Le temps était gris. De lourds nuages venaient masquer le soleil et il était fort probable que la pluie tombe sur Corintamh avant que la journée ne s’achève, mais ce n’était pas la morne météo qui allait troubler l’humeur d’Isbeil aujourd’hui.

Elle était de retour chez elle.

Bien qu’attendue au château seulement en début d’après-midi, elle s’était levée aux aurores après une courte nuit. Pour une fois, ce n’était pas la peur et les cauchemars qui avaient retenu le sommeil, mais l’excitation et l’impatience du lendemain. Après avoir revêtu sa robe d’apprentie la moins abîmée et noué ses cheveux du ruban vert que son frère lui avait offert pour son quatorzième anniversaire, Isbeil avait déambulé toute la matinée dans le campement, incapable de se concentrer sur sa lecture en cours et implorant le temps d’avancer plus vite. Lucia, qui se plaignait de l’agitation de sa voisine de lit et affirmait que cette dernière se retournait encore davantage dans ses draps que d’habitude depuis qu’elle avait reçu son invitation, l’avait regardée partir avec un sourire aux lèvres. La jeune fille s’était promis de lui ramener quelques fleurs cueillies dans le jardin familial pour s’excuser.

À la vue des tours de vieille pierre, Isbeil n’avait pu se retenir de verser quelques larmes, ni de se jeter dans les bras de son frère comme elle le faisait à un âge bien plus jeune. Elle s’écarta cependant avant qu’il n’ait eu le temps de réagir, et personne ne sembla lui tenir rigueur de ce débordement d’émotion qui lui ressemblait si peu. Eibhlin s’était retirée peu de temps après l’avoir accueillie, laissant au frère et la sœur le temps de se retrouver en toute intimité (si l’on faisait exception du templier qui suivait l’apprentie comme son ombre, mais qui était heureusement aussi discret que cette dernière) et Isbeil lui était reconnaissante pour cette attention.

Eiric lui avait proposé un tour du domaine, que la cadette avait accepté avec plaisir, cédant à l’appel de la nostalgie. Les jardins était aussi bien entretenus et foisonnants que dans ses souvenirs, peut-être davantage même. Malgré l’arrivée de la saison froide, les parterres et massifs arboraient les mille nuances d’une palette de peintre,  et une douce brise agitait les corolles colorées de variétés de fleurs que la jeune femme n’avait jamais vues jusqu’ici. Elle écoutait son aîné lui raconter comment sa femme s’était prise de passion pour la floriculture, tout en observant au loin l’immense arbre centenaire auquel, selon les dires des plus âgés des domestiques chaque génération de garçon (mais aussi quelques filles aventureuses) Byrne s’était essayée à l’escalade. Ses majestueuses branches nues se tendaient vers des cieux de plus en plus menaçants. Dans le jardin de simples, Eiric s’étonna de sa connaissance des plantes médicinales jusqu’à ce que l’apprentie lui rappelle qu’elle étudiait l’art de la guérison. Elle ne s’étendit cependant pas sur le sujet, et il n’insista pas : la relation compliquée qu’elle entretenait avec la magie n’étant un secret pour quiconque la connaissait un peu.

— Je ne te propose pas d’aller voir nos oiseaux, dit-il à la place, changeant de sujet.

Isbeil frissonna, autant à cause de la fraicheur de l’air que de l’idée :

— C’est de ta faute, si je tremble rien qu’à t’entendre les évoquer.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Mais il lui souriait d’un air entendu, et il sembla à la puinée que son regard s’était éclairci, enfin libéré de l’émotion qu’elle croyait y lire depuis son arrivée sans parvenir à mettre un nom dessus, de la tristesse ?

Le vent forcit alors, et le froid gagna enfin la partie contre la fratrie Byrne, qui battit en retraire vers les murs accueillants du château.  Isbeil ne s’était pas rendu compte avant d’entrer qu’elle s’était attendue à trouver la résidence exactement comme elle l’avait quitté. C’était bien évidemment un vœu pieux. Cela faisait si longtemps qu’elle avait quitté cette maison. L’immense demeure de son enfance lui semblait plus petite, mais c’était simplement elle qui était plus grande.  Les tentures nouvelles côtoyaient les anciennes, ici un tapis était passé d’un salon à un autre, là une lampe avait migré d’un côté à l’autre de la pièce, et le vase dans laquelle sa mère avait l’habitude de placer des myosotis (sa fleur préférée) accueillait à présent une composition aux couleurs automnales.

