« Ce n’est pas moi qui deviendrai la prochaine Première Enchanteresse. Écarter les incompétents, ce n’est pas de mon ressort.
– En effet, ça me parait compromis si tu comptes rester apprentie. »

Son sourire émousse considérablement son ton. Premier Enchanteur… C’est un beau titre, qui ne lui déplairait pas. Ça fait un moment qu’il l’a en vue et il l’estime largement accessible, mais voir quelqu’un y croire assez pour l’évoquer à voix haute était encourageant. Bientôt, peut-être – l’actuel est de plus en plus fatigué, et il semble prêt à abdiquer au moindre encouragement… Comme l’a si justement remarqué Sivoneii, le Cercle présente plus d’incompétents que de candidats, et il sera un choix évident. Un problème parmi d’autres auquel il pourrait remédier… Premier Enchanteur Lachlann Vaël. Il écoute avec attention l’analyse de l’elfe sans retenir son allégresse.

« Ça ne répond pas à grand-chose, mais c’est bien formulé, constate-t-il une fois qu’elle a fini. Pas très utile à qui ne voit pas tes couleurs, mais ce seraient des recherches intéressantes. Une armée d’esprits de justice serait utile en cas de Marche Exaltée, si on en trouvait ce qui les attire, réfléchit-il, l’esprit dans une salle royale à l’écoute de ses conseils et ordres. Plutôt que de les faire rester, il faudrait trouver comment les faire partir une fois leur rôle fini, quitte à laisser posséder quelques soldats… »

Il ne lui rappelle pas les dangers, qu’ils ont tous deux trop entendus et qui ne le concernent pas.

Les Tévintides et leurs livres sans profondeur. Il avait espéré plus qu’une simple piste, qui ne leur était d’ailleurs aucunement due – seules les divagations de l’elfe lui avaient donné l’idée – de la part d’une nation de mages dont chaque manuel était précieux et éclairait les meilleurs sorts, il aurait cru à mieux qu’une introduction de surface. Non que ça le dérange vraiment – plus de solutions découvrait-il avant eux, plus ils auraient de chances de les battre. Qu’ils viennent, et il les accueillerait de façon qu’ils n’oublieraient jamais – Premier Enchanteur de Starkhaven et Tevinter, ça sonne pas mal aussi…

Mais c’est loin et très hypothétique, et il se contentera de ce Cercle-ci pour l’instant.

« Ah, Sieur ça ne va pas ? Votre grandiloquente éminence, c’est mieux ? »

Elle s’incline dans un simulacre de révérence – elle ose se payer sa tête, en plus d’être irrespectueuse. Comme si ça allait faire avancer quoi que ce soit – personne ne lui avait appris à ne pas s’attarder sur chaque remarque ? Il lève les yeux au ciel sans répondre – il refuse d’entrer dans son jeu et perdre du temps. Ils ne sont pas amis, pour échanger des plaisanteries, même si ses provocations sont si faciles à rendre. Ce n’est même pas une question d’ego, seulement un fait, et ce n’est pas comme s’il demandait du Messerah alors même qu’il en aurait eu le droit...

« Moins grandiloquant que celle qui pense à voix haute depuis son arrivée, » remarque-t-il malgré sa décision récente de ne pas le faire, vexé.

Ricanements étouffés. Parfois il regrette le temps où une main levée la faisait fuir comme les autres. Plus souvent il regrette de ne pas l’avoir dressée à plus de respect – à la voir elle s’est éduquée toute seule et dans une grotte, et le résultat est aussi distrayant que parfois profondément agaçant.

