La Millicent précédente avait été terriblement indécise sur la tenue à adopter face aux apprentis : lui enjoignant de se pavaner devant eux en défi assumé un moment, et de les fuir la page suivante, visiblement partagée entre fierté, honte et bienveillante, laissant Millicent – l’actuelle – incapable de déchiffrer la marche à suivre. Dans le doute, elle avait pris le chemin médian, celui d’une indifférence absolue, sans savoir si cela aurait plu à sa prédécesseure ou pas.

Au moins la question ne se posait-elle que pour les mages qu’elle avait connu, de près ou de loin, ce qui simplifiait les choses quand il s’agissait des autres – et par chance, Ailis Treglown faisait partie de ces autres dont Millicent Maud n’avait jamais rien eu à faire, et elle n’avait aujourd’hui aucun dilemme à avoir.

Pourtant arrivée à l’heure, elle se trouva seule au jardin, enfants et insectes exceptés. L’apprentie devait avoir pris du retard, ça lui ressemblait plus que d’annuler. Elle se demandait parfois si elle n’aurait pas dû s’adapter, et ralentir son propre pas – mais alors personne n’aurait été là pour attester de la ponctualité d’Ailis, si par miracle elle s’en trouvait un jour, et ce serait de sa faute. Mieux valait perdre quelques minutes que risquer de décourager une telle qualité.

Elle avait parlé d’onguents… Millicent s’accroupit devant le carré d’orties – difficile de savoir quelles plantes l’intéresseraient, mais au Cercle les preneurs ne manqueraient pas.

Le temps était une notion assez abstraite, plus que les calculs et les mesures, que l’on prenait pour bâtir des édifices comme celui dans lequel elle était enfermée. Encore plus pour Ailis, les travaux aux champs se faisaient au rythme du soleil et généralement elle ne prenait que peu de pose avant que vienne le soir, et l’heure d’arrêter.
Ici les cours et les travaux et corvées se faisaient en plus grand nombre, divers et variés. Si bien que même une année passée ici, elle avait du mal à s’y faire pleinement.
Ça… et le fait qu’elle estimait encore très mal le temps qu’il lui prenait de clopiner d’un endroit A à un endroit B.

L’apprentie pouvait tout de même se réjouir de voir la fin de son périple, avec les premières pierres qui délimitaient les différents jardinets. Et la tignasse rousse de l’apaisée Macmillan, au début ça avait été un choc pour l’apprentie de voir déambuler dans le Cercle les apaisés. Ils semblaient errer dans les couloirs indifférents de tous, et pourtant si appliqués aux tâches qui leurs étaient confiées.

« Bonjour Sera Macmillan. »

Ailis s’arrêta au niveau de la jeune femme, et s’octroya quelques secondes pour souffler. Le soleil timide de cette fin d’après-midi peinait à réchauffer la peau du visage d’Ailis, mieux valait ne pas trop s’attarder, elle ne savait pas depuis combien de temps Millicent l’attendait.

« J’espère ne pas vous avoir fait trop attendre cette fois-ci. phrase qu’elle répétait sans cesse comme une prière à tous ces malheureux qu’elle faisait attendre. Il nous faudrait les feuilles du carvi et de l’aspérule » c’était bien pour commencer.

« Bonjour. »

On ne lui avait jamais dit comment s’adresser aux mages, alors elle avait décidé de ne pas s’y adresser du tout. En général, peu importait. Qu’elle soit polie ou non, on n’entendait que ses informations – et l’identité de son interlocuteur ne l’intéressait qu’une fois sur deux, tant que le nom du Cercle planait au-dessus du sien et que l’autre n’oubliait pas qui il était.

« J’espère ne pas vous avoir fait trop attendre cette fois-ci.
– Non. »

Suffisamment sans être trop. On pouvait même dire qu’elle n’avait pas attendu du tout, au vu de ses mains si brûlées qu’elles ne brûlaient plus et de la pile d’orties conséquente à côté d’elle – elle l’était encore plus quelques minutes plus tôt, mais un templier avait demandé quelques brins, et elle n’avait pas jugé nécessaire de refuser. Les mauvaises herbes abondaient par définition, et ce qu’il en faisait ne la regardait plus.

« Il nous faudrait les feuilles du carvi et de l’aspérule.
– Très bien. »

Ailis Treglown choisissait souvent bien, de ce qu’elle avait pu voir ; elle ignorait les saisons, comme tous les mages, mais ne laissait jamais de pied nu destiné à mourir. Voilà une conversation sur l’importance des racines d’aspérule qu’elles n’auraient pas. Elle replia son mouchoir sur les orties, ramassa le panier dédié aux besoins d’Ailis et se dirigea vers le jardinet concerné. Du carvi.

