Type de RP Classique
Date du sujet 8 Longnuage 5:13 des Exaltés
Participants @Alzyre de Launcet et Hareas Virnehn
TW Alcool, vulgarité, pensées noires...
Résumé C'est un elfe et un humain qui entrent dans un bar… Alzyre a promis un verre à Hareas, alors tous deux se rencontrent près d'une taverne de Chowconer. Le spectre des récents événements plane néanmoins au-dessus des deux jeunes hors la loi et la soirée pourrait ne pas se passer exactement comme prévu.
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[code]<ul><li><en3>8 Longnuage 5:13 des Exaltés</en3> : <a href="https://ainsi-tomba-thedas.forumactif.com/t1423-hard-in-hightown-alzyre-hareas">Hard in Hightown</a></li></ul><p><u>Alzyre de Launcet, Hareas Virnehn</u> Alzyre a promis un verre à Hareas, alors tous deux se rencontrent près d'une taverne de Chowconer. Le spectre des récents événements plane néanmoins au-dessus des deux jeunes hors la loi et la soirée pourrait ne pas se passer exactement comme prévu.</p>[/code]

Fenedhis !

L'injure s'échappa des lèvres du Dalatien dans un souffle exédé tandis qu'il sautait par-dessus le pavé boueux qui avait tenté de faire glisser sa semelle. Même vêtu de sa cape sombre, même dans le quartier des étrangers, l'elfe attirait l'attention et des regards peu amènes. Il baissa sagement la tête. Il savait que le moindre faux pas pouvait lui attirer de graves ennuis. C'est tendu, ce soir, comme tous les autres soirs depuis que l'ombre du démon ailé avait assombri les rues de la cité. Il inspirait l'air encore frais de la nuit, mais tout ce qu'il sentait, c'était la nervosité, la peur, le conflit qui ne demandait qu'à exploser. L'effet était le même, puisqu'il avait le mériter de le réveiller. Hareas reprit son équilibre, et sa route, à peu près. Son pas était léger, presque sautillant, et les vapeurs aériennes de l'alcool n'y étaient pour rien ; l'elfe était parfaitement sobre - et aussi parfaitement conscient de la facilité avec laquelle il pourrait y remédier.

Il descendait la rue en observant distraitement les passants, il se demandait si bousculer celui-ci ou jeter une insulte en dalatien à celui-là serait suffisant pour déclencher une bagarre, et si en passant il faisait un croche-pattes à l'autre, là-bas, puis il pourrait arracher la bourse de ces deux compères qui discutaient dans le coin, grimper sur cet avant-toit et disparaître en riant dans la nuit. Il ne faisait rien, évidemment, il y pensait juste, en souriant légèrement. Thédas était en crise et Hareas était de bonne humeur. L'humidité du thaig avait beau se faire gentiment remplacer par la belle demeure à Clattercraft, l'élévation sociale n'était pas au programme pour l'apprenti assassin et troquer son trou à rat pour un autre n'était pas ce qui illuminait son quotidien. Hareas était de bonne humeur parce qu'il refusait d'être de mauvaise humeur. Il avait décidé, oui, décidé qu'il allait passer sa soirée loin de l'Enclin et autres emmerdements administratifs engendrés par l'arrivée des réfugiés qui allaient remettre son statut personnel en question. Pas ce soir, pas ce soir. Ce soir, Hareas était un elfe libre.

Son pas léger l'emmena jusque devant cette taverne où il avait rendez-vous. Mais dedans, point d'Orlésien encapuchonné et Hareas ressortit par la porte de derrière après avoir fait le tour de la salle, presque déçu. Presque. La déception n'était pas au menu ce soir.

Capuche !

Il était là, avachi contre le mur de la taverne qui semblait l'avoir gratifié d'un accueil musclé. Capuche, c'était l'homme avec lequel Hareas avait sympathisé durant l'opération qui devait permettre aux Hors-la-loi de regagner leurs quartiers en ville. Si on pouvait appeler cela sympathiser… Mais ce n'était pas souvent qu'Hareas se faisait des amis. La brève interaction qu'ils avaient eue, aussi surprenante qu'amusante - c'était à ce genre de sentiments qu'il se raccrochait ces jours-là. C'était ce genre de choses qu'il recherchait, précisément, ce soir-là. Peu importait que l'amitié soit fugace, ou qu'elle n'existe que dans sa tête ; tout comme l'Enclin, c'était une réalité qu'Hareas mettait consciemment de côté.

De leur brève entrevue, l'elfe avait gagné un verre, qu'il tenait à réclamer maintenant. Il se pencha pour se mettre au niveau de son interlocuteur, histoire que l'autre le reconnaisse aussi. Même si l'inverse avait été ardu :

J'ai failli pas te voir ! sourit-il, cachant difficilement son entousiasme. T'as une sale tête. Tu m'as pas attendu ?

Il avait commencé à s'amuser sans lui, hein ? Hareas ne jugeait pas. Ses raisons différaient peut-être des siennes mais, cette nuit plus qu'une autre, le chasseur pouvait le comprendre.

C’est doux comme sensation de boire, de trop boire. Les pas sont plus légers, le fardeau s’en va faire un tour ; les doutes se réfugient dans d’autres ombres, et les craintes j’en parle même pas. Le pas sautille, effleure à peine le sol instable, le sang ne fait pas qu’un tour, tient chaud un instant, et même si le monde paraît s’écrouler devant soi, on s’en fout. Mais alors qu’est-ce qu’on s’en fout ! On s’en tape ! La vie nous échappe, les raisons comme les tourments ne savent plus où se mettre dans cette farce, et alors, toute cette amertume noyée dans l’amertume fermentée la rend plus douce, plus sucrée. La langue se délie, sort ces quatre vérités qui ne font que se terrer normalement. Les coups qu’on reçoit, les murs, meubles ou autres obstacles ne sont que mirages : on ne sent plus rien non plus. C’est incroyable, de planer comme ça. Plus aucune pensée ne ternit le tableau, plus aucune douleur ne passe cette barrière, ce bouclier de ouate, ce nid douillet d’éthanol. Tout est plus facile, tout à coup.

Le corps est lourd, à présent. Pourquoi fonctionne-t-il au ralenti ? Bah. Encore des tracas, j’en ai pas besoin, de ces emmerdes. Il peut prendre le temps qu’il veut, du moment que les choses sont faites. Mes yeux ne veulent plus voir non plus. Trop de laideur, je les comprends. Moi non plus, je n’ai plus envie de voir, de bouger, de penser à tout ce qui s'acharne sur ce monde trop grand et trop sombre. Mince. Je recommence à penser. Je remonte la bouteille à mes lèvres, avale cette amertume, goutte après goutte, relâche les muscles, ferme les yeux. Ah, c’est mieux comme ça.

Le néant de l’esprit.

Le ciel est beau, ce soir. Un peu dégagé, quelques étoiles timides qui dansent. Le vent frais circule discrètement, s’envole vers d’autres cieux. Les silhouettes des maisons apportent un contraste saisissant avec ces petits astres perdus dans l’immensité bleue, non ? Absolument saisissant. La lune, véritable pièce maîtresse, apparaît pleine, radieuse. Quelle est belle, ce soir. Et rien d’autre ne devrait importer, que la beauté du monde, que ses petits plaisirs, que ses petites choses mignonnes ou réconfortantes. Rien d’autre. Mais bien vite, une silhouette perturbe ce somptueux tableau, le déforme, s’agrandit même. On dirait qu’il me parle. Putain. Génial.

- « J'ai failli pas te voir ! T'as une sale tête. Tu m'as pas attendu ? »

Je plisse des yeux, les force à se rallumer car le monde m’appelle à nouveau. Forcément, il ne peut que me ramener dans sa boue la plus crasse. Putain, je le connais ? Ah putain, oui.

- « Spoon ? »

Il m’a fallu un moment, mais oui c’est Spoon. Et comment ça l’attendre ? On est quel jour ? On peut pas déjà être le .. Oh putain. Me dites pas que c’est déjà le jour où on doit aller boire ce verre ensemble ? Et merde.

- « Merde, c’était ce soir ..? Putain. »

Mais le con. Les jours ne passent plus comme avant, ils se fondent les uns dans les autres, espérant me faire croire à une seule journée alors qu’une semaine complète défile. Le temps se déforme, me tend des pièges, me coince dans les pires situations possibles et imaginables. Et merde, c’est bien aujourd’hui. J’essaie de me redresser, sans grand succès. Mon corps est trop lourd. Je me laisse retomber contre le mur, soudainement vaincu. Mince, je recommence à penser. Je porte la bouteille salvatrice à mes lèvres, et réalise qu’elle est vide. Mais non. Fais chier. Je jette la bouteille avec toute la force que je possède, c’est-à-dire pas grand-chose. Le bras est mou, la main est molle, le lancer est mou. Je me laisse retomber.

- « Fais chier, merde. »

Encore ce surnom étrange dans la bouche de l'Orlésien, référence vaguement comprise par le Dalatien, qui n'en saisissait pourtant pas l'intérêt. Ah, après tout, pourquoi pas ? Tant que ce n'était pas une insulte, il ne se vexerait pas.

Il était presque sûr que ce n'était pas une insulte…

Voilà pourquoi il l'appelait Capuche en retour. C'était l'élément le plus notable de sa tenue, très passe-partout, sous lequel il distinguait simplement des mèches blondes. Sans compter qu'il ne connaissait pas son nom. En revanche il connaissait ses armes de prédilection et son style de combat. Il savait aussi qu'au moment de reprendre la Halle aux serpes, ils avaient les mêmes objectifs. Il avait partagé des pintes avec des inconnus pour moins que ça.

L'elfe observa son nouvel ami, qui semblait être complètement à l'ouest. Il ignorait si c'était parce qu'il s'était pris une rouste, ou parce qu'il sentait l'alcool, mais le résultat était le même. Même s'il n'avait pas eu le nez fin, le chasseur dalatien l'aurait senti avant d'arriver dans la ruelle. Ou peut-être était-ce la ruelle elle-même... Elle sentait mauvais, mais ce n'était pas nouveau. Ce subtil mélange d'alcool, d'urine et de désespoir embaumait tout Corpfields ces jours-ci.