« Oui, changeons de sujet, il y a mieux à faire que d’aligner des mots dépourvus de sens pour soulager l’égo. Vous êtes Enchanteur, Lachlann, et à mes souvenirs, cela signifie que vous pouvez enseigner. Je suis apprentie, et cela signifie que je dois chercher des personnes à qui m’enseigner.
– Je trouverai une meilleure cachette la prochaine fois, ironise-t-il, notant que même le Sieur était parti. J’ai mieux à faire, au cas où tu aurais oublié – ne me fais pas regretter de te laisser entrer. »

D’autant qu’il lui a déjà appris plus qu’on ne pouvait raisonnablement lui demander, malgré lui. Quand cessera-t-elle enfin d’en demander plus ? Qu’elle aille apprendre du Premier Enchanteur, tiens, comme ça elle pourra le pousser dans la tombe avant de rapporter ses découvertes à Lachlann. Un plan à proposer, si elle le laissait parler. Tout le monde y trouverait son compte.

« On peut inverser les rôles si vous voulez ? »

Son expression change en un instant, copiant assez bien celle qu’il supposait avoir – elle ne colle pas du tout avec l’elfe et rend plus ridicule qu’intimidante, et il ricane malgré le pressentiment d’une suite horrible.

« Oh, oui ! J’ai toujours voulu être un vieil apprenti, merci infiniment de m’en donner l’occasion. Juste pour mieux rentrer dans le personnage – ça fait combien de temps, huit ans ou neuf ? Je ne voudrais surtout pas montrer trop de connaissances. »

Elle se redresse plus droite, dans une posture presque digne si elle n’était gâchée par sa tenue et son existence entière. Difficile de la prendre au sérieux même avec les meilleurs mots, elle qui se défend pourtant pas mal dans sa propre peau.

« Installez-vous, apprenti. Ce soir nous allons travailler sur la gestion des émotions, et vous êtes un piètre élément en la matière, tout le Cercle le dit. »

L’air refroidit, le regard de Lachlann plus glacé que sa magie. Son contrôle est impeccable, sans quoi il n’aurait pas survécu si longtemps – les preuves sont suffisantes pour qu’il n’ait pas à se défendre – mais imaginer les rumeurs le met hors de lui. Sivoneii est une chose. Les rats décérébrés en sont une autre. Ils n’oseraient pas alors qu’ils sont occupés à trembler devant leur Confrontation, mais l’idée suffit à l’énerver.

« Comment quelqu’un comme vous peut-il seulement prétendre survivre à la Confrontation, hein ? Il faudrait avoir pitié et vous apaiser, je pense…
– Je n’aurais pas passé la Confrontation si mes émotions n’étaient pas exactement ce qu’elles doivent être, apprentie. » Il était assez sobre pour reconnaitre qu’elle se noyait dans l’impertinence et pas l’insulte, mais le résultat était le même. « Peut-être que c’est une démonstration qu’il faudrait ? Quelle couleur appelait les esprits de sagesse, déjà ? On pourrait tester ta résistance à la possession, ce soir. »

L’apaisement est souvent une délivrance. Les mots revenaient, insidieux, rappelant le recours qu’il avait sciemment écarté. Ça vaudrait peut-être mieux, pour sortir d’ici. Belle pitié si on ne pensait que trois secondes, en effet, mais qu’il n’expliquerait pas à l’apprentie. Ni aujourd’hui, ni en jours de paix ; pour le bien d'aucun d'eux.

Les questions morales, encore et toujours, minaient ses plans et érodaient son intérêt. Le consentement allait sans dire pour un mage obligé de se surveiller, de ne menacer personne. Volontaires ou payés, condamnés à mort… Les hommes étaient prêts à tout pour avancer, surtout encouragés par un Prince, alors pourquoi en discuter ? Des mages étaient apaisés chaque jour, et pour toujours – il n’aurait été que justice d’offrir la même possibilité aux autres, pour une cause aussi noble. Cette conversation ne menait à rien tant qu’elle était hypothétique, même s’il notait le risque de soulèvements. Sous le tas de vide restaient des conseils utiles.

Elle rappelait, encore et encore, son rang, presque plus que lui ne l’avait fait, l’encourageant à se répéter et la provoquer malgré lui. C’était si facile quand les insultes étaient offertes sur un plateau d’argent... La question sous-jacente était claire, mais il n’avait aucune réponse à céder ; il n’était pas un des lâches qu’elle accusait. Il n’en avait pas besoin.

