hui : juste un bonheur à féliciter pour qu'on le cueille au vol.

De ses longs doigts habitués à guérir, habitués à punir, Sœur Silence attrape un coin du tissu de son panier d'osier pour dévoiler les viennoiseries soigneusement disposées : puis elle vous présente ses victuailles pour vous inviter à vous servir. Devant vos mines rougies par la timidité et déconfites, la modeste religieuse que l'on respecte au Couvent des Murmures comme une Princesse en son palais vous offre son plus malicieux clin d'œil – s'amuse-t-elle de votre innocence ou cherche-t-elle à vous rassurer ?

À vous de répondre à son invitation silencieuse mais bien éloquente...

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C'était peut-être naïf de sa part, mais Cadwell ne s'était jamais imaginé qu'une jeune dame de la haute société puisse lui parler aussi normalement de son père, comme si cela ne signifiait rien. Il ne décelait en elle rien des regards hautains ou empreints de pitié que certaines initiées du Chapitre pouvaient avoir à son passage ou à celui de ses camarades orphelins ; rien qu'une sincérité et une gentillesse désarmantes. Finalement, peut-être n'était-ce pas de la naïveté de la part du garçon, mais du pessimiste. Il s'attendait à ce qu'on le prenne de haut quand on connaissait ses origines, mais il n'avait jamais imaginé qu'on puisse l'accepter sans se poser de questions, sans se soucier des barrières liées au statut social, et apprécier sa compagnie comme si c'était parfaitement naturel. Presque comme s'ils avaient toujours été amis. "Bien sûr que je pourrais te prêter ce livre !" Tu n'as pas peur que je l'abime, que je le perde, que je le tache ? Une telle marque de confiance touchait profondément Cadwell. Il sut en cet instant qu'il voulait être le meilleur ami possible pour Isbeil. Personne ne l'avait jamais abordé avec autant de gentillesse, de confiance et de bienveillance sans rien attendre de lui en retour. Personne, sauf peut-être...

Elle.

Lumineuse, elle l'était. Et lorsqu'Isbeil exprimait son admiration, Cadwell ne pouvait que l'approuver. Son désir de ressembler à Soeur Silence n'était pas aussi prégnant - après tout, il ne pourrait jamais espérer atteindre son statut en tant qu'homme - mais il comprenait. Lui aussi, il avait le désir d'être comme elle : un soutien pour les plus faibles, un refuge pour les démunis, ceux auxquels le reste de la société ne pensait pas toujours. Se faire la voix des oubliés... Quelle noblesse, quelle générosité il y aurait à avoir pour vocation de protéger ceux qui ne pouvaient le faire eux-mêmes !

S'il n'eut pas le temps de partager son admiration avec sa nouvelle amie, il fut évident qu'ils éprouvaient tout deux un immense respect pour Soeur Silence lorsque celle-ci apparut devant eux. Cadwell sentait la nervosité de sa camarade et il lui lança des regards encourageants, mais pas aussi discrets qu'il le voulait. Ses yeux s'écarquillèrent légèrement quand la dame du Couvent frôla de sa main délicate le visage de la jeune initiée afin de remettre une mèche de cheveux en place, geste empli de douceur qui le laissa admiratif. Puis, elle révéla le contenu de son panier et invita les deux enfants à se servir. Cadwell sourit au clin d'oeil de Soeur Silence, avant d'échanger un regard avec son amie.

Il piocha une première fois dans le panier, jeta un regard derrière eux et hésita, avant de revenir à la charge :

"Je vais en prendre un pour Sheamus aussi ! Il n'a pas pu venir à la chorale à cause de son mal de ventre. Ça lui remontera le moral !"

Ravi par l'apparition de Soeur Silence, et un peu fier que leur petite vadrouille ait permis à Isbeil de la rencontrer, Cadwell avait complètement oublié qu'il s'était promis de ramener aussi de la tisane à son ami cloué au lit. Mais l'heure tournait et n'attendait pas les enfants égarés dans les couloirs du Couvent...

"On devrait retourner à la chorale avant la fin de la pause", suggéra-t-il, pensant à la réaction de Soeur Denise s'il avait le malheur de revenir en retard, et d'avoir entraîné une initiée dans son sillage qui plus était. Il se retourna une dernière fois vers Soeur Silence pour lui sourire : "Merci pour les petits pains !"

Il fourra celui pour Sheamus dans une poche et lissa sa tunique pour s'assurer que son chargement secret ne semblait pas trop encombrant, croquant dans le second sur le chemin du retour. Il était tenté de demander à Isbeil ce qu'elle avait pensé de Soeur Silence, mais elle était encore à portée de voix, et le regard ravi de Cadwell parlait pour lui.

