La note était concise. Un lieu, une heure et une signature. Lachlann Vaël n’avait même pas spécifié de motif à cette entrevue. La soudaine envie de partager un thé ? Peu probable. Ce n’était pas leur jour habituel, et l’Enchanteur n’aurait pas mis une telle formalité à un simple changement d’horaire.

Isbeil s’interrogeait en remontant le couloir. Loin d’être inquiète, la curiosité qui l’animait était à l’image de sa démarche : modérée et patiente.  La journée était belle. Une nouvelle couche de neige était venue recouvrir le jardin d’un manteau immaculé, à peine entamé par des mages et des templiers que le froid renvoyait bien vite à l’abri des pierres et de leur chaleur. Un spectacle aussi beau qu’aveuglant dont elle se détourna en arrivant à la hauteur d’une porte. Au fil des mois, le bureau de l’Enchanteur supérieur avait perdu ses allures d’antre intimidante pour devenir un lieu familier, si ce n’était rassurant, et les coups par lequel elle signifiait à présent son arrivée trahissaient non plus une anxiété dévorante, mais une certaine routine.

Sur un salut souriant, l’apprentie rejoignit le fauteuil réservé aux invités. Des questions qui avait traversé son esprit à la réception de la convocation, aucune ne franchirent ses lèvres. Cela lui avait pris du temps, mais Isbeil avait fini par comprendre qu’avec Lachlann, les explications venaient plus vite quand elle se contentait de les attendre en silence.

« Tu sais sûrement que les enchanteurs… »

La pause qui suivit ce début déroutant fut un peu trop longue, et rendre son regard à l’Enchanteur sans mot dire demanda cette fois-ci un peu plus d’effort à Isbeil.

« …parlent. Et avec l’annonce de l’Enclin, tout le monde  est un peu plus méfiant. Tout le monde te connait, bien sûr, et personne ne trouve vraiment ton niveau insuffisant, mais les gens parlent et tu n’es jamais dans les petits génies qu’on vante à longueur de journée. »

Le sourire d’Isbeil avait rapidement fondu sous les paroles du mage, laissant place à un embarras qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps en sa présence. Elle s’était bien sûr attendue à ce que ses récentes difficultés fassent parler ses professeurs, mais pas à ce qu’elles parviennent jusqu’aux oreilles de Lachlann Vaël.  Elle-même était restée discrète à ce sujet. Par gêne ? Ou peut-être parce qu’elle voulait que leurs entrevues restent la distraction bienvenue d’un quotidien de plus en plus difficile ? Depuis l’annonce de l’Enclin, les entrainements s’étaient intensifiés, et ses propres lacunes s’étaient creusées, mises en lumière par ce changement de rythme et d’exigence qu’elle comprenait à défaut d’apprécier et qui la laissait bien souvent dépassée. Quelques jours avant son anniversaire, éreintée après une nouvelle nuit d’insomnie, elle avait lamentablement loupé un sort pourtant basique. Incapable de se reprendre face à un professeur de plus en plus frustré, angoissée et humiliée, elle avait passé le reste de la leçon la tête basse, et les larmes lui avaient échappé sitôt le seuil de la classe franchi.

Les yeux clairs ne la lâchaient toujours pas, jaugeant sa réaction, et les doigts d’Isbeil se portèrent à son poignet pour y faire tourner son nouveau bracelet dans un geste apaisant.

« Vous… Vous n’êtes pas le premier à me dire de telles choses. »
« Tu peux mieux faire. Je suis prêt à t’apprendre. »

Les yeux d’Isbeil s’écarquillèrent.

« M’apprendre ? »

A quelques rares occasions, l’apprentie avait demandé conseil à Lachlann, qui lui avait alors recommandé des titres et même prêté quelques ouvrages de sa collection personnelle. Elle le savait disposé à l’aider, mais jamais encore n’avait-elle envisagé de donner à leurs leçons informelles un côté plus officiel. Le voulait-elle ? Au fond d’elle-même, Isbeil craignait encore que la magie affecte son amitié avec l’Enchanteur…

Mais les cours qu’il a donnés à Ailis n’ont pas terni leur lien.

