Isbeil adorait la bibliothèque. Chaque ouvrage y était à sa place, marqué et suivi dans ses déplacements par un personnel zélé. L’ensemble était organisé de façon nette et précise. Une fois le système de classification intégré, le lecteur pouvait déambuler en toute quiétude, sachant qu’il mettrait sans mal la main sur… un livre mal rangé ?

Isbeil s’arrêta et se pencha pour se retrouver à hauteur du livre incriminé. Tout en bas de l’étagère, il était coincé, écrasé presque, entre deux volumes plus volumineux, à moitié caché par un pupitre de lecture placé là pour permettre aux usagers de feuilleter rapidement les livres les plus lourds sans avoir à les transporter jusqu’à une table.  Le dos était usé, le titre en partie effacé, mais ce mot là, sur la fin… La jeune fille plissa les yeux. Oui, elle lisait bien « guérison ». Que faisait ce manuscrit dans la section réservé à l’entropie ?

Elle sorti le volume avec délicatesse. Le titre sur la couverture était plus lisible, il s’agissait d’une introduction à l’art de la guérison à destination des mages débutants. Isbeil se redressa et commença à se diriger vers la zone réservée aux livres de médecine, avant de s’arrêter à nouveau. Peut-être pourrait-elle emprunter ce livre ? En tant qu’apprentie, elle était tenue d’étudier la magie, même si cela ne lui plaisait guère. Au moins la guérison avait-elle pour but le soulagement et l’apaisement des souffrances. Cette forme de magie était probablement celle qui s’accordait le plus à sa foi et à ses aspirations. Elle avait voulu devenir Sœur. Si elle avait pu suivre sa vocation, l’un de ses devoirs n’aurait-il pas été d’aider à soulager les peines des plus faibles et des nécessiteux ?

Ses pas dévièrent de sa destination initiale, la dirigeant dorénavant vers le bureau de prêts. En chemin, poussée par la curiosité, elle ouvrit le livre et en sorti la fiche soigneusement placé contre la troisième de couverture. Le dernier nom lui était connu : Lachlann Vaël. Une expression de surprise se peignit sur son visage lorsqu’elle avisa la date inscrite à côté : 4:89. Cet ouvrage était-il vraiment perdu depuis vingt ans ? Elle remit la fiche à sa place et entreprit de feuilleter distraitement le manuel. Le papier était un peu jauni, le dessus un peu poussiéreux. Isbeil fronça soudain les sourcils. Ses yeux avaient aperçu quelque chose : une tache d’une autre couleur que l’encre utilisée pour la rédaction de l’ouvrage. Ses doigts cessèrent de s’agiter avec un temps de retard, les feuillets continuant à défiler quelques secondes et dissimulant la singularité à son regard. Elle tentait de retrouver la bonne page lorsqu’une ombre surgit devant elle, suivie de doigts fins qui se posèrent sur l’ouvrage, l’empêchant de poursuivre.

— Miss Byrne ! Quelle chance. Il me faut justement ce livre.

Lachlann Vaël se tenait devant Isbeil. Un peu trop près à son goût même. L’apprentie se rappelait encore leur rencontre désastreuse et leur échange suivant, plus désastreux encore, dans cette même bibliothèque. Après un énième rejet cinglant de la part du mage, elle avait fait mine de se replonger dans sa lecture juste assez longtemps avant de partir pour ne pas donner l'impression de fuir. Ils ne s’étaient pas adressé la parole depuis, et elle avait commencé à supposer que cela était volontaire, car paradoxalement, leur chemin s’était croisé davantage en quelques mois que pendant les trois années qu’elle avait passé au Cercle avant de venir le solliciter dans son bureau. Il souriait et paraissait détendu, mais elle pouvait sentir à travers le papier la tension dans ses doigts qui accrochaient un peu trop fermement le bord du livre.

— C’est que… j’aurais aimé l’emprunter. Le sujet m'intéresse, et..

