Ce n’est pas qu’il dort mal. Dormir est une de ces choses qu’il réussit sans effort, qu’il soit tôt, tard ou en hiver sans chauffage, alors que sa couche soit dure et que le vent secoue la toile toute la nuit ne suffira pas à l’en empêcher. L’ennui, c’est plutôt qu’il dort tard, emporté par le flux incessant d’activités et l’envie de profiter comme tous de cette nouvelle liberté, mais que son corps refuse de se lever en conséquence, ce qui le laisse à naviguer somnolant le réveil aux aurores, quand le monde extérieur est inhospitalier et l’appel du lit irrésistible – c’est pourquoi il y retourne une fois habillé, élégamment allongé sur le matelas fait, livre à la main, pour une heure qui s’étire de plus en plus. D’autant que le tournoi du jour ne l’intéresse aucunement et qu’il n’a aucune raison impérieuse de quitter la tente.

Le vin, quel sujet fascinant. Tout un vocabulaire à apprendre ; il écrira à l'éditeur pour l'informer qu'un documentaire sans lexique n'a aucune valeur.

« Enchanteur Vaël ? »

Étrange titre d’une voix inconnue. Qui peut bien le déranger de si bon matin ? Personne de bien important si elle le croit enchanteur – il s’apprête à renvoyer l’impudente avec un soupir agacé quand sa propriétaire entre, réveillant son intérêt. La petite elfe rousse, tiens ! Il commençait à croire qu’elle ne viendrait pas, après presque vingt heures sans nouvelle – à son air timide ce n’est pas passé loin, mais il est satisfait de voir que l’espoir est plus pressant que la peur.

« J’aimerais parler… après ce que vous m’avez dit hier…
– Évidemment. Quelle autre raison pourrait t'amener ici ? dit-il, avec juste un soupçon d'ironie, en s'asseyant d'un mouvement fluide avant de désigner le coin où sont la chaise et le tabouret, respectivement couverts de vêtements pliés et de livres. Assieds-toi. »

Elle fait partie de ces apprenties qui ont réussi à ne jamais croiser son chemin, et qui n'ont jamais eu le moindre intérêt à ses yeux, ce qui lui laisse un certain retard à rattraper s’il veut la connaitre assez pour s’en servir et l’aider convenablement, alors il préfère la laisser prendre les devants.

« Avais-tu quelque chose de précis en tête ? »

Il a failli protester en la voyant s’emparer de ses vêtements, soudain dérangé par ses mains sur le tissu sacré, mais il la laisse faire et s’installer. Moins gauche qu’il n’aurait cru, mais son absence d’éducation se fait sentir jusque dans sa pose, et il met un point d’honneur à se tenir aussi droit que possible sans basculer dans le guindé pour rappeler que même s’il tolère, voire encourage, sa présence, elle n’en est pas moins en présence de l’enchanteur supérieur Vaël. L’heure de la confidence viendra plus tard, si elle a l’air d’y croire et si tout se passe bien, mais trop tôt serait contreproductif à tous les niveaux.

« A vrai dire, plein de choses… »

Patient, il profite de son hésitation – ses hésitations – pour l’observer. Il n’est jamais sûr avec les âges, mais sait qu’elle a la vingtaine, et parait à la fois plus et moins. Peut-être espérait-il plus de conviction, un enthousiasme plus facile à diriger, mais il s’accommodera de l’elfe méfiante qu’il reçoit. Ce ne sera pas plus difficile à apprivoiser.

« Pourquoi vous voulez nous aider ? En plus, vous avez dit qu'il ne vous en a pas parlé... Si ça ne vient pas de lui... Alors, qui ?
– De moi, naturellement. Quant à d’où vient l’information même, je doute que ce soit très important, non ? »

Sa réponse est toute prête ; entre la franchise et le mensonge éhonté, il a longtemps hésité, mais il y a des choses que même lui ne peut dire à voix haute et des vérités que même une amoureuse esseulée n’accepterait pas.

« Je veux vous aider parce que si cette relation peut durer, je veux qu’elle le fasse. Un lien plus direct entre l’héritier et le Cercle nous profitera à tous, et à lui s’il sait ce qu’il veut, alors refuser mon aide serait tuer une opportunité déjà suffisamment compromise. » Il hésite sur sa question suivante, difficilement bien formulable, mais suite logique dont le sous-entendu le frustre toujours. « Je m’étonne déjà que l’exposé de Fionnuala ne t’ait pas découragée. »

L’a-t-il déjà été ? C’est à se poser la question. Il n’a pas souvenir avoir été comme elle, en tout cas – aussi heureux et naïf, léger comme une feuille portée par le vent. Intouchable par les arbres mis en travers de son chemin, ralentie tout au plus… La métaphore a son sens, pour une elfe, et il n’y a qu’à se demander si elle s’assèchera avec le temps, prête à tomber en poussière la prochaine fois qu’une Fionnuala viendrait la froisser, ou si elle gardera l’optimisme sans faille des amoureux. Il a autant de mal à l’imaginer vieille qu’elle à le voir jeune, même si l’un est plus incertain que l’autre.

Ce n’est pas que cet optimisme lui ait manqué, mais s’il doit se comparer à elle il ne peut ressortir que perdant. Soit qu’il ait manqué d’obstacles qui viendraient souffler sur une flamme trop paisible, soit qu’il n’ait réellement jamais été aussi perdu qu’elle, il n’a jamais été amoureux comme ça. Ça a un côté inquiétant qu’il ne lui envie pas, mais qui l’arrange : plus les sentiments sont forts moins il aura de mal à les canaliser. S’il veut sa confiance il faudra bien lui en donner quelques raisons, et il cherche dans ses souvenirs pour se forger un air convaincant ; un regard doux sans aller jusqu’au tendre, empreint d’une ironie retenue sans laquelle il ne serait pas à Lachlann… Un équilibre aisé au vu des limites que l’expérience impose, offrant la nostalgie des premières fois enthousiastes et le regret des ardeurs perdues de loin, séparés de son cœur par un brouillard de convenance.

« Qui ne l’a pas été ? On a tous au moins cru l’être, un jour ou l’autre, et en trente ans tu devines si les occasions ont manqué. »

Il hausse les épaules et laisse son regard dire le reste, soucieux de ne pas paraitre trop empressé à tisser une confiance qui n’a pas lieu d’être, au fil si délicat qu’une pression trop forte risquerait de défaire tous ses efforts. Il note que le nom de Tiarnan est enfin tombé ; l’elfe est presque touchante quand elle en parle, pas très intéressante mais il la croit presque – croit qu’elle voit en Tiarnan quelque attrait mystérieux et pas qu’une distraction. Ou est-ce la peur qui la pousse à poursuivre cette historie ? Elle n’a encore défié personne, des trois Vaël qu’elle connait. N’a-t-elle pas eu le choix avec Tiarnan non plus ? Peut-être le vent qui la porte est-il celui de la faiblesse et non celui de l’amour, et s’investir ici est une mauvaise idée… Seulement elle n’est « pas d’accord » et ça lui redonne un peu espoir ; et puis même si elle les lâche avant qu’il ait obtenu un prix juste, il aura toujours gagné un bon point aux yeux de l’héritier.

« Elle a dû lui en parler aussi, mais on sait tous que le faire écouter est une autre histoire. Chercher un maillon moins obstiné est un premier pas un peu cruel, mais logique. Elle sait comment obtenir des résultats, en tout cas, et je doute qu’elle se souvienne assez de toi pour être furieuse – tu ne t’es pas jetée à son cou pendant le tournoi, alors toute Chercheuse qu’elle est… Je pense qu’elle se fait assez confiance pour baisser sa garde – d’autant plus maintenant qu’il y a une deuxième prétendante en lice. »

Il prend soin de mentionner de Tiarnan un détail sûr, qui rappelle qu’il le connait sans prétendre qu’ils sont proches, dans le cas où ils parleraient de lui plus tard. Ce ne sont que de vastes et probablement erronées suppositions, de lui qui ne sait rien de l’échange entre Fionnuala et son frère, mais l’heure n’est pas à la peur mais aux réparations – Varina a eu sa dose d’avertissements, il n’a qu’à en laisser une partie intacte pour récolter les fruits.