Le regard d’Isbeil se porta sur la bibliothèque du mage. Elle se souvenait de leurs discussions autour d’un titre en particulier : Essai sur les influences des éléments sur les autres écoles. Ils en avaient eu de plus plaisantes, mais aussi de bien plus désagréables, et elle se pensait capable d’en tenir de semblables.

« Si vous l’estimez nécessaire, j’accepte votre offre. »

Elle ne faisait pas un saut dans l’inconnu : le cadre de leurs échanges serait simplement plus structuré, voilà tout.

« Quel sujet allons-nous étudier ? » continua-t-elle, tout en adoptant une posture plus droite dans son fauteuil. « Un nouveau livre peut être ? Faut-il que j’aille chercher de quoi écrire ? »

Résumé : Isbeil est un peu surprise par la proposition de Lachlann, mais l'accepte, rassurée par l'idée que cela ne changera sûrement pas beaucoup de l'aide qu'il a déjà pu lui apporter par le passé. Parce que c'est ce qu'ils ont toujours fait, elle est persuadée qu'ils s'en tiendront à la théorie, mais peut-être a-t-il d'autres projets.

« Tu n’as pas déjà ça sur toi ? »

Les courts cheveux sombres d’Isbeil reflétèrent la lumière hivernale alors qu’elle démentait d’un mouvement de tête.

« Mes cours de la journée sont terminés sont terminés… Je ne pensais pas en avoir besoin. »

De toutes les raisons qu’il y aurait pu avoir à cette convocation, celle-ci ne lui était pas venue à l’esprit.

« Tu n’as besoin de rien d’autre que ton bâton si tu le souhaites. » lui expliqua Lachlann. « Si nous commencions par quelques sorts simples pour voir ton niveau ? »

Quelques secondes défilèrent silencieusement, durant lesquels les traits d’Isbeil trahirent deux émotions : l’incrédulité d’abord, puis une soudaine bouffée de panique. Que Lachlann se soit exprimé avec douceur ne changeait rien, et quand il devint évident qu'il n'ajouterai rien, Isbeil n'eut d'autre choix que de sortir de son mutisme stupéfait.

« Vous voulez que je jette un sort ? »

Les mots sortaient étranglés de sa bouche, porteurs tout le choc que cette réalisation engendrait.

« Maintenant ? »

Devant lui ?

Evidemment.

Elle aurait dû s’y attendre.

Elle pouvait presque entendre la voix mi-amusée, mi-réprobatrice d’Ailis : "Les livres sont utiles, mais ils ne suffisent pas pour apprendre, Isbeil." S’y superposait une autre, plus ferme : "étudie". Le conseil de Sivoneii était encore frais dans son esprit.

L’apprentie pris une inspiration tremblante, avant de déclarer :

« Je n’ai pas mon bâton… »

Si certains mages ne semblaient jamais s’en défaire, ce n’était pas le cas d’Isbeil. Elle détestait ce bout de bois, abhorrait ce qu’il représentait. A ce titre, elle ne se privait pas de l’abandonner sitôt qu’elle en avait l’occasion. Le regard de la jeune femme se détourna du son aîné, effleura un tapis, un mur, puis la porte et sa poignée sombre.

« Ne faudrait-il pas qu’un templier soit présent ? »

Elle ne savait pas très bien ce qu’elle espérait accomplir avec ses remarques : si elle ne faisait que prononcer des objections censées, cherchait à grapiller quelques secondes ou offrait à Lachlann des excuses piteuses pour se défiler. Elle ne savait comment l’Enchanteur les recevrait. Elle ne savait pas ce qu’elle voulait.

Résumé : Inquiète à l'idée de jeter un sort, Isbeil tente de se trouver des excuses et de retarder sa prise de décision.

Chacune des objections d’Isbeil fut promptement balayée par une logique sereine. Pour l’instant, Lachlann gardait un visage calme, mais elle savait très bien ce qui l’attendait si elle continuait à protester. Le coin des lèvres se plisseraient d’abord vers le bas, puis un pli apparaîtrait entre deux sourcils noirs froncés et, pour finir, le regard bleu se teinterait de glace et d’orage. Il ne tempêterait pas, mais elle l’aurait déçu, et cette déception imprégnerait par la suite chacun de leurs échanges, comme une tâche indélébile.

« Tu n’es pas obligée. » reprit Lachlann. Il avait sûrement senti que son hésitation perdurait malgré ses arguments. « Si tu te crois capable d’arriver jusqu’à la Confrontation et de la passer avec ton niveau actuel, la porte est ouverte. Aucun enchanteur n’est de cet avis, mais si tu penses qu’on se trompe, personne n’ira te forcer. »

Assise dans son fauteuil, l’apprentie ne recula pas, mais les mots la frappèrent avec une telle puissance qu’elle en eu la nausée. Était-ce vraiment ce qui se disait d’elle ? Qu'elle ne réussirait pas sa Confrontation ? Ne l’atteindrait même probablement pas ? En l’état actuel des choses, Lachlann la considérait-il vraiment comme condamnée ? Une douce chaleur régnait dans la chambre de l’enchanteur, et pourtant, l’idée que ses professeurs la voyaient comme un échec en sursis la couvrit de chair de poule. Le pire, dans tout cela, était que son aîné avait raison. Les mots de Sivoneii continuaient de tournoyer dans son crâne, porteurs d’espoir, mais également d’une mise en garde. Ce qu’elle fuyait ne pouvait être distancé : la magie la rattraperait tôt ou tard, sous la forme d’une Confrontation ou d’un apaisement.

Un sort, un seul. Juste un. Au moins un.

Lachlann lui en demanderait probablement plus, une part d’elle-même en avait conscience, mais elle la fit taire aussitôt. Ne pas penser à la suite. Juste un sort, pour l’instant. Il était plus facile d’accepter si elle parvenait à s’en convaincre, à penser une étape à la fois.

Isbeil hocha la tête.

« Je veux bien votre bâton. »  annonça-t-elle d’une voix blanche, scellant ainsi son consentement.

Comme l’avait dit Lachlann, l'apprentie aurait très bien pu faire sans. Elle voulait simplement s’accorder, le temps qu’il le cherche, un instant hors du poids de son regard chargé d’attentes. Lorsqu'elle l'eut en main, elle déglutit, le visage marqué par la nervosité.

« Que voulez-vous que je fasse ? »

Résumé : Frappée par les mots de Lachlann, consciente qu'elle doit progresser pour espérer réussir sa Confrontation et encouragée par le souvenir d'une conversation avec Sivoneii, Isbeil consent à jeter un sort.

C’est avec une certaine déférence et la promesse d’être précautionneuse qu’Isbeil reçut le bâton des mains de l’Enchanteur. Comme le sien, le bois de l’objet était simple et sans fioriture, peut-être juste un peu plus grand que ce dont elle avait l’habitude. Plus lourd aussi, à cause de la gemme qui le coiffait, et c’était là ce qui le différenciait surtout des instruments réservés aux apprentis. Dans la main de l’enchanteur, la pierre avait brillé d’un éclat rouge, mais maintenant qu’elle le tenait elle-même, Isbeil remarqua que sa couleur tirait en réalité davantage sur le violet. Elle se demanda si cette dernière influerait sur les sorts qu’elle lancerait et si elle sentirait la différence. A la réflexion, peut-être ferait-elle mieux de se renseigner avant de tenter quoi que ce soit.

« Je n’ai jamais manié un bâton doté d’un tel… ornement. »

Elle avait douté du terme à employer – catalyseur ? amplificateur ? – Avant de se décider pour une appellation plus simple, qui conviendrait aussi bien à une simple décoration qu’à un outil magique.

***

L'Enchanteur Vaël se rassit, un morceau de feuille entre les doigts, et entreprit de détailler ses instructions. La mine tendue, mais concentrée, Isbeil se sentit presque capable de les suivre… jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’il ne comptait pas lâcher son papier.

« Lachlann » Le prénom lui était venu tout seul, prononcé une octave plus haut que d’habitude. « Je… Je ne peux pas vous brûler la main. »

Elle n’en revenait pas d’avoir à l’exprimer ainsi. Son regard noisette était décontenancé, mais ce n’était pas simplement la peur de mal maîtriser son sort qui la retenait, comme elle le lui expliqua aussitôt :

« Même pour une simple rougeur. Je… Je me suis promis de ne jamais utiliser la magie dans l’intention de blesser. »

Elle aurait préféré mettre le feu à sa propre paume plutôt que de faire une telle chose. Peu importe la façon dont elle abordait le problème, les exigences du mage lui semblaient impossibles à combler. Même son alternative, le froid, n’était pas beaucoup moins dangereuse : il serait délicat d’atteindre un équilibre suffisant pour laisser une marque sans toutefois trop endommager la peau, voir pire.  

« N’y a-t-il rien d’autre que je pourrais soigner ? Ne pourriez-vous pas simplement poser cette feuille dans un récipient ? » l’interrogea-t-elle. « Demandez-moi n’importe quoi. » En désespoir de cause, ses intonations s’étaient faites suppliantes. « Je vous assure que je ne me cherche pas d’excuses. Je veux bien apprendre, mais s’il vous plait, n’exigez pas de moi que je brise ma promesse. »

« L’intention n’est pas de blesser, ce sera juste une conséquence inévitable. Enfin, ici encouragée et voulue, mais ce n’est pas moi que tu dois viser. »

Grotesque. Lachlann jouait sur les mots de façon grotesque, mais Isbeil s’obligea à prendre une inspiration, s’interdit de céder à sa confusion et à la petite voix lui rappelant que la sortie n’était qu’à dix pas de son siège. Ses émotions ne la mèneraient nulle part. Pire, elles la desserviraient, car le mage lui avait déjà reproché la facilité avec laquelle elle y cédait. Si elle voulait le convaincre, mieux valait faire appel à la logique qu’il avait lui-même mise de côté :

« Que je vous vise vous ou cette feuille ne change rien. Seules les conséquences comptent : j’aurais allumé le feu qui vous aura blessé, et cela en toute connaissance de cause.
— Vois ça comme ma pénitence, contra Lachlann.   N’est-ce pas une pratique que tu adores ? Ce n’est pas une véritable blessure, le mal est temporaire et nous en tirerons peut-être tous deux du bien.
— Je… Je ne me suis jamais mutilée. »

Cette fois-ci, la voix de l’apprentie, la soudaine pâleur de son visage et la pression de ses doigts sur le bâton avaient trahi toute la violence de son trouble intérieur. Le sous-entendu du mage ne l’avait pas simplement choquée : il l’horrifiait. Ne pouvant plus rester immobile face à lui – et cela malgré sa précédente décision de conserver son calme – Isbeil se leva et rejoignit la fenêtre. La sérénité du paysage ensommeillé de l’hiver échoua cependant à l’apaiser, et c’est d’un ton  aussi soucieux que bouleversé qu’elle reprit la parole :

« La mortification corporelle est un sujet sérieux. Ce n’est pas à moi de juger de la nature d’une pénitence ou même de son bien-fondé. Messer Vaël, si vous estimez mériter pareil traitement, c’est à une sœur de la Chantrie que vous devriez-vous adresser. »

Le retour au titre de politesse n’était pas anodin, mais répondait chez Isbeil à un soudain besoin d’instaurer une distance avec l’Enchanteur ainsi que cette situation incompréhensible. Comment en étaient-ils arrivés là ?

Lachlann lâcha enfin le bout de papier pour saisir un ouvre-lettre, et ce geste fut comme un souffle de vent sur la flamme vacillante de l’espoir.

« Un accident ou un effort ? » la questionna-t-il, le tranchant de la lame étincelant entre ses doigts.

