Type de RP Classique
Date du sujet 8 Tollecourse 5:09 des Exaltés
Participants Isbeil Byrne et @Ailis Treglown
TW Deuil
Résumé Souffrant des rigueurs de la météo havenoise, Isbeil Ailis, et leur nouveau compagnon partent en quête d'un lieu calme où se réchauffer. L’occasion pour les deux apprenties de partager un moment privilégié, et de faire plus ample connaissance.
Pour le recensement

Code:

[code]<ul><li><en3>8 Tollecourse 5:09 des Exaltés</en3> : <a href="https://ainsi-tomba-thedas.forumactif.com/t1252-la-chaleur-de-l-hiver">La chaleur de l'hiver</a></li></ul><p><u>Isbeil Byrne et Ailis Treglown</u> Souffrant des rigueurs de la météo havenoise, Isbeil, Ailis et leur nouveau compagnon partent en quête d'un lieu calme où se réchauffer. L’occasion pour les deux apprenties de partager un moment privilégié, et de faire plus ample connaissance.</p>[/code]

Froid.

Le vent blanc et vif de ce début de mois brûlait le nez, incendiait les poumons, et c’était contre sa rigueur qu’Isbeil luttait, évoluant d’un pas aussi crissant que glissant. La neige que soulevait ses tourbillons jusqu’à donner l’impression que l’air lui-même scintillait ne suffisait pas à la distraire de ses dents claquantes, de ses yeux larmoyants, ainsi que de l’impression que son propre sang se rigidifiait dans ses veines. Le surpeuplement inhabituel de la bibliothèque prenait soudain sens et, bien qu’à peine débutée, la revigorante sortie censée lui rappeler les sentiers de Corintamh l’était déjà trop. Si Isbeil n’avait toujours pas battu en retraite derrière la pierre épaisse, c’était uniquement parce qu’un bruit, aiguë et plaintif, avait retenu son attention.

Un buisson serti de perles luisantes frissonnait contre l’une des colonnes de la promenade couverte, vestige d'un cloître ancien. Dans un ultime dérapement des pieds bottés, les doigts bleuis en écartèrent les branches pour révéler la source des gémissements : une masse sombre aux oreilles triangulaires et au museau frémissant. Le pelage sale, le regard humide, le chaton était à peine plus grand qu’une main et dégageait un tel sentiment de solitude que l’apprentie sentit sa gorge se serrer.

« Tu es bien petit pour être tout seul. Tu as perdu ta maman ? »

Nouveau miaulement, déchirant et un peu hésitant, comme un aveu d’ignorance et d’impuissance.

« La mienne aussi me manque. » murmura Isbeil, et la confession lui donna l’impression que l’air glacial s’engouffrait dans son cœur. « On pourrait se tenir compagnie le temps qu’elle revienne. Qu’en dis-tu ? »

Avec précaution, un peu inquiète à l’idée d’être mordue ou griffée, l’adolescente venait de saisir l’animal lorsqu’une cavalcade soudaine et un choc glacé lui arrachèrent un glapissement surpris. Elle n’était pas la seule mage dehors, et quelques chenapans venaient de lui lancer de la neige dans le dos avant de détaler ! Choquée et indignée, la petite boule tremblant contre sa poitrine la retenant seule de se lancer dans une réprimande enflammée, Isbeil se redressa. Elle avait eu l’intention de dénoncer ce comportement inadmissible à un templier de surveillance, et son regard brun s’écarquilla en se posant non pas sur une armure, mais sur une robe semblable à la sienne. Sa porteuse n’était nulle autre que la dernière personne qu’elle s’était attendue à croiser ici.

Ailis Treglown n’avait jamais caché le déplaisir que lui inspirait l’hiver, sa météo versatile et les caprices de ses sols gelés ; et, pourtant, elle était là, progressant difficilement au rythme étouffé de sa canne. Abandonnant son projet de délation, Isbeil la rejoignit en quelques enjambées rapides.

« Tu as vu ça ? Comment peut-on faire preuve d’une telle immaturité ? » ne put-elle s’empêcher de lui demander tout en débarrassant ses boucles brunes et sa nuque des flocons mordants. Les dernières traces de mécontentement fondirent sur son visage pâle alors qu’elle venait se placer aux côtés de sa condisciple, le bras légèrement tendu pour pouvoir retenir une éventuelle embardée. « Je peux t’aider ? »

Isbeil, qui n’avait attendu que l’accord de sa camarade pour placer son coude sous le sien, accueillit dans un léger soupir la chaleur de cet autre corps. Hormis ses difficultés de déplacement et malgré les cristaux parsemant ses cils et ses cheveux châtains, Ailis semblait supporter le froid bien mieux qu’elle.

« Que fais-tu ici ? Je te croyais à la bibliothèque à cette heure. »

D'ordinaire aussi claire et joyeuse qu'un ruisseau printanier, la voix d’Ailis elle-même donnait en cet instant l'impression d'être prise dans la glace. Était-ce simplement le mauvais temps ou autre chose ? Isbeil l’avait bien remarqué lors de son approche : en la voyant se dépêtrer des dernières traces de l’attaque juvénile, sa condisciple avait d’abord eu l’air amusée puis soudain… Ailleurs. Un ailleurs qu’elle soupçonnait de connaître tout en ne l’ayant jamais vu tant, tout en restant unique à chaque apprenti, il leur était pourtant étrangement commun. Peut-être est-ce là ce qui la poussa, alors même qu’elles n’avaient jamais été proches, à presser doucement le bras enlacé au sien. Un geste rapide, aussi insaisissable que les flocons virevoltant autour d’elle. Fantôme.

« Il y avait trop de monde. » expliqua-t-elle, et elle sut qu’Ailis comprendrait ce qu’elle ne disait pas : cette nécessité, parfois puissante et irrépressible, d’une illusion de solitude. Un peu de calme pour s’entendre penser. Un peu d’espace pour prétendre qu’aucun regard ne se posait sur vous. Un peu d’air, enfin, pour ne pas étouffer.

Contre la robe symbole de toutes ces peines, le chaton choisit cet instant pour rappeler sa présence. Ailis le couva d’un regard aussi attendri qu’inquiet, tandis qu’Isbeil resserrait sa prise sur le petit corps gigotant. Ce n’était pas le moment de vérifier que les félins retombaient toujours sur leurs pattes.

« Le pauvre à l’air frigorifié, nous devrions rentrer. »
— C’est ce que je comptais faire. Il y a trop de vent pour qu’une balade soit agréable, de toute façon.» Un regard vers la porte proche et la promesse de chaleur qu’elle renfermait. « Peut-être pourrions-nous dénicher en cuisine de quoi le nourrir ? »

La question, ainsi que le pluriel, avaient franchi les lèvres d’Isbeil sans qu'elle y réfléchisse. Ailis les trouveraient-ils étranges ? Importuns ? Devait-elle se rétracter ? Se justifier ? Ou peut-être…

« Avant ça je dois donner un peu de nourriture aux autres. »

Comme pour appuyer ses paroles, la main d’Ailis se posa sur la sacoche qui battait continuellement son flanc. Sa réponse n’était pas un oui franc, mais ce n’était pas un refus non plus, et Isbeil pouvait s’en contenter. Se détachant des bâtiments, les yeux bruns plissés fouillèrent le vaste espace à la blancheur éclatante sans y déceler le moindre mouvement. Nourrir les animaux errants était un acte généreux qu’elle ne pouvait qu’apprécier et soutenir, mais encore fallait-il les trouver.

« Je n'ai pas vu d'autres chats, mais si tu es sûre de savoir où ils se cachent… » Une pensée traversa soudain l’apprentie, qu’elle exprima aussitôt : « Peut-être sa mère sera-t-elle parmi eux ? »

Elle-même ne pourrait pas rejoindre la sienne avant très longtemps... et encore seulement dans le meilleur des cas. Au lieu de trouver le Créateur, son âme pouvait tout aussi bien se perdre dans le néant, et la peur que cette idée lui inspirait vint s’associer au manque pour faire éclater, dans sa poitrine dévorée par le vide, la flamme brûlante et presque sacrée du devoir. Elle allait rendre ce chaton à cet amour dont elle était privée, où du moins tout tenter pour y parvenir.