Oh, il avait tellement de questions à poser à sa nouvelle amie, mais il ne voulait pas l'assommer... Où avait-elle grandi ? À quoi ressemblait sa maison ? Était-elle grande ? Avait-elle des frères et soeurs ? Comment étaient-ils ? S'entendaient-ils bien ? Depuis quand était-elle initiée ? Comment avait-elle pris cette décision ? Quel était son cantique préféré...

Il gardait tout cela pour un autre moment. Il ne doutait pas qu'ils auraient tout le temps de faire connaissance, puisqu'ils chanteraient à côté dès à présent.

Regard baissé aussi bien par timidité qu’humilité, Isbeil tâchait de se rappeler comment respirer lorsque qu’une brise, légère, vint lui caresse la joue, emplissant ses poumons d’un souffle nouveau. Comme dans un rêve, ses propres doigts frôlèrent son oreille rougissante, cette mèche brune touchée par la grâce la plus pure… Une chaleur intense la pénétrait, mais celle-ci n’avait plus rien d’honteux ; flambait au contraire de toute l’hospitalité d’un feu dans l’âtre jusqu’à l’envelopper d’une douce béatitude. Sans qu’elle ne s’en aperçoive, un sourire aussi timide que radieux avait éclot sur ses lèvres, rayon de soleil hivernal dont ses yeux bruns reflétèrent furtivement tout l’éclat, avant de s’écarquiller.

La main bienfaitrice reposait maintenant sur le bord d’un panier qu’elle avait – dans sa stupeur puis sa hâte à se présenter – tout d’abord ignoré. A l’intérieur : des pains dodus et dorés – mais surtout sans raisins – dégageaient une odeur des plus délicieuses. Répondant le premier à l’invitation muette, Cadwell en piocha deux avec assurance, l'un pour son ami Seamus. Son attention revint ensuite sur sa camarade, qui n’avait, de son côté, pas esquissé le moindre mouvement pour se servir.

S’il ne s’était d’abord agit que de politesse, c’était désormais le rappel de ce garçon malade qui la faisait hésiter :

« Je… Je ne vais pas prendre la nourriture de quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle d’une voix un peu inquiète.

Il lui apparaissait soudain que, dans les romans dont elle s’était fait une joie de discuter plus tôt, les orphelins souffraient souvent de la faim. Certes, la Chantrie n’affamait pas ses pupilles comme les terribles directeurs et marâtres des histoires, mais le Couvent n’avait-il pas besoin de donateurs comme sa mère pour subsister ? Le manque, le dénuement et le rationnement… Tout cela était des concepts bien étrangers à la jeune noble, toutefois, cela n’empêchait pas leur idée de lui faire mal au cœur, loin de là. Elle se sentait même prête à refuser toutes les collations du monde – fût-elle proposées par nulle autre que sœur Silence – plutôt que de risquer de léser un enfant du Créateur, connu ou inconnu, car Sa Dame, dans Sa grande bonté, n'avait cessé de plaider la cause de chacun à Son oreille.

Il s’avéra cependant que, pour une initiée, Isbeil Byrne avait manqué de foi. Heureusement, la miséricorde d’Andrasté était aussi bien assurée aux vertueux que sa bienveillance. Nul doute, donc, que son altruisme puis son soulagement quand son aînée nia d’un geste lui valurent le divin pardon. Rassérénées, les fines mains blanches saisirent l’une des boules encore tièdes, ferme et craquante sous les doigts, puis la glissèrent dans l'une des poches de la robe rouge.

« Mon amie Julia est également souffrante. Elle était tellement triste de devoir garder le lit aujourd’hui...» Sa lente élocution révélait tout le soin qu'Isbeil apportait à son explication. « Je vous remercie, ma sœur. Grâce à votre générosité et à ce petit pain, je pourrais sûrement la consoler. »

A sa grande surprise, Sœur Silence attrapa doucement son poignet pour en déposer un second dans sa paume.

« On devrait retourner à la chorale avant la fin de la pause. »

Isbeil hocha la tête. La suggestion de Cadwell avait fort commodément empêché son cœur de rater de nouveaux battements. Pourtant, alors que ce dernier exprimait à son tour sa gratitude puis se détournait, elle s’attardait, le regard passant du petit pain au panier, du panier à Sœur Silence…

« Pourrions-nous les partager avec les autres ? » osa-t-elle finalement proposer, car il ne lui était pas venu à l’esprit que celle-ci se dirigeait vers eux avant de les croiser.

