« Rien ne vit qui jamais ne meurt. »

Une inattention discrète régnait dans la salle de classe, nourrie l’intonation monocorde de la mage d’Entropie. Les rayons obliques d’un soleil de plus en plus brûlant à mesure qui midi approchait n’arrangeaient rien, renforçant la tendance à l’indolence qui s’était saisie des apprentis en ce beau mois d’Auguste.  Isbeil n’était pas beaucoup plus vigilante, mais ses raisons n’avaient rien à voir avec le ciel bleu et la redondance de la leçon. Depuis quelques jours, une tout autre sorte de torpeur s’était emparé de son corps et de son esprit. L’adolescente se sentait vide, se contentant la plupart du temps d’être là sans être réellement présente. Sa matinée s’était déroulée dans une sensation de flottement étrange : un engourdissement désagréable, mais bien plus tolérable que la pointe acérée de la douleur qu’il tenait pour l’instant à l’écart. C’était comme si les larmes versées silencieusement dans la nuit avaient retiré au monde sa couleur et sa substance.

Quelqu’un ouvrit une fenêtre, et le souffle d’air fût comme un soupir de soulagement accueillant la fin de la pénible logorrhée. Peu enchantée à l’idée de se restaurer dans un réfectoire bruyant, Isbeil se leva et entreprit de réunir ses manuels avec une lenteur délibérée. Elle ne remarqua la présence du templier que lorsque son ombre se dressa devant elle.

Une visite.

Eiric.

Il lui fallut conjurer toute la discipline d’une jeune femme de bonne famille, induite par des années d’éducation, pour ne pas se précipiter dans les couloirs. Isbeil marcha toutefois du pas le plus rapide qu’elle put, la tête bourdonnant de tous les doutes qui l’avaient assaillie depuis quelques mois à propos de son aîné. La soudaine irrégularité de leur échange, puis l’absence totale de nouvelles avait été un déchirement. Elle se répétait que l’installation de son épouse et son devoir de conseiller devait lui prendre beaucoup de temps, traitait de ridicule la petite voix lui murmurant parfois qu’il était peut-être temps qu’il fonde une nouvelle famille loin d’elle... Ce qui ne l’avait pas totalement empêché d’avoir peur.

Le poids de l’angoisse disparut sitôt qu’elle pénétra dans la chapelle. Son frère était là, apparition miraculeuse dans la flaque d’or et de pourpre projetée par les vitraux. Isbeil adressa un remerciement silencieux à l’Andrasté de pierre avant de l’étreindre avec force. C’était étrange, la façon dont la peine et la joie se disputaient soudain son cœur.

« Tu ne m’as pas prévenue que tu viendrais. » murmura-t-elle d’une voix assourdie par le tissu et l’émotion.

Soudain, elle était de nouveau une petite fille. Son odeur et sa chaleur était celles de la maison, réconfortante, apaisante. Isbeil aurait voulu rester blottie dans ses bras, lui quémander des histoires et se récrier lorsqu’il en changeait la fin pour la taquiner. Mais elle n’avait plus six mais seize ans à présent, et ce n’était pas une journée pour les contes de fée.

Elle n’avait pas besoin de regarder ses yeux bleus, si semblables à ceux de leur mère, pour deviner sa souffrance. Elle les savait habités par la même tristesse que la sienne. Le fait qu’il soit venu ce jour là, seul, en disait bien assez. Elle recula donc à regret, mais garda sa main dans la sienne, peau délicate contre la paume un peu calleuse : Eiric n’avait jamais rechigné à la tâche, et elle admirait cela chez lui.

Isbeil s’était de nombreuses fois imaginé la future visite de son frère, envisageant milles discussions. Elle l’aurait questionné sur son quotidien et son épouse, lui aurait demandé de quelle couleur l’été avait paré les forêts de Corintamh... Aujourd’hui, ces sujets frivoles auraient sonné faux cependant, aussi garda-t-elle le silence.

« Rien ne vit qui jamais ne meurt. » La réalité de ces paroles ne les rendait pas plus acceptables.

@Eiric Byrne

Résumé : Isbeil passe une bien morne matinée lorsqu'un templier lui annonce qu'elle a une visite. Cela faisait longtemps que l'apprentie était sans nouvelles de son frère, aussi est-elle heureuse de le voir malgré les raisons de sa venue, loin d'être réjouissantes en cette période propice aux douloureux souvenirs.