« Et quoi, si je vous démontre une fois de plus que je suis largement capable, vous insisterez auprès des autres pour me faire passer mon épreuve ? Quel bénéfice pour moi dans cette histoire où vous me faites risquer ma vie ?
– Quelle épreuve ? Il n’y en aurait pas besoin si tu la passais toute seule. L’initiative paie, il parait. »

Pas pour les mages. Mais un mage Vaël… Il la regarda avec attention. Jusqu’où était-elle prête à aller ?
Elle s’était attaché les cheveux, par un miracle plus incompréhensible que sa magie, et il en profita pour se tourner et verrouiller la porte ; une seconde de perdue tout au plus et les templiers n’étaient jamais bienvenus de toute façon, même aux conversations innocentes – elles n'existaient pas, de toute façon.

« Ne perdons pas de temps, railla-t-il. Tu ne risques aucune vie, je n’ai aucune envie de me retrouver avec un cadavre sur les bras. » Plus qu’une réassurance, c’était un ordre. Tu vas rester en vie.

Elle n’avait pas peur, ne reculait pas, contrairement à ce qu’il attendait – peut-être pas de la crainte, mais un éclair de lucidité. Un simple « non merci » aurait épargné la honte et l’effort à tout le monde ; mais elle avait sauté sur l’occasion comme un pigeon sur une miette, naturellement sans la moindre transition, et il doutait qu’elle abandonne jamais. Très bien. Ce ne serait pas lui qui le ferait.

« Il nous faudra plus d’énergie pour attirer l’attention je crois, Enchanteur. Joignez-vous à moi ou concédez simplement mon potentiel.
– Je concède, tu as un potentiel incroyable pour les jolies lucioles. Je proposerai aux allumeurs de réverbères de t’embaucher. »

L’impatience remplace néanmoins l’impatience agacée alors qu’il imagine la suite, dont il ne voit absolument pas la fin – c’est bien sa pire idée, mais il veut voir de quoi Sivoneii était capable et ce que lui-même en tirera. Au grand chagrin des apprentis, il assiste régulièrement aux examens, mais c’est différent d’une expérience dans sa chambre, sans surveillance ni limites – ils ont trop rarement la chance de se balader librement, de voir plus que les éclairs et les résultats, d’observer la magie hérétique sans intermédiaire. Ce n’est certes pas ce qu’est l’elfe, mais lâchée dans la nature, qui sait ce qu’elle fera ? C’est une expérience qui sera certainement enterrée sitôt finie, mais qu’il ne peut pas fuir, par honneur et par curiosité à parts égales.

La lumière est stable, de plus en plus forte mais retenue, dans une lenteur impressionnante malgré la technique inhabituelle. Il se demande un instant si elle lance ses sorts de la même manière en cours – la connaissant, sans doute – avant de poser la main sur son bâton, inutile mais rassurant. Il se concentre sur les mondes autour de lui et d’autres lueurs viennent illuminer la pièce, effilochant toujours plus la séparation entre les deux, déversant toute l’énergie que l’espace peut accueillir. Il ne peut guère faire plus sans se disperser, et son esprit continue de crier qu’il a besoin de concentration pour acculer l’apprentie dont il connait la zone de confort par cœur.

Debout contre la table, il surveille consciencieusement la pièce et la mage. Baignée ainsi elle est plus lumineuse que jamais, presque aveuglante de magie, mais il est encore confiant en sa surveillance et l’indiscrétion des dangers et il se permet de sourire, satisfait.

« Et bien ? Je ne pense pas que l’énergie soit en manque, maintenant, je te laisse continuer. Tu dois bien avoir un plan autre que juste attendre, mage. Ou un seul sort t’a-t-il épuisée ? Ce serait dommage alors qu’on avance enfin, non ? Il faut plus que ça pour réussir une Confrontation, » rappelle-t-il.