Elle aurait aimé ajouter que, depuis quelques semaines, les étudiants semblaient s’être tous pris soudainement d’affection pour la matière : un lien avec le refroidissement de l’air et les diverses maladies qu’il semblait transporter ? Isbeil avait croisé plus d’un adolescent reniflant dans les couloirs. Peu importe la cause pourtant, le résultat restait le même : elle avait déjà lu les quelques livres de son niveau encore disponibles. Mais alors qu’elle débutait son explication, Lachlann lui décocha un regard si sévère qu’elle tressaillit et la fin de sa phrase mourut avant d’avoir franchi ses lèvres. Pourquoi était-elle en train d’argumenter ? C’était un enchanteur, et elle n’était une apprentie. Ne devrait-elle pas lui remettre le livre sur le champ ? Mais il y avait dans toute cette histoire quelque chose qui clochait, un empressement chez son aîné qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver étrange. Il avait l’air calme, comme d’habitude, mais sa voix était trop forte, son ton trop impérieux. Pourquoi ne pas lui avoir demandé le livre gentiment ? Et pourquoi lui fallait-il absolument un livre destiné aux apprentis ? Bien sûr, la guérison n’était pas sa spécialité, mais il devait quand même avoir dans ce domaine des connaissances plus avancées que celles proposées dans ce manuel. Et puis ce n’était pas logique, s’il cherchait ce titre en particulier, que faisait-il ici ? Il aurait dû le croire dans la section guérison non ?

L’enchanteur continua comme si elle n’avait pas parlé :

— Il est de toute façon bien au-delà de ton niveau, quoi qu’en dise le titre. Je recommande de chercher ailleurs, je vais garder celui-ci pour l’instant.

La prenait-il pour une idiote ? De ce qu’elle avait pu en voir, il s’agissait clairement d’un livre, peut-être au delà des compétences des premières années certes, mais parfaitement accessible pour les novices. Ce n’était pas parce qu’elle n’appréciait pas la magie qu’elle était incapable de la comprendre. Isbeil avait toujours été studieuse et excellé dans l’apprentissage de ses leçons. Voir ses capacités sous-estimée faisait naître une sensation désagréable dans son estomac.

Faisait-il cela dans le seul but de l’embêter ? Pour se venger de ce qu’elle lui avait dit la dernière fois ? Avec le recul, l’adolescente  avait réalisé qu’il avait sûrement raison : peut-être n'aurait-elle pas du estimer la force de sa piété au nombre de fois qu'elle l'avait vu prier en public. La mention d'un prêtre hérétique dans la même phrase l’avait cependant perturbée, son esprit s’était davantage focalisé sur la possible insulte plutôt que sur la vérité qui l’avait précédée. Mais pourquoi prendre sa revanche seulement maintenant ? Cherche-t-il seulement quelqu’un à tourmenter ? Me suis-je tout simplement trouvée au mauvais endroit au mauvais moment ?

— Je ne comprends pas… Je l’ai feuilleté, et cela ne me semblait pas si difficile à…

Il l’ignora à nouveau :

— Un ailleurs, dans un rayon plus adapté, peut-être ? A moins que tu ne veuilles guérir les gens à coup de cauchemar ?

Oui, elle aurait aimé que Lachlann Vaël lui laisse une chance de juger par elle-même de ses aptitudes. Elle était tentée de lui demander de lui laisser conserver le livre encore quelques minutes – elle lisait vite – pour être fixée, peut-être même lui prouver qu’il avait tort de la prendre ainsi de haut, mais à quoi bon ? Il avait l’autorité nécessaire pour exiger d’elle qu’elle lui remette le livre sans discuter, et elle ne voulait pas causer d’esclandre. Néanmoins, sa conscience lui imposait une dernière action avant de renoncer au petit volume rouge.

— J’ai cru voir une tâche sur l’une des pages. Laissez-moi juste le temps de vérifier afin de pouvoir signaler cette possible dégradation au personnel.

— Et ça vous plait de harceler les apprentis pour vous approprier leurs livres, dont vous n’avez sûrement pas besoin soit dit en passant ?

O Créateur tout puissant. Elle n’avait tout de même pas dit ça ? Si ? Andrasté lui en soit témoin, cela lui avait échappé. Parler ainsi sans réfléchir ne lui ressemblait pas du tout. Comment une personne avec qui elle n’avait conversé que trois fois pouvait-il mettre à ce point ses nerfs à fleur de peau ? C’est qu’il avait parlé si fort et, Isbeil en était certaine, le regard que posaient certains des usagers de la bibliothèque sur les deux impertinents avait commencé à se faire insistant. Elle était quasiment sûre d’avoir également entendu toussoter : une tentative de rappel à l’ordre ? Elle commençait à en vouloir à l’enchanteur Vaël de la mettre dans cette situation pénible, et le commentaire sur ses chansons lui avait paru aussi méchant qu’injustifié. Elle savait que certains airs lui échappaient parfois, quand elle était nerveuse notamment, mais, à moins d’être seule, ce n’était jamais plus qu’un murmure, un souffle souvent à peine audible pour ses propres oreilles. Surtout, elle ne fredonnerait jamais en plein jour dans une bibliothèque, encore moins aux heures d’affluence ! La comparaison entre sa voix et le croassement d’un volatil était particulièrement blessante pour l’adolescente pieuse qui avait rêvé toute sa vie de chanter les louanges d’Andrasté dans la majestueuse cathédrale de Starkhaven.