« Cela va bientôt faire deux ans que nos parents ne sont plus là. Je… Je voulais savoir comment tu allais. »

Le tremblement dans la voix de son frère l’ébranla comme si la terre avait elle-même frémit. Isbeil resta droite pourtant, pressant la main d’Eiric et lui transmettant par ce geste tout son amour.  C’était un rappel en même temps qu’une promesse : même si sa magie s’était immiscée entre eux, elle était toujours là et il pouvait compter sur elle, toujours. Son aîné si brave et généreux … Cela lui ressemblait bien de s’enquérir ainsi de son état alors que le chagrin ruisselait comme des larmes de chacune de ses paroles. Isbeil aurait voulu le prendre tout entier, en porter le fardeau pour lui comme il l’avait autrefois porté sur ses épaules.

« Ils me manquent aussi. » avoua-t-elle en reculant d'un pas, le regard perdu un instant dans un passé où tout était plus doux, plus simple. «  J’essaie de ne pas être trop triste. Ils ne l’auraient pas voulu. Mais c’est toujours dur à ce moment de l’année. »

Elle avait caressé quelques secondes l’idée de feindre et s’en était voulu aussitôt. Avec qui pouvait-elle se montrer vulnérable si ce n’était son frère ? Il était une partie de son être et si elle avait pris l’habitude de lui écrire en choisissant soigneusement ses mots de façon à ne pas l’inquiéter, elle ne pouvait se résoudre à maintenir les illusions alors qu’il lui faisait face. Non. Elle ne le souhaitait ni n’en avait la force, et cela n’aurait eu aucun intérêt de toute façon. Ses traits l’avaient sûrement déjà trahie. La réalité qu’ils affrontaient en ce jour n’était pas de celles que l’on pouvait embellir avec quelques phrases bien tournées.

« Ca doit l’être encore plus pour toi. »

Elle n’avait pas eu l’intention de dire ça à voix haute, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que l’épreuve qu’avait été la perte de leurs parents avait été plus facile pour elle. Un apprenti qui arrivait au Cercle se voyait retirer tous ses effets personnels. Isbeil n’avait donc pas d’objets auxquels se rattacher. Elle ne possédait rien qui ne puisse les lui rappeler, mais Eiric… Lui vivait dans le souvenir perpétuel de ce qu’il avait perdu. Ce parterre où son père s’était essayé au jardinage, leur arrachant à tous un éclat de rire qui avait laissé leurs yeux humides ; les partitions de sa mère, soigneusement éparpillées pour inviter le chant dans chaque pièce... Isbeil ne pouvait concevoir d’avoir sous les yeux le portrait peint pour leur mariage ou de s’attabler chaque jour seule devant trois chaises désormais vides sans devenir folle de douleur. Et pourtant il était là, agissant avec cette retenue qui le caractérisait comme s’il craignait d’ajouter à son affliction. Elle ne voulait pas être ménagée cependant, mais l’aider à délier ce nœud d’émotions qui l’étranglait sans trop savoir toutefois comment s’y prendre. Comme à chaque moment de trouble et d’incertitude, c’est vers Andrasté qu’elle se tourna alors pour trouver l’inspiration, et la Dame ne lui fit pas défaut :

« Cela te ferait-il du bien que nous priions pour eux ? »

Peut-être Sa lumière agirait-elle comme un baume sur leur plaie commune.

@"Eiric Byrne"

Résumé : Même s'il ne l'exprime pas par des mots, Isbeil perçoit la détresse de son frère. Dans l'espoir d'apaiser un peu son tourment, elle lui propose d'adresser une prière au Créateur pour leurs défunts parents.

La prière ne l’apaisa pas totalement. Comment l’aurait-elle pu ? Deux ans plus tôt, c’était d’une source d’amour inconditionnel, d’une partie d’elle-même dont elle s’était brutalement retrouvée privée. Pendant quatorze ans, son père et sa mère avaient été son univers, la constante la plus essentielle de sa vie dont ils avaient accompagné chaque étape. Leur disparition lui avait arraché ses repères bien davantage que la naissance de ses pouvoirs.