« Aujourd’hui tout peut lui nuire, mais on l’a bien vu avec son discours, rien n’est irrattrapable du moment qu’on a les bons mots. À votre âge tout est risqué et occasion d’apprendre, alors j’estime qu’elle a tort de l’en priver quand il y a encore si peu à perdre. Plus vous serez entrainés tôt, moins tout échange sera dangereux… Tu ne comptes pas rester apprentie éternellement, non ? Tiarnan s’inquiète-t-il de ta magie ? »

Parce qu’elle connait sa sœur mieux que lui – naturellement, un échange et un regard surpris valent mieux que des années de sang commun. Qu’elle se croie centre de leurs attentions est amusant mais pas gênant, mais s’il dit que Fionnuala est passée à autre chose elle devrait le croire – vrai ou pas, ce qu’il dit fait figure d’autorité. Regard froid, sourcils froncés ; il la laisse à ses obstacles imaginaires pour l’instant, mais si elle continue de le contredire il ne va pas l'apprécier longtemps.

« La plupart des gens n’a pas besoin de raisons pour craindre la magie, rappelle-t-il. Ce n’est pas parce qu’il ose se présenter au Cercle qu’il est différent, même s’il n’en est pas conscient. Arrête de te voiler la face et accepte que toute apprentie est dangereuse, ce sera toujours plus rassurant que le déni pur et simple. Si ce n’est pour lui, pour tous ceux qui s’intéressent à toi. »

C’est l’enchanteur plus que le frère qui parle, ce qui n’en fait pas le meilleur conseiller. Que sait-il des avis de Tiarnan ? Peut-être qu’il a réellement oublié le concept d’abomination. Mais même au Cercle, une confiance trop prononcée est dangereuse venant d’une elfe, alors devant ceux qui suivront Fionnuala s'ils ne sont pas assez discrets ? Avoir l’air de cacher ses armes ne fait que renforcer la méfiance, et il faut bien accepter qu’elle est mage, qu’elle se serve de ses pouvoirs ou non. Les « raisons de le penser » existent et ils ne pourraient pas les ignorer indéfiniment.

« Puisque nous parlons de confrontation, j'aimerais parler de l'avenir... J'aimerais savoir si… »

Son refus est tout prêt, mais elle ne l’interroge pas sur le contenu et expose plutôt ses propres plans. Elle y a réfléchi, manifestement, avec beaucoup d’optimisme et du réalisme auquel elle n’a pas l’air de croire – pas destiné à durer ? Elle est dans sa tente – si consulter Lachlann n’est pas défier le destin…

Il aurait préféré un autre plan. Qui ne nécessite pas de changement d’école. L’entropie n’est pas la plus utile, mais elle reste sa préférée et perdre des adeptes aussi facilement le désole – le blesse presque un peu. Certes ils ne guérissent personne et ne sortent qu’exceptionnellement, mais sacrifier ses pouvoirs pour des ambitions si basiques… Les arguments contre ne manquent pas. Sa voix sort un peu sèche, prévisiblement.

« C’est un grand changement pour quelque chose qui ne durera peut-être pas. Tu sais combien de mages de création il y a et combien sont autorisés près du Prince ? Le nombre est très bas pour les deux cas, et pas par manque de candidats. Ce serait plus simple d’exceller en entropie que perdre tes nuits à étudier en vain. »

Ce n’est pas son mépris des écoles moindres qui la fait pleurer, si ? Il n’a pas tout à fait suivi quand les choses ont dérapé, et décide de blâmer le sentiment général, tout simplement – la romance rend émotif, les jeunes filles sont fragiles, le tournoi ne simplifie rien… Son problème, écoute. Il ne va pas étudier les sentiments d’une apprentie dans son temps libre, et c’est une chance que le bref temps qu’il lui laisse suffise à se reprendre.