Voyant que son camarade tentait sans succès de se redresser, l'elfe se pencha et l'attrapa par le bras pour le tirer vers le haut.

Attends, je t'aide.

Il se plia légèrement en deux et fit passer le bras de Capuche par dessus son épaule, avant de se redresser de manière à ce qu'il puisse prendre appui sur lui, tel un camarade blessé au combat. À présent, Hareas pouvait observer en détail la façon dont son visage allait se teinter de bleu le lendemain, et même si cela lui faisait de la peine, il n'en montra rien, préférant sourire :

Qui c'est qui t'a amoché ? Tu veux qu'on retourne leur… parler ?

Il ne pensait pas à la diplomatie bien sûr. Il existait des gens, shemlens, elven ou durgen'len, qui ne comprenaient pas les mots, même quand on faisait l'effort d'essayer de discuter calmement et distinctement dans leur langue maternelle. Parmi ceux-là, certains étaient stupides, d'autres simplement mauvais. Tous irrécupérables. Hareas n'avait aucune empathie pour ces engeances-là, pires que les démons qui grouillaient sous le sol. Les démons, au moins, pouvaient se chasser sans problème. C'était plus compliqué avec les abrutis, qui avaient la loi de leur côté. Et ça leur donnait le droit de marcher sur les autres. Le regard neutre d'Hareas se posa sur le visage de son camarade amoché et aviné, et une réalisation fugace le traversa. Que comptait-il faire ? Lancer le pauvre Capuche dans la salle en espérant faire diversion tandis qu'il sortait son couteau de chasse ? Le pauvre Orlésien tenait à peine debout… Et ensuite ? Quoi, il allait prendre tous les gros durs de cette taverne en un contre un ? Il n'était pas mauvais en corps-à-corps, n'empêche… c'était quand même plus facile de viser depuis les hauteurs. Et au-delà de la stupidité du projet… Hareas réalisa que ce n'était pas du tout son genre. Il ne savait pas pourquoi il s'emballait comme ça, mais c'était une très mauvaise chose, et pas seulement parce que l'idée était dangereuse. Il resserra sa prise sur Capuche avant de l'entraîner résolument dans la direction opposée, sur un ton qui se voulait enjoué :

Non, tu sais quoi ? On va trouver une autre taverne. Je connais un meilleur endroit ! J'espère que t'as pas dépensé tout ton fric, moi je suis fauché !

T'en fais pas, pensait-il, ça va aller. Pour peu qu'il maintienne l'équilibre subtil entre la voix de sa conscience et celle qui chantonnait joyeusement par-dessus la réalité de leur existence vouée à une destruction imminente venue du ciel, Hareas pouvait offrir à son camarade de fortune de quoi finir sa soirée bien mieux qu'il ne l'avait commencée. Oui, l'elfe le sentait. Cela allait être une très bonne nuit à Chowconer.

Un bras m’attrape, puissant malgré sa finesse. Je me fais hisser, tel un pantin désarticulé, poussiéreux et grinçant d’usure. Un pied semble toucher le sol, le deuxième n’est pas stable. Il prend appui sur rien, rate le sol de peu, me fait basculer sur le côté mais je sens la poigne tenace de Spoon me garder contre lui. Je m’écroule presque sur lui, le nez dans ses cheveux, la main libre appuyée contre sa poitrine.

- « Qui c'est qui t'a amoché ? Tu veux qu'on retourne leur… parler ? »

Entraîner Spoon dans un conflit ? Rha non hein, c’est pas le moment. Là on essaie de se changer les idées, de boire un coup, ou deux, ou mille, de s’amuser, de penser à autre chose. De ne plus penser, en fait. De simplement s’échapper, l’espace d’une nuit. De ne pas revoir toutes ces sombres foutues pensées défiler sous mes paupières. Boire à en oublier comment je m’appelle, ma vie misérable, mes choix misérables, et mes valeurs misérables.

- « Non, tu sais quoi ? On va trouver une autre taverne. Je connais un meilleur endroit ! J'espère que t'as pas dépensé tout ton fric, moi je suis fauché ! »

Et j’avais oublié de répondre. Et on avance. Un pas. Deux pas. Un pied croche presque l’autre. Je prends appui contre Spoon, les yeux presque clos, la tête appuyée contre la sienne, lourde, très lourde.

Il sent le froid. Vous savez, cette odeur qui émerge en Vendangien, pour disparaître gentiment une fois le printemps presque là. Il sent le froid, et étrangement, c’est quelque chose qui me réchauffe le cœur.

- « Où est-ce qu’on va ? »

Il pourrait m’emmener dans une ruelle pour me tuer que je ne remarquerais même pas. Dans le fond, est-ce si capital de remarquer ? Je ferme les yeux plus intensément, grimaçant comme pour chasser cette pensée, ainsi que la migraine qui l’accompagne. On avance, je ne sais pas comment, mais on avance. C’est une bien étrange époque, où on trouve la moindre miette de réconfort chez la première personne qu’on croise, coincés dans une solitude quotidienne depuis près d’une année, maintenant. Une année que j’ai été chassé de chez moi, que ma vie et mes rêves se sont écroulés. La seule différence ? La fin du monde.

- « Spoon t’es pas obligé de .. »

Je n’aime pas encombrer. J’essaie de lâcher prise de Spoon – je ne vais quand même pas rester écroulé sur lui ad vitam eternam –, mais me rends rapidement compte que je ne tiens même pas debout. Je trébuche, me rattrape sur Spoon encore une fois, éclate de rire. Quel ridicule, celui d’un homme qui voulait sauver le monde, et qui ne sait même plus marcher. Je vais finir par nous faire tomber tous les deux avec mes conneries. Mais ça me fait bien marrer.

- « Putain, je sais même plus marcher Spoon. Quelle merde. »

Le pas de Capuche était instable et lorsqu'Hareas l'avait relevé, il n'avait pas bronché. Le chasseur dalatien avait l'impression que son nouvel ami pesait plus lourd que prévu, comme si chaque pas essayait de le ramener au sol. Il raffermit sa prise sur son bras et releva la tête pour se focaliser sur leur avancée plutôt que sur ce qui les tirait en arrière.

Pas très loin, répondit-il simplement quand Capuche lui demanda où ils allaient.

Il semblait se rendre compte, soudain, qu'ils étaient en mouvement, mais les siens ne suivaient pas vraiment. Hareas ne s'en formalisait pas. Ils avançaient lentement, mais ils avançaient, c'était tout ce qui comptait. Concentré sur ses propres pas - il ne manquerait plus qu'ils tombent tous les deux - il n'écouta pas ses protestations, et fut surpris lorsque l'autre se détacha, décidé à marcher seul. On ne pouvait pas lui reprocher d'essayer, malgré les circonstances, de se tenir debout. L'elfe observa la tentative, sans juger, mais sans le retenir non plus ; il relâcha légèrement sa prise pour empêcher son camarade de l'entraîner avec lui s'il devait chuter, tout en le gardant à portée de main. Capuche trébucha et se rattrapa, sur Hareas qui, préparé à l'éventualité, conserva son équilibre. Il s'arrêta pour le remettre en place, en secouant légèrement la tête devant son rire - nerveux, peut-être - plus amusé que pris de pitié. Quelle merde.

Seulement si t'avais bu un seul verre. Mais t'as l'air parti loin... À ta place moi je bougerais même pas.

Hareas n'avait pas pris beaucoup de cuites dans sa vie, il n'aimait pas spécialement la sensation de déséquilibre et de légèreté que l'alcool induisait, mais quand tout tournait autour de lui il préférait s'allonger et attendre que ça passe. Il fit un signe du menton, puisqu'ils approchaient de la taverne dans laquelle il voulait les emmener.

Courage, on est presque arrivés.

L'endroit était un peu plus petit, et donc plus calme que le précédent. Il attirait aussi plus d'elfes citadins, ce qui pour Hareas était synonyme de tranquillité - à condition que son camarade soit favorable aux oreilles pointues. Ce qui n'était pas une supposition trop risquée. Problème, il y avait un petit escalier à descendre avant de pouvoir atteindre la porte. Quatre marches qui en temps normal ne poseraient aucun problème. Hareas s'arrêta juste en haut et considéra son ami. Il ne voyait que son visage, mais comment savoir s'il n'était pas blessé ailleurs ? L'alcool n'était peut-être pas seul responsable de son sens de l'équilibre déplorable.

Il s'écarta légèrement de Capuche, sans vraiment le lâcher, juste pour descendre par lui-même les deux premières marches, avant de pouvoir l'aider à faire de même ensuite. Il était conscient que l'autre était potentiellement en souffrance et essayait de garder son sérieux.

Je te préviens, je te porte pas.

C’est une étrange sensation, d’avoir quelqu’un là, prêt à vous soutenir en cas de chute. Pas seulement parce qu’on lui tombe dessus, on s’entend, ou alors quelqu’un qui le fait par pitié ou simplement pour se donner une bonne image de lui-même, quelqu’un qui le fait spontanément comme ça. Parce que pourquoi pas. Rares sont les gens aussi naïfs, de nos jours, aussi simples, qui se posent pas trop de questions et se contentent de faire, simplement pour faire. Sans intention mesquine ou personnelle derrière, sans se forcer.

- « Courage, on est presque arrivés. »
- « Ah bon ? Ah. »

Une petite taverne modeste du quartier, que j’avais déjà vu sans forcément y entrer. Et pis bon, j’ai mes habitudes, je passe pas mal de mon temps au Laurier – foutu Laurier – ou ailleurs, mais jamais dans les petites tavernes discrètes et calmes. Je ne m’étais pas non plus trop aperçu qu’on avait repris notre route, collé fermement contre mon compagnon d’infortune qui devait supporter mes conneries et mes déboires. Mais dans cet entrain de mouvement, nous voilà soudainement arrêtés, et il me faut un certain temps avant de comprendre que le sol descend devant nous. Des escaliers. J’ai meilleur de temps de me laisser rouler jusqu’en bas, et qu’il me récupère ensuite comme une fleur. Mais Spoon est tenace, déterminé : il s’avance d’abord, s’écartant légèrement de moi. Cette si simple et si subtile séparation me ramène dans le froid de la nuit, une petite brise se faufile dans son absence maintenant remarquée. Mais bien assez rapidement, Spoon m’attire à lui, hors de mes pensées, et m’aide à descendre quelques petites marches.

- « Je te préviens, je te porte pas. »

Un pas après l’autre, mais depuis que nous avons repris la marche, mon équilibre s’est un peu amélioré. Je rate presque la dernière marche, frôlant ce foutu coin difforme de la marche de mon talon, et me rattrape à la fois contre la paroi et contre ce pauvre Spoon qui, ma foi, est une fois de plus là pour moi.

Bon, j’ai dit “un peu”, hein.

Un bête instant de flottement, où je réalise la posture dans laquelle je me trouve : tombant sur Spoon – bien évidemment –, j’ai tenté de prendre appui contre la paroi désormais derrière lui – bien évidemment –, mais du coup me voilà à presser mon corps contre le sien, pour ne pas dire que je suis presqu’entièrement avachi contre lui – bien évidemment –, une certaine proximité maintenant engendrée. J’avale ma salive, réflexe stupide que je ne pensais pas avoir en un tel moment, tandis que je me surprends à détailler davantage les traits de son visage, à suivre de l’oeil la courbe de sa mâchoire, de son nez, de ses .. Je retiens avec peine un rire, celui de la réalisation de la presque chute.

- « Tu vois, j’m’en sors bien. »

Et mes yeux divaguent à nouveau, comme un irrésistible réflexe. Un certain silence plane au-dessus de nos têtes si soudainement proches, avant qu’un autre rire secoue mes épaules, celui de la réalisation de ce qui est en train de se passer. Je m’efforce à reculer, plaquant mon dos avec force contre la paroi d’en face, cherchant un moyen de chasser ces si alléchantes pensées que je me refuse à laisser croître.

Ils avaient de la chance qu'il y ait un mur de chaque côté de ces escaliers, sans quoi Hareas aurait peut-être eu un peu de mal à se rattraper, cette fois. Capuche s'était affalé de tout son poids contre lui. L'elfe avait beau être préparé, les marches pouvaient être aussi glissantes que les pavés. Sans compter l'équilibre relatif de son ami aviné. À une telle distance, il se sentait presque agressé par l'odeur de l'alcool. Il retint brièvement sa respiration, et son camarade contre lui, le temps de réaliser qu'il était coincé dans une position peu agréable.

Disons pas dans ces circonstances.

Il croisa les yeux de Capuche, et... oui, c'était aussi gênant que ça en avait l'air. Mais cela ne dura que quelques secondes, en réalité, juste le temps pour lui de reprendre sa respiration. L'Orlésien lâcha une plaisanterie en riant nerveusement et Hareas se détendit légèrement, sourit, mais soutint son regard.

Toujours aussi dangereux.

Il posa une main sur l'épaule de Capuche et le poussa juste assez pour pouvoir se dégager sans briser leur équilibre précaire. C'était dans ce genre de moments qu'il se félicitait d'être plus agile que la moyenne. Enfin, face à un shem plus que pompette, ce n'était pas bien difficile. Il n'ajouta rien mais garda son épaule sous la main pour le pousser, gentiment mais fermement, en direction de la porte de la taverne. La chaleur qui s'en échappa lorsqu'il ouvrit le battant chassa le fort arôme d'alcool qui lui piquait toujours les narines - il y avait une autre odeur derrière, plus délicate, mais Hareas n'était pas sûr de vouloir investiguer.

L'établissement était relativement peu fréquenté ce soir-là, aussi trouva-t-il aisément deux places dans un coin. La clientèle se composait de quelques groupes d'elfes, deux humains et un nain. Le Dalatien aida son compère à s'installer sur un banc d'angle, avant de se redresser vivement :

Je vais chercher à boire. Bouge pas.

Capuche n'était probablement pas en état de désobéir, cela dit... Raison pour laquelle Hareas revint quelques minutes plus tard avec une pinte de bière et un verre d'eau, verre qu'il posa résolument devant son camarade en souriant.

Ça, c'est à toi. Et ça - il souleva sa pinte, comme pour trinquer - c'est ce que tu m'offres ce soir.

Il prit place sur une chaise en face, satisfait. Avant de venir, il avait prévu de commander la boisson la plus chère que proposait la taverne - probablement un alcool fort avec quelque chose de louche qui s'imbibait dans le fond... mais il n'avait pas envie de ruiner davantage la soirée de Capuche ou son porte-monnaie.

Dans mon élan d’éloignement, Spoon a accompagné le tout d’un geste résolu. Il n’est pas particulièrement énervé, c’est déjà ça de gagné .. Mais bien rapidement, l’elfe me pousse vers l’intérieur, un intérieur chaud et à peine rempli. Le calme des lieux me surprend, d’autant que je me surprends à ne même pas avoir la force de lever le bras, de saluer le petit peuple présent et hétéroclite, et me fais directement envoyer valser dans un banc. Mais Spoon est attentif : il m’assiste, me pose sans trop de brutalité. Attention que je ne comprends pas, mais qui commence dangereusement à me plaire.

- « Merci, Spoon .. »
- « Je vais chercher à boire. Bouge pas. »

Et il s’envole à nouveau, le corps souple et agile, le déhanché fluide au fil de ses pas assurés. Et me voilà, moi, à bêtement le regarder, à m’attarder un peu sur cette silhouette qui s’éloigne, papote un peu, et revient aussitôt les mains pleines. Il dépose un bête verre devant moi, le corps encore debout et droit. Il faut admettre que Spoon a un certain charme. Mais on a dit de ne pas y penser. C’est mal de penser, de toute façon.

- « Ça, c'est à toi. Et ça… c'est ce que tu m'offres ce soir. »
- « Quelle modestie, je m’attendais à pire .. »

J’attrape le verre, le lève à sa santé, et le porte à mes lèvres pour réaliser avec amertume que cette dernière ne s’y trouve absolument pas. De l’eau, tout ce qu’il y a de plus bête, tout ce qu’il y a de plus plat. Je grimace, fais une moue trahie, un peu boudeuse.

- « Moi qui pensais qu’on boirait en égaux, mais bon .. je l’ai cherché. »

Je ricane un peu, avant de m’apercevoir que je détaille une fois de plus les traits fins et arrondis de l’elfe. J’essaie de ne pas m’attarder plus que ça, racle ma gorge discrètement, réfugie mes lèvres dans mon verre avant de dire une connerie. Allons. Le but de cette soirée, c’est de se changer les idées. Je retire ma capuche d’un air las, révélant davantage mon nez en sang, quelques bleus, et des cheveux en pagaille parce que certains sauvages s’amusent à les tirer pendant les bagarres. Putains d’alamarris illettrés.

- « Alors, ça va, toi ? Un petit moment qu’on ne s’est pas revus. Comment ça se passe, à Clattercraft ? J’ai pas trop trop eu le temps de m’y rendre, et ma mémoire flanche un peu avec toutes les cuites que j’enchaîne. »

Vu l'état dans lequel son comparse s'était mis avant même que leur soirée ne commence, Hareas aurait pu réclamer son dû, et peut-être même plus. Il lui aurait suffi de l'encourager à continuer sur sa lancée. Mais il n'avait pas envie d'échanger ce qui ressemblait à une nouvelle amitié contre quelques verres d'alcool gratuits. Jusqu'ici, Capuche ne s'était pas montré malhonnête, l'elfe n'avait aucune raison de profiter de son état de faiblesse. Il était même plutôt content de lui ramener un verre d'eau, d'autant plus quand l'autre y goûta, et sembla déçu, arrachant un rictus moqueur au Dalatien.

C'est pour ton bien, commenta-t-il avant de porter sa choppe à ses lèvres sans le lâcher du regard.

Il était assez fier de son petit effet, et il comptait savourer sa boisson ! Il n'avait pas de quoi se payer beaucoup plus, surtout si Capuche ne lui remboursait pas ce bel investissement au nom de la fraternité.

Capuche qui se retrouva bientôt Pas Capuche. Hareas le détailla du regard, intrigué. Il ne pensait pas l'avoir jamais vu sans son couvre-chef désormais légendaire, même s'il devait bien avouer qu'il l'imaginait peu se balader avec à longueur de journée. Discret, oui. Pratique ? Pas des masses. Son pauvre camarade s'était pris un bon coup dans le nez, il avait déjà quelques bleus ailleurs sur le visage mais Hareas essaya de s'attarder davantage sur ses traits que sur ces marques. Il avait l'air... plus sympathique que ce qu'il s'imaginait. Peut-être parce qu'il visualisait toutes les personnes encapuchonnées comme des crapules potentielles - il en savait quelque chose. Ou alors c'était parce que Capuche avait l'air trop amoché pour ressembler à une crapule dans l'instant.

Hareas laissa glisser cette réflexion dans un coin de son esprit pour se concentrer sur ce qu'il disait. Il fronça légèrement les sourcils par-dessus sa choppe quand il mentionna ses cuites, mais ce n'était pas sa place de le juger. Il réfléchit à ce qu'il pourrait lui répondre sans donner trop d'informations, car il ignorait à quel point Capuche était investi avec le Carta, les Stazzo ou quelqu'un d'autre. En réalité, pour lui, il sortait de nulle part. Alors, Hareas n'était pas du genre à cracher sur une aide providentielle, surtout si elle avait l'air aussi inoffensive et sympathique que le petit blond là, mais il y avait des gens plus haut placé que lui qui n'approuveraient pas qu'il se montre, disons... trop bavard.

Il pouvait au moins lui donner son point de vue à lui, de toute façon l'autre ne s'attendait probablement pas à l'entendre dire que la vie était incroyable et géniale depuis qu'un archidémon avait survolé la ville... Ce n'était pas trop risqué. Hareas posa sa pinte pour répondre.

Ça va... J'vois pas trop la couleur des murs, moi, mais il paraît ils sont beaux et propres en plein jour, répondit-il prudemment. Pas d'humidité et presque pas des toiles d'araignée.

Il haussa les épaules dans une conclusion silencieuse : on ne l'impliquait pas davantage dans les affaires de Brasir et... des Corbeaux. Il aurait bien retourné la question de Capuche contre lui, mais il était clair à présent que "comment ça va ?" ne serait pas accueilli par une réponse positive. Hareas préféra désigner vaguement le visage amoché de son nouvel ami :

T'enchaînes pas juste les cuites, hein ? T'as mal ailleurs ?

C'était difficile à évaluer visuellement, parce que si ça se trouvait il était au bord de l'agonie depuis le début. Hareas n'avait pas envie de le voir s'effondrer sur la table en pleine conversation. Ça allait lui attirer des ennuis, et ensuite il n'aurait plus d'ami...

Spoon est étrangement attentif, mais je ne vais pas m’en plaindre. Il tire son amusement de là où il peut, mais je sens aussi son inquiétude. Je fais un geste de la main, très vague et très lourd aussi. Ma main décolle à peine de la table, la rejoint très rapidement et bruyamment, mais bon. Il a compris l’idée.

- « T'enchaînes pas juste les cuites, hein ? T'as mal ailleurs ? »
- « Ça va Spoon faut pas t’en faire. J’suis solide, comme gaillard. »

Je renifle avec difficulté, tant mon nez a douillé ce soir. Je laisse ma tête reposer un peu en arrière, avec l’espoir que ça brûle moins dans ma narine. Putain, si j’avais su que j’aurais un jour mal parce que je renifle trop fort. Mais bon. J’agite ma bouche pour en craquer la mâchoire, passe une main dans mes cheveux, puis me remets dans une posture relativement acceptable pour boire cette eau si chaleureusement offerte par l’elfe.

- « Me suis pris la tête avec un mec, il a rappliqué ses cousins, le couard. Autant dire qu’en trois contre un je me débrouille, mais sans faire de miracles, quoi. Mais ça va hein. J’gère. »

Évidemment que je gère, manquerait plus que je devienne un assisté. Enfin. Être un assisté dans les bras de Spoon me dérangerait pas. J’avale mon eau de travers rien que d’y penser, toussote un peu. Putain mais Al, ça suffit. Mais bon, quand même .. Non, putain.

- « Ça va, j’ai dit. »

Faut vraiment que j’apprenne à boire de l’eau, moi. Je me racle la gorge, espérant revivre. Mais non. Evidemment. Quand le monde décide de m’emmerder, il y met tout son cœur. J’vous jure.

J’observe alors les traits de Spoon, qui me détaille aussi avec une certaine attention, les yeux un peu rieurs, le rictus amusé déjà prêt. Il faut quand même reconnaître qu’il a un certain charme, une certaine étincelle dans le regard. Mais on se calme. J’ai trop bu pour y voir clair, là. Mais ce qui me fascine sur son visage, ce sont les traits bizarres sur sa peau. Enfin c’est joli hein, et j’avais vu de rares elfes avec des dessins un peu pareils aussi. Je pointe un index instable en direction de sa propre tête, tandis que l’autre main repose enfin ce pauvre verre d’eau.

- « N’empêche c’est joli les dessins sur ton visage, là. C’est quoi, un tatouage ? »

Le pauvre Capuche semblait au bout de sa vie, malgré ce qu'il essayait de faire croire. Hareas ne s'était pas pris de rouste récemment, mais il pouvait comprendre l'entêtement à faire comme si tout allait bien. Si son nouvel ami voulait passer à autre chose, il n'allait pas insister. Il était même bon signe qu'il ne cherche pas à s'apitoyer sur son sort.

Il se contenta de secouer la tête devant le récit de ses exploits, ne sachant s'il devait en rire ou être atterré par tant de lâcheté de la part de ses adversaires - qui disait que Capuche ne les avait pas provoqués le premier ? Personne, mais Hareas ne cherchait pas à être objectif. Il repensa à leur rencontre, et à la petite compétition grâce à laquelle il avait remporté son verre. Il sourit, fier de lui :

C'est parce que tu cours pas assez vite. Je t'apprendrai !

L'autre s'étouffa avec son eau, et Hareas eut le bon sens de se cacher derrière son propre verre pour ne pas montrer qu'il se retenait de rire. Il but deux-trois gorgées de bière, très lentement. Il sentait qu'il allait devoir la faire durer, ce serait peut-être sa seule boisson de la soirée ! Capuche fit un geste très vague en direction de son visage et sa remarque lui arracha un sourire sincère. C'est joli. C'était bien la première fois qu'il entendait cela. Il n'avait jamais reçu de compliments concernant ses vallaslins de la part des shemlens, quant à ses compatriotes, ils savaient bien que les ronces stylisées sur son visage n'étaient pas là pour faire joli - Elgar'nan se serait étouffé d'indignation, s'il leur avait prêté une once d'attention. Preuve que les Evanuris n'écoutaient décidément rien. Conscient qu'il ne parlait pas à un initié, Hareas hocha légèrement la tête pour accepter le compliment.

C'est la première fois que tu rencontres un Dalatien ?

C'était moins une question qu'un constat amusé, mais sans jugement aucun. Il était de bonne humeur, plutôt disposé à discuter.

C'est pas un tatouage, c'est des vallaslins.

La différence n'était pas visible et pourtant importante. Hareas savoura les harmonies de sa langue natale pendant quelques secondes de silence. Il aimait beaucoup le mot, vallaslins, c'était harmonieux, presque chantant, et ça voulait dire écritures du sang. Tout de suite moins chantant. Hareas aimait le contraste. La douceur du mot et sa réalité. Un peu comme entendre les shems vanter la vie rêvée de ces Dalatiens qui gambadaient joyeusement dans des bois nimbés de soleil : complètement décalé. Existaient-ils ? Il n'en avait jamais rencontrés.

C'est un rituel dalatien, expliqua-t-il. Quand on devient adulte, on choisit un Evanuri à honorer- une divinité.

C'était bien plus qu'un simple symbole à graver sous la peau des enfants qui devenaient grands, le rituel en lui-même était compliqué, un peu magique, seul l'Archiviste en comprenait l'entièreté. Quant aux enjeux, ils n'appartenaient qu'au clan, tout comme le choix de l'Evanuri à honorer n'appartenait qu'à l'initié. Hareas ignorait s'il était capable de traduire toute la complexité de sa culture à un étranger, ni même s'il en avait l'envie. Il y avait des choses qu'il taisait pour lui-même aussi.

Je sais pas s’il se moque de moi ou si j’ai tout son intérêt, mais à l’évocation de ses drôles de tatouages, son sourire s’est élargi, et son regard de nuit en a sorti quelques petites étoiles.

- « C'est la première fois que tu rencontres un Dalatien ? »

Je plisse des yeux, confus. J’incline la tête sur le côté. J’ai dû mal entendre. Mais du coup il attend une réponse. Heu. J’avale un peu d’eau avec espoir que ça me permette de mieux entendre.

- « Un dalmatien ? T’es pas un cabot, Spoon faut pas exagérer- »

Je m’interromps en plein dans ma réflexion à voix haute et à moitié mâchée. Non décidément ça ne fait aucun sens. Je ravale mon eau en silence.

- « …. OH LES ELFES DES FORÊTS PARDON. »

Mais oui, le con ! Enfin je ne savais pas que ça avait un nom. Faut dire qu’on n’en voit pas des masses, à Val Royeaux. Je me frappe gentiment le front de ma stupidité, mais oui, j’avais entendu dire que certains elfes vivaient comme des ermites en forêt. Dans le genre sauvages et proches de la nature. Je fronce des sourcils. Mais attends, s’ils vivent en forêt, que fait Spoon ici ?

Une avalanche de questions inondent mon esprit alors que Spoon se tape probablement la barre de sa vie. J’peux pas lui en vouloir, je suis au fond du trou. Et Spoon ne semble pas vouloir s’attarder sur à quel point je suis un empoté à la ramasse ce soir, et poursuit son explication.

- « C'est pas un tatouage, c'est des vallaslins. »

Ooooh. C’est doux comme nom. Des vallalins, heu, truc. Décidément, j’arrive même pas à faire un effort. Je ne vais même pas essayer de répéter le mot à voix haute. J’écoute avec attention, le verre d’eau bien en main.

- « C'est un rituel dalatien. Quand on devient adulte, on choisit un Evanuri à honorer- une divinité. »
- « Ooooh attends attends attends. Genre vous avez plusieurs dieux ? Trop stylé. »

Donc en fait ils se font tatouer la divinité qu’ils servent. Je fronce des sourcils.

- « Mais attends, ça veut dire que tu peux pas changer ? Ça fait quoi si tu te trompes et qu’en fait tu veux en prier un autre ? Du coup vous en priez qu’un à la fois, ou alors vous pouvez tous les prier ? Enfin, vous priez hein ? Ou alors vous faites d’autres trucs ? Et donc chaque divinité a ses propres tatouages sacrés ? Ça se fait que sur le visage, ou y’en a ailleurs sur le corps ? »

Je marque une pause, les sourcils froncés, en pleine réflexion. En fait, je ne sais rien du tout de sa culture ou de ses croyances. Mais j’aimerais bien savoir ! Mais heu. Enfin. Je peux ? Nan parce que si ça se trouve c’est un peu intrusif- Oh et merde.

- « Mais donc vous vivez vraiment dans la forêt ou c’est une caricature ? Non parce que t’as pas l’air de vivre en forêt en fait. Enfin. Enfin tu vois ce que je veux dire- »

Je me pince l’arête du nez de dépit et de désespoir. Pourquoi je suis aussi nul en questions. Pourtant c’était clair dans ma tête, mais à l’exécution de mes pensées, y’a comme un couac. Un gros gros couac. J’essaie de me rattraper un peu après m’être raclé la gorge.