Le manque était une infection vicieuse, une blessure dont un rien suffisait à réveiller la sensibilité. On croyait se remettre – lentement, péniblement – et on se réveillait un matin comme celui-ci pour découvrir la brûlure encore à vif. Isbeil se raccrocha pourtant à ces paroles qui lui rappelaient que ses parents n’étaient pas totalement perdus et qu’elle les retrouverait un jour. Cette pensée lui permit de garder le dos droit alors qu’elle se relevait pour s’apercevoir que, comme les siens, les yeux de son frère brillaient de larmes contenues.

« Je suis désolé de ne pas être venu plus tôt, j’étais… Très occupé. »

Les mains jointes de l’apprentie se resserrèrent. L’entendre donner cette raison qu’elle avait elle-même invoquée dans les moments de doute aurait dû la rassurer. Isbeil avait néanmoins remarqué son hésitation… Dans ses lettres, Eiric avait promis de lui rendre bientôt visite. Redoutait-il qu’elle lui tienne rigueur de son retard ?

« Ce n’est pas grave. » Les lèvres de la cadette s’étirèrent, autant pour prouver sa sincérité à son aîné que pour lui cacher que sa pause l’avait déstabilisée. Remarquerait-il que son sourire n’avait pas atteint ses yeux ? « Tu es là maintenant, c’est tout ce qui compte. »

Elle aurait aimé qu’il vienne plus tôt, bien évidemment, mais ne ressentait nul mécontentement. D’aussi loin qu’elle se souvenait, Eiric avait toujours fait de son mieux. Loin de se laisser consumer par la tragédie, il avait avancé, assumé les responsabilités d’un poste au conseil et fondait même maintenant sa propre famille…

« Ils veillent sur nous depuis Sa lumière, j’en suis certaine. Ils voient tout le travail que tu accomplis ici et à Corintamh, ce que tu construis avec Eihblin. J’espère que tu as conscience de la fierté que tu dois leur inspirer. » L’émotion érailla voix d’Isbeil alors qu’elle concluait : « Une fierté que tu m’inspires également. »

Mais ce silence… Il n’avait duré que quelques secondes et avait cependant suffit pour que les craintes envolées ne fassent leur retour. Un poids qui n’avait cessé de s’alourdir au fil de son énumération jusqu’à ce que la culpabilité lui serre soudain la poitrine et rive son regard au sol. Elle n’était pas là.  Au mariage. Aux funérailles. Lors d’une multitude d’autres moments. Eiric était son frère. Il n'aurait jamais dû avoir à solliciter de telles entrevues pour la voir : elle aurait simplement dû être à ses côtés pour partager ses joies et ses malheurs. Ils auraient pu faire leur deuil et guérir ensemble, si le sort ne les avait pas ainsi séparés.

Non. Pas le sort. Ma magie. Ma malédiction.

C’était elle qui l’avait obligé à affronter tout cela seul et, alors qu’il aurait eu toutes les raisons de la blâmer pour cette absence, il ne lui avait jamais rien reproché. Mais cela prouvait-il vraiment quelque chose ? Des sentiments non exprimés n’en restaient pas moins réels.

Relevant la tête avec effort, Isbeil déglutit pour chasser la boule qui lui obstruait la gorge.

« Est-ce que tu… »

Regrettes d’être venu ?

« … aimerais que nous allions ailleurs ? Dans le jardin par exemple. »

Regarder Eiric lui faisait subitement mal, aussi se tourna-t-elle avec soulagement vers le templier resté à proximité de la porte pour l’interroger avant de continuer :

« Il fait chaud, mais je suis sûre que l’ombre des arbres serait agréable. »

@"Eiric Byrne"

Résumé : Isbeil prie avec son frère et tente de rassurer ce dernier en lui faisant comprendre qu'elle ne lui en veut pas pour son retard. Elle-même accablée par la culpabilité, elle s'apprête à l'interroger sur ses véritables sentiments quant à cette visite, mais se ravise finalement pour proposer une promenade dans le jardin du Cercle.

« Je l’espère. »

Isbeil espérait apporter à Eiric un peu de réconfort, mais elle n’aurait su dire si son compliment lui avait plu ou non. Encore une fois, il avait paru sur le point de parler avant de se raviser, son visage arborant une expression qu’elle avait bien du mal à interpréter.