« Attend… » Lâchant Ailis, Isbeil détacha le châle jusque-là noué en écharpe autour de son cou, puis l’enroula autour de son nouveau protégé. « Cela devrait le réchauffer le temps de nos recherches. »

Elle reprit ensuite le bras de son aînée, prête à la suivre à travers l’étendue gelée. Et si sa gorge était maintenant exposée à la rigueur des éléments, sa détermination lui faisait presque oublier le froid qui l’avait tant dérangée jusque-là.

Imaginant de plus chaudes contrées pour lutter contre ses tremblements, Isbeil suivit Ailis dans la poudreuse. Tout contre sa poitrine, le chaton remuait parfois pour rappeler sa présence, mais ces vagissements pitoyables avaient cessé. Fallait-il y voir un signe de confort ? Son écharpe avait beau être vieille, à l’instar de la patine brunissant un meuble, les années avaient également conférés à sa laine une grande douceur, aussi devait-elle tout avoir d’un petit nid douillet.

Ne pense pas à ton écharpe, tu vas te donner froid, se reprit rapidement l'apprentie. Pense à un lieu gorgé de soleil comme une plage antivane : toute couverte de sable doré et bordée d’azur.

La marche était lente, rendue pénible par le gel, mais Isbeil, qui avait calmement calé son pas sur celui de sa camarade, continuait de rêver à ces lieux qui n’existaient que dans son esprit. Elle n’avait jamais vu l’océan et le regrettait parfois, mais elle voulait le croire d’une couleur éclatante, bien différente du gris terne de la Minantre en cette saison.

« Voilà on y est. Tu peux me tenir ça ? »

Pénétrant sa bulle estivale, la voix d’Ailis ramena Isbeil à l’hiver havenois et à leur mission. Machinalement, elle tendit le bras pour réceptionner la sacoche, puis regarda autour d’elle. Son aînée les avait conduites jusqu’à un banc, presque indiscernable sous la neige. Avec minutie, des petits tas de nourriture furent bientôt déposés aux alentours, et Isbeil fut déçue de constater que les félins manquaient toujours à l’appel. Elle avait espéré que l’odeur les attirerait, mais il devait faire trop froid, même pour eux.

Peuvent-ils nous voir de leur cachette ? Si oui, peut-être se moquent-ils de ces bipèdes assez fous pour braver les éléments…

Contrairement à sa condisciple, la jeune Byrne avait gardé le nez en l’air plutôt que pointé vers le sol, et c’est pour cette raison qu’elle aperçut la première le templier qui se dirigeait vers eux.

« Ne t’inquiète pas, il se demande juste pourquoi on traîne ici. » fit Ailis d’un ton qui se voulait rassurant lorsqu’elle le remarqua à son tour et, bien qu’elle ne fût pas particulièrement soucieuse, Isbeil la laissa se placer devant elle.

Attirer l’attention de l’armure solaire ne manquait jamais de raidir ses épaules aussi, tel un criminel passant devant un garde, la mage ne pouvait s’empêcher d’éprouver le besoin de paraître innocente – instinct grotesque, elle en convenait elle-même, car elle avait toujours scrupuleusement respecté le règlement du Cercle.

« Que faites-vous ici ? s'enquit le soldat en arrivant à leur hauteur.
— Nous pensions avoir vu des affaires égarées, mais ce n’était rien d’autre que des branches utilisées comme jouet apparemment. »

Sitôt les mots prononcés, Isbeil se crispa, son regard passant du templier à Ailis avant de se fixer sur l’étendue blanche. Quelque chose la tracassait visiblement, mais ce ne fut qu’une fois l’abri du Cercle retrouvé et le soldat définitivement hors de portée de voix qu’elle exprima ses griefs.