Si l’enchanteur Vaël fut étonné par sa réponse, il n’en laissa rien paraître.

— Jeunes gens !

Dans un violent sursaut, Isbeil lâcha enfin le manuel tant convoité, l’abandonnant à la poigne toujours ferme de son adversaire. Elle n’avait pas entendu la femme, qui les observait à présent d’un air revêche, arriver. Peut-être les bibliothécaires du Cercle se transmettaient-ils une technique pour fondre sans bruit sur leur proie privilégiée : les mages trop bruyants.

— Cela fait plusieurs minutes que vous troublez le calme de lieux. Comme vous ne semblez pas être capable d’adopter un comportement approprié de vous-même, je vais vous demander de sortir.

Le regard fixé sur Lachlann la vieille femme leva la main : pour interrompre de possibles protestations ou pour appuyer ses propos ? Isbeil se rendit alors compte qu’elle tenait un carnet, et, pendant quelques angoissantes secondes, se demanda si elle n’allait pas frapper l’enchanteur avec. Pire encore : et si ce cahier lui servait à lister les fauteurs de troubles et autre individus indésirables ? La mémoire et la rancune des bibliothécaires étaient dites sans égale, et on racontait qu’une fois pris en grippe, il n’y avait plus rien à faire. Certains camarades d’Isbeil affirmaient même qu’à choisir, ils préféreraient affronter seuls une armée ennemie que les redoutables gardiens du savoir du Cercle de Starkhaven, car au moins, face à un général et ses soldats, un cessez-le-feu et la paix était toujours envisageables.

— Que les apprentis se montrent bruyants passe encore, mais vous messer Vaël ? Un enchanteur, se chamaillant avec une apprentie comme un enfant ? Quand à vous mademoiselle Byrne, je suis surprise d’avoir à vous rappelez à l’ordre. Nous avons eu la gentillesse d’accepter vos études nocturnes, mais peut-être ce privilège vous est-il monté à la tête. Devrais-je révoquer votre droit d’accès ?

Non ! Tout mais pas ça. Pas le seul endroit qu’elle appréciait vraiment ici, le lieu qui rendait ses nuits solitaires et tourmentées un peu plus supportables. Serait-ce là sa punition pour avoir failli à sa résolution et s’être emportée face à Lachlann Vaël ? Isbeil ne savait plus si elle devait en vouloir au mage ou à elle-même.

— Je suis sincèrement désolée madame, s’excusa-t-elle en baissant la tête, image même de repentance et d’humilité. Cela ne se reproduira pas, je vous le promets.

Vide : espace non occupé par des choses ou des personnes, dépourvu de son contenu normal et/ou ne contenant rien de perceptible.

Telle était la pensée qui tournait en boucle dans la tête d’une jeune apprentie du Cercle, seule dans une bibliothèque remplie d’ombres. La faible lueur de la bougie posée non loin d’elle parvenait tout juste à éclairer son visage à l’expression effarée. Elle s’approcha du rayonnage le plus proche avec lenteur, d’une démarche hésitante même, presque comme si elle craignait que le meuble imposant ne s’anime soudainement pour l’envelopper de sa masse. Ses doigts coururent sur le bois lisse.

Vide : espace non occupé par des choses ou des personnes, dépourvu de son contenu normal et/ou ne contenant rien de perceptible.

Isbeil n’aurait jamais imaginé que cette définition puisse s’appliquer à sa partie préférée de la bibliothèque.

Les étagères ordinairement occupées par les textes chantristes n’accueillaient plus que la poussière. Exemplaires du Cantique, partitions, essais et commentaires de Frères et Sœurs érudits… Même les ouvrages de théologie plus pointus, habituellement boudés en raison de leur aridité, avaient disparus.

Tous ces textes qu’elle connaissait par cœur après tant de nuit en leur compagnie. Où étaient-ils donc passés ?

Même si l’idée était plaisante à l’esprit de la jeune dévote, elle doutait que les membres du Cercle se soient soudain pris de ferveur religieuse. Peut-être les bibliothécaires avaient-ils momentanément retiré les ouvrages pour une quelconque raison, par exemple une réorganisation de la section ? C’était curieux de ne pas avoir prévenu, mais peut-être avait-elle tout simplement manqué l’information.

Inutile de paniquer. Je peux toujours aller chercher l’un des exemplaires de la chapelle, et je n’aurais qu’à me renseigner demain matin.