« J’espère qu’ils t’accorderont bientôt une visite à Corintamh, il me tarde de te présenter Eihblin. »

« J’aimerai beaucoup la rencontrer. » répondit-elle, ravalant le sentiment qu’elle aurait dû faire sa connaissance depuis bien longtemps. « Peut-être pourra-t-elle t’accompagner un jour ? »

C’était là un souhait plus réalisable que celui de revoir un jour l’extérieur. Elle en avait rêvé dès son arrivée au Cercle et en rêvait encore… Mais différemment : sans plus y croire vraiment. Sa récente tentative et son échec avaient constitué une dure prise de conscience. Peu importait ses efforts pour adopter un comportement exemplaire, sa piété et ses valeurs : aux yeux du monde elle resterait une apprentie mage avant d’être Isbeil Byrne. C’avait été douloureux de réaliser que sa magie primait sur tout ce qui la constituait. Elle espérait seulement que son frère l’aimait assez pour continuer à la voir avant tout comme une sœur et priait pour que cela dure.

[…]

Eiric accepta son idée de promenade. Après la douce fraicheur de la chapelle, les rayons du soleil étaient aussi aveuglants que cuisants. C’est à peine si l’apprentie le remarqua toutefois, l’esprit assombri par ses pensées et les lèvres brûlantes de mots informulés. Elle se remémorait un temps où leurs silences étaient partagés plutôt que subits ; non pas lourds au point d’être suffocants, mais confortables et enveloppant comme la laine d’une couverture. Quand avait-elle commencé à se sentir gênée en la présence de son aîné ? Elle l’aimait, cela n’avait pas changé, mais force était de constater que tout ce qui les entouraient était différent. Ses pouvoirs n’avaient pas seulement placé les murs physiques du Cercle entre eux : ils avaient également érigé une barrière intérieure, nourrie par le doute et la honte.

La jeune fille progressa dans l’allée la tête basse, son regard balayant les fleurs autour d’elle. Elle avait toujours apprécié cette source d’émerveillement coloré qui inspirait même parfois sa correspondance. Aujourd’hui pourtant, les roses et les géraniums n’alimenteraient nulles rêveries : leur présence lui rappelait seulement que sa mère avait cultivé des plantes semblables, que son époux lui en avait offert de nouvelles variétés à chaque printemps, et venaient cruellement souligner leur absence. Alors qu’elle clignait des yeux pour en chasser les picotements, la voix d’Eiric s’éleva, la ramenant à la réalité :

« J’ai adopté une nouvelle buse, mais j’imagine que tu ne veux pas en entendre parler ? »

Elle secoua la tête par automatisme, s’apprêtant à répondre par l'affirmative avant de se raviser. En vérité, elle aurait été contente de l’entendre parler de n’importe quel sujet si ce dernier parvenait à le faire sourire et à la distraire de ses propres pensées. Sans doute Eiric s'était-il attendu à l’entendre protester comme elle en avait l’habitude et sans doute s’était-elle tue trop longtemps, car il s’arrêta soudain pour l’observer :

« Tout va bien ?
— Désolée, je suis juste un peu fatiguée. »

L’adolescente n’avait jamais vraiment parlé à son aîné de ses difficultés à dormir. Avait-elle laissé dans ses lettres des indices de l’heure tardive à laquelle elle les écrivait couramment ? Tant de non-dits... Les demi-vérités et les omissions étaient-elles vraiment des mensonges ? Était-ce possible de pécher avec de bonnes intentions ? Peut-être le moment était-il venu de rattraper tous ces embellissements de la réalité avec un peu d’honnêteté.

« Il y a des moments où j’ai peur d’oublier – le rire de papa, les paroles d’un air que chantait maman – et où je me raccroche à chaque souvenir que je parviens à trouver… Mais parfois, me rappeler me fait si mal que je souhaite juste fuir. Depuis quelques jours, je n’arrête pas de passer d’un état à l’autre, et je ne sais pas ce qui est le plus douloureux. C’est comme si tout était teinté de chagrin. »

La tristesse était comme une mauvaise herbe, s’infiltrant dans chaque interstice et s’appliquant à étouffer chaque bouton de joie avant qu’ils n’éclosent. Isbeil s’assit sur un banc proche, lissant sa robe du plat de la main avant de confier d'une petite voix.

