Un pied sur l’échelle, l’autre sur le mur, elle se demandait si on la considérerait comme dans la boutique ou la remise. La distinction avait son importance, pour au moins trois raisons : l’assurance, d’abord, si elle venait à tomber – elle décida de ne pas le faire et estima la question réglée –, les précieuses statistiques de Hugