« JE SUIS STARKHAVEN » « Je déclare que Tiarnan Vaël, Prince Héritier de Starkhaven, mon fils, remporte ce combat. Quant à la mercenaire... Éléonore Irvine, dite Nora, est disqualifiée du Grand Tournoi. Et c'est une décision magnanime, compte tenu du comportement de votre chère fille, n'est-ce pas Conseiller Irvine ? » Et leurs regards. La rage de Tiarnan Vaël. Le mépris profond de Kendric Vaël. La haine viscérale de Fionnuala Vaël. A chaque fois que je ferme les yeux je ne vois que les leurs. Et le dégout de mon père… Le dégout d’Ardal Irvine. Je ne veux pas le considérer comme tel… Et pourtant… « Hey. Nora. Regarde-moi. » La voix de Copper, aussi douce soit-elle, ne résonnait pas autant que je le voudrais dans mon cœur. « Repose ça gamine », disait l’autre en me tenant le poignet. « Et vous autres qui vous amassez là, comme des vautours, vous n’êtes bon qu’à rire à la moindre de ses chutes. C’est donc ça, les Dragons de Rubis ? » Même les miens ne me supportent pas. Les miens ? Est-ce que j’ai un seul jour été des leurs ? « Tu n’es pas mon fils. » A quel camp est-ce que j’appartiens ? « Sinon tu crèves comme une moins-que-rien » Qu'est ce que je fais ici ?

Après une longue discussion, Copper m’avait lavé et ramené dans ma tente. Depuis vingt-quatre heures je n’avais pas bougé de mon lit. Fixant la toile morne, je n’avais même pas daigné regarder le diner qui m’avait été apporté, puis le déjeuner. Ma gorge sèche n’avait même pas eu l’envie d’aller boire. Est-ce que c’était ça ? Est-ce que je voulais… attendre ? Et puis quoi ? Attendre la mort ? Je me relèverais bien pour boire en fin de compte…

Un bruissement de tissu se fit entendre. Probablement un dragon venant m’apporter je ne sais quoi sur ordre de Copper. Il ne daignait même plus venir. Je ne fis pas le moindre geste. A quoi bon ? Est-ce qu’on pouvait vraiment comparer ces assistés à des dragons ? Au mieux je leur octroierai le titre de valet. Parce que c’était ça n’est-ce pas ? Mes origines étaient révélées, et dès le lendemain j’avais des serviteurs, j’étais une assistée. Et Copper voulait me faire croire que rien n’avait changé, alors que je ne me lavais même pas toute seule. Quel foutage de gueule encore une fois…

« Bonjour, Messerah. Besoin de soins ? »

Je ne répondis rien. Je connaissais cette voix. Je n’arrivais pas à lui remettre un visage, mais je connaissais cette voix. Je n’aimais pas cette voix, bien trop suave et mielleuse pour un mercenaire.

« Sacré combat, hier. Très impressionnant. »

Je tourne légèrement la tête pour observer mon interlocuteur. Lachlann Vaël ? Le mage abruti de l’autre fois ? Je croyais avoir été clair en lui disant d’aller se faire foutre. Enfin bon, s’il voulait faire le tour des taudis des combattants, qu’il se fasse plaisir, mais qu’il ne se plaigne pas de ses bottes crasseuses à la fin.

Sans me demander mon avis, il rapprocha ma chaise de mon lit pour s’asseoir dessus. Mais qu’est-ce qu’il faisait ici putain ? J’avais clairement pas envie de parler à quelqu’un, encore moins à lui. Mais je n’avais même plus la force, ni la motivation, de le haïr. Je reportais mon regard sur le plafond.  

« C’était plutôt satisfaisant à regarder, même si j’ai un doute sur la qualité à vanter. On t’a fourni un très bon script ou tu défigures les nobles par pure passion personnelle ? »

Mais qu’est-ce qu’il veut ? Pourquoi il est là ? Encore une, mon privilège noble me remontait à la figure. Il veut être le premier à pouvoir m’utiliser dans je ne sais quelles combines merdiques. Je soupirais. Il fallait que je m’y habitue, ce n’était que le début… Je le dévisage longuement. Ma nuit sans sommeil n’avait pas aidé à l’amélioration de mon état.