Rassérénée par la logique de sa réflexion, l’apprentie ressortit dans le couloir après avoir récupéré sa chandelle sur l’une des tables d’étude. Heureusement qu’elle ne l’avait pas eu en main plus tôt : elle l’aurait probablement lâchée sous l’effet de la surprise engendrée par sa découverte. Elle frissonna en pensant aux possibles conséquences d’un tel geste. Du bois, du papier et une flamme… Tout ce qu’il fallait pour une combustion désastreuse.

Pas léger, lueur doré. Le fantôme glissa sans bruit dans les couloirs du Cercle, salua de la tête deux autres âmes errantes que le sommeil fuyait, et pénétra enfin dans la Chapelle. On y conservait toujours quelques exemplaires du Cantique pour l’office.

Vide. Vide. Vide.

Le petit meuble qui les accueillait habituellement était désespérément vide. C’était vraiment curieux. Isbeil ressortit aussitôt, décidée à demander aux deux autres insomniaques s’ils savaient quelque chose – qu’elle idiote elle avait été, elle aurait dû y penser plus tôt - mais ils avaient déjà disparus. Devait-elle commencer à s’inquiéter ? Les mages étaient maudits, la magie était corruption, ceux qui la maniaient était porteur du péché, tout bon chantriste le savait. Isbeil se doutait bien que tous les membres du Cercle ne supportaient pas l’éducation religieuse qu’ils recevaient ici, mais aucun n’oserait tout de même s’en prendre à des textes sacrés ? Les répercussions pour le coupable seraient terribles…

Là, un bruit, derrière elle. La jeune fille se retourna vivement, mais n’aperçut rien d’autre qu’un corridor désert. Isbeil l’aurait pourtant juré, pendant un instant, elle s’était sentie… observée. Non ! Qu’elle était ridicule ! Allait-elle maintenant s’imaginer des voleurs de livres rôdant dans les couloirs et prêts à lui fondre dessus ? Sa nervosité lui jouait des tours. Tu n’es plus une enfant Isbeil, maîtrise toi, garde ton calme. Tu ne vas pas te mettre à avoir peur des ombres quand même.

L’esprit occupé par de sombres questions, Isbeil ne se rendit compte qu’elle avait repris le chemin de son dortoir qu’arrivée devant la porte. La poignée tourna sans bruit dans sa paume, et elle rejoignit son lit d’un pas rapide et silencieux. La novice avait soufflé sa bougie avant d’entrer : elle avait assez arpenté ce trajet de nuit pour s’y repérer dans le noir complet. Elle conservait, dans le petit coffre qui accueillait ses maigres possessions personnelles, deux petits recueils de psaumes, cadeaux de son frère lors d’une de ses rares visites. La nuit, Isbeil préférait tout de même utiliser les ouvrages de la bibliothèque, car la charnière du meuble grinçait parfois. Certains de ses camarades lui en voulaient déjà assez pour ses terreurs nocturnes souvent bruyantes, elle ne tenait pas à prendre le risque de les réveiller alors que les étagères du Cercles étaient si bien fournies. L’étaient jusqu’ici plutôt, se reprit-elle tandis qu’elle soulevait le couvercle avec mille précautions.

Vide. Vide. Vide.

Enfin, pas complètement. Isbeil sentait bien le tissu de ses robes de rechange et la cire d’une petite bougie qu’elle gardait en prévision de ses visites tardives à la bibliothèque, mais ses doigts aux mouvements de plus en plus frénétiques ne rencontraient pas le cuir de ses précieux livres.

Comment ?

Bruit d’un drap qui se froisse. Isbeil s’immobilisa en entendant sa voisine de lit remuer dans son sommeil. Dans un état second, elle se releva et réprima un petit cri de douleur lorsque l’arrête d’une malle entra en contact avec son tibia. La jeune fille dû se faire violence pour ne pas courir avant d’avoir atteint la porte. Sitôt dehors, elle ne se soucia plus d’être discrète. Elle pouvait imaginer des explications à la disparition des livres de la bibliothèque et de la chapelle tant qu’elle ignorait que les siens manquaient également, mais, à présent, l’éventualité épouvantable d’un vol était plus que plausible. Il fallait qu’elle prévienne quelqu’un de toute urgence.

La pauvre adolescente était si pâle qu’elle n’avait jamais mieux porté son surnom de fantôme, mais le doux esprit qui égaillait les commérages du Cercle avait laissé place à un spectre tourmenté… Elle n’avait pas fait dix pas qu’une silhouette surgit devant elle.