« Mais vous devez mieux savoir que moi, non, les bons choix à faire ? Hormis survivre à la confrontation...
– Pour commencer, ne choisis pas ton avenir selon un garçon. C’est à la situation de s’adapter à tes intérêts, pas l’inverse. La création est difficile est pas la plus intéressante, même si elle permet aux meilleurs de se mêler à la population. Est-ce vraiment là que tu veux passer ta vie, à surveiller des femmes enceinte et espérer qu’on ne te remplace pas ? »

Ce n'est pas une mauvaise idée. Pourquoi s'acharne-t-il autant ? Sur le court terme, c'est parfait. Tiarnan serait touché et le peuple conquis. Peut-être même serait-ce une bonne solution si la relation dure... Mais tout changer alors qu'il reste plus de deux ans avant tout espoir de confrontation ? Ils ont d'autres priorités.

« Essaie déjà de le voir dans les prochaines semaines, si tu veux mon avis. Et ce n'est pas rattraper du retard scolaire qui t'y aidera. »

Mais elle est vraiment bête ? Il ne parlait d’aucun retard actuel, mais de celui qui viendrait si elle changeait de spécialité d’un coup – même s’ils doivent tout étudier, ce n’est jamais que la théorie. Combien sont vraiment à jour ?

« Je n’en doute pas un seul instant. » Nucci a une certaine affinité pour les soins après tout, et a-t-il déjà désapprouvé le moindre choix ? « Mais si tu y tiens tant que ça… Ce n’est pas tes cursus douteux que je suis venu juger, après tout. Tant mieux si tu as les compétences nécessaires, je te souhaite bien de réussir. »

Pas qu’il s’y intéresse. C’est son avenir, c’est sa magie, qu’elle se perde en création si ça lui chante – ses exploits lui seraient parvenus si elle était particulièrement prometteuse, alors ce ne sera certainement pas une grande perte.

« Ce pourquoi tu voulais me parler. Et pour quoi je n’aurais jamais le temps si je devais enseigner à des apprentis qui ne sauraient pas apprécier leur chance. »

Oh, Isbeil l’apprécie, même si à contre-cœur ; mais elle suffit à lui rappeler qu’il déteste réexpliquer et que tout apprenti moins doux qu’elle abandonnerait avant le deuxième chapitre.

« Heureusement pour toi, j’ai pu y réfléchir un peu. Te présenter à ma sœur pour t’introduire au manoir ne ferait qu’attirer inutilement l’attention, alors – Eibhlin, bien sûr, celle qui attend un enfant, ajoute-t-il en se souvenant qu’elle a peu de chances de suivre ses pensées loin de Fionnuala – alors mieux vaut que ce soit lui qui vienne ici. Un jour par semaine au long du tournoi. J’ai quelqu’un qui peut porter l’invitation, tu n’auras qu’à le rejoindre dans ma tente sans te faire voir. Pour ce qui est de sortir, les templiers se relâchent mais ce sera à vos risques et périls, je ne vais pas creuser un tunnel jusqu’à la forêt pour que vous alliez cueillir des fleurs. »

Il pourrait certainement, mais labourer davantage le sol à peine aplati ? Qu’ils se débrouillent. Il a bien prévenu qu’il ne fera que le nécessaire – un nécessaire ici pas bien grand, qui se mesure plus en bonne volonté qu’en efforts ; c’est le nom de Lachlann qui les aide plus que lui, mais c’est encore lui qui leur permet de l’emprunter.

« C’est à prendre ou à laisser. À moins que tu n’aies une meilleure idée, bien sûr ? Je suis toute ouie. »