« Tu viens finir le travail de ton ado de frère ? »

« Demi-frère. »

Frère. Quel était la différence finalement ? Ils avaient le même père, le même milieu social, la même éducation. Ils étaient frères. Le haut de ma tente se pliait de façon étranger. On aurait dit un oiseau. Si j’étais un oiseau, je pourrais faire tellement de chose, je me poserais tellement moins de questions. Je n’aurais pas de problèmes pour dormir. Regarder le pli de ma toile de tente était beaucoup plus captivant que de parler à cet abruti de Vaël. Il ne semblait pas de cet avis, étant donné qu’il se remit à me parler, comme si nous étions bons amis depuis longtemps.

« Je viens prendre des nouvelles. C’est ce que font les gens, si tu te souviens. »

« Des nouvelles ? Te fous pas de ma gueule. »

La force que je n’avais pas commença à me retrouver. La provocation avait toujours eu tendance à bien fonctionner avec moi. Je me redressais. Je m’assis sur le rebord de mon lit. Mes cheveux qui habituellement me retombais jusqu’à la poitrine, atteignaient péniblement le bas de mon visage. On en voyait encore les traces au sol, sous les pieds du magicien. Je n’avais pas envie de me relever, mais si je restais couchée il garderait l’ascendant sur moi. Et ça je ne pouvais pas l’accepter. Je ne pouvais pas le battre à la magie, mais je le battrais au verbe. Je ne pouvais rien faire d’autre, les enchanteurs sont bien trop forts pour moi. Et celui-là est particulièrement dangereux.

« La dernière fois t’es juste venu au camp pour jouer aux apprentis sorciers avec moi. Ton empathie j’en ai rien à foutre Vaël. Tu veux être le premier c’est ça ? Le premier à m’utiliser parce que mon nom suinte ? Alors viens-en au fait. Qu’est-ce que tu veux ? »

Je croisais les bras, et le regardai droit dans les yeux. Il voulait quelque chose. Il me prenait pour une débile, mais je savais bien qu’il n’était pas là par pur altruisme. Quelle blague.

« Ce n’était pas clair ? A moins que tu aies été trop plongée dans les souvenirs pour m’entendre. Savoir si tu travailles pour Ardal, tout ça… »

Je soupirais. J’étais toujours les bras croisés, sur le bord du lit, face à l’enchanteur. Il n’y avait que l’arrogance de son physique qui égalait celui de ses mots. Il cherchait à me provoquer ? Il venait me voir pour avoir des informations ? Ou alors il voulait juste s’amuser ? Se rappeler du sort qu’il m’avait infligé ? Refaire la même chose ? Ou alors c’était juste un connard de plus ? Une rapide réflexion m’indiqua que la dernière option était probablement la bonne.

« Je n’ai rien à voir avec Ardal. » répondit-je aussi sèchement que possible.

« Ma première question concernait ta survie, mais je crois qu’on a la réponse. Mais tu as raison, tu dois être l’Irvine qui m’intéresse le moins. Si tu vas bien tant mieux, sinon je survivrais. »

L’Irvine qui l’intéresse le moins ? Mais quoi ? Mais quel abruti, pourquoi il vient me parler si je ne l’intéresse pas. J’avais envie de me recoucher. Mais je ne voulais pas le laisser reprendre l’ascendant sur moi. Je pinçais les lèvres.

« Bien sûr, si tu as d’autres informations utilisables [que ta collaboration filiale], je suis preneur. Plus vite tu rentabiliseras le trajet, plus vite je partirai, et on n’aura plus jamais à se revoir. Jusqu’à la prochaine fois que tu voudras taper dans la politique. »

Il se croit au marché en fait ? Quoi que je doute qu’il y aille régulièrement. Je m’essuyai rapidement le visage d’un revers de main moite, et replaçai mes cheveux derrière mes oreilles. Il me perdait totalement, déjà que je n’étais ni en forme, ni d’humeur. Il venait pour prendre des nouvelles, puis pour parler d’Ardal, puis je ne l’intéressais plus, et puis maintenant il me demandait quasiment de quoi je voulais discuter… Il voulait pas que je lui serve un canon non plus ? Histoire de boucler la boucle…

« Mais de quoi tu me parles ? Des informations ? Déjà je ne te dois rien, et puis je pige que dalle à ce que t’essaye de me dire. Ton idiot de frère m'a déjà fait fondre mon cerveau une fois, ça me suffit. C’est de famille les problèmes d’expression ? »

Visiblement, nous étions aussi avancés l’un que l’autre. Mais sa rigidité menaçait cette entrevue de s’éterniser. Et même s’il réussissait avec succès à m’irriter, j’avais juste envie de m’allonger de nouveau. Je soupirais, et décroisais les bras.