Le familier et le changement se mêlaient dans un ensemble aussi bien propice aux souvenirs qu’à la réalisation que le temps avait filé et qu’ils n’étaient que ça : des souvenirs d’un quotidien aujourd’hui révolu. Dans la bibliothèque, à côté de la table où Eiric l’aidait à apprendre à lire, des livres rédigés dans des langues inconnues côtoyaient les ouvrages qu’elle avait eu sous les yeux à chaque leçon. Le bouclier aux armoiries de la famille Byrne était toujours accroché dans la grande salle où l’on accueillait les invités, mais l’œil d’un visiteur attentif pouvait aussi noter les discrètes touches de rouge et de noir : les couleurs des Vaël. Enfin, dans la pièce qu’Isbeil avait toujours appelé la salle des peintures, un tableau de son frère et de son épouse avait rejoint les autres portraits de plusieurs générations de Byrne. La dernière née de la lignée devait bien reconnaître que le résultat de toutes ces menues modifications était élégant. L’ensemble montrait la richesse des maîtres de maison sans en faire cependant un étalage de mauvais goût. Un aménagement luxueux mais pas démesuré, dénotant une famille consciente de sa position dans la société, mais qui ne tirait pas de vanité de sa noblesse.

La dernière pièce qu’elle visita aux côtés de son aîné fut celle dont les modifications la secouèrent le plus. Son lit avait disparu, de même que son petit bureau et les dessins maladroits qu’elle y réalisait. Son vieux coffre à jouet, où elle avait commencé à ranger ses livres et ses partitions après un certain incident avec une pie, faisait maintenant face à un berceau. C’était bête à dire, mais ce n’était que maintenant, dans cette chambre d’enfant qui n’était plus la sienne, qu’elle prenait vraiment conscience de la signification de ces six années d’absence. La vie de sa famille avait continué sans elle et elle ne cesserait jamais de le faire. Une peluche élimée qu’Isbeil connaissait bien reposait sur une étagère : Mr. Chico, le valeureux gardien qui avait veillé sur son sommeil de petite fille. Elle s’en saisit en souriant.

— Je suis heureuse à l’idée qu’elle aura bientôt un nouveau propriétaire, dit-elle avant de la reposer doucement. Nul doute qu’il combattra aussi vaillamment les cauchemars de mon neveu ou ma nièce qu’il l’a fait pour moi.

Peut-être était-il enfin temps d’essayer de passer à autre chose, d’accepter de laisser le passé où il était et s’efforcer de construire du mieux qu’elle pourrait un nouveau futur qui lui conviendrait, bien qu’il ne soit pas celui dont elle avait toujours rêvé. Eiric émit l’idée d’aller retrouver Eibhlin, et elle le suivit. Elle était impatiente de faire plus ample connaissance avec cette femme dont elle savait si peu.

@Eibhlin Byrne

Eiric semblait savoir où trouver sa femme. Isbeil se laissa guider jusqu’à un petit salon à l’aménagement douillet. Elle se souvenait y avoir passé d’autres après-midis pluvieux en famille et ses parents y recevaient parfois leurs amis proches. Elle savait parfaitement à quel endroit soulever le tapis pour révéler la marque qu’avait laissé sur le sol un de ses cousins en échappant une bougie. Il faisait agréablement chaud dans la pièce, bien plus que dans les couloirs qu’elle venait d’arpenter. On avait beau multiplier les foyers et suspendre de lourdes tapisseries aux murs, les grandes demeures restaient difficiles à chauffer de manière homogène pendant la mauvaise saison.

Le sourire qu’échangèrent Eibhlin et son frère lorsque ce dernier franchit le seuil était assez lumineux pour éclairer la pièce assombrie par le mauvais temps, et aussi chaleureux que le feu crépitant dans l’âtre. Sincère. Isbeil détourna regard avec l’impression d’avoir surpris quelque chose d’intime. Ses yeux rencontrèrent ceux d’une elfe blonde. Assise dans un coin de la pièce, elle avait relevé le nez de sa lecture à leur approche. L’apprentie mage la salua d’un discret hochement de tête, tout en se demandant quel pouvait bien être le titre du livre ouvert sur ses genoux.