- « C’est que par de là où je viens, les Dalatiens passent vite leur chemin, disons. Donc j’en ai jamais rencontré, non. Et heu .. »

Capuche répéta après lui et Hareas haussa les sourcils. Dal… matien ? Il pouvait mettre ça sur le compte de son esprit embrumé par l'alcool, mais cela ne l'empêchait pas de rire, ou plutôt de se retenir, jusqu'à ce que l'autre s'exclame "LES ELFES DES FORÊTS". Le Dal-m-atien ravala sans grand succès une exclamation amusée qui manqua presque, pendant une seconde, de l'étouffer. Il toussota et but une gorgée de bière pour faire passer les larmes qui picotaient le coin de ses yeux.

La confusion et l'embarras de Capuche étaient visibles, mais Hareas vivait trop peu ce genre de distraction au quotidien pour ne pas en profiter, même si c'était éphémère. Et puis, il était bien rare qu'il discute avec un shemlen sincèrement curieux de ses coutumes. Le dernier en date avait été rencontré sur le Clattercraft. Ces exceptions mises à part, tous ceux qui lui montraient de l'intérêt voulaient surtout savoir d'où il venait pour s'assurer qu'il n'était pas en ville pour causer des ennuis. Ah, s'ils savaient…

On en a huit, affirma-t-il après un petit hochement de la tête.

"Stylé", il ne savait pas. C'était l'argot pour dire "classe", n'est-ce pas ? Sept dieux de plus, c'était surtout quatorze paires d'oreilles supplémentaires pour ignorer vos prières…

Hareas cligna des yeux devant la foule de questions que sa définition très brève des vallaslins avait soulevée. Capuche parlait plus vite que lui. Même s'il n'avait qu'un léger accent orlésien, contrairement à l'elfe qui hachait la langue commune à chaque syllabe, ce dernier devait se concentrer pour tout déchiffrer. Ses pensées s'attardèrent naturellement sur la dernière phrase, qui lui rappelait son frère, mais si son trouble était perceptible, il fut également bref ; Hareas avait l'habitude de ne pas s'attarder sur les choses déplaisantes - comme un Enclin. Non, il ne venait pas de comparer son frère à un Enclin. (Encore que…) Bref.

Tu peux prier tous les dieux si tu veux. Les vallaslins, c'est plus… C'est celui que tu préfères comme guide dans ta vie. C'est que sur le visage, ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion, décidé à ne pas laisser la pensée de son frère gâcher sa soirée. Tu peux pas faire les vallaslins toi-même. Mais tu peux faire des tatouages aussi si tu as envie. C'est pas mal vu… pas chez nous, en tout cas.

Les shemlens lui paraissaient un peu plus… sensibles ? à ce sujet. Les seuls qu'Hareas avait vu tatoués étaient des hors-la-loi. Modifier le corps que leur dieu leur avait donné à la naissance était peut-être un sacrilège ? En tout cas, graver de l'encre sous leur peau semblait indiquer un statut social en marge de la société. Les Dalatiens ne s'embarrassaient pas de ce genre de choses.

Ils ne s'embarrassaient pas de tas de choses que les shemlens considéraient comme importantes, réalisait Hareas, mais il aurait été trop long de toutes les citer.

Ouais je sais, je me lave. Des fois.

L'elfe sourit, parce qu'il n'était pas très doué pour l'humour, encore moins le second degré, et la tentative devait être saluée - mais il la regretta presque instantanément. L'ironie ne fonctionnait pas aussi bien quand on l'appuyait d'un sourire. Il fronça les sourcils, pour lui-même. Capuche ne lui paraissait pas impoli - il était trop embarrassé pour être volontairement irrespectueux - et Hareas visualisait assez bien la situation : un Orlésien qui ne voyageait pas n'avait aucune chance de rencontrer des Dalatiens, même quand ceux-ci se déplaçaient, exceptionnellement, en solitaire.

Je comprends, ajouta-t-il plus sérieusement.

Il comprenait, et il était d'humeur docile - l'alcool n'y arrangerait rien. De toute manière, son aversion naturelle pour les Orlésiens n'était pas personnelle.

Je sais pas si c'est un cliché. Les Dalatiens sont nomades, alors on vit pas toujours dans la forêt… on bouge.

L'elfe but une gorgée de bière le temps de formuler à son tour une supposition :

Toi, t'es un sheml… un humain de la ville. Mieux valait éviter les termes dalatiens devant ce pauvre Capuche alcoolisé. Ça se voit. Je crois que t'es le premier Orlésien que je rencontre aussi. Ça fait longtemps que t'es parti ? De Orlaïs ?

Hareas prononçait toujours très mal Orlaïs, Orlésien, en roulant les r et en étirant involontairement le sifflement de la dernière consonne. Si son nouvel ami avait assez de souvenirs pour se rappeler qu'il n'avait jamais croisé d'elfes libres dans sa cité natale - on se demandait bien pourquoi -, il devait y avoir passé plusieurs années. Le Dalatien joua avec sa chope de bière, pensif. Il imaginait Val Royaux comme une Starkhaven plus grande et plus… brillante ? Il était certain que Capuche venait de la capitale, en tout cas. Il était bien trop… citadin.

Faute d'avoir une expression plus appropriée, c'était ainsi que le Dalatien l'identifiait. Il n'y avait qu'à le voir crapahuter sur les toits pour deviner ça ! Il y avait une différence entre escalader un arbre ou un mur, Hareas pouvait en témoigner... Et puis, les citadins avaient cette espèce d'immunité au bruit, aux odeurs horribles, à la promiscuité aussi, toutes ces choses qui faisaient froncer le nez de l'elfe la première fois qu'il avait mis les pieds dans une grande ville des Marches libres. Cela ne semblait pas les atteindre. Parfois, ils semblaient même apprécier. Espèce étrange que les citadins... Mais, pour la première fois de sa vie, Hareas avait l'opportunité de découvrir comment ils faisaient pour survivre dans un environnement qui lui paraissait aussi déplaisant. Il n'y avait pas de raison que Capuche soit le seul à poser des questions !

Bon, s’il rit à s’en étouffer avec sa bière, c’est bon signe non ? J’ai jamais parlé à un Dalatien mais en général l’image qu’on en a c’est qu’ils sont à fond sur leur culture et prennent très très mal le moindre mot sur le sujet. Oppresseur, tout ça. Enfin, j’ai jamais oppressé personne. Ou alors peut-être sans le savoir. Oh merde.

ILS EN ONT HUIT. Wow c’est tellement beaucoup. Il arrive à se souvenir de tous ? la galère. Imagine t’en oublies un. Déjà que j’arrive pas à suivre avec le Créateur, mais si y’en avait sept autres, Il sait quel merdier. Mais étrangement, Spoon accepte de m’en parler sans m’en tenir rigueur, essayant de démêler toutes les questions que j’ai posé. Oh, j’espère que j’ai pas parlé trop vite ! Ou que je ne l’ai pas mis dans une situation de malaise.

- « Tu peux prier tous les dieux si tu veux. Les vallaslins, c'est plus… C'est celui que tu préfères comme guide dans ta vie. C'est que sur le visage. Tu peux pas faire les vallaslins toi-même. Mais tu peux faire des tatouages aussi si tu as envie. C'est pas mal vu… pas chez nous, en tout cas. »
- « Ooooh donc en fait t’en as un préféré. C’est pas grave si t’en oublies un. Non parce que je me disais que ça doit pas être drôle si ça devait arriver, ou .. »

Mais je m’interromps. D’où je parle autant ? Aucune idée. Enfin le sujet est super intéressant, quand même. Je veux dire. On parle de tatouages sacrés trop cool quand même. Les tatouages c’est pas si bien vu dans la société .. humaine ? Disons-le comme ça. Je ne vais pas dire la société “normale”, ça sonne bizarre. Mais ouais, les tatouages c’est une appartenance, c’est pour les plus brutes de la société, ou les plus à l’écart. Dommage, j’aurais trop aimé avoir un tatouage si c’était pas aussi mal vu. Ou alors un petit discret, là. Tout petit. Personne verrait.

La conversation reprend, et je mentionne notamment la vie en forêt. Argh, je pourrais jamais. Trop de bestioles, de nature, de trucs qui font mal aux pieds. Un bon lit douillet, une cheminée qui réchauffe, ça ça envoyait du rêve.

- « Ouais je sais, je me lave. Des fois. »

Je ricane à mon tour. J’avais pas sous-entendu qu’il est sale constamment, mais maintenant que j’y pense, .. Bof. A Orlaïs, les petites gens se lavent parfois dans une rivière, et les nobles se contentent d’un parfum qui t’arrache ton âme. Chacun son truc.

- « Ça se voit. »

Je laisse glisser ces quelques mots sans réfléchir. J’aime bien cette soirée. Elle a commencé de façon terriblement terrible, mais là je me sens bien. Je suis en bonne compagnie, j’apprends des trucs, je me marre bien, lui aussi. Quel chic type, ce Spoon.

- « Je comprends. Je sais pas si c'est un cliché. Les Dalatiens sont nomades, alors on vit pas toujours dans la forêt… on bouge. »
- « Oooh, je vois. J’espère que c’est pas trop dangereux d’errer en ville. »

Les gens aiment pas les elfes. C’est un truc que j’ai jamais compris. On a tous des bons et des mauvais fonds. Certains elfes sont gentils, certains humains sont méchants. Il n’y a pas de généralisation possible, comme avec personne. J’ai jamais compris d’où venait la haine pour ces “sauvages” soit-disant, et je comptais pas me l’approprier.

- « Toi, t'es un sheml… un humain de la ville. Ça se voit. Je crois que t'es le premier Orlésien que je rencontre aussi. Ça fait longtemps que t'es parti ? De Orlaïs ? »

Une étincelle disparaît à cette question. Je ferme les yeux, soupire. Comme je l’ai été, je ne peux pas lui en vouloir d’être curieux. Pis c’est un bon gars, Spoon.

- « Que je m’en suis fait expulser, tu veux dire. Bah. Ça doit gentiment faire une année ? Je m’y fais comme je peux. »

Je hausse des épaules, ne creusant pas les détails. A quoi bon ? Je suis un peu pompette, ça veut pas dire que je vais étaler ma vie.