Isbeil comprit alors à quel point la conversation lui avait échappé. Ce n’était pas que le mage n’entendait pas ses objections, mais qu’il ne les comprenait tout simplement pas. Un instant, elle envisagea de faire semblant : elle pouvait encore opter pour le froid, espérer maîtriser son sort, et prétendre ne pas arriver à invoquer la puissance nécessaire. Peut-être son professeur s’en tiendrait-il à un essai raté… Ou peut-être pas.

L’apprentie secoua la tête. L’idée même de jouer la comédie la répugnait. Si elle n’avait pas le contrôle sur beaucoup des aspects de sa vie, elle en avait sur cette décision, et refusait de revenir sur ses principes face au chantage.  

« Je ne peux pas faire une chose pareille. »

Son regard noisette avait pris la teinte de son désarroi et de sa déception. Elle avait sincèrement cru que Lachlann respecterait son point de vue. L’idée qu’il puisse la mettre face à un tel choix prouvait qu’il la connaissait mal, et qu’elle-même ne le comprenait pas aussi bien qu'elle le pensait. Était-ce vraiment cet homme qu’elle avait appris à considérer comme un ami, celui-là même qui lui avait si gentiment offert un cadeau, deux jours plus tôt ?

« S’il vous plait, posez cette lame. » le supplia-t-elle à nouveau.

Ce n’est que lorsque la main abaissa l’ouvre-lettre qu’Isbeil s’autorisa de nouveau à respirer, et encore n’était-ce qu’une respiration lourde, toujours entravée par la tension de l’instant. Lachlann semonçait, accusait. Elle ne comprenait pas qu’il faisait cela pour elle. Comment l’aurait-elle pu ? Enfant soudain bousculée et effrayée, elle ne voyait que le regard d’orage, n’entendait que les intonation dures et ces mots qui frappaient comme autant de coups portés. Une plainte, unique, gémissante et pitoyable, franchit ses lèvres :

« Vous n’êtes pas un ennemi… »

Les mages sont des soldats. La phrase avait le même goût de violence que cette guerre qu’elle désignait. L’Enchanteur avait raison : l’intensification de l’enseignement militaire qui avait suivi les consignes du Premier Enchanteur en était le rappel. Servir sur le champ de bataille, combattre contre les engeances… Une réalité dure à affronter en temps de paix et qui, dans la grisaille marquée par la menace de l’Enclin, avait tout de l’insoutenable pour la jeune femme qui s’était rêvée sœur et instrument de Son amour. Elle faisait des efforts, pourtant. Malgré cette porte qui l’appelait, malgré ses jambes qui n’aspiraient qu’à se mettre en mouvement, elle restait, silhouette découpée à contre-jour devant les rideaux. Ne le voyait-il donc pas ?

« Je ne suis pas un mage du sang, Isbeil, et je ne tiens vraiment pas à me blesser. » Ne le faites pas alors. « Seulement, si tu veux progresser, il faudra te mettre en situation un jour ou l’autre. » La voix de Lachlann s’était adoucie, à peine, grêle plutôt que tempête. « Si une égratignure est tout ce que cela exige, alors je ne vois vraiment pas le problème, hormis que c’est une opportunité ratée de te familiariser avec tes propres armes. » Je n'ai pas demandé à les posséder. Je n’en veux pas. Je ne veux pas en être une.

Le sang de l’apprentie se glaçait, se révoltait dans ses veines. Elle n’ignorait pas la nécessité de progresser, pourtant, consentait même à écouter son aîné, à apprendre ce qu’il voudrait bien lui inculquer, ne serait-ce que parce qu’elle pensait avoir trouvé en lui un ami.

Comment le lui prouver ?  

D’un pas lourd et lent, hésitant, Isbeil s’approcha. Lachlann s’était tu. Peut-être avait-il perçu le changement dans son attitude. Peut-être attendait-il qu’elle se défende contre ses critiques ou ne les confirme en se dérobant. C’est en silence toutefois qu’elle se plaça face à la table. En silence que sa main droite se resserra autour du bâton tandis que la gauche agrippait la laine épaisse de sa robe et, dessous, une cuisse contractée par l’appréhension. Se forçant à prendre plusieurs inspirations – toujours trop rapides, trop superficielles – l’apprentie se tendit vers ce Voile honnit et qu’il lui fallait pourtant supporter, côtoyer, saisir ; s’ouvrit au mana et à l’éther, à Thédas et à l’Immatériel.