« Ça va ?
— Tu as menti à un templier ! Dans le ton indigné d'Isbeil, une pointe d’inquiétude transparaissait, vite confirmée par ses paroles suivantes : S’il l’apprenait, tu aurais des ennuis. Nous en aurions toutes les deux ! »

Ailis avait-elle oublié que les apprentis emmenés par l’Ordre pouvaient reparaître un soleil tatoué sur le front, quand ils ne disparaissaient pas à tout jamais ? Eh bien, si c'était le cas, la cadette comptait bien s'en souvenir pour deux.

« Tu as menti pour la bonne cause et par excès de prudence, concéda-t-elle malgré tout avec indulgence, car elle avait bien remarqué que son aînée craignait que l’on ne remarque le chaton. Mais, Ailis, ça reste dangereux. Cela pourrait suffire à te rendre suspecte aux yeux de la Chantrie. Quelqu’un capable de tordre la vérité pour une petite raison sera plus aisément tenté de le faire pour de plus grandes. Les mensonges innocents peuvent toujours en dissimuler de plus sombres. »

Se rendant subitement compte de la possible interprétation de ses paroles, Isbeil grimaça, puis laissa échapper un soupir désolé :

« Ce n’est pas que je te crois foncièrement malhonnête, mais c’est ce qu’ils pourraient penser. Tu comprends ? Je pense que ça serait une bonne idée de te confesser la prochaine fois qu’une sœur viendra, ou d’au moins écrire ce petit écart sur un papier et de le brûler dans la chapelle, devant le regard de la Prophétesse. »

En présentant ces options, l’ancienne novice avait espéré amoindrir le tourment d’une Ailis probablement prise de remords, mais la réaction de cette dernière, inattendue, lui fit soudain craindre un échec. S’était-elle montrée trop dure ? Isbeil la rabat-joie est encore montée sur ses grands chevaux. Elle imaginait sans mal les moqueries qu’un tel discours lui auraient valu dans le dortoir des apprentis, aussi prit-elle le temps de la réflexion. Le comportement d’Ailis Treglown nécessitait-il une mise au point ? Oui, elle le pensait toujours. Nécessitait-il également qu’elle s’en éloigne et la laisse décider seule du sort du chaton ? Rien n’était moins sûr.

Isbeil Byrne croyait aux fautes, mais elle croyait aussi à leur rachat, à la bienveillance et au pardon.

« La magie existe pour servir l’homme, murmura-t-elle pour elle-même, avant de le répéter, plus fort : La magie existe pour servir, c'est que ce nous apprenons, et si nous sommes ici pour servir, alors je ne pense pas que l’on nous reprochera d’user des ressources du Cercle pour sauver une vie, car il n’existe pas d’acte de service plus grand et plus noble que de prendre soin des plus faibles et nécessiteux. C’est moi qui ai trouvé cet animal, alors je reste. »

Ce fut au tour de la brune d’adresser à sa compagne un sourire rassurant. Sûre de son bon droit et du bien fondé de ses valeurs, sa posture s’était peu à peu redressée, et c’est avec assurance qu’elle conclut sa tirade :

« J'en suis autant responsable que toi, et je pense qu’on devrait commencer par le nourrir. Puis le nettoyer juste après. »

Le dernier point avait été ajouté après un rapide regard au petit tas de laine : la pauvre bête qui l'occupait était couverte de croûtes et de boue séchée.

« Tu as raison. » Malgré l’approbation contenue dans ses paroles, Ailis avait l’air en colère. « J’aurais dû prendre le chaton en charge dès que je l’ai vu et te laisser partir.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu as menti pour la bonne cause et par excès de prudence, mais, Ailis, ça reste dangereux. Cela pourrait suffire à te rendre suspecte aux yeux de la Chantrie. Quelqu’un capable de tordre la vérité pour une petite raison sera plus aisément tenté de le faire pour de plus grandes. Les mensonges innocents peuvent toujours en dissimuler de plus sombres. »
— Tu n’as jamais menti pour alléger la vérité ou t’éviter des ennuis ? »

La question claqua dans le couloir, un peu amère, et Isbeil rougit violemment alors que les visites d’Eiric lui revenaient en mémoire.