« Nous en avons suffisamment dans la réserve, » fit-elle remarquer en commençant à en tailler quelques feuilles.

«Non. »

L’apprentie ne savait jamais vraiment si c’était une formule de politesse, ou si réellement elle ne faisait pas attendre les gens tant que ça. Le fait que Millicent soit une apaisée rendait la chose encore plus difficile.

Ailis n’était plus aussi gênée en leur présence qu’à ses débuts, mais cela restait particulièrement déroutant. Leur manque d’émotion et de réaction les rendait parfois irréalistes, mais il faut bien avouer que ça avait ses avantages aussi. En situation de crise, vous étiez sûr qu’ils ne vous laisseraient pas tomber, car ils ne risqueraient pas de se faire submerger par leurs émotions.

« Nous en avons suffisamment dans la réserve, »

C’est vrai que l’apprentie n’était pas allée voir, songea-t-elle, alors que Millicent la tirait de ses rêveries.

« Parfait alors, cela nous fera gagner du temps. se réjouit-elle, nous n’avons donc que l’aspérule et l’hysope à récolter. »

Pendant que l’apaisée commençait à récolter les plantes en question. Ailis sortit, de sa main libre, tant bien que mal ses propres tissus qu’elle avait récupérés en chemin puis les tendit à Millicent.

« Je pense que vous en aurez besoin, elle fronça les sourcils lorsqu’elle aperçut les mains de la jeune femme. Vous vous êtes brûlée ? Les orties surement… N’avez-vous pas de gants ? Lorsque nous rentrerons à l’infirmerie je vous appliquerai un onguent. » ajouta-t-elle plus comme une invitation qu’une réelle obligation. Après tout elle ne voulait pas froisser la jeune femme, si cela était toutefois possible. Et puis, Ailis était d’une certaine manière contente de pouvoir se rendre utile pour de petites choses pour l’instant, mais elle avait espoir de faire plus à l’avenir.

« Très bien, » répéta-t-elle en laissant tomber le carvi.

La terre lui collait à la peau, formant une armure de fraîcheur agréable contre le soleil et les cloques. Avec une telle protection, et en l’absence de poisons, elle n’avait pas besoin de gants – elle prit seulement un des tissus offerts pour s’essuyer les mains avant de ramener ses cheveux en arrière, sachant déjà qu’ils n’y resteraient pas.

« Ce n’est pas la peine. Ça aura disparu dans quelques heures. »

Elle n’aurait pas dû gaspiller sa gentillesse sur une apaisée, mais elle avait déjà remarqué la tendance qu’avait Ailis de trop s’occuper des autres comme s’ils allaient oublier de le faire sans elle. Difficile au bout de cinq ans de ne pas remarquer aussi les sourires reconnaissants de ses victimes, même parmi les templiers, et l’agacement de certains enfants trop pressés pour un pansement. La fréquence en arrivait au point où elle ne pouvait être innocente, et l’apprentie devait tirer quelque profit de ses soins – si c’était le cas, Millicent Maud n’avait pas envie de savoir. Chacun son passe-temps.

Elle se souvint soudain du vieil apaisé qu’elle assistait, et du lien ténu qu’il partageait avec la jambe défectueuse d’Ailis.

« Il paraît que c’est bon pour les articulations. Tu as déjà remarqué une amélioration ? »

Hugh n’avait pas quitté la ville depuis des décennies, et elle doutait qu’il ait roulé dans les orties du Cercle juste pour soulager ses genoux. Pas qu’il en soit incapable, l’entretien physique était une des rares choses qui le motivaient encore, mais elle en aurait entendu parler. Ailis, la paysanne, devait en revanche avoir essayé, exprès ou non.

Elle aurait bien aimé pouvoir apporter un peu de soulagement à son mentor.

« Ce n’est pas la peine. Ça aura disparu dans quelques heures. »

Elle n’insista pas plus, se doutant qu’elle ne pourrait de toute façon pas la faire changer d’avis. La blessure mineure ne méritait pas qu’Ailis froisse la patience de sa patiente en insistant plus que de raison.