L’expression approbatrice, la doyenne du Couvent hocha la tête puis les suivit jusqu’à la salle de chant, où son présent fut joyeusement accueillit. Lorsqu’il n'en subsista plus que miettes et estomacs comblés, loin de se retirer, elle se plaça aux côtés de sœur Denise, ce que ne manqua pas de remarquer la plus fervente de ses admiratrices :

« Cadwell… Crois-tu… Crois-tu qu’elle va nous écouter ? »

Si, curieusement, cette idée n'intimidait pas Isbeil autant qu'elle l'aurait dû, ce ne fut qu’en se plaçant sur l'estrade qu'elle en comprit la raison : ce nouvel ami qui, par sa droiture et sa gentillesse, la rendait plus forte. Pour son rêve. Pour celle qu'elle souhaitait devenir. Cette femme, cette sœur dont tous pourraient être fier.

Elle n’en doutait pas : tant qu’il se dresserait à ses côtés, plus jamais elle ne craindrait de chanter.

Plus jamais elle ne serait seule.

Vraiment ?

Six ans plus tard, que resterait-il à l'enfant de lumière et d'espérance, sinon les ténèbres et le silence ? Dans la chapelle d'un Cercle endormi, c'est bien seule que l'ombre nommée Isbeil se sentirait. Seule, qu'elle affronterait cette vérité douloureusement apprise, marquant la fin de toute innocence :

Les mamans aussi ont parfois tort.

"Je vous l'avais bien dit, qu'elle était bizarre..."
"Chut, Julia !"

À l'abri de la pluie sous un auvent de la cour, il attendait. Les novices étaient presque toutes entrées, à présent, et les retardataires se hâtaient de rejoindre le couvert, non sans lui jeter d'étranges regards en passant devant lui. Il scrutait leurs visages sans trouver celui d'Isbeil. Son absence n'était pas la seule chose qui le rendait nerveux, mais avec son amie à ses côtés, il était persuadé de pouvoir affronter les craintes qui le taraudaient ces derniers temps. Cependant, elle n'était pas là, et il commençait à s'inquiéter sérieusement, alors il prit son courage à deux mains pour aborder la plus jolie fille du groupe, qu'il avait déjà vue avec son amie de chorale.

"Hum, excusez-moi. Isbeil n'est pas venue, aujourd'hui ? Est-ce qu'elle est malade ?"

Après quelques secondes de silence surpris, la fille répondit :

"On peut dire ça. Inutile de l'attendre, elle ne viendra plus", ajouta-t-elle, comme son interlocuteur affichait un air déconcerté.
"La pauvre... Je ne supporterais pas d'être à sa place", murmura une de ses camarades en baissant les yeux.
"Et moi donc... Venez."

Il y avait du dégoût dans sa voix. Sans plus attendre, elle se détourna du garçon, entraînant les deux autres filles dans son sillage. Il resta planté quelques secondes devant les portes du Couvent, triste et confus. Il avait un très mauvais pressentiment.

"Cadwell", appela doucement Soeur Anna, "il est temps d'y aller, la chorale va commencer."

Il se retourna. Elle lui faisait signe entre les battants et il parut évident qu'elle avait assisté à toute la scène. Cadwell la suivit en traînant des pieds malgré la pluie. L'expression de Soeur Anna ne lui disait rien qui vaille. Il sentait qu'elle n'allait pas lui annoncer une bonne nouvelle.

II. MARCHIVER 5:12

Nombreux ceux qui se vautrent dans le péché,
Persuadés d’être damnés de corps et d’âme,
Mais qui se repend, qui garde sa foi entière
Malgré les ténèbres du monde,
Qui traite les faibles sans veulerie ni dédain
Mais respecte la loi et les oeuvres du Créateur
Celle-là connaîtra la pureté bénite du Créateur.

La Lumière lui fera traverser dans la paix
Les voies de ce monde et de l'au-delà.
Pour celle qui s'en remet au Créateur, le feu est son eau.

Tout comme le papillon de nuit voit la lumière et s'approche de la…

La flamme de la bougie qu’il avait allumée avait diminué de moitié lorsque Cadwell se redressa en sursaut. Il avait dû s’assoupir, puisqu’il avait perdu le fil de sa prière. Cela ne lui était pas arrivé depuis les premiers mois de sa formation au monastère, quand les journées se faisaient plus longues que ce que son pauvre corps de novice pouvait supporter. Cette fois-ci, cependant, il était resté agenouillé. Il n’avait pas dû fermer les yeux assez longtemps pour dormir profondément, même si, étrangement, il lui semblait avoir rêvé. Il devait faire plus attention. Il ne pouvait pas se permettre de ronfler entre deux rondes, même s’il n’avait pas encore apprivoisé le rythme de ses tournées nocturnes.

L’organisation du Cercle était bien différente de celle du monastère, ou même du couvent dans lequel il avait grandi. Le principal bouleversement était évidemment de vivre entouré de mages. Cadwell ignorait si c'était cette configuration qui le rendait nerveux en le mettant constamment sur ses gardes – on lui avait dit que c'était normal, au début – ou s'il s'agissait des effets du lyrium.

L'armure grinça lorsque le jeune templier se releva en prenant appui sur son lit. La majorité de ses camarades dormaient et son heure de veille n'allait pas tarder. Cadwell souffla sa bougie, prit son heaume sous le bras et quitta le dortoir en grimaçant. Chaque pas résonnait sur les dalles dans un concert cliquetant qui le mettait mal à l'aise à la nuit tombée. Le silence entre ces murs le mettait mal à l'aise. Tout était si calme, si paisible, et pourtant le Créateur savait ce qui se produisait derrière les portes closes des mages aux prises avec l'Immatériel de leurs rêves. Il avait même entendu des aînés dire que certains couloirs étaient hantés... Dehors, il leva le nez, surpris par la neige qui s'était mis à tomber. Seuls quelques flocons sillonnaient la voûte noire, mais le paysage était déjà complètement différent de celui qui l'avait accueilli pour la première fois en ces lieux, quelques semaines auparavant.

L'écho d'une voix éthérée brisa le silence nocturne.

Cadwell se figea. Sa première pensée fut pour les histoires de fantômes, mais il se morigéna intérieurement pour sa réaction puérile. Ce n'était pas un esprit, juste une chanson. Il prit calmement le chemin de la chapelle, et à mesure qu'il avançait, la mélodie se faisait moins confuse à ses oreilles. Elle devint même familière. Cadwell savait reconnaître le Cantique quand il l'entendait, même s'il ne l'avait plus chanté depuis des années. Il y avait autre chose qui l'interpellait, dans ce chant, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.

Il pensa immédiatement qu'il devait au moins jeter un oeil à la chapelle pour savoir qui s'y trouvait à une heure indue, même s'il ne savait pas ce qu'il dirait s'il s'agissait d'un ou d'une mage. La chapelle était un lieu de recueillement, comment pouvait-il chasser quelqu'un qui cherchait réconfort auprès du Créateur et d'Andrasté ? Mages ou pas, ils avaient tous le droit de croire en Sa Lumière... Mais tout cela, au fond, n'était qu'une excuse toute trouvée. Sur sa route, il ne prêtait pas vraiment attention à ce qui l'entourait. Il tendait l'oreille pour reconnaître les couplets et son coeur chantait silencieusement les paroles qu'il n'avait plus le droit de prononcer, sinon dans ses prières personnelles. Elles finirent par s'accorder au chant qui montait de la chapelle et une vague de nostalgie s'empara sans prévenir du jeune homme, qui marqua une pause sur le seuil. Il connaissait cette voix. Elle lui était presque aussi familière que les paroles qui louaient la grâce d'Andrasté. Ce souvenir aurait dû le réchauffer comme Sa Lumière, mais au lieu de cela, la nostalgie reflua pour faire place à un vertige. Avant de se laisser le temps de réfléchir plus avant, Cadwell se glissa entre les portes restées entrouvertes et chercha du regard la source du chant.

Là. Il fit un pas, puis deux, dans sa direction. À mesure qu'il se rapprochait, son malaise grandissait, car la silhouette portait les couleurs des mages apprentis. Cadwell s'arrêta en réalisant qu'il avait presque oublié de respirer. La mage solitaire semblait bien petite entre les bancs déserts. Même si elle avait certainement changé depuis qu'il l'avait vue pour la dernière fois au couvent, il reconnaissait cette chevelure noire et sa voix, qui était presque exactement comme dans son souvenir, lorsqu'il joignait ses paroles aux siennes pour entonner avec ferveur les chants à la gloire d'Andrasté. Il savait pourquoi son amie n'avait plus assisté à la chorale entre les orphelins de Soeur Silence et les novices du Chapitre. Il ne l'avait jamais oubliée. Mais pour une raison qu'il ne s'expliquait pas, il ne s'était pas attendue à la revoir en devenant templier.

Son heaume glissa entre ses mains et rebondit sur le sol de la chapelle dans un affreux vacarme qui mit fin au fil de ses souvenirs mélancoliques. Cadwell ramassa son casque et se redressa, affligé. Il affichait probablement la même expression que Soeur Anna six ans plus tôt, lorsqu'elle avait expliqué au jeune Cadwell pourquoi il ne reverrait plus jamais son amie Isbeil Byrne.