« Tu sais parfois que le mensonge est plus doux que la vérité ? » continuait sa camarade, visiblement inconsciente de son trouble – à moins qu’elle n’ait décidé d’y voir la réponse qu’elle cherchait – mais Isbeil ne l’écoutait plus. Est-ce que ne rien dire était la même chose que mentir ? Non. Bien sûr que non, puisqu’elle ne disait techniquement rien de faux.

Alors pourquoi je me sens soudain coupable ?

« Bien qu’ici le mensonge n’est rien de tel. » consentit alors Ailis, la ramenant au présent et l’empêchant d’interroger ses sentiments plus avant. « Cependant, je ne voulais pas risquer la vie du chaton, je préfère d’abord l’amener en des mains en qui j’ai toute confiance. »

Un peu pesant, un silence s’étira dans le couloir tandis que les apprentis se toisaient, l’une car elle avait fini ses justifications, et l’autre car ces dernières la laissaient soudain sans voix. Ailis Treglown pensait-elle vraiment que le templier aurait pu… Quoi ? Tuer le chaton ? Pire, pensait-elle qu’Isbeil l’aurait laissé faire ? Car c’était bien la façon dont cette dernière avait interprété les paroles de la première et, un court instant, son indignation menaça dangereusement d’exploser. Comment pouvait-elle ? N’avait-elle… Mais non. Evidemment. Evidemment qu’Ailis n’avait pas confiance en elle ! Comment aurait-il pu en être autrement quand – et cela restait étrangement douloureux à reconnaitre – elle n’avait rien fait pour le mériter ? Oui, elle l’avait aidé dans ses déplacements. Oui, comme avec chacun, elle s’était montrée polie, agréable même, mais jamais pleinement amicale.

Jamais les deux filles n’avaient appris à réellement se connaitre, et cela parce que, d’une certaine façon, la réserve d’Isbeil y avait veillé. En apprendre plus, se dévoiler elle-même... Tout cela aurait signifié créer un lien durable et, s’il y avait dans cette perspective quelque chose de désirable, elle se révélait également inquiétante pour la jeune apprentie.

Non, pas inquiétante. Terrifiante.

Mais le moment n’était pas à l’étude du passé ou à la peur de l’avenir car, au présent, un conflit devait être maintenant désamorcé, et cela sous peine qu’il ne prenne des proportions regrettables.

« Je ne pense pas les membres de l’Ordre capables d’une telle cruauté, mais si c’est ce qui t’as traversé l’esprit… Je sais que tu croyais ne pas avoir le choix, mais tu dois entendre mon point de vue. C'est... Comment l'expliquer ? Ce n’est pas que je te crois foncièrement malhonnête, mais c’est ce qu’ils pourraient penser. Tu comprends ? Je pense que ça serait une bonne idée de te confesser la prochaine fois qu’une sœur viendra, ou d’au moins écrire ce petit écart sur un papier et de le brûler dans la chapelle, devant le regard de la Prophétesse. »

Une main tendue vers la raison, le pardon et la rédemption : telle était la façon dont Isbeil avait conçu ses paroles, mais peut-être son éloquence laissait-elle à désirer, car Ailis semblait encore maussade :

« Tu sais que je risque encore d'avoir recours à des vérités tronquées, ou autres fourberies que tu t’empresserais de me faire confesser. Alors si tu restes c’est en âme et conscience. » lui fit-elle remarquer d’abord comme un avertissement mais, peut-être tout n’était-il pas perdu, car elle ajoutait ensuite : « Mais ne t’inquiètes pas, je tâcherai de rester tranquille.
— Ne t’en fais pas, tu n’auras plus besoin de mentir, puisque je ne me cacherai plus dans ton dos. » lui promis en retour Isbeil avant de revenir au chaton. C’était là sa façon d’assumer sa propre responsabilité dans l’affaire, mais aussi de s’excuser pour sa propre lâcheté.
— Nous pouvons aisément demander aux cuisines des restes, mais je doute qu’il soit aussi intéressant que ceux que j’ai eus. Nous pouvons néanmoins demander à Constance, nous en profiterons pour prendre un linge et le nettoyer. Il faudra aussi lui trouver un endroit où dormir.
— Ça me va. »