La pierre chatoya légèrement, illuminant de pourpre le visage pâle avant qu’une lueur, dorée cette fois, ne prenne le relais : dans la coupelle, le papier s’était embrasé.

« Vous partiez du principe que je réussirais, mais regardez... » Un geste. Une vision brouillée. Les flammes ne faisaient pas que danser. Elles brûlaient trop fort, consumaient trop vite, dévoraient. « Vous n’auriez pas eu qu’une rougeur. »

Frissonnante malgré la chaleur, Isbeil se laissa glisser au sol. Le bâton fut lâché sur le tapis, les mains tremblantes vinrent couvrir le visage pour le dissimuler au regard qu’elle ne se sentait pas prête à supporter. Comme à chaque invocation, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir vulnérable, salie.

« On nous dit que la magie est dangereuse, que nous devons racheter nos péchés… Et pourtant, on nous entraîne à l’utiliser pour nuire. » Sa voix se brisa. « Pourquoi ? » Les paumes se pressaient contre les yeux brûlants. L’incompréhension lui serrait la gorge. « Je veux simplement ne pas faire de mal. »

Résumé : Désespérée par l'obstination de Lachlann et désireuse de lui prouver sa bonne volonté, Isbeil se résout à jeter un sort qu'elle réussit, mais pas assez bien. Consciente que, si elle avait cédé, le feu aurait pu gravement brûler son professeur, elle laisse alors éclater sa peur et son désarroi, rappelant une nouvelle fois son désir de paix mis à mal par les exigences du Cercle.

« J’aurais survécu. »

Avec ses paroles prononcées d’un ton doux et ses gestes lents, Lachlann avait sûrement espéré rassurer l’apprentie recroquevillée sur son tapis. Ses efforts restèrent pourtant vains, ne lui apportant nul réconfort ni ne la poussant à découvrir le visage pressé derrière les mains tremblantes. Survécu ? Une plaie n’avait pas besoin d’être fatale pour être un mal. La souffrance restait la souffrance : même éphémère, même légère, elle était déjà de trop.

« Tu as jeté un sort, Isbeil. C’est bien. »

Le rideau des cheveux bruns ondula en désaccord. C’était bien de réussir une note particulièrement difficile. C’était bien d'assister Ailis dans les trop nombreux escaliers du Cercle, d'aider un apprenti à retenir une prière. Mais ça… Non. Ça ne l’était pas, bien, et ça ne le serait jamais vraiment. Isbeil avait simplement accepté de jeter un sort et, parce que c’était ce que ses principes exigeaient d’elle, elle avait tenu parole. Pour quel glorieux résultat ! Son incompréhension, sa fatigue, son dégoût de sentir le Voile cicatriser autour d’elle – ce mot n’était-il pas une preuve supplémentaire de la corruption qui les affligeait ? – s’amalgamèrent avant de déborder en une suite de mots douloureux qui avaient quelque chose de la supplique :

« On nous dit que la magie est dangereuse, que nous devons racheter nos péchés… Et pourtant, on nous entraîne à l’utiliser pour nuire. Pourquoi ? Je veux simplement ne pas faire de mal. »

Le contact soudain des doigts de l’enchanteur arracha au corps prostré un tressaillement incontrôlable et la jeune mage ne pût que l’empêcher, au prix d’un coûteux effort de volonté, de devenir recul véritable. La lumière, trop vive après l’obscurité des paupières fermées, était venue éclairer des yeux certes brillants, mais aucune larme sur les joues toujours sèches. Une maigre consolation face à la honte de s’être ainsi laissée porter par l’émotion, et face à la petite voix lui murmurant qu’elle ne se serait pas effondrée, si seulement Lachlann avait bien voulu respecter ses limites.