Elle n’est rien. Oh, bien sûr qu’elle a appris tous les sorts deux fois plus vite que ses pairs, et qu’elle comprend plus que certains enchanteurs – mais elle reste une apprentie parmi d’autres, qui fuit sa condition avec des tenues bariolées et une assurance au-delà de son rang. Elle reste personne, parquée dans les dortoirs avec tous les autres, enfermée et surveillée jour après jour, nuit après nuit. Protégée même si elle refuse d’en avoir besoin.

Il s’attend presque à la voir renoncer quand elle se tait et attend patiemment dans le silence qui s’étire, quand elle revient enfin à la réalité, juste pour lui répondre. Une enfant qui n’a toujours pas appris quand se taire – sans la distraction de la magie elle aurait mérité une bonne claque.

« Faible n’a jamais été l’accusation. »

Beaucoup de défauts étaient attribués à l’elfe, mais pas la faiblesse, et il se contente de ce rappel au lieu de s’enliser dans une dispute sans fin sur sa propre sagesse. Si tout se passe bien, dans quelques minutes il sera vengé et elle remise à sa place. Sa voix tremble déjà, de concentration ou de fatigue il ne saurait dire, mais elle continue à parler. À cette vitesse, ils risquent d’attendre longtemps –

« Pourquoi avez-vous ce besoin de toujours rabaisser les autres ? Aucun de nous deux n’en sort plus grand, pas vrai ? Je crois que vous n’avez pas confiance en vous, au fond. Vous avez peur de ne pas être à la hauteur, peur de n’être pas assez bien pour exister aux yeux des autres, peur de ne pas briller. On vous a tout retiré, c’est vrai, et c’est injuste. Mais quand vous agissez comme ça, je vois un enfant perdu plus qu’un homme accompli. »

Vraiment. Les mots résonnent un peu trop en lui, inexacts mais trop proches de la réalité, réveillant les sentiments assommés chaque matin. Il n’a pas peur, il sait qu’il est à la hauteur. L’a toujours été. Ce n’est pas le problème, le doute est ailleurs même s’il ne peut la corriger, mais il ne peut pas plus se défendre sans confirmer ses dires ; il s’en sortira s’il faut, ce ne sont que des mots. Ils ne devraient même pas l’atteindre, il est censé être capable de les ignorer… Ses couleurs bizarres n’ouvrent pas l’âme et elle reste rien, personne, une idiote qu’il n’a pas à écouter et qui n’a pas à parler, et à qui il n’a pas à répondre.

L’indignité de sa situation est semblable à la sienne et il a appris à la manier, mais il n’y a plus trace dans son discours – c’est bizarre, suspect. Elle remarque juste, comme si c’était à peine une insulte. Des visions d’herbe et de lierres s’impriment par intervalles sur ses murs et l’air s’est rafraichi, objectivement, ses états d’âme innocents.

« Qui – »

Tout s’éteint et lui coupe la voix. L’entité est bien là, dans un corps unique, si on peut appeler ce qu’elle est un corps. Jamais elle ne sera assez solide pour la confiance, toujours capable d’emprunter leurs enveloppes et leur souffler des mots retors. Rester sur ses gardes, ne pas laisser l’esprit l’approcher. Il ne doit pas se laisser corrompre, quelque idée qu’il apporte. Rester un homme pur – il connait les démons et sait leur résister, mais il n’est jamais vraiment prêt à les voir.

« Oh mes pauvres enfants. »

Ce sont eux qui murmurent à son oreille, paisiblement, insidieux dans leur patience, jamais les esprits. Fierté, rage – il les a tous entendus, rencontré chaque voix noire, mais les esprits le fuient et c’est peut-être le premier qu’il voit. Il existe donc.

Compassion.

Un pas en arrière, alors que tout le tire vers l’esprit. Il y a un moment de flottement, assez long pour qu’il retrouve la parole. Il rêve de le faire disparaitre et partir à son tour, retrouver l’étouffement de son cercle et la solitude loin de la maudite elfe, mais il ne peut détacher les yeux de l’apparition.

*