Sélénie, 30 Marchiver, 5:13 des Exaltés.
À l’attention du Premier Enchanteur Nucci Mansilla de Starkhaven.

Mon très cher Nucci,

Je t’excuse bien évidemment de ton manque de formalités, comme je t’ai déjà demandé à plusieurs reprises de t’en passer auprès de moi : mais tu as toujours tenu à ces apparences, je n’ai jamais pu te faire changer d’avis à ce sujet.

Ne sois donc pas inquiet pour ce vieil oranger : comme tu le sais, oui, il était vieux, et il nous faut tous passer ce monde pour rejoindre le côté du Créateur. Même si je me doute qu’autant d’années à côtoyer tes semblables ne peuvent pas ne laisser aucune marque, j’espérais que tu aurais un peu de jugeote pour faire la part des choses. Si les rumeurs lancées par les gardes se confirment et qu’il existe bien une justice en ce monde, alors, les engeances s’en iront de l’autre côté des Cents Piliers, vers Tévinter.

Il y a effectivement quelques paysans qui ont décidé de partir, inquiets : je comprends leurs craintes, mais je pense qu’il est aussi plus simple de tout quitter quand on n’a pas grand-chose. Leurs enfants sont solides, leurs femmes courageuses, leurs bêtes bien nourries, et leurs bagages ne sont lourds que de quelques bricoles : quant à moi, tu me verrais porter notre villa sur mon vieux dos ? Ou déléguer ça à ton père ? Allons.

Permets-moi aussi de te demander : que ferais-je donc à Starkhaven, mon petit ? Loin de mes terres, de mes gens, des miens ? À mon âge, tu te doutes bien que la route risquerait de m’être fatale, et je n’ai aucune envie d’abandonner ce domaine dans lequel j’ai toujours vécu et que j’ai fait prospérer.

Pense à passer à la maison si tes templiers t’y autorisent - tu peux en emmener un ou deux si tu le souhaites, ils sont amusants. Ta grand-mère, assez fatiguée ces derniers temps, me répète souvent qu’elle aimerait pouvoir te serrer dans ses bras - moi aussi je dois l’admettre.

Prends bien soin de toi, Nucci, et ne te laisse pas abattre par les temps qui courent : il n’est rien qui saurait mettre les Mansilla à terre, n’est-ce pas ?

Felipe Mansilla,
Sérénissime Prince-marchand de Sélénie.

La lettre a été écrite avec moins de minutie : la plume ripe plus souvent sur le parchemin, la cire n’a pas eu le temps de sécher, et une mention « URGENT » est inscrite sur l’enveloppe.

Starkhaven, 20 Drakonis, 5:13 des Exaltés.
À l’attention du Prince-marchand Felipe Mansilla de Sélénie.

Grand-père,

Par la pitié d’Andrasté, arrêtez d’être aussi têtu et de vous convaincre que les choses ne vous atteindront pas ! Les nouvelles des commerçants du nord sont de plus en plus explicites sur les sécheresses, sur l’état de la flore, sur la déperdition de la faune : ce ne sont pas des babillages de vieux ermites dont je vous fais part. Ajoutez à cela le départ de notre Garde des Ombres pour les Cent Piliers ce matin-même. Ce qu’il se passe est extrêmement grave.

Antiva va être touchée, c’est certain.

Si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour tous ceux qui vous sont proches, et qui vous suivront vers ce refuge. Je vous en conjure, je vous en prie, je vous en supplie, venez à Starkhaven, permettez-moi de vous aider. Vous avez encore tout à y faire, tout à donner.

Ne me laissez pas seul dans un monde où je ne pourrai jamais revenir vers vous.

Nucci Mansilla,
Premier Enchanteur du cercle de magie de Starkhaven.

Malheureusement, la lettre n’a jamais atteint sa destination : Sélénie était déjà tombée. Et dans les plaines l’environnant, le sang du messager teignit de longs jours durant le chien de cire des Mansilla.

Un billet écrit rapidement sur un morceau de papier déjà utilisé pour de vieux comptes : pas de date, pas d’expéditeur ou d’expéditrice, juste une adresse « Nucci Mansilla ». Le destinataire a bien été trouvé, même dans sa tour d’ivoire, bien des jours après que tout Thédas hurle la chute d’Antiva face à Andoral.

Il n’y a plus de Sélénie. Tous ceux qui sont restés sont morts, et l’on ne voyait plus leurs corps : même les corbeaux fuient l’Enclin. Vous êtes l’un des derniers membres vivants de votre famille.

Je prierai pour leurs âmes.

Dans un coffre d’acajou, trésor de Riveïn, toutes les lettres s’empilent : mais ce billet trône sur le dessus, malgré son air miteux et ses taches multiples.