- « Un humain de la ville, hein. Vous avez un mot pour les humains de la campagne, ou c’est considéré comme la ville aussi ? »

Je secoue la tête, avale un peu d’eau. Faut que j’arrête de l’assommer de questions.

- « Désolé c’est que du coup t’avais l’air d’avoir un mot pour les citadins haha. »

Mon regard se perd dans la taverne, ma tête tourne un peu. Pff, tue-l’ambiance.

- « Ça me manque, ouais. Je suis pas parti par choix et j’ai même pas pu lui dire au revoir. J’espère que ça t’arrivera jamais. »

L'idée que les shemlens puissent oublier les noms de leur dieux s'ils en avaient plus d'un, sans compter la prophétesse, amusa brièvement Hareas. Peut-être qu'ils avaient trop l'habitude de chanter en boucle et qu'ils ne retenaient pas vraiment les paroles de leurs prières musicales. Chez les Dalatiens, c'était différent. On ne vous bassinait pas les mêmes phrases, et si oraison il y avait, ce n'était pas codé dans le marbre par des générations de dévôts soucieux de répandre la sainte parole de la façon la plus pure qui soit. Les appels et les plaintes aux huit Evanuri étaient davantage ancrés dans les mythes et les récits que le hahl invoquait autour du feu, les légendes et les histoires que l'on se racontait pour se faire peur ou que l'on cherchait à explorer dans les vieilles ruines mousseuses d'une cité ancienne abandonnée. Hareas en savait quelque chose.

Il ignorait, en revanche, si son ironie était passée à la trappe ou si elle avait simplement été contrebalancée par un compliment bien placé, mais la réponse de Capuche à son "je me lave" le rassura un peu sur ses capacités à s'exprimer dans un registre qu'il jugeait difficile, surtout hors de sa langue maternelle. Il se promit de ne pas en abuser, surtout s'il comptait finir sa pinte de bière, et considéra quelques instants le commentaire de son nouvel ami au sujet des milieux dans lesquels évoluaient habituellement les clans nomades :

Oooh, je vois. J’espère que c’est pas trop dangereux d’errer en ville.

Au début, un peu. C'est très différent.

Il n'avait pas envie de s'appesantir sur le sujet à ce moment-là, car cela ne ferait que ramener des souvenirs  difficiles, honteux, globalement désagréables à partager. Pas l'ambiance qu'il voulait instaurer pour la soirée, et pourtant c'était dans cette direction qu'il se dirigeait avec ses questions malhabiles. Lorsqu'il demanda à son camarade s'il avait quitté son pays depuis longtemps, il observa son visage meurtri s'assombrir. Sa tristesse, même passagère, était non seulement évidente mais surtout reconnaissable pour Hareas. Il ne connaissait peut-être pas son histoire, mais il pouvait s'identifier à ce sentiment, surtout s'il était lié à la perte de son chez-soi. Le haussement d'épaules de Capuche était clair, et l'elfe respecta son silence, se contentant d'hocher la tête pour signifier qu'il était entendu. Il voulait bien retourner aux nombreuses interrogations au sujet de sa culture, même s'il commençait à se demander s'il aurait assez d'une seule bière pour tenir ce rythme de questions-réponses toute la soirée.

Tu veux dire shemlen ? interrogea Hareas avant que son camarade ne précise :

Désolé c’est que du coup t’avais l’air d’avoir un mot pour les citadins haha.

Mais son rire n'était pas si joyeux et son regard n'avait pas perdu son voile de tristesse. Hareas se demanda comment y remédier - il n'y pouvait rien, si Capuche avait l'air de vivre la pire soirée de sa vie, et si la perspective de lui remonter le moral était la première chose qui lui venait à l'esprit. Ils auraient pu en parler, mais il ne semblait pas ouvert à la conversation, pas quand elle concernant un passé visiblement douloureux. Hareas ne savait pas quoi dire, s'il pouvait tenter de l'humour, à nouveau, au risque de se planter, ou s'il y avait même quoi que ce soit qu'il puisse faire pour changer son humeur. Il ignorait encore trop de choses à son sujet pour cela. Finalement, le Dalatien fit ce qu'il faisait de mieux : il écouta.

Ça me manque, ouais. Je suis pas parti par choix et j’ai même pas pu lui dire au revoir. J’espère que ça t’arrivera jamais.

Comme le regard vague de l'Orlésien était perdu dans la taverne, Hareas n'eut aucun mal à dissimuler le sien durant les quelques secondes de flottement qui se posèrent à la fin de cet aveu. Il ignorait à qui Capuche faisait référence, ni même s'il avait conscience d'avoir lancé ce mystérieux pronom comme une bouteille d'indices à la mer - à moins qu'il ne s'agisse d'un appel à l'aide - mais ses mots résonnaient un peu trop avec son propre passé. Il réalisa qu'il ne pouvait pas laisser le silence s'éterniser, au risque de se trahir à son tour, et articula sans grande conviction quelques mots plus légers, tout en jouant avec sa bière pour dissimuler sa gêne :

Alors t'étais aussi paumé que moi quand t'es arrivé ici ? J'aurais pas dit, parce que t'as l'air de beaucoup connaître la ville et les shem... ah, ça veut dire humain en fait, shemlen. Je sais pas traduire "humain de la ville" en dalatien...

Mythal, aide-moi. Hareas était presque sûr de n'avoir jamais enchaîné autant de mots en Commun aussi vite de toute sa vie. Peut-être même pas en dalatien... Il cherchait clairement une échappatoire, une branche à laquelle se raccrocher, une idée meilleure que "reprenons donc un verre de liqueur et noyons notre tristesse mutuelle dans l'alcool", ce qui allait à l'encontre de son projet pour la soirée. Encore que... Mais non, pas comme ça. Il préférait cent fois boire pour oublier l'Enclin plutôt que retourner si loin. L'apparition d'un archidémon était une menace pour sa santé mentale, mais celle-là au moins... il pouvait la gérer comme tout le monde. Son passé, aussi douloureux soit-il, n'était jamais une menace tant qu'il le gardait sous clef.

Pas le genre de choses qu'on amenait à une soirée.

Cela dit, il était très mal placé pour faire la morale et donner des conseils. Il avala une gorgée de bière parce que sa gorge lui semblait un peu sèche, et reprit plus doucement :

Mais je peux te trouver un meilleur surnom... si tu veux.

Le "si tu veux" sonnait comme une interrogation, presque une permission. Permission de déconner, ou permission de sombrer, Hareas abandonnait sa responsabilité de capitaine de soirée.

Putain, comment on en était arrivé à parler de trucs tristes ? C’est encore pour ma pomme, ça.

Heureusement pour moi, Spoon semble comprendre qu’il faut amener la conversation dans une autre direction. Il essaie, revenant un peu plus à sa culture, aux petits traits exotiques qui lui roule sur la langue.

- « Alors t'étais aussi paumé que moi quand t'es arrivé ici ? J'aurais pas dit, parce que t'as l'air de beaucoup connaître la ville et les shem... ah, ça veut dire humain en fait, shemlen. Je sais pas traduire "humain de la ville" en dalatien… »
- « Shemlen .. »

J’avais entendu ce mot de temps à autre dans le bas-cloître. C’était souvent dit avec du mépris, donc je m’étais dit que c’était une insulte. Mais ça veut juste dire “humain”. Ou alors être un humain est une insulte pour les Dalatiens ? Bon. Je peux pas leur reprocher d’être racistes : à Orlaïs, l’inverse est très très courant, donc ..

- « Mais je peux te trouver un meilleur surnom... si tu veux. »

La mine un peu boudeuse à but humoristique, je me renfrogne, le nez légèrement retroussé. Puis, comme une petite plainte de gosse, bah je me plains.

- « J’aime bien Capuche moi .. »

Puis je ricane. Comment résister face à une telle conversation ? Et je reprends les rennes du tout, maintenant que je suis moins éclaté de fatigue et d’alcool.

- « D’ailleurs t’en as fait quoi, de cette cuillère ? T’es au courant que c’est pas en vrai argent, hein ? T’en tireras pas grand-chose. »

Je me remettrai jamais de cette subtilisation d’une seule cuillère, qui en plus est du toc. Repenser à ce drôle d’épisode me fait sourire. Je m’accoude à la table, des yeux emplis de malice.

- « Bon, j’ai tenu parole, t’as eu ta bière .. On continue ? »

Hareas aurait pu trouver différents surnoms à Capuche - il avait déjà quelques idées, en dalatien - mais à son air renfrogné il jugea que ce n'était pas une bonne idée. Le Dalatien haussa une épaule, amusé. Les expressions lui paraissaient toujours plus faciles à lire que le second degré et ici celle de son ami lui semblait clairement exagérée, mais il fut tout de même content de l'entendre dans sa voix.

J'aime bien Capuche, moi.
Ooh, d'accord, d'accord… si t'y tiens vraiment.

Ce n'était pas très inspiré, il avait dit la première chose qui lui était venue à l'esprit quand l'autre s'était amusé à le surnommer "Spoon". Mais là encore, ce n'était pas un surnom extraordinaire, ça tenait juste d'une anecdote commune et probablement que personne en dehors de ces deux-là ne saurait comprendre le sens. C'était peut-être cela qui amusait le plus Hareas. Et puis, ça sonnait bien, Spoon. C'était drôle à prononcer…

Spoooon… répéta-t-il en exagérant la syllabe, avant de lâcher un ricanement. Je sais ! C'était pas pour la vendre, je l'ai pris parce que ça brille. C'était un cadeau. Pas pour moi, précisa-t-il, au cas où Capuche aurait envie de revoir sa belle trouvaille.

Il afficha un air satisfait, alors qu'une pensée étrange le traversait : c'était quand même bizarre que des shemlens riches comme ça n'aient pas de plus jolies cuillères, non ? Pourquoi ils n'avaient pas de belles petites cuillères en or et en argent ? Ils pouvaient s'offrir une belle maison, mais pas les jolis couverts qui allaient avec ? Trop bizarres, ces shemlens… Son attention bancale revint immédiatement sur son camarade lorsque celui-ci parla alcool :

Quoi ? Il se rappelait vaguement avoir payé lui-même pour les deux boissons, mais même s'il avait eu envie de faire table rase de la dette de Capuche, Hareas n'avait pas de quoi s'offrir le reste de la soirée. Je suis… comment on dit ? Dépendant de ta générosité, mon cher nouvel ami !