« Qu’est ce que je dois faire pour que tu partes ? »

« Quoi ? »

Quoi quoi ? Mais il est con ? Je viens de lui dire que je pige rien à ces phrases de magicien, et lui me répond quoi ?! Je pensais qu’il avait déjà réussi à toucher le fond, mais là, mais là je ne sais pas. Mais où allons-nous ? Qu’il dégage, et qu’il dégage vite. Y’a pas assez d’air pour nous deux dans cette tente.

« Tu es sûre que tu n’as pas de dommage cérébral ? »

Il ne fallait pas répondre. Je serrais mes poings contre mon matelas de fortune. Je soufflais. Il était bien trop dangereux, mais putain ce que j'avais envie de lui coller une mandale. Je me ressaisis. Il se pencha légèrement vers moi. Nous étions bien trop prêts, et il me fixait bien trop fort. J’allais me reculer, mais je me ravisais. Je soutiendrais son regard, je ne montrerais aucun signe de faiblesse. Au diable la défaite d’hier, j’avais un autre Vaël à mater aujourd’hui.

« Au moins on sait que les facilités d’expression ne sont pas de famille, elles, Eanna sera déçue, elle qui rêve d’une grande sœur capable de se faire des amis. Je te souhaite un bon rétablissement. Ou une fin rapide, quoi que tu vises exactement, » annonça-t-il en se relavant pour partir.

Eanna ?! Le nom de ma sœur fut le signal de trop. Lachlann me tourna le dos. Il s’apprêtait à sortir de la tente. Brusquement, je me levais du lit, et attrapais fermement son bras. Je restais légèrement plus petite que lui, mais la différence ne posait pas de problème dans le rapport de force. Il la connaissait ? Il lui avait parlé ? Récemment ? Evidemment, s’il était là c’est qu’il avait déjà dû échanger avec elle.

« Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu vas la voir elle ? »

Mon étreinte s’était resserrée fortement sur son bras. Je tâchais de paraître sèche, mais je ne pouvais cacher la surprise qui m’avait gagné. Il venait de la part d’Eanna ? Elle lui avait demandé de… me ramener ? Non, ce gars là avançait en solitaire, il savait ce qui se passerait en mentionnant son nom, il voulait juste me tester, et il avait réussi. Je me retrouvais dans le silence, en tenant son bras, incapable de dire quoi que ce soit. Le constat était lourd : il paraissait nettement plus grand que moi à présent.

Toujours incapable de bouger, je ne dessers pas mon étreinte autour de son bras de soie. Il tourne sa tête légèrement vers la mienne. Il semble tout aussi déconcerté que moi. Je croise son regard, et je manque de rougir d’inconfort. Il sourit. Il semble presque sincère. Je ne me sens pas du tout à l’aise, mais encore une fois, je tente de passer au-dessus, et je ne tremble que peux. Pour contrer, je sers encore plus ma main autour de son bras. Sa réponse arrive vite.

« Pour lui raconter, bien sûr. Depuis le temps qu’elle attend, elle mérite de savoir ce qu’il advient de toi. »

Lui raconter ? Il la connait ? Il parle avec Eanna ? Il parle avec ma sœur ?  Il lui parle souvent ? Il lui parle de façon intéressée ? Tellement de questions se bousculent dans ma tête d’un seul coup, je n’arrive plus à réfléchir. Je m’accroche encore plus fort à son bras, Eanna est là avec lui ? Non ce n’est pas possible. J’ai envie de la revoir, mais je ne sais pas, c’est trop d’un coup, qu’est-ce qu’il se passe ?! Est-ce qu’il peut m’aider ? Est-ce que finalement, il est vraiment venu prendre des nouvelles ?

« Lui… raconter ? Comment ça ? Elle attend ? Tu la connais beaucoup ? Qu’est-ce qu’elle dit ? Elle t’en as parlé ? Elle t’a dit quoi ? »

J’arrêtais de parler un instant, le temps de reprendre mon souffle. Mon cœur battait à tout allure. Je ne comprenais pas ce qui était en train de se passer. L’émotion était en train de monter, en moi, si bien que je commençais à ne plus arriver à me contenir. Il me faut de l’air. Je lâche Lachlann, et je sors rapidement par l’arrière de ma tente. Située en bordure du campement, je me retrouve en quelques pas prêt en haut de la pente qui mène au petit ruisseau qui passe à l’arrière. Il fait si froid, je ne suis pas couverte.