Une odeur et une chaleur agréables, dorées, un peu comme un pain tout juste sorti du four, régnaient dans les cuisines du Cercle. Dans une symphonie de claquements et de frémissements, quelques apaisés s’affairaient au-dessus des marmites, et Isbeil sentit son propre estomac gronder sitôt le seuil franchi. Qu’elle heure était-il au juste ? Son dernier repas remontait à l’aube et, si elle aurait auparavant juré que le midi n’était pas passé, la vue d’une bassine débordant de vaisselle salle la forçait soudain à reconnaître qu’elle s’était trompée.

Comme si son ventre avait lui aussi été réveillé par les préparatifs, le chaton remua un peu, et l’apprentie caressa son petit corps avant de balayer la pièce du regard. Laquelle des apaisées affairées était Constance ? Surprenant un regard d’Ailis et bien décidée à prendre cette fois-ci l'initiative, elle finit par se diriger vers une femme d’une quarantaine d’année. Détail surprenant, au-dessus du soleil gravé à même le front, ses courts cheveux blonds étaient recouverts d’un fichu fleuri dont l’allure joyeuse venait quelque peu adoucir l’inexpression de ses yeux bruns.

« Bonjour Serah »

L’apaisée leva à peine la tête de sa planche à découper avant de répondre :

— Bonjour Mes Serah. Si vous comptiez grignoter quelque chose, je vous conseille d’attendre le repas qui sera servi d’ici deux heures.
— Nous sommes bien en quête de nourriture, serah, mais ce n’est pas pour nous. » D’un geste précautionneux, Isbeil écarta l’un des pans de l’écharpe pour révéler la vie fragile qu’elle abritait. « Nous avons trouvé ce chaton dehors. Pourriez-vous nous donner quelque chose pour lui, s’il vous plait ? Il a l’air d’avoir vraiment faim.
— Des restes n’iront pas, constata Constance de sa voix monocorde en se penchant par-dessus la table. Il n’a pas l’air sevré, et le lait que nous avons ne sera pas assez nutritif seul. Je vais y ajouter un peu de crème et un jaune d’œuf, et vous n'aurez plus qu'à lui faire téter le mélange avec un torchon. Attendez-moi là. »

Une fois serah Constance revenue, Ailis pris la suite des opérations et Isbeil – qui avait beau avoir déjà aidé son père à soigner des chiots et ne ressentait donc pas le besoin d’être ainsi prise par la main – la laissa faire sans rechigner. Les moments de plaisir étaient après tout rares au Cercle, et cela paraissait rappeler à sa camarade la vie paysanne qui avait autrefois été la sienne.

Dans la cuisine, le bruit régulier des apaisés et la vapeur agréable soufflée par les fourneaux se combinaient pour créer une atmosphère propre à la détente. Installée dans un recoin où elle ne risquait pas de gêner, la brune avait d’abord surveillé la tétée du chaton avant de se laisser emporter, ses pensées divaguant lentement au gré des claquements de casseroles. Peut-être s'agissait-il là de la chaleur propre à l’hiver : bienvenue après le froid de l’extérieur et, surtout, réconfortante car elle était partagée. Une compagnie qui se rappela d'ailleurs à elle quand une voix retentit à son côté, faisant éclater la douce bulle de torpeur. Quelques secondes passèrent avant qu'elle ne lui donne un sens, et quelques autres encore avant qu'elle ne réalise que la demande lui était destinée :

« Le torchon ? Bien sûr ! »

Après avoir trempé le linge dans l'eau tiède, Isbeil entreprit de nettoyer doucement le museau du chaton, puis délégua le reste de la toilette à Ailis pour réceptionner le tissu souillé de lait. Peu à peu, la disparition de la boue venait révéler un pelage gris perle marbré des plus ravissants ; une opinion visiblement partagée par son aînée :