Croisant les mains devant lui comme s'il s'apprêtait à négocier - oui, Hareas avait envie de continuer - il ajouta en souriant :

Comment tu savais que c'était pas du vrai argent ? T'as déjà volé des trucs ? Attends… C'est quoi ton body count ?

C'était comme ça que les Corbeaux disaient quand ils tuaient des gens… En tous cas, c'était ce qu'ils avaient raconté à Hareas, et le Dalatien pensait que ça s'appliquait à tout ce que vous faisiez en masse sur une base régulière - comme voler des trucs. Il était probable que ses aînés soient en train de ricaner quelque part en l'imaginant demander aux autres assassins leur "body count", complètement ignorant du deuxième sens de l'expression, mais ça, Hareas ne pouvait pas le deviner. La langue commune était assez compliquée pour lui, sans qu'il maîtrise en plus tout son jargon familier.

HJ: Merci à Talasi pour cette idée de génie.

Spoon passe une bonne soirée, ça se voit. Et c’est tant mieux. Moi aussi à ma façon je m’amuse bien, même si je suis présentement un légume. Mais un légume qui rit est un bon légume, allez on y va.

- « Je sais ! C'était pas pour la vendre, je l'ai pris parce que ça brille. C'était un cadeau. Pas pour moi. »

Donc Spoon est une pie .. Enfin l’heureux destinataire oui. Sûrement. Je hausse des épaules.

- « Il en faut peu des fois pour contenter les gens, c’est vrai. »

Lorsque je parle de cette dette remboursée, il m’annonce avec une certaine gêne qu’il est “dépendant de ma générosité”. Pour quelqu’un qui vole des cuillères qui brillent, ça ne me surprend pas, aussi j’éclate de rire sans réelle retenue.

- « T’inquiète mon frère j’suis l’homme de la situation. »

J’appelle une serveuse d’un geste approximativement complètement éclaté. Ça doit la faire marrer, elle en a l’habitude j’imagine. Je veux dire. C’est son taff. Mais elle arrive à déchiffrer les deux doigts relevés pour des bières, ça va.

Mais Spoon par contre a un chic pour la conversation.

- « Comment tu savais que c'était pas du vrai argent ? T'as déjà volé des trucs ? Attends… C'est quoi ton body count ? »

Je m’étouffe à moitié avec ma salive, avant de pincer l’arête de mon nez pour tenter de dissimuler un rire ma foi incontrôlable. COMMENT TU PASSES DE L’UN A L’AUTRE SPOON ?

- « Par la sainte culotte d’Andrasté je sais pas comment tu fais pour passer du coq à l’âne, mais sache que t’es formidable. »

J’essaie de reprendre un certain contrôle sur ma vie (non), les bières arrivent, tant mieux. Je glisse une main dans la pi- heu non une pièce dans la main de la serveuse, en quête d’air. Heureusement que je suis complètement bourré, sinon j’aurais viré au rouge vif. Ou j’aurais fui la taverne en pleurant. Ou les deux.

- « Je sais pas écoute, je vois pas l’intérêt de compter. Mais tu m’intrigues .. »

Attrapant la chope, je la tends vers lui pour trinquer, avant d’avaler une gorgée de bière – et de courage – pour le désastre qui va suivre.

- « Alors Spoon, c’est quoi ton meilleur coup ? D’homme à homme. De toi à moi. »

C'est vrai, pensa Hareas, Capuche avait raison. Parfois, les gens se contentaient de peu. Peut-être qu'ils appréciaient une cuillère en toc parce qu'ils n'avaient pas grandi dans le luxe. Ou peut-être qu'ils s'extasiaient devant un lit de paille parce qu'ils avaient grandi sous une tente. Parfois, un simple changement de perspective suffisait à apprécier les petites choses de la vie. La bière était bonne, la conversation agréable, même s'ils restaient en surface. Surtout parce qu'ils restaient en surface. Il y aurait de quoi gratter, Hareas le sentait, mais explorer le vernis sous l'humeur affable de Capuche lui semblait moins intéressant que la bière sous son nez à ce moment-là. Et il observait le geste de son ami, le signe qu'il faisait à la serveuse - se promettant d'essayer la prochaine fois. Cela semblait simple, efficace. Même pas besoin de parler.

Merci !

Il se dépêcha de finir son verre pour accueillir le prochain - peut-être pas sa meilleure idée, mais il commençait à faire chaud et il avait soif, alors ça passait. Ça passait même très bien. Hareas reposa sa choppe, puis essuya le coin de sa bouche avec la manche de sa tunique, tandis que son camarade s'esclaffait à sa question innocente. Oui, décidément, Capuche avait raison. Il en fallait peu pour contenter les autres. Hareas sourit en retour, complètement sourd à son propre sous-entendu :

Ah ?

Il n'était pas sûr de comprendre, mais tant pis, il aimait bien s'entendre dire qu'il était formidable. Son sourire s'élargit.

Je sais pas écoute, je vois pas l’intérêt de compter. Mais tu m’intrigues...

Le Dalatien pencha légèrement la tête sur le côté. Si... c'était important de compter, non ? La serveuse venait de poser les deux bières sur la table et il décala sa choppe vide pour lui faire de la place, tandis que son ami payait. Dans le contexte de l'apprenti assassin, évidemment qu'il préférait tenir une liste. Elle n'avait pas besoin d'être précise. Peut-être deviendrait-elle floue avec le temps. Peut-être fallait-il l'espérer. Mais il ne pouvait pas ignorer ce que sa profession l'amènerait à faire dans quelques mois, ou peut-être quelques années.

Un peu moins que ça, si l'Enclin approchait à grands pas.

Le regard d'Hareas se perdit dans le vague alors qu'il réfléchissait à la meilleure réponse à donner. Il n'était pas fier de compter, mais il devait le faire. Et puisqu'il avait posé la question à Capuche en premier, il n'était que justice que celui-ci lui rende la pareille. Capuche était-il fier, lui ? Des gens qu'il avait volé ?

Eh bien... Il s'agita sur son siège, avant de boire une gorgée de bière pour se donner du courage. Je sais pas s'il y en a un meilleur. La première fois, c'est difficile à oublier, non ? Peut-être celle-là, mais... c'est pas... C'est pas vraiment un bon souvenir. Je dirais avec le Nain, même si j'étais nerveux. Je visais pas très bien.

Il s'en était voulu pendant des jours, même si au final, tout s'était bien passé. C'était son collègue plus expérimenté qui lui avait mis cette idée en tête, d'ailleurs : la première fois, c'est toujours spécial. Hareas n'avait pas envie de s'en rappeler. Il n'était même pas apprenti à ce moment-là. C'était sans parler des animaux, bien sûr. Il n'avait jamais aimé comparer la chasse à l'assassinat, parce que les bêtes ne faisaient jamais rien pour mériter cela. D'autres n'y auraient vu aucune différence, et cela le dérangeait, sans qu'il sache si c'était une question de conscience, ou simplement d'éducation. Mais Hareas n'était pas sûr d'arriver à expliquer correctement ce qu'il ressentait à Capuche. Il reprit une gorgée de bière. Il essayait de prendre un air détaché, mais il était clairement mal à l'aise. En parler en dehors de la maison Stazzo... cela rendait les choses concrètes, réelles. Il n'aimait pas l'idée qu'il puisse être la même personne, là-bas et ici, en dehors de son apprentissage ou aux ordres d'un assassin plus expérimenté. Il n'y avait plus de barrière. C'est la faute de la bière, songea-t-il, un peu dépité. Tu sais bien que tu penses toujours bizarrement avec ça. Il baissa la voix :

Toi, t'as déjà... tu sais... Il lui semblait que ses mots étaient peu clairs (SANS BLAGUE) alors il ajouta plus doucement : Tué ?

J’ai évidemment répondu ça car je n’avais eu qu’une seule expérience. Et que je ne voulais pas y penser.

Y penser ramenait les sensations désagréables, les ongles le long de la peau, le poison suave de sa voix, et- On a dit qu’on n’y penserait pas. On n’y pense pas. Ce salaud est loin d’ici.

La réponse de Hareas est teintée de moins de fierté, ce qui m’amuse un peu. Je replonge dans ma bière pour me changer les idées. Mais lui aussi est nerveux de parler de sexe. A notre âge – j’imagine qu’on n’a pas un si grand écart –, c’est sûrement un peu normal. Sauf si on travaille dans le milieu.

- « Eh bien... Je sais pas s'il y en a un meilleur. La première fois, c'est difficile à oublier, non ? Peut-être celle-là, mais... c'est pas... C'est pas vraiment un bon souvenir. Je dirais avec le Nain, même si j'étais nerveux. Je visais pas très bien. »
- « En même temps », je réponds comme si je menais constamment la danse au lit et que j’avais sauté la moitié de la ville, « quand t’as pas l’expérience et la bonne vision pour .. Mais j’aurais jamais pensé qu’un nain était plus ton genre de cibles. »

Mais je hausse des épaules pour dédramatiser. J’aurais surtout penser qu’avec leur physique costaud, face à la finesse d’un elfe, ce serait le nain qui prendrait le dessus, mais qui suis-je pour juger les envies des autres ?

Et puis, la conversation bascule complètement. Com-plè-te-ment.

- « Toi, t'as déjà... tu sais... Tué ? »

Mon sang se glace. J’avale la salive, l’observe avec de grands yeux. Spoon. C’est quoi ce changement abrupt et glauque de sujet ?! Je papillonne encore des yeux face à ce changement si brutal et inattendu. Tuer ? Je me penche vers le Dal(m)atien, le ton paniqué mais murmuré avec force.