Je peux toujours apercevoir le mage qui se tient debout, dans l’entrebâillement de mon bivouaque. Je pose mes mains sur mes genoux, et me laisse tomber, le cul au sol.

« Est-ce… est-ce qu’elle va bien ? »

Presque dans un murmure, ma phrase m’avait échappée. Je revoyais les pavés, les robes, l’apparat. Je revoyais Eanna, qui devait avoir dix ou douze ans à l’époque, ses cheveux blonds portés par le vent, ses yeux d’un bleu qui m’appelait. Je revoyais sa silhouette, la silhouette aperçue au loin hier. Je reconnaissais ce même blond, persistant à travers les années. La silhouette avait grandie, la fille avait laissé une femme, et malgré les distances, je savais que c’était elle. Elle était là. Vivante. Et elle savait que j’étais là. Vivante.

Le mage s’était rapproché. Il s’accroupit à côté de moi, restant droit pour ne pas tacher sa belle robe de soie havenois. Je n’arrivais pas à lire derrière son regard. Il souriait ? Il était content ? Indifférent ? Il voulait quelque chose de moi. Mais face à cette pression sororale, je ne pouvais plus réfléchir sereinement. La plaie était bien trop fraîche, et il le savait.

« Oui. Elle a trois chats, la dernière fois qu’on a parlé, un garde du corps, et Ardal a l’air de la laisser se balader comme elle veut. »

Trois chats ? Je ne pus m’empêcher d’esquisser un léger sourire. Elle avait toujours eu des chats, elle avait gardé ça en onze ans. A l'époque, je passais mon temps à chasser ses chats qui venaient prendre mon lit pour une litière, ça me mettait hors de moi. Enfin tout me mettait toujours hors de moi. Toujours. Mon sourire s’effaça. Mes maux remontant, les mots de Lachlann atteignirent de nouveaux mes oreilles.

« Elle n’a pas l’air malheureuse. Quand on ne parle pas de toi. Ca ira mieux quand elle saura que tu es en vie. »

Elle était heureuse. C’était tout ce qui comptait finalement. Mais… Quand ils ne parlaient pas de moi ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Eanna parlait de moi avec ce magicien ? Ils se connaissaient ? Ou alors… C’est l’enchanteur qui était allé lui parler ? Pour avoir des informations ? Sa venue au campement était trop grosse pour être une coïncidence. Il avait dû parler à Eanna. Qu’est ce qu’il lui avait fait ? Le regard froid, je me tournais vers lui.

« Qu’est ce que tu lui veux ? Si tu attends quelque chose de moi je t’écoute, ne la mêle pas à tes combines. »

Le questionner sur ma sœur me démangeait. Je voulais savoir comme elle allait, ce qu’elle devenait, si sa vie lui plaisait, je voulais tout savoir. J’avais fermé yeux et oreilles à tout ce qui se rapportait à elle pendant onze ans. Onze longues années. Mais à présent, je ne voulais plus que la revoir. Même si ça me faisait atrocement peur. Mais éloigner ce magicien de pacotille de ma sœur restait plus important. Il y avait trop de secret autour de lui, et je n’en avais aucune confiance.

Le sourire, quoique fugace, s’était envolé. Il cherchait à obtenir quelque chose de moi. Je le sentais. Pourquoi jouer avec moi ? Pourquoi jouer avec mes sentiments ? Ce jour-là était bien choisi, j’étais faible, et il le savait. Mes muscles se raidirent malgré moi. Chacune de ses répliques, transpirantes de gentillesse, n’avait eu que comme résultat de m’amadouer. Je ne devais pas laisser mes émotions reprendre le dessus, je lui concéderai tout.