« Il a une jolie couleur, tu ne trouves pas ?
— Oui. On dirait presque le ciel couvert et cotonneux qui précède l’orage. »

Une jolie thématique pour un prénom, mais la conversation s’enchaîna trop vite pour lui laisser le temps de le proposer :

« Maintenant, il faut lui trouver une place où dormir. Je pense que si nous leur demandions, ils accepteraient de le prendre, reste à vérifier où ils le mettraient. Il doit être au chaud et en sécurité.
— Mais ne risquerait-il pas de se blesser ici ? Il est si petit et, une fois son énergie retrouvée, il pourrait vite se faufiler entre les pieds des apaisés. » Voir en dessous. « Je peux toujours lui laisser mon écharpe en attendant que l’on trouve mieux, mais je pense que l’on devrait chercher un autre endroit. »

Satisfaite de constater que ses efforts semblaient avoir rincé le plus gros des tâches de bouillie, Isbeil entreprit de plier le torchon avec minutie, puis posa le carré ainsi formé à ses côtés tandis qu'Ailis rétorquait :

« Non garde ton écharpe tu vas attraper froid, et passes moi cette fourrure s’il te plaît, j’ai demandé tout à l’heure s’il pouvait nous en prêter une. Sinon, nous pouvons le confier à L- au premier enchanteur Lachlann Vaël, c’est le seul que je connaisse assez, et qui ait une chambre calme et avec une cheminée pour y garder le petit au chaud. »

A l'évocation du prince déchu, la couverture avait failli échapper à Isbeil.

« Je ne pense pas que l’Enchanteur Vaël soit un choix judicieux. Au contraire. » Sa voix laissait entendre tout ce que lui inspirait cette proposition : de l’étonnement, de la déception et, surtout, un désaccord bien plus puissant que la seule formulation polie aurait pu le laisser présager. « Ce mage ne semble préoccupé que par lui-même et, quand il daigne s’intéresser aux autres, ce n’est que pour se montrer le plus désagréable possible. Je ne pense vraiment pas qu’il soit le plus indiqué. »

Et je m’étonne même que tu le trouves si digne de confiance.

Si les derniers mots ne sortirent pas, peut-être s’exprimèrent-ils dans le regard noisette désapprobateur, le léger pli de la bouche, et le froncement du nez délicat. Comment Ailis pouvait-elle s’être entichée d’un homme si froid et méprisant ? Bien sûr, la solitude du Cercle pouvait être lourde à porter, mais Isbeil estimait également qu’il valait mieux être seule que mal accompagnée. Polie, elle le serait toujours par obligation et grandeur d’âme, mais jamais – oh grand jamais – on ne la retrouverait à chercher la compagnie de Lachlann Vaël ; encore moins à lui confier une vie ! Le chaton méritait une personne tendre et capable d’amour ; des mains entre lesquelles elle-même se sentirait prêtre à remettre sa propre existence. Rien de moins.

« Il est hors de question de le mettre dans les dortoirs, s'opposa l’autre apprentie. Les plus petits et même les autres passeraient leur temps à vouloir jouer avec ou à le caresser, il a besoin de calme. De plus, on ne pourra pas toujours le surveiller. »

Isbeil, qui allait proposer de garder le chaton, se ravisa aussitôt. C’était bien évidemment blessant que sa partenaire ne semble pas la croire capable de s’occuper elle-même d’un animal, mais elle fit de son mieux pour mettre sa vexation de côté, prenant le temps de peser le pour et le contre avant de répondre :

« Tu as raison, mais cela ne fait pas de l’Enchanteur Vaël une meilleure option pour autant.
— Et toi tu as des idées ?
— Pourquoi pas ser Teagan ? » Le nom était venu automatiquement à la cadette, qui ne tarda pas à développer son raisonnement. « C’est l’un des apaisés qui s’occupe de l’infirmerie. Ses gestes sont tendres et précis. Il est patient, attentif… Puisqu’il ne fera que ce qu’il juge être le mieux, il sera impossible aux autres apprentis de lui soudoyer des caresses s’il ne les pense pas indiquées, et il aura, de plus, à disposition tout ce qui nous manque actuellement pour le soigner. » Oui, plus elle y réfléchissait, et plus l’idée lui plaisait, aussi conclut-elle avec assurance : « Si ce chaton doit connaître de nouvelles mains, alors je préférerais que ce soit les siennes. »