— Messer Vaël. C’est affreux ! Mes livres… Les textes religieux du Cercle… Tout a disparu ! (Le choc saccadait tellement sa voix qu’elle n’était pas sûre que l’enchanteur la comprenne.) Nous devons faire quelque chose !

— Maintenant, va te coucher.

— Vous êtes sûrs, vous ne voulez pas de mon aide ?

Il refusa et la congédia d’un geste. Il avait la situation en main et il reviendrait vers elle si besoin. Isbeil était bien forcé de reconnaître que sa contribution n’était pas nécessaire. L’enchanteur pouvait examiner des étagères vides seul, et le témoignage qu’elle pouvait apporter dans cette affaire était, il fallait bien l’avouer, de toute façon insignifiant : elle n’avait après tout rien vu ou entendu qui aurait pu aider son enquête.

Toujours inquiète et choquée malgré les paroles rassurantes de son aîné, l’apprentie retourna se coucher dans un état second. Elle était loin de se douter qu’elle avait eu en face d’elle le mage à l’origine de ses souffrances, être duplice qui se voulait à la fois bourreau et sauveur. Peut-être jubilait-il en cet instant, l’imaginant incapable de trouver le sommeil, se tournant et se retournant entre ses draps au grand dam de ses camarades. Mais toutes ses émotions fortes l’avaient fatiguée, et elle s’endormit sans s’en rendre compte, inconsciente d’être la dupe dans cette cruelle affaire…

A son réveil, sa première pensée fut sans surprise pour les livres disparus. L’adolescente s’habilla en vitesse et, s’en même songer à déjeuner, se dirigea d’un pas rapide vers la bibliothèque. Là bas, elle pourrait à coup sûr se renseigner sur l’avancée des recherches.

Quel ne fut pas sa surprise de trouver la grande salle aussi calme qu’à l’accoutumée ! Pas d’exclamation outré ni de remue-ménage. Des mages non pas plongé dans la stupeur mais dans leurs activités habituelles : les plus âgés sagement penchés sur leurs ouvrages, tandis que les étudiants discutaient entre eux à voix basse en révisant. Comment le vol de textes sacrés pouvaient-ils les laisser à ce point indifférent ? Même les bibliothécaires n’avaient pas l’air particulièrement agités. Isbeil les savaient pour la plupart assez flegmatiques, mais si il y avait bien une situation dans laquelle perdre son calme, c’était bien celle-ci ! Impossible de deviner qu’une tragédie s’était jouée ici dans la nuit. Son étonnement ne fit que croitre lorsqu’elle s’aperçut que Lachlann Vaël faisait parti des paisibles lecteurs matinaux. Isbeil s’approcha doucement : le mage semblait absorbé dans le déchiffrage d’un lourd volume aux pages jaunies par les années. Avait-il délégué l’enquête à quelqu’un d’autre ou en avait-il été exclu comme elle l’avait été ? Mais elle n’avait noté aucune effervescence dans les couloirs, aucun templier en pleine investigation, aucun chuchotement révélateur d’un bouleversent dans le quotidien du Cercle. Une perspective réjouissante se fit alors jour dans l’esprit de la jeune dévote : peut-être n’y avait-il tout simplement plus raison de s’inquiéter ?

— Messer Vaël. Pardonnez-moi de vous déranger. Je voulais me tenir au courant de vos recherches. L’ambiance ici me paraît si sereine. (D'un mouvement de la main, elle désigna les autres mages en pleine étude.) J'en déduis que les livres religieux ont été retrouvés, ou du moins que vous avez une piste pour attraper le voleur ?

— Le voleur ? Quel voleur ?

Oh ? Il n’y avait pas eu vol finalement ? Isbeil avait envie de rire. C’était tout elle, de sauter à la pire conclusion dans l’obscurité de la nuit.

— Excusez-moi, j’ai dû un peu trop m’avancer sur la raison de leur absence. Je suis soulagée d’apprendre que l’origine de leur disparition n’était pas criminelle. S’agissait-il finalement d’une action des bibliothécaires ? Une réorganisation sûrement ?

Elle ne comprit pas le regard que l’enchanteur lui lança.

— Sous entendez-vous qu’ils avaient disparus ? Mais de quoi vous parlez ?

Que… Pardon ? Mais il était bien au courant ! L’évènement ne datait que de la nuit dernière, il ne pouvait pas avoir déjà oublié !