Son frère annonça qu’il avait à faire au tournoi et cette fois, ce fut lui qui serra Isbeil dans ses bras. Après son départ, la jeune femme rejoignit le fauteuil qu’Eihblin lui indiquait d’un geste.

— Avez-vous fait tout le tour de ce tu voulais voir ? Il est encore temps d'y aller si tu le souhaites, sinon nous pouvons rester ici pour discuter. Souhaites-tu boire quelque chose ? Une infusion, un jus de fruits ou même un verre de vin ? J'espère que les changements opérés au château ne t'ont pas trop perturbée.

La dame de Corintamh agissait en hôtesse attentionnée, mais ce déferlement de questions et propositions déstabilisa un peu une Isbeil déjà fort intimidée. Elle tenait à faire bonne impression devant sa belle-sœur. Alors inspire, et commence par ne pas bafouiller.

— Une infusion serait parfaite, et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais beaucoup discuter avec vous. Je sais qu’on vous surnomme Eibhlin la droite, que le château vous doit la beauté de ses jardins et la bibliothèque tous ces nouveaux ouvrages en langues étrangères. Je découvre maintenant que vous partagez avec votre frère aîné un talent pour la broderie, ajouta-t-elle en désignant l’ouvrage qu’Eibhlin avait délaissé à son arrivée. Mais je souhaiterai maintenant apprendre à vous connaître par vos propres mots.

Venait maintenant la partie la plus délicate. Isbeil se tut un instant pour peser ses prochains mots. Les changements l’avaient en effet perturbée, mais comment traduire en paroles des sentiments si jeunes qu’elle n’avait pas encore fini d’en démêler toutes les implications pour la suite ?

— Quant aux modifications apportées au château…  Je ne vous cacherai pas que j’ai été surprise, mais… Je crois que j’avais besoin de voir ça.

Pour dire au revoir. Elle n’avait pas eu conscience que la nuit avant qu’elle ne rejoigne la Chantrie serait la dernière qu’elle passerait jamais dans sa chambre. Un nouveau chapitre de sa vie avait débuté ce jour-là, elle en avait bien eu conscience, mais la possibilité de revoir les siens, de revenir dans ce château si elle le souhaitait était alors restée ouverte. Rien à voir avec le bouleversement brutal et catégorique entraîné par l’éveil de ses pouvoirs.

— Il est temps que je cesse de considérer cet endroit comme mon chez-moi non ? Ce titre revient au Cercle maintenant.

Elle avait maintenant conscience qu’elle avait eu besoin de prononcer ses mots, de cette prise de conscience, aussi brutale que libératrice, qui s’était tant fait attendre. Oui, elle n’avait pas la vie dont elle avait rêvé enfant. Elle ne l’aurait même jamais, mais elle voulait continuer d’avancer, découvrir ce que ce monde, même restreint, aurait à lui offrir. Mais comment donner une chance au futur si on restait prisonnier de son passé ? Elle pouvait au moins accepter ça, même s’il était encore trop tôt pour qu’elle soit à l’aise avec ce pouvoir dans ses veines.

— Je suis heureuse de penser que mon neveu ou ma nièce grandira ici, reprit-elle, la voix plus légère, comme débarrassée d’un poids. Iel sera bien dans cette chambre. C’est de sa fenêtre qu’on a la plus belle vue sur les jardins au lever et au coucher du soleil. J’aime à penser que cet enfant la contemplera comme je l’ai fait, et qu’il en tirera la même sérénité.

Oui, au final, Isbeil était reconnaissante envers Eibhlin pour les changements qu’elle avait opérés, mais pas seulement :

— Je tenais à vous remercier, pour cette invitation. Je suis consciente de la chance que j’ai d’être là aujourd’hui, et c’est en partie à vous que je la dois.

Elle avait remarqué les quelques regards furtifs que la maîtresse de maison avait jeté au templier qui l’accompagnait à son arrivée. Avec le recul, elle se demandait si Eibhlin n’avait pas un peu redouté cette visite. Isbeil oubliait souvent… Non. Elle n’oubliait pas, mais fuyait une réalité dérangeante, préférait ne pas penser au fait que sa magie la rendait potentiellement dangereuse pour son entourage et surtout pour ce futur membre de la famille qu'elle aimait déjà. Si elle avait bien interprété ces rapides coups d’œil, alors elle tenait d’autant plus à exprimer sa gratitude à cette femme pour avoir acceptée de la recevoir, surtout dans sa condition actuelle.

Le plaisir que ce compliment sur sa maturité procura à l’apprentie pouvait se lire sur son visage et chassa un peu de sa timidité. La boisson commandée sans qu’elle ne s’en aperçoive fut apportée avant qu’elle ne puisse répondre. L’elfe, Iloren, quitta la pièce après avoir servi sa maîtresse, emportant sa lecture avec elle : Isbeil n’apprendrait jamais le titre de ce livre qui semblait si passionnant.

Si la Dame de Corintamh se contenta de prendre sa tasse en main, attendant sagement que le contenu tiédisse, la jeune fille ne prit pas cette précaution. Elle aimait la sensation de chaleur que laissait le liquide dans sa gorge et qui se propageait peu à peu à sa poitrine. Et puis, si elle ne les buvait pas directement, elle se savait la fâcheuse habitude d’oublier ses tisanes, emportée par son occupation du moment, pour ne se souvenir de leur existence qu’une fois ces dernières devenues désespérément froides.

Eibhlin s’enquit de son quotidien au Cercle, et la partie sur son frère arracha à Isbeil un sourire amusé. Elle n’imaginait pas Lachlann Vaël écouter les reproches de qui que ce soit, et encore moins changer son comportement en conséquence, mais peut-être était-ce différent quand ils venaient de sa sœur ?

— Mes journées ressemblent à celles de tous les apprentis je suppose, commença-t-elle. Nous étudions chaque école de magie, mais j’aimerais me spécialiser en Création, en guérison plus particulièrement.

C’était bref, mais elle ne voyait pas très bien quoi ajouter. Elle n’avait pas choisi d’étudier la magie, et bien qu’elle tirât un certain plaisir des rares leçons liées à la médecine et de ses lectures personnelles sur le sujet, elle doutait que son interlocutrice souhaite en connaître si tôt tous les détails. Peut-être serait-elle plus loquace si sa belle-sœur se montrait intéressée, mais pour l’instant, elle préférait en rester là.

Les doigts d’Isbeil coururent distraitement sur le rebord de sa tasse, tandis qu’elle songeait à la réponse à apporter à la seconde interrogation d’Eibhlin. Que pouvait-elle lui dire sur son frère ? Qu’il avait failli la faire exclure de la bibliothèque lors de leur deuxième rencontre ? Certainement pas qu’elle lui avait jeté un jour un livre au visage (un regrettable incident) ni qu’ils s’essayaient depuis quelques temps à la dégustation de vin. (Le but de cette dernière activité était pour Lachlann d’impressionner Fionnuala lors de leur prochaine entrevue, et il affirmait être plus réceptif aux arômes s’il avait quelqu’un avec qui réfléchir et comparer son avis.)

— Mes rapports avec l'enchanteur Vaël n’ont pas toujours été… simples disons.

C’était là un bel euphémisme, mais pourquoi se concentrer sur leurs laborieux débuts alors que le présent avait pris un tour aussi surprenant ?

— Cependant il a été là pour moi un jour où j’avais besoin de soutien. Je ne peux pas m’avancer pour lui, mais en ce qui me concerne, je le considère comme un ami. Un peu pénible parfois, je le concède, ajouta-t-elle, ses yeux noisette brillant d’un éclat amusé, mais je pense pouvoir le gérer.

Elle avait fini par comprendre que les intentions de l’enchanteur supérieur étaient, bien souvent, meilleures que ses dehors froids ne le laissaient paraître. Le livre était complexe, le texte aussi alambiqué que l’esprit, et elle n’était toujours pas à l’abri d’une maladresse dans sa traduction, mais elle progressait chaque jour un peu plus.

— C'est un peu de ma faute si Eiric ne peut pas venir aussi souvent qu'il le voudrait dernièrement. Avec ma grossesse et tout le reste, je ne peux pas en faire autant qu'avant, bien que cela me navre. Je suis contente que le Cercle t’ait laissé venir aujourd'hui, j'espère que cela pourra se refaire de temps en temps.

Le passage d’un frère à l’autre, bien que cohérent, déstabilisa Isbeil. Elle avait bien évidemment dit à Eiric qu’il lui avait manqué, mais n’avait pas osé s’étendre sur le sujet de l’espacement croissant de ses visites. Elle se souvenait de ces nuits dans le dortoir, de cette soirée dans une certaine chambre du Cercle, de tous ces moments où la peur l’avait submergée… Mais elle était là aujourd’hui, alors ses inquiétudes passées devaient être infondées. Elle avait encore paniqué inutilement, comme cette fois où la lettre de son aîné s’était perdue. Evidemment que la grossesse d’Eibhlin requérait son attention ! Elle connaissait assez Eiric pour se douter qu’il n’était pas de ces hommes qui ne voyait dans les désagréments de la grossesse qu’un problème féminin indigne d’intérêt, et s’occuper de son épouse et de son enfant à naître était la meilleure raison qui soit.

Une personne vraiment mature aurait réalisé tout ça bien plus tôt.

— Je suis heureuse d’être ici, et c’est avec plaisir que je reviendrais si vous le désirez.

Mais elle ne se faisait pas trop d’illusions, elle se doutait bien que cette autorisation était exceptionnelle, qu’elle était due à la tenue du tournois à Corintamh. Après sa confrontation, de nouvelles visites seraient sûrement possibles. Si je la passe, si j’y survis.

— En ce qui concerne Eiric, je serais patiente, alors ne soyez pas trop dure envers vous-même. J’aurais du deviner que les choses n’étaient pas forcément évidentes pour vous en ce moment. J’espère que votre grossesse se passe bien ?

Une pointe d’inquiétude avait percé dans sa voix, et elle réalisa, trop tard, qu’elle avait encore vouvoyé sa belle-sœur. Même si elle était touchée par cette demande qui impliquait un désir de proximité, elle ne parvenait pas à se faire à l’idée de la tutoyer si vite.

— C'est un choix tout à ton honneur, et plus difficile à ce que l'on dit. Je n'ai aucune idée du pourquoi, mais je serais ravie d'en savoir plus sur ça et sur ton quotidien au Cercle si tu le veux bien.

Ainsi donc, Eihblin ne l’avait pas interrogée uniquement par politesse. Isbeil avait toujours cru que la vie au Cercle n’intéressait pas vraiment les personnes qui y étaient extérieures. Pourquoi se seraient-ils souciés de ce qui arrivait entre ses murs tant que ces derniers tenaient les mages à l’écart de la population ? Mais elle ne devait pas oublier que la femme en face d’elle y avait un membre de sa famille. Son intérêt n’était peut-être pas si étonnant. Elle prit quelques secondes pour réfléchir. Comment résumer de façon simple le quotidien du Cercle pour quelqu’un qui y était extérieur ?

— Et bien… Nous avons des cours théoriques et pratique sur la magie. Nous suivons tous également un enseignement religieux et nous dormons tous ensemble dans un dortoir. J’étudie parfois à la bibliothèque la nuit. Ce n’est pas habituel pour un apprenti, mais j’en ai reçu l’autorisation. Votre frère me conseille parfois des lectures, pas toujours sur la Création. Il dit que je dois pour l’instant traiter toutes les écoles avec le même sérieux.

Ses journées réduites à l’essentiel. Jugeant que cela devrait sûrement suffire à assouvir la curiosité d’Eibhlin pour le moment, Isbeil enchaîna sur sa relation avec l’Enchanteur Vaël. Ses paroles firent sourire la dame de Corintamh, qui abandonna finalement le sujet du Cercle pour celui de la grossesse.

— Cette fois semble être la bonne, nous croisons les doigts pour que cela continue ainsi.

Isbeil faillit avaler de travers. Cette fois ? Réprimant une toux qui aurait alerté son interlocutrice, elle déglutit un peu plus bruyamment qu’il ne le convenait pour une jeune fille de bonne famille. Ses doigts se resserrent sur sa tasse jusqu’à blanchir. Alors ce n’est pas la première fois qu’Eibhlin attend…

Pourquoi Eiric ne lui avait-il rien dit ?! Était-ce pour lui épargner de la peine ou parce que le simple fait d’en parler était trop douloureux ? Et Eibhlin ? La pensait-elle au courant où avait-elle commis une maladresse par inattention ?

Une partie d’elle était consciente que sa belle-sœur continuait de lui parler, mais les mots lui parvenaient brouillés, étouffés par le tumulte de ses pensées comme par une couche de coton. Tout juste cru-t-elle discerner le mot douleur... Créateur, si ce « cette fois » laissait bien entendre ce qu’elle soupçonnait, Isbeil regrettait de ne pas avoir pu soutenir son frère dans cette épreuve. Ses yeux la brûlaient, mais elle retint ses larmes. Elle ne voulait pas mettre Eibhlin mal à l’aise.