« Je ne savais pas si tu viendrais, et je crois que je me sentais seule également.»

Voilà, c'était dit. Cependant, la mage ne voulait pas que ses paroles sonnent comme un reproche ou causer davantage de peine à son grand frère, aussi poursuivit-elle rapidement :

« J’ai changé d’avis, parle-moi de ta buse. Je n’aurais qu’à imaginer que tu me parles d’un chat. » Trois ans de réclusion à étudier des sujets qui l’enthousiasmaient peu l’avaient rendue plutôt forte à ce jeu-là. « Comment s’appelle-t-elle ? »


Résumé : Isbeil se confie enfin davantage à son frère, avant de l'interroger sur ce nouvel oiseau qu'il a mentionné.

« Je comprends. »

Isbeil savait qu’il disait vrai. Il ne s’agissait pas des paroles convenues lâchée par simple politesse. Les Byrne avaient bien sûr vécu différemment leur deuil : Eiric avait hérité trop tôt d’un titre accompagné de lourdes obligations tandis que sa cadette se retrouvait un peu plus isolée, privée de l’un de ses liens avec le monde extérieur. Au fond, toutefois, leur souffrance restait la même.

« Ils seraient fiers de toi, tu sais ? Tu es très courageuse. »

L'apprentie hocha silencieusement la tête, davantage pour montrer à son frère qu’elle l’avait entendu que par acquiescement. Elle aurait aimé pouvoir lui dire qu'elle n'avait rien pour inspirer une telle fierté, qu’elle n’était pas courageuse, qu’elle faisait simplement semblant de l’être. La vérité, c’était que la peur planait comme une ombre sur son quotidien. Elle nouait son ventre au moment des repas, serrait sa gorge au point de l’empêcher de trouver le sommeil. Elle avait peur de cet endroit, de cette magie qui lui avait dérobé son avenir et finirait peut-être par voler sa vie. Elle avait peur de ne jamais mériter le pardon du Créateur et de se voir arraché le peu qu’il lui restait. Elle avait peur en cet instant même, en compagnie de cet aîné qu’elle avait pourtant toujours associé à la joie et à la sécurité dans son enfance.

Une personne vraiment courageuse aurait confessé ses craintes… Isbeil demanda le nom d’un oiseau.

« Te souviens-tu de la buse à queue rousse, Assa ? J’ai trouvé un spécimen mâle, Cinaed. Il a beau être plus petit, c’est également un excellent traqueur.
— Je m’en souviens, oui. »

Pour une fois, la mention de ses protégés n'avait allumé aucune étincelle dans le regard d'Eiric. Était-ce simplement la tristesse qui les accablait tout deux ? Il sembla à Isbeil qu’il avait de nouveau retenu ses paroles, et elle ne put s’empêcher d’en être un peu déçue. Quelles pensées le traversaient ? Qu’avaient-elles de si terrible qu’il n’osa pas les partager ? Une part d’elle voulait le supplier de lui parler, mais elle redoutait trop ses réponses et ne lui avait elle-même pas tout dit.

Lâche de vouloir sans oser demander. Hypocrite de désirer ce que tu ne donnes pas toi-même.


Dans la chaleur estivale, Isbeil frissonna soudain. Les émotions négatives était une pente aussi glissante que dangereuse lorsqu’on était mage. Elle devait se reprendre, alors comme la cendre recouvre une braise, elle les étouffa. Peut-être s’inquiétait-elle trop. Peut-être son frère ignorait-il, comme elle, s’il devait mener ou se laisser guider dans la danse hésitante que formait leur conversation. Peut-être avait-il simplement besoin de temps. Au milieu de tous ses doutes, une certitude dominait et l'empêchait de sombrer : elle ne permettrait pas que les voix de l'Immatériel entâchent cette visite tant espérée.

« Cinaed. Né du feu. » reprit-elle, constatant avec satisfaction que sa voix avait retrouvé un peu de son calme habituel. « Tu as toujours été plus inspiré que moi pour baptiser les animaux. »

Le prénom lui évoquait la flamme pure et sacrée de la Chantrie, comme un écho de la vie qu’elle aurait mené au dehors.