- « Oh non eh t’es malade ?! Bon, j’ai un job d’assurer la sécurité dans les parages, mais ça m’est pas encore arrivé, et je sais pas si j’ai envie que ça arrive, en vrai .. »

J’observe Spoon avec grande attention, avec l’ivresse soudainement grise. Pourquoi une telle question ?

- « Ça a l’air cool dans les histoires, par contre, mais en vrai .. en vrai je sais pas comment je réagirai le jour où ça arrive. »

Spoon, t’as déjà tué quelqu’un ? Plusieurs quelqu’un ?

Plus la frontière entre le chasseur et l'apprenti assassin s'amenuisait, et plus le Dalatien se renfermait. Il ne pensait pas que la conversation pouvait devenir plus gênante, et pourtant, c'est exactement ce qui arriva. Au départ, il avait hoché la tête quand Capuche avait commenté sa première fois, avec le nain, avant de rectifier un léger malentendu.

Mais j’aurais jamais pensé qu’un nain était plus ton genre de cibles.
Ah non, c'était pas lui ma cible. Un bourgeois. Je crois ? Non, le nain était... avec moi, si ça fait sens de dire comme ça.

Pas du tout, mais l'elfe ne percutait pas. Ce fut la réaction de Capuche à sa question, tout bas, qui instilla un léger doute en lui. Pourquoi était-il si étonné ? D'accord, peut-être que ça ne se faisait pas de demander combien de gens vous aviez tué, mais n'était-ce pas la question à laquelle Hareas lui-même venait de répondre ? À moins que...

Ça a l’air cool dans les histoires, par contre, mais en vrai...

À moins qu'ils ne soient pas du tout en train de parler de la même chose. Hareas se redressa soudain, une lueur de compréhension dans le regard, mêlée à une pointe de panique. Delltash. Qu'était-il en train de raconter à ce jeune shemlen qui n'avait apparemment aucune idée de la personne à laquelle il s'adressait ? Mais quel assit (crétin) pourquoi s'était-il mis en tête, parce qu'il l'avait rencontré lors d'une opération du Carta, que Capuche était du même bord que lui ? Le regard du shemlen était fixé sur lui et Hareas le maintenait sans ciller, comme un cochard surpris par une wyverne qui espère que s'il ne bouge pas, il deviendra invisible.

... en vrai je sais pas comment je réagirai le jour où ça arrive.

Avant de lâcher un soupir. Le dossier de sa chaise craqua légèrement lorsqu'il se pencha en arrière. Bien sûr qu'il ne savait pas. Il observa encore quelques secondes son vis-à-vis, sans savoir s'il était désolé de s'être mal fait comprendre, ou d'avoir ouvert la porte d'un secret qu'il aurait mieux valu que Capuche n'obtienne pas tout de suite - ou jamais.

C'est mieux de pas y penser, répondit Hareas, avant de détourner les yeux, clairement embarrassé.

Il tapota la table entre sa pinte et lui, pour se retenir de se cacher derrière son verre. S'il buvait davantage, il risquait de dire des choses pires encore. Il essayait de remonter mentalement la conversation, comprendre où ça avait dérapé, qu'est-ce qu'il n'avait pas compris pour partir sur une pente aussi dangereuse ? Il savait qu'il ne maîtrisait pas le Commun. Capuche avait-il utilisé un mot qu'Hareas ne connaissait pas ? Ou qu'il croyait connaître ? Il finit par attraper sa chope, fixa quelques secondes la bière brunâtre qui tournoyait à l'intérieur... et se détourna soudain de sa boisson pour froncer les sourcils en direction de son interlocuteur :

Mais... de quoi tu croyais que je parlais ?

Je remarque dans le regard choqué de Spoon que quelque chose ne tourne pas rond. C’est presque drôle, si on ne parlait pas de .. Attendez je regarde mes notes .. DE GENS MORTS ???

J’engloutis ma bière pour ne pas y penser. L’amertume allège un peu la situation, mais ne change en rien l’embarras clair et net sur ses joues. Comment il .. Okay, pause. Comment on en est arrivé là, au juste ?

- « Mais... de quoi tu croyais que je parlais ? »
- « Tu .. tu sais ce qu’est un body count ? »

C’est peut-être une différence culturelle, mais ça n’aide en rien les clichés sur les dalatiens qui sont des sauvages qui vivent pieds nus en forêt. Y penser me fait rire légèrement, avant de réaliser soudainement, avec un éclat de rire qui résonne dans toute la taverne.

- « OH PUTAIN, BODY COUNT JE VIENS DE CAPTER. »

Me déplaçant vers lui, j’enroule un bras autour de ses épaules tout en y donnant une bonne tape. Je suis trop bourré pour faire autre chose que rire. Putain je ne sais pas qui lui a fait ce prank, mais je vais réutiliser ce concept un jour. Peut-être Cadwell pour lui faire peur, tiens. On verra la tronche de sa mère.

- « Non attends attends, mon cher Spoon .. Un body count c’est pour le nombre de gens que t’as baisé. Ça a rien à voir avec le nombre de cadavres que t’empiles. Hahaha c’est du génie !! »

Vu la gêne qui s’est emparé de Spoon, il est donc mon devoir de changer de sujet.

- « Ça tu vois c’est signe qu’on a trop bu. »

Un autre rire me secoue encore, tandis que je donne une autre tape dans le dos de mon camarade de beuverie du soir.

- « J’pense que quelqu’un t’a fait une farce et doit s’être explosé les côtes à force de rire. Allez Spoon faut pas te tracasser avec ça ! »

Et je trinque avec ce qui nous reste de bière, avant de finir la pinte. Je me lève précipitamment, tangue un peu, m’appuie sur Spoon.

- « Allez Spoon, on s’arrache. Par contre j’ai nulle part où pioncer, moi. »

J’ai pas envie de rentrer au Cercle avec une tronche pareille. Oh oui je ferai cette blague à Cadwell, ça va être EPIC. Merci, personne qui troll Spoon, pour l’inspiration débordante.

La seule chose certaine et rassurante dans ce moment d'embarras était de ne pas être le seul à ne rien comprendre. Hareas avait l'habitude d'être confus et perturbé par la langue commune, mais en général, il exposait son ignorance sans l'aide de personne. Il se sentait presque soutenu, pour une fois. Les mots qu'il avait utilisés ne devaient pas être si clairs que cela si même Capuche avait du mal à comprendre pourquoi Hareas les utilisait dans ce contexte-là.

C'était en tous cas ce qu'il se disait pour se rassurer.

Tu .. tu sais ce qu’est un body count ?
Euh, bah... euh... C'est pas... quand tu comptes les, euh...

La confusion de l'elfe augmenta d'un cran lorsque Capuche explosa de rire, attirant brièvement sur eux l'attention des autres clients de la taverne. Hareas afficha une expression incertaine. Capuche semblait avoir compris la méprise. Hareas ignorait s'il devait se sentir soulagé. En tous cas, son ami n'était pas vexé, c'était déjà ça. Cela signifiait que le Dalatien n'avait pas dû utiliser un mot trop horrible, cette fois.

Son camarade contourna la table pour lui donner une tape amicale dans le dos et lui expliquer la signification réelle de l'expression. Hareas fronça brièvement les sourcils - l'argot n'était pas son fort - avant de comprendre. Oh. Ooooooh. Voilà que cela avait recommencé. On lui apprenait des mots et des expressions fausses, juste pour le plaisir de le voir galérer - ou d'entendre le récit de ses déboires après coup ! C'était comme ça qu'il s'était fait jeter du Laurier carmin et il repensait encore avec une grande honte - et une légère terreur - aux insultes terribles qu'il avait prononcées sans même savoir ce qu'elles signifiaient. Aujourd'hui encore, il ignorait leur traduction en dalatien. C'était peut-être mieux comme ça. Hareas ferma brièvement les yeux en prenant une petite inspiration. Évidemment, tout son discours lui revenait en mémoire, la partie concernant le Nain aussi. Il souffla, excédé.

Delltash.

Il se concentra sur ce que disait son ami pour le rassurer, mais il ne pouvait ignorer que ses oreilles chauffaient et qu'il avait envie de creuser un trou pour hiberner jusqu'à la prochaine saison. Il revoyait mentalement les visages de ses camarades qui s'étaient moqués de lui. Il secoua la tête, vexé.

Ouais... mes "amis" doivent trouver ça très drôle — et j'espère qu'ils s'étoufferont en riant, ajouta-t-il en dalatien. Heureusement que tu m'as expliqué.

Capuche était hilare, mais l'apprenti des Stazzo sentait que ce n'était pas moqueur, il avait juste refait sa soirée avec sa maladresse. Il ne pouvait pas lui en vouloir, surtout quand on savait comment il l'avait commencée... Il valait mieux en rire, de toute façon. Et puis, si jamais il était toujours vexé dans deux jours, Hareas trouverait bien le moyen de se venger auprès de ses camarades. D'ici là, il ne valait pas la peine de leur accorder plus d'attention que la plaisanterie n'en méritait. Il leva sa pinte avec une expression désabusée et trinqua avec Capuche, qui lui tapotait toujours le dos - ou s'y accrochait pour ne pas perdre l'équilibre, ce n'était pas très clair. Hareas garda sa main libre à proximité du bras de son ami pour s'assurer qu'il n'allait pas tomber, tout en finissant sa bière de l'autre.

Pioncer, oui, bonne idée ! s'exclama-t-il en rattrapant Capuche, qui se levait en vacillant sur ses pieds.

Il semblait de meilleure humeur, mais le Dalatien se voyait mal lui proposer de continuer la tournée des tavernes. Ils en avaient fait assez pour ce soir. Il réfléchit à la meilleure solution. Il n'avait pas le courage de retourner au thaig ce soir, et il n'allait évidemment pas y ramener ce pauvre Capuche, qui tanguait plus que le pont d'un bateau.

J'ai une planque pas loin, viens.

Tandis qu'il aidait son camarade à quitter la taverne, il se sentit forcé d'ajouter, plus bas :

Je vais pas te tuer dans une allée sombre, t'inquiète.

Le Commun n'était pas la seule langue qu'il devait travailler : il y avait aussi l'humour et le second degré.