C’était elle, après tout, qui l’avait arraché à la morsure de l’hiver et en était, de ce fait, responsable. Bien sûr, elle espérait qu’Ailis consente, mais se savait également prête à faire valoir son opinion : que cela lui plaise ou non, ce chaton n’était pas prêt de voir ne serait-ce qu’un poil des précieux tapis d’un certain Enchanteur...

« De la haine ? »

S’entendre reprocher un sentiment si violent, et surtout si peu andrastien, laissa Isbeil interdite.

« Oh pour l’amour du Créateur, non ! Je reconnais ne pas l’apprécier, mais je ne le hais certainement pas. » rectifia-t-elle avec autant d’empressement que de sincérité, soucieuse de faire comprendre à Ailis sa méprise. « C’est juste qu’il s’est montré terriblement désobligeant à mon encontre. Il a insulté ma voix et a failli me faire exclure de la bibliothèque, tu sais. Tout ça parce qu'il refusait que j'emprunte un titre soi-disant trop complexe pour moi. » L'apprentie se pencha en avant pour adopter un ton plus bas, propre aux confidences. « Mais je l’avais feuilleté, ce livre. Son niveau était tout à fait abordable et, lorsque je l’ai retrouvé plus tard, j’ai remarqué que l’une de ses pages avait été arrachée. »

Bien sûr, Isbeil ne portait aucune accusation contre l’Enchanteur Supérieur – comment l’aurait-elle pu sans preuve ? – mais ne pouvait toutefois s’empêcher de soupçonner son implication dans cette dégradation honteuse. Qu’Ailis arriva ou non à la même conclusion, sa réponse lui donna heureusement le sentiment d’avoir été prise au sérieux.

« Cela ira, ne t’en fais pas. » déclina-t-elle gentiment sa touchante proposition d’aide. « Je compte simplement l’éviter le plus possible. »

Et tu devrais sûrement en faire de même.

Le conseil, informulé, flotta un instant parmi les effluves de pain chaud et de ragoût. Peut-être – et Isbeil en doutait sérieusement – Lachlann Vaël était-il capable d’un certain seuil d’agréabilité avec quelques rares élus, mais cela n'effaçait en rien son côté plus déplaisant. Dans tous les cas, elle ne pouvait permettre que le chaton fût l’une de ses victimes, aussi se trouva-t-elle bien soulagée lorsqu’Ailis accepta de le confier à Ser Teagan.  

« Cela me rassurerait oui. »

Que sa suggestion ait été qualifiée de « bon choix » avait rendu le sourire à l’adolescente. Ainsi, sa camarade semblait-elle lui faire un peu confiance, finalement. En la suivant hors des cuisines, la joie d’avoir réussi à trouver un terrain d’entente l'encouragea même à lui faire part de l’idée qui la titillait depuis la découverte du pelage gris orage :

« Nous ne pouvons pas continuer à l’appeler le chaton. Il lui faut un prénom. Que penses-tu de Mellan* ? »

Une demie-heure plus tard, les deux mages avaient eu le plaisir de voir leur petit protégé accepté et installé dans un coin confortable de l’infirmerie. De nouveau propre, réchauffé et repu, son état ne semblait plus si inquiétant et, à le voir piquer du nez de fatigue, Isbeil ne tarda pas à prendre la décision de le laisser se reposer.

« Je pensais prier avant le repas... » informa-t-elle Ailis avant d’hésiter.

Si elle se sentait prête à quitter le chaton pour la soirée, elle n’avait pas encore le cœur à renoncer à la compagnie de celle qui, malgré leurs différends, avait redonné un peu de couleur à cette blanche journée d’hiver.

« Aimerais-tu m’accompagner ? »