« Je t’ai déjà dit. Il y a peu à tirer de toi personnellement, à moins de te vendre au plus offrant. Pareil pour Eanna, en fait, au moins pour l’instant. Sa seule utilité est de m’inviter aux soirées mondaines et me montrer ses dernières broderies ? Ca aussi c’est de trop ? J’aurais cru qu’avoir quelqu’un qui veut son bien dans les parages serait une bonne chose.Maintenant, si tu veux que je coupe les ponts et ignore ses lettres…

- MAIS ALORS POURQUOI TU VIENS ME VOIR SI TU NE PEUX RIEN TIRER DE MOI ?! Ne va pas me faire croire que… que c’est par pure gentillesse. »

Quelques oiseaux à terre au bord du lit de la rivière s’envolèrent. Presque dans un cri, mes mots m’avaient échappé. Je refusais de croire qu’il venait là pour moi. Dans la colère, mes joues tachetées et rougeâtres se gonflaient, me renvoyant des années en arrière. Mes ongles s’enfonçaient dans la terre, tentant de ne pas perdre pied avec la réalité.

« Lachlann Vaël… murmurai-je pour moi, Lachlann Vaël. Vaël. Vaël. Les Vaëls me détestent tous. Les. Vaëls. Me. Détestent. Tous. Alors pourquoi, pourquoi tu dérogerais à la règle ? Pourquoi ? Comment est-ce que tu veux que je te fasse confiance avec un nom comme le tien ? »

Putain pourquoi il venait me voir aujourd’hui ? Je serrais mes mains dans le sol de plus belle. Il ne fallait surtout pas que je pleure. Encore Copper ça allait, mais lui… Non, c’était inconcevable. Je pris une grande inspiration. Puis une autre. J’essayais de me concentrer sur le bruit de l’eau, pour m’apaiser. La plaie était encore bien trop vive. Je voulais retourner dormir. Et Copper ? Où était-il ? Pourquoi avait-il laissé un énergumène pareil entrer au camp comme dans un moulin ?

« Et bien, peut-être que je ne suis pas un Vaël, lâche-t-il en soupirant. On est pas tant que ça, tu ne peux pas faire une règle avec trois clampins obsédés par la protection d’un bâtard. Au pire, laisse-moi être l’exception légendaire, qu’on n’en parle plus. Il y a des Vaëls que je déteste plus que toi… Et fais confiance à Eanna pour le reste ? Elle a eu des années pour me soupçonner, c’est peut-être assez. »

Je ne suis pas un Vaël. Cette phrase tenace résonna comme un écho. Je ne suis pas un Vaël. Irvine, je ne l’étais pas non plus. Eléonore Irvine. J’avais laissé ce nom derrière moi il y a bien longtemps. Mes mains plantées dans le sol semblaient chercher les réponses au plus profond de la terre. Je ne suis pas un Vaël. Nous n’étions pas si différents finalement… Il parlait de trois clampins obsédés, c’était faux. Sa fratrie n’était qu’un ramassis de connards, profiteurs et hautains. La grande perche pensait avoir le droit de venir chez nous pour nous cracher dessus, le bâtard se prenait pour le roi du monde, et la dernière n’avait eu de cesse de vouloir m’arracher ma sœur. Finalement, à part être un mage pas très futé, Lachlann Vaël n’était pas si méchant.

Et Eanna… Eanna l’approuverait ? Enfin c’est ce qu’il disait. Mais il mentait sûrement. C’était un Vaël. Les Vaëls mentaient. Les Vaëls trompaient. En quoi était-il différent de sa fratrie finalement ? Mes poings serrés dans le sol tremblaient. Je plongeais mon regard dans le sien. Les joues toujours rougies et gonflées par les larmes, je tentais de contenir de toutes mes forces la pléiade d’émotions qui s’agitait en moi. Il ne devait pas me voir pleurer. Pas lui. Il s’en servirait.

« Je n’arrive pas à te croire, lâchai-je, haché. Mon esprit me pousse à ne pas t’écouter, mais mon coeur me dit de te faire confiance. Je ne sais pas pourquoi tu es venu. Si c’était juste pour être gentil, ou pour Eanna, ou je ne sais pas. Je marquai une pause. Mais… Si tu es vraiment proche d’elle… Ne les laisse pas l’approcher… Je ne sais pas en quoi je peux t’être utile, mais s’il te plait Lachlann, veille sur elle… Je ne sais plus à qui faire confiance. »

Tous. Et personne à la foi. Qui était [i]vraiment[>i] avec moi depuis le début ? Même Gennan finalement, ne savait-il pas toute la vérité ? Et n’a-t-il pas voulu me ramener dans la compagnie, simplement pour jouer de mon nom ? Et Lachlann, cet idiot de Lachlann… Qu’est-ce qu’il voulait ? M’utiliser ? Aider Eanna ? Peut-être simplement que je lui plaisais ? Cette pensée ne pus contenir un soufflement nerveux. Un mage, noble de surcroit, et plutôt stupide. Non, ça n'avait pas de sens. Mais pas grand chose n’avait de sens finalement.