Lorsqu’il se leva, elle le suivi mécaniquement, comme anesthésiée par l’incompréhension qui pulsait dans ses veines. Son cœur manqua un battement lorsqu’il lui désigna les étagères pleines, leur aspect habituel inchangé. Elle aurait dû ne ressentir que de la joie, c’était ce qu’elle avait souhaité voir en se réveillant ce matin après tout, mais pourquoi donc Lahclann Vaël se comportait-il comme s’ils n’avaient jamais eu cette discussion devant la porte de son dortoir ? A cet instant, il l’avait cru lorsqu’elle lui avait fait part de sa découverte. Il lui avait même promis d’enquêter, alors il avait forcément vu de ses propres yeux les rayonnages vides ! Avait-elle parlé avec un Lachlann somnambule ? Isbeil avait entendu que les dormeurs pouvaient, à certains moments, avoir les yeux ouverts et même tenir une conversation parfaitement cohérente avec une personne éveillée.

— Vous voyez bien qu’ils sont là, qu’est ce que vous racontez. La prochaine vois, vérifiez la réalité avant de déranger le calme des lieux – ou pire moi.
— Mais…

Sa voix tremblait, et cela ne lui plaisait pas. Le mage la prenait sûrement déjà pour une idiote, ce n’était pas en bafouillant qu’elle allait lui donner une meilleure impression… Une idiote… Etait-il en train de simplement se moquer d’elle ? Elle n’avait pas une très bonne opinion de l’enchanteur, mais elle ne l’aurait jamais imaginé capable d’une telle bassesse !

— Les livres n’étaient pas là cette nuit, ceux de la chapelle et de mon coffre non plus. Vous le savez-bien, je vous l’ai dit. Nous nous sommes vus, vous m’avez dit de retourner dans mon lit, que vous vous occupiez de les chercher.

Encore ce regard. Elle savait l’interpréter maintenant, c’était celui qu’on réservait à son interlocuteur quand on réalisait qu’il n’était sûrement pas sain d’esprit.

— Le sommeil a dû vous jouer des tours. Je savais que vous permettre d’étudier tard la nuit était une erreur, je m’en vais toucher un mot à la bibliothécaire de ce pas.

Isbeil aurait aimé répondre qu’elle savait différencier ses cauchemars de la réalité, elle en faisait bien assez pour ça, mais la menace qui avait suivi était trop sérieuse et elle ne voulait pas donner plus de raisons au mage qu’il n’en avait déjà de la mettre à exécution. Elle devait bien également admettre qu’il commençait à la faire douter, et elle avait déjà vu un œil curieux se tourner dans leur direction. La dernière fois qu’elle avait parlé trop longtemps avec Lachlann Vaël à la bibliothèque, elle avait faillit s’en retrouver bannie. Elle ne tenait surtout pas à attirer de nouveau sur elle l’attention des gardiens du savoir du Cercle, pas alors que Lachlann envisageait de leur parler de la façon dont son sommeil lui avait « joué des tours ».

— S’il vous plaît Messer, n’en faites rien. Ca ne sera pas nécessaire, je ralentirais moi-même le rythme de mes visites nocturnes. Je m’excuse de vous avoir dérangé et vous laisse retourner à vos études.

Elle s’éloigna à pas rapide, la tête basse, l’esprit embrumé par la confusion. Plus tard dans la journée, elle croisa les deux noctambules qu’elle avait aperçus non loin de la chapelle, mais lorsqu’elle osa les interroger, ils assurèrent ne jamais l’avoir croisé et s’éloignèrent, l’un avec ce qui ressemblait fortement à une expression de malaise au visage. Elle les quitta de son côté avec la désagréable impression d’avoir renforcé l’image de l’apprentie étrange qui lui collait à la peau depuis qu’elle avait reçu son surnom de Fantôme.

Ainsi donc, tous les éléments s’assemblaient pour conclure à un rêve de sa part ! Mais bien qu’elle ne puisse rien prouver ; un élément l’empêchait d’adhérer totalement à cette version des faits. Une tâche d’un bleu violacé, qu’elle remarqua pour la première fois en se déshabillant ce soir là. Une ecchymose en souvenir d’une douloureuse rencontre nocturne avec l’une des nombreuses malles de son dortoir, et qui venait renforcer sa méfiance envers Lachlann Vaël.

Résumé : Un mystérieux artiste expose son œuvre dans une salle du Cercle. Isbeil ignore qu'il s'agit de Lachlann, et s'apprête à commettre un impair des plus fâcheux.

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Un chemin de table était apparu dans la salle commune. Un rectangle de tissu sur un plateau de bois, cela n’avait rien d’anormal en soit. Quelqu’un aurait simplement décidé de redécorer, d’apporter un peu de gaieté à une salle jugée un peu trop austère. Pourtant, il y avait bien là quelque chose d’étrange : les autres tables étaient restées nues.

Isbeil avait entendu parler d’artistes de rue installant leurs créations de nuit, quand les bonnes gens dormaient d’un sommeil profond, pour que ces derniers la découvrent à leur réveil, comme sortie de nulle part. Du temps où elle était encore libre, l’adolescente avait même pu voir l’une de ces œuvres de ses propres yeux. Le Cercle comptait-il parmi ses membres l’un de ces esprits créatifs au goût prononcé pour la surprise et la mise en scène ?

Car le placement de la bande d’étoffe semblait réfléchit. Soigneusement étendu au milieu de la table la plus proche de la fenêtre, la douce lumière hivernale attirait sur elle le regard et mettait en valeur ses couleurs vives.

Le chemin de table suscitait tout de même moins de réactions qu’une statue de bronze mystérieusement apparue dans les rues de Starkhaven. Les mages qui pénétraient dans la pièce se contentaient pour la plupart d’y jeter un œil curieux avant de retourner à leurs affaires. Quelques uns de ceux qui étaient accompagnés avaient cependant pris le temps de la commenter :

— Très curieux.
— Ce dragon est vraiment réussi.
— Les points sont plutôt délicats non ?

Isbeil devait reconnaître qu’ils avaient raison, l’ouvrage était de qualité. Le brodeur avait pris soin de rendre visible chaque minuscule écaille du dragon représenté en plein vol dans un ciel doré. La cuirasse de la bête, dont les nuances allaient du cramoisi à l’incarnat, semblait luire à la lumière des flammes sorties de sa gueule. Le tourbillon de feu s’enroulait autours d’un chêne majestueux qui se dressait lui-même au milieu d’un champ de lavande. C’était une scène de destruction à la fois belle et terrible, et l’apprentie était tellement plongée dans sa contemplation qu’elle sursauta lorsqu’une voix s’éleva dans son dos.

— Je concède que cette… installation est fascinante, miss Byrne, mais vous bloquez le passage.

Un mois qu’Isbeil n’avait pas entendu cette voix. Ses rencontres avec Lachlann Vaël n’avaient jamais été très concluantes, et toujours teintée d’un peu de malaise. Si elle avait décidé au début de ne pas trop tenir compte de ces petites contrariétés voir même de tenter d’arranger les choses, la disparition des Cantiques avait changé la donne. Elle se méfait bel et bien de l’enchanteur désormais.

— Oh, excusez-moi Messer !

Elle s’empressa de reculer, puis resta figée un instant, indécise. Quel comportement adopter ? Sans autres « preuves » de la malice du mage qu’une ecchymose, pouvait-elle vraiment le battre froid ? Devait-elle lui pardonner même s’il ne lui avait pas fait d’excuses ? Et pardonner quoi exactement ? Après tout, elle ne savait même pas ce qu’il s’était réellement passé cette nuit là. Sûrement valait-il mieux faire comme s’il ne s’était rien passé, continuer d’être cordiale et polie, mais tout en restant sur ses gardes.

— Comment allez-vous ?

Elle avait envisagé de partir dès l’échange des civilités terminé : ce n’était pas parce qu’elle avait décidé d’être aimable qu’elle était obligée de rechercher la compagnie de l’enchanteur ou d’étirer la conversation plus que nécessaire, mais la curiosité fut plus forte :

— Messer Vaël, avez-vous une idée de qui a bien pu réaliser ceci ? C’est vraiment joli, vous ne trouvez-pas ?

L’expression du mage était restée froide tandis qu’il saluait Isbeil, mais dès que son regard se porta sur la broderie, les traits durs de son visage semblèrent s’adoucir.

— En effet, il est dommage que le responsable ne se soit pas présenté – le Cercle gagnerait à changer de décor et j’aime particulièrement son utilisation des couleurs. Le contraste entre la froideur de la nature et l’or du ciel enflammé est saisissant, sans être violent au point de heurter les yeux.

Ce commentaire sur l’association des teintes révélait une sensibilité à l’art que l’apprentie ne s’était pas attendue à trouver chez l’enchanteur supérieur. Sa surprise, positive, l’amena à se questionner sur l’homme qui lui faisait face, et à considérer sous un jour nouveau leur relation. Avait-elle fait une erreur en le pensant coupable de malveillance ? Les tensions dans leurs échanges ne résultaient peut-être que d’une incompréhension. C’était là un poison bien plus facile à éliminer, et si elle s’était effectivement trompée dans son diagnostic, alors le remède n’était pas la fuite, mais la persévérance.