« C’est bien, qu’Assa ne soit plus seule. Elle doit-être heureuse d’avoir un compagnon. Ils vont pouvoir veiller l’un sur l’autre, comme une famille. »

Les buses formaient-elle seulement de tels liens avec leurs semblables ? Isbeil n’en avait aucune idée. C’était sa propre solitude et la gratitude d’avoir son frère à ses côtés qu’elle exprimait de manière détournée. Une façon maladroite de rappeler à Eiric que lui-même pouvait compter sur elle. Cela le pousserait-il enfin à se confier ?


Résumé : Isbeil a du mal à croire aux mots d'Eiric, mais n'exprime pas son désaccord. Le malaise de son frère, qu'elle continue de sentir, la blesse et l'effraie. Elle décide cependant de prendre sur elle en faisant preuve de patience, et essaie de lui rappeler, sous couvert de s'intéresser à ses oiseaux, que les membres d'une famille se soutiennent et qu'elle est là pour lui.

Au pied de leur banc, des fleurs aux pétales délicats constellaient l’herbe verte. Parce que regarder son frère lui était difficile, parce que s’occuper les mains et l’esprit avait toujours été son refuge, Isbeil se pencha pour en ramasser quelques-unes puis incisa une tige du bout de l’ongle.

« Eh bien… Les rapaces forment des couples à vie.
— Je ne savais pas. »

Isbeil avait bien sûr remarqué le timbre inhabituel de la voix d'Eiric, mais n’osa pas lever les yeux. Ses doigts poursuivaient leur chorégraphie. Saisir. Entailler. Enfiler. Elle hésitait à confier que l’idée de deux êtres unis par un lien si fort et durable lui plaisait, que ce n’était pas si différent de l’amour fraternel, mais fut devancée :

« Souhaites-tu que l’on fasse quelque chose avant que je m’en aille ?
— Déjà ?»

Soudaine, redoutée, la question avait éveillé dans sa poitrine une douleur si vive qu’elle eut envie de pleurer. Les larmes n’avaient jamais été si près de déborder qu'il fallut à la puinée une autre douleur – celle d’une morsure à la joue – pour ravaler ses plaintes et ne pas supplier son frère de la ramener chez eux.

« Je comprends. » Que pouvait-elle dire d’autre ? Isbeil assembla ses dernières fleurs en un bracelet qu’elle passa au poignet d’Eiric. « Je serais avec toi pour le reste de la journée. » lui expliqua-t-elle avant de poser la tête contre son épaule. « Peut-on rester comme ça encore un peu ? Juste quelques minutes ? »

Si les paroles ne suffisaient pas, demeuraient encore les gestes. Une brise s’était levée, qui charriait avec elle les fragrances de ce milieu d’été – roses, feuilles et terre chauffées par l’ardent soleil – ainsi que le parfum, plus subtil, de son frère. C’était presque l’odeur de ce foyer tant désiré et perdu, et Isbeil la laissa emplir ses poumons dans une inspiration tremblante. Il n’était pas évident d’ignorer la pression du souvenir sur sa poitrine, ce chagrin s’enroulant comme une vigne malade entre ses côtes. Elle pouvait sentir les pulsations jointes de leurs deux cœurs, un décompte à la fois doux et amer, qui lui rappelaient malgré elle ceux qui ne battaient plus.

Leur deuil était pour les même personnes et, pourtant, la fracture n’avait jamais paru si tangible, si palpable. Si Eiric ne voulait pas l’affronter maintenant, Isbeil ne l’y forcerait pas. Ce n’est pas grave, se répétait-elle, peut-être vaut-il mieux que cela se termine comme ça plutôt que sur des paroles douloureuses.

Les os se ressoudaient lorsqu’on leur en laissait le temps.

La vérité pouvait attendre sa prochaine visite.


Résumé : Cachant sa douleur de le voir déjà partir, Isbeil offre un souvenir à son frère, avant de le retenir quelques minutes dans une dernière étreinte. Le courage d'être sincère et de l'interroger sur ses sentiments lui aura manqué tout du long, et elle tente de se convaincre qu'elle le trouvera la prochaine fois.