Mes poings se détendirent, et mes doigts se rouvrirent. Un frissonnement parcouru mon corps. Il faisait plutôt froid finalement. Mais Eanna allait bien. Finalement c’était la seule chose qui comptait. Dans ce cas j’irais bien aussi. Je ne pouvais pas la revoir. Pas avec tout ce que j’avais fait. Tiarnan… J’aurais pu le tuer. Si Eanna n’avait pas été dans les tribunes, je pense que c’est ce que j’aurais fait. Pourquoi ? Je n’en sais absolument rien. Mais au fond l’idée de sa mort ne me faisait ni chaud ni froid. J’avais changé en onze ans. Eanna ne serait plus capable de me reconnaître.

« Promis. Dans la mesure du possible, compte tenu du cercle, de la distance et de tout, mais je ferai ce que je peux. »

L’enchanteur se redressa. Je paraissais minuscule à côté de lui, debout, regardant vers le ciel. Les cheveux au vent, il reporta son regard vers moi. Bon, c’est déjà ça. Il va veiller sur Eanna. C’était mieux que rien.

« C’est de famille, trainer dehors mal habillée ? Sans vouloir t’offenser, c’est une des pires tenues d’hiver que j’aie vu de ma vie.
- Je t’emmerde… » marmonnait-je, inaudiblement.

Il ne pouvait pas s’empêcher d’envoyer des piques, hein. En vrai je m’en foutais, mais il aurait pu lancer des phrases gentilles. Enfin ça ne me ferait ni chaud ni froid de toute façon. Surtout qu’il avait raison. Il faisait froid. J’enroulai mes bras autour de mon corps, en me frottant, tentant de réchauffer ma peau gelée.

Le plus surprenant, resta sa main tendue. Le mage avait allongé sa grande main gantée dans ma direction, comme s’il voulait attraper la mienne. Je restais quelques secondes à fixer ses doigts. Je n’allais pas lui serrer la main. Je ne pouvais pas m’allier avec ça. Et pourtant, personne n’était mieux placé que lui pour m’aider. Avec ses sortilèges il pouvait surement faire des choses bien, il avait une bonne place auprès de la noblesse, donc de ma sœur, et il était respecté. Mais il était fourbe. Il voulait quelque chose, mais je n’arrivais pas à saisir quoi. Est-ce que ça pouvait être si dangereux ?

« Qui ne doit pas l’approcher ? »

Je ne voyais pas quel point négatif il pouvait apporter avec son offre. S’il voulait m’espionner, ou me vendre, je ne voyais pas pour le compte de qui. Il me semblait bien trop libre pour travailler pour qui que ce soit. D’un autre côté… Il pouvait m’apporter beaucoup. Dans ma tête, je me retrouvais gagnante. Mais s’il me proposait ça, c’est que de son côté il était gagnant aussi : il ne me restait plus qu’à découvrir pourquoi. Et puis, je lui avais bien cassé le nez une fois, je pouvais recommencer. Ah non, ça c’était son frère. Ou sa sœur ?

« Les opportunistes. Ceux qui voudraient profiter d’elle, ou ceux qui voudraient l’utiliser pour m’atteindre ; parce que ça marcherait. Si quelque chose lui arrive, je ferais n’importe quoi pour lui venir en aide, même si je dois me trahir, même si je dois rompre une alliance naissante, même si je dois tuer.
Lachlann, notre sort est entre tes mains j’ai l’impression. Ce sera à celui qui gagnera le plus. »

Finalement, c’était probablement un de ceux qui pouvait le moins tirer avantage de ma position. C’était déjà ça. Il ne pourrait pas faire grande chose. Et puis, il était peut-être sincère, quoique j’en doutais, c’était un mage, et un Vaël de surcroît. Mais je n’avais personne d’autre. Je voulais protéger Eanna, mais je n’en avais pas les moyens. Il me proposait de le faire. Alors soit, abandonnons-nous à lui. J’attrapai la main qu’il me tendait. C’était agréable d'être tenue. Je me détendis.