Reprend toi.

— … moi-même insupportable, il faudrait demander à mon époux ce qu'il en pense et s'il est prêt à m'endurer. Heureusement, un mage de création vient régulièrement s'assurer que tout va bien.

Isbeil déglutit à nouveau pour chasser la boule qui obstruait sa gorge.  Ce n’était pas le moment de se soucier de ses sentiments – elle aurait tout le temps de le faire sur le trajet du retour – mais d’être d’agréable compagnie pour Eibhlin, de la rassurer et peut-être lui changer les idées.

— Vous savez, Eiric ne m’a toujours parlé de vous qu’en bien. Je ne pense pas que votre compagnie soit une épreuve pour lui. Au contraire, il me semble qu’il a pour vous de l’affection et qu’il vous tient en haute estime.

Sa voix n’avait pas tremblé. Un soulagement. Avec un peu de chance, son trouble serait passé inaperçu.

— Je suis désolée d’apprendre que vous avez mal. J’espère que ma visite ne vous cause pas trop de fatigue. Vous dites qu’un mage de Création vous rend visite ? Peut-être que je le connais ?

Les informations circulaient rapidement dans le microcosme du Cercle, mais les mages de Création restaient généralement discrets sur leurs patients. Qu’elle n’ait pas eu vent des visites d’un ou plusieurs mages à Corintamh n’était pas surprenant.

« Avant que ce ne soit l’heure pour toi de repartir, accepterais-tu de diriger une prière à Andrasté dans notre petite chapelle. »

Isbeil, qui essayait d’accorder un visage à l’Enchanteresse Brianna, leva vers Eibhlin des yeux écarquillés. Repartir ? Déjà ? Elle peinait à croire que le temps ait filé si vite, mais le plus surprenant restait la proposition qui venait de lui être faite. Diriger une prière ? La jeune mage qui s’était rêvée religieuse resta un instant muette face à la dame de Corintamh déjà levée et attendant son accord.

« Bien sûr. Si vous le souhaitez. » acquiesça-t-elle finalement, toujours un peu étourdie par l’offre de sa belle-sœur.

Sa réaction était-elle à la hauteur de la faveur qui lui était faite ?  Isbeil en doutait, inconsciente qu’elle était de la manière dont ses traits exprimaient le ravissement là où ses mots avaient échoué.

Elle connaissait le chemin, mais se laissa guider jusqu’à la petite chapelle jouxtant le château. Simple et élégant, le lieu de culte réservé à la famille Byrne était baigné par la lumière de ce milieu d’après-midi automnal. La pierre était claire, sans fioritures, mais quelques touches florales venaient l’égayer et diffuser un parfum doux et pur, moins capiteux que celui de l’encens. Dans la niche du chœur, une effigie d’Andrasté foulait un tapis de roses aux couleurs tendres. Ses mains tendues semblaient accueillir le fidèle tandis que ses lèvres étirées en un sourire bienveillant lui murmuraient « Tu n’es pas seul. Viens à moi. Reçoit mon amour et ma bénédiction ». Isbeil ne comptait plus les heures passées à la contempler dans son enfance. C’était face à elle qu’elle avait prononcé ses premières prières, qu’elle s’était agenouillée entourée des personnes les plus chères à son cœur.

Le corps et l’esprit de l’apprentie se tournèrent un instant vers l’endroit où elle savait reposer les cendres de ses parents. Elle était déjà venue s’y recueillir en compagnie d’Eiric un peu plus tôt. Cette prière ci sera pour les vivants, songea-t-elle en allumant deux chandelles, une pour chacune des croyantes, avant de les poser sur l’autel. Elle s’installa ensuite aux côtés de sa belle-sœur.

« Je rends grâce pour cette journée et votre présence aux côtés de mon frère. Je rends grâce pour cet enfant à venir, puisse-t-il être le bonheur de cette famille, la joie de ses parents. »

Les mots s’enroulaient autours d’elles. Isbeil les laissa l’emplir de leur lumière, apaiser sa peine comme un baume apaise la douleur ; la transformer en gratitude pour les moments passés et vécus, muer ses peurs en espoir pour l’avenir.

Dans un sourire, Isbeil mit fin à la prière, espérant avoir prodigué à sa belle-sœur le même calme qui l’avait envahie.

Elle était prête à rentrer au Cercle.