« C’est du chêne. » lui expliqua-t-il en pressant le bâton contre sa paume, et Isbeil ne put que l’observer, un peu interdite, tandis qu’il lui décrivait cet arbre qu’elle ne connaissait pas, mais touchait pourtant d’une certaine façon. La voix de l’Enchanteur était calme, posée. Assez pour la pousser à visualiser les branches tendues vers un horizon plus vaste et les ramifications, profondes sous une terre qu’elle ne foulerait jamais. En comparaison de cet être qu’elle imaginait si solide, si vénérable, elle se sentait subitement terriblement fragile, déracinée. Comment pouvait-elle croître si elle n’avait pas d’ancrage ? Comment résister sans s’affaiblir ou se briser ? Elle aurait tant voulu obtenir une réponse à ces questions qui lui pinçaient le cœur !

Les arbres poussaient, leur bois était conservé plus ou moins longtemps, mais finissaient toujours par pourrir face aux éléments. L’elfidée conservait ses propriétés curatives, et cela même sans la magie. Les lames donnaient du travail aux personnes extrayant le métal des profondeurs de la terre, à ceux qui les forgeaient dans les brasiers rougeoyants, mais cela ne rendait pas nobles les assassins qui les maniaient pour autant. Voilà ce que l’apprentie aurait pu répondre, mais un poids lui était soudain tombé sur les épaules, enfouissant ses arguments dans les entrailles encore tordues par l’anxiété. Elle avait débattu avec une Sivoneii plus revêche mais, en cet instant, même la patience retrouvée de Lachlann ne pouvait la résoudre à défendre son opinion. A quoi bon ? Elle n’était même plus sûre qu’il l’écoute, de toute façon, alors elle laissa le silence devenir son refuge. Un mutisme un peu obstiné, un peu rigide, et sûrement plus parlant que ne l’aurait été des mots.

« Ce ne sont pas nos péchés mais ceux de siècles passés que l’on rachète, et la magie est autant une consolation qu’une punition. » poursuivit l’Enchanteur et, selon Isbeil, son comportement n’avait jamais laissé planer le doute sur la manière dont il avait décidé de considérer ses capacités. Peut-être en dormait-il mieux la nuit, mais il avait tort. L’ancienneté de la faute qu’ils rachetaient ne diminuait pas sa gravité, ni ne les rendaient moins coupables, car ils en portaient le poids à cause de leur propres égarements. « Sans elle nous aurions des épées et des arcs, et aucun moyen de nous défendre en rêve. Tu feras du mal de toute façon, avec elle ou autrement, généralement sans le vouloir – mais le bien ne se fait pas par accident, alors pourquoi te limiter aux blessures alors que le monde est fait pour recevoir leur contrepartie ? Le mal qu’on te demandera de faire sera pour protéger. Essaie de voir le bon côté, pour une fois. On ne peut pas remonter le temps, mais on peut s’arranger. » Les paroles étaient choquantes, et pourtant, Lachlann se redressa comme si de rien n'était, déjà prêt à passer à autre chose. « Tu veux essayer de faire quelque chose de ces cendres ? Que je te suis reconnaissant de ne pas avoir dispersées sur mon tapis. »
— Qui sommes-nous pour définir le moindre mal ? »

Le murmure fut seule marque d’opposition qu’Isbeil se permit avant de reporter son attention sur la table. Dans la coupelle, le papier avait été réduit à presque rien : des petits grains gris, encore chauds et bientôt froids, dans laquelle elle passa un doigt hésitant.

Comment sait-on que l’on protège les bonnes personnes ? Comment choisit-on entre deux vies ? La douleur qu’il est acceptable de causer ?

« Je ne voulais pas que les flammes soient si hautes » déclara-t-elle finalement, le regard rivé sur l’index et les particules d’insignifiances qui l’assombrissaient. « Peu importe mes efforts, la magie semble toujours vouloir échapper à mon contrôle. C'est comme si elle luttait... Je ne suis pas sûre de pouvoir gagner contre elle. »

Elle avait conscience de ne pas répondre à la question de Lachlann, mais la vérité était qu’elle ne savait pas si elle était capable de continuer ou même si elle le désirait. Le tranchant du coupe-papier n’avait pas entamé la paume, mais bien le sentiment de confiance et de sécurité qu’elle avait mis tant de temps à acquérir dans cette pièce, l’empêchant de prendre une décision.