Oui, on pouvait voir dans cette découverte un bon augure, et en apprendre davantage sur Lachlann Vaël était peut-être ce dont elle avait besoin.  Une meilleure appréhension du caractère du mage lui permettrait à coup sûr de se sentir moins déstabilisée en sa présence.

— Dis-lui que je serais intéressé par un set de table si tu découvres son identité, veux-tu ?
— Un set de table, Messer ? Si le créateur de cette pièce décide de rester anonyme, je doute de pouvoir le retrouver, mais je m’en souviendrais.

Cette tâche qu’il lui confiait était-elle une sorte de geste symbolique pour… Pouvait-on parler de paix ou de réconciliation en l’absence de conflit ouvertement déclaré ? Peu importait le mot juste, Isbeil voulait y voir une façon de lui signifier que lui aussi souhaitait l’apaisement de leurs rapports. Aussi se sentit-elle encouragée à partager son propre avis :

— Je n’avais pas remarqué ce contraste que vous décrivez. Je partage votre avis, mais ne peux m’empêcher de penser que ce rouge (du bout des doigts, elle effleura les contours du dragon) jure un peu avec le bleu en dessous.

L’atmosphère de la salle n’était plus si paisible. Toujours concentrée sur les fleurs délicates, symbole de calme devenu objet de discorde, Isbeil ne vit pas l’horreur et le choc remplacer la confusion sur le visage du mage.

— Je ne sais pas d’où vous venez, miss Byrne…
— De Corintamh, Messer.

Cela l’étonnait un peu qu’il ne le sache pas : sa sœur, Eibhlin, avait rejoint la demeure familiale depuis quelques mois déjà. Mais peut-être ne se souciait-il simplement pas de connaître ses origines géographiques, car la réponse qu’elle avait apportée par automatisme fut noyée par le flot de paroles, ininterrompu, de l’enchanteur :

— Je ne sais pas d’où vous venez, miss Byrne, mais d’où je viens on dit violet comme la lavande, ou « la lavande, aussi violette que les violettes », ou on n’en parle pas parce que c’est un savoir général tout simplement. Faut-il vous en apporter en personne pour prouver qu’il n’y a rien de bleu dedans, et par conséquent que ce champ non plus ? Par ailleurs, avant que vous ne déviiez la conversation par vos inepties, nous parlions de rouge. Je trouve que ce violet va parfaitement avec ce rouge.

De l’avis d’Isbeil, le violet ne se mariait pas vraiment mieux que le bleu avec le rouge, mais elle laissa ce détail de côté. Pourquoi débattre du rouge et du violet alors qu’il n’y avait rien de violet dans cette broderie ?

— Je n’ai jamais entendu ces expressions, Messer.

La tête brune s’inclina, la mine se fit songeuse.

— Peut-être sont –elles typiques du centre de Starkhaven, supposa-t-elle finalement. En revanche je me souviens d’un jour où ma tante avait requis mon aide pour la confection d’une nouvelle robe, notre choix s’était porté sur une très jolie soie que le couturier nommait bleu lav…

L’apprentie ne finit pas sa phrase. Elle venait de remarquer la mâchoire crispée du mage, la tension dans ses épaules, l’aura furieuse qui émanait de tout son être. Son ton maîtrisé et sa propre inattention lui avaient jusque là dissimulé l’orage couvant dans le regard bleu-gris. Elle associa tous ces éléments et comprit, trop tard, qu’elle avait commis une erreur.

Pourquoi insistait-elle ?

Parce qu’elle avait cédé pour l’ouvrage de guérison, capitulé devant ses affirmations à propos Cantiques alors qu’elle était persuadée de ne pas avoir rêvé les évènements de cette nuit là.

Elle l’avait contredit sans y réfléchir, jusque là en toute bonne foi, mais désirait-elle encore camper sur ses positions à présent ? Et pour quel résultat ?

Cela n’en vaut vraiment pas la peine.

Elle ne tenait pas à absolument remporter ce débat, et encore moins à s’attirer un peu plus les foudres de l’enchanteur Vaël. Surtout, elle n’était pas susceptible au point de se vexer d’un désaccord au sujet si futile. Mieux valait apaiser les tensions, consentir à un compromis.

— Ce n’est pas grave Messer, si pour vous ces fleurs sont violettes.

Elle avait entendu parler de troubles visuels qui affectaient la perception des couleurs. Lachlann Vaël souffrait-il d’une telle affection ?

— Seul l’artiste aurait pu nous départager, et en son absence, je crains qu’il ne nous faille accepter la divergence de nos opinions. Des goûts et des couleurs on ne discute pas. C’est bien ce que l’on dit ? Cela doit bien signifier que la perception de chacun est subjective non ?