« Il paraît que c’est bon pour les articulations. Tu as déjà remarqué une amélioration ? »

L’apprentie scruta le parterre d’orties fraîchement taillé par Millicent, demandait-elle son avis personnel à cause de propre condition, ou bien voulait-elle un avis plus global  ? Elle opta pour un entre-deux. « Il est conseillé d’en consommer régulièrement pour les personnes malades, handicapées ou accidentées, suivant la nature du mal. Elle semble efficace dans certains cas pour les articulations. »

Elle marqua une pause, essayant de se remémorer avec précision ce qu’elle avait lu et entendu à propos de cette plante. L’ortie était parfois considérée comme l’herbe du pauvre qui a tendance à pousser un peu partout et plutôt facilement. Mais quelle veine pour les pauvres comme elle ! Cette plante semblait additionner les propriétés médicinales, si elle en croyait les livres de la bibliothèque.

Et sa propre expérience cela va sans dire, de son temps passé à Cairnyr elle faisait toujours en sorte de garder un stock suffisant, pas toujours facile, mais depuis sa maladie l’ortie était devenue une alliée indispensable lorsque certaines douleurs se rappelaient à elle. Et très utile pour les femmes lorsque leurs règles les affaiblissaient trop. Autant dire qu’aussi bien dans les jardins de Cairnyr que dans ceux du Cercle, l’ortie avait sa place. Elle occupait un carré à elle seule ici. Enfin, les deux variétés que le Cercle possédait se partageaient le terrain à part égale.

Alors oui, cette plante si commune, si banale qu’on en venait à l’ignorer, était en réalité un vrai petit trésor à chérir et à ne pas utiliser seulement pour assaisonner les plats.

« Je pense cependant qu’il faut en prendre régulièrement, sinon les bénéfices ne seront pas visibles. Elle se répétait un peu, mais le manque de préparation ne lui permettait pas de bien organiser ses pensées. Je n’ai pas encore tout lu au sujet des problèmes d’articulations, mais ce n’est pas un mal dont on guérit, mais plutôt qu’on entretient. » Voyait-elle ce qu’elle entendait par là ?

Elle regarda son interlocutrice, prête à répondre à d'autres questions si le besoin se faisait sentir. Ailis gardant ses questions pour elle-même, de peur d’être indiscrète, peur infondée peut-être ? N’avait-elle pas le devoir de proposer son aide ? Elle n’est qu’une apprentie après tout, se sermonna elle-même l’apprentie. Et Millicent devait pouvoir prendre sans problème des tisanes à l’infirmerie, non ? La curiosité est un bien grand défaut n’avait cessé de lui rabâcher les oreilles lorsqu’elle était petite, alors elle tut cette curiosité.

« Je vois. »

Elle avait toujours cru que les vertus de l’ortie résidaient dans sa brûlure et la quittaient avec elle, et qu’on ne la consommait que pour le goût et le prix. Elle ignorait encore beaucoup, en matière de pharmacie. Une bonne nouvelle : l’humanité n’irait pas très loin si elle était limitée aux remèdes qu’elle connaissait.

« La vieillesse compte-t-elle comme une maladie, dans le cas des articulations ? »

Avec ça, toutes les questions qui pouvaient être répondues le seraient. Une réponse livresque, dénuée de l’expérience qu’elle avait demandé, mais une réponse complète. Un peu pessimiste peut-être, mais il faudrait plus qu’un manque de conviction pour décourager Millicent – difficile de décourager quand le courage n’entrait pas en ligne de compte.

« Mais ce n’est pas un mal dont on guérit, mais plutôt qu’on entretient.
– C’est ce que j’ai entendu dire. »

Pas en ces mots, bien sûr – Hugh avait seulement dit qu’il était déjà plus chanceux que d’autres et que même son sang rivénien ne pouvait remonter le temps. (Un apprenti avait demandé s’il l’aurait pu s’il était rivénien de première génération et non de centième, après quoi Hugh avait commencé à compter les années qui le séparaient de l’exil familial, et le temps qu’il y arrive le sujet initial était parti et le mal de dos passé.)

« Si tu la connais, j’aimerais la recette. J’en ferais suffisamment pour te compenser. »

Une apprentie ne devait pas avoir beaucoup de temps à passer en cuisine, comme une apaisée n’en avait pas beaucoup à passer dans la bibliothèque. L’échange était aussi juste qu’évident. (Elle aurait probablement pu ne rien offrir en retour, mais elle avait déjà vu Ailis parler à l’enchanteur supérieur Vaël et n’était pas sûre qu’elle accepterait. Mieux valait faire les choses dans les règles dès le début.)