Si le professeur du jour pouvait interpréter cet aveu comme il le voulait, il allait également devoir faire plus pour convaincre son élève.

Résumé : Isbeil ne partage pas l'avis de Lachlann, mais est trop fatiguée et doute trop qu'il l'entende pour exprimer complétement son désaccord. Elle n'accepte ni ne décline la proposition que lui fait l'Enchanteur, mais ne quitte par le bureau pour autant. La décision n'est pas encore prise, et la suite dépendra de lui.

Les mots d’Isbeil opérèrent un changement. Elle le sentit aussitôt : en un instant, la tension dans la pièce s'était rompue, comme un nuage d’orage dont la réponse de Lachlann fut le grondement.

« Tu ne peux pas. C'est comme réduire ta respiration en espérant que tes poumons n'avalent pas tout l'air de la pièce dès que tu t'oublies. »

Brusquement, les cendres furent balayées de la table, et l'apprentie sursauta. A peine le temps de comprendre le geste suivant du mage et de répondre à sa demande implicite que le bâton lui était tout aussi promptement repris. En quelques secondes, les traces de l’échec – son échec – avaient été dissipées. Mais les souvenirs restaient, et l’expression de l’Enchanteur n’était certainement plus celle, ouverte, avec laquelle il l’avait accueillie.

« Tu aurais fait une bonne sœur, asséna-t-il, et la dureté de sa voix fut la goutte de trop dans un vase d’émotion déjà trop plein.
— Je sais. »

Frêle, le murmure contenait les larmes qu’Isbeil ne s’autorisait pas encore à verser. La déclaration de Lachlann avait été si inattendue qu’elle ne savait comment l’interpréter. Les Byrne avaient toujours pratiqué la chasse et, dans son enfance, Isbeil avait vu les dépouilles exposées comme trophées. Un jour, l’un de ses cousins lui avait même tendu un lapin, et elle n’avait pu que contempler son regard vide alors que, du creux de son ventre, remontait une sensation de nausée semblable à celle qui lui piqua alors la gorge.

Pourquoi agiter ainsi son rêve brisé ? Pourquoi le faire sonner comme un reproche ?

« Tu devrais aller manger avant qu'il n'y ait trop de queue. La cloche va bientôt sonner. »

La leçon prenait fin comme Isbeil l’avait souhaité tout du long, mais elle était trop décontenancée pour en être soulagée. Ainsi donc, il la chassait sans plus de cérémonie, l’abandonnait. L’avait-elle persuadée, comme tous les autres, qu’elle ne pouvait qu’échouer ? Mourir ? Les méthodes de Lachlann avaient beau lui déplaire, cette pensée lui fit si peur qu’elle se demanda un instant si elle ne devait pas reculer. Elle n’en avait pas la force cependant, la dispute puis le sort l’ayant vidé de tout son courage. Autour d’elle, la chambre restait inchangée – un lit aux draps tirés, un bureau chargé de babioles, des rideaux cascadant paresseusement jusqu’au tapis – et pourtant, elle ne lui avait jamais parue si hostile. A l’instar du soleil derrière les carreaux, elle éprouvait le besoin impérieux de battre en retraite. Vite, avant que ses émotions ne lui échappent.

Malgré tous ses efforts, elle avait échoué.

Ils avaient tout deux échoué.

Leur amitié n'avait-elle été qu'une erreur ?

Forçant la droiture de son dos et de ses épaules pour cacher le tremblement de ses mains, Isbeil se redressa puis gagna la porte. Au moment de tourner la poignée, elle ne sut ce qui sortit de sa gorge serrée. Un bonsoir. Des excuses. Peut-être seulement un son inarticulé… Ce n'est qu'une fois derrière les murs du couloir qu'elle s'abandonna, enfin, à la brûlure au fond de ses yeux.

Comme bien trop souvent, le réfectoire ne verrait pas sa présence ce soir : elle n’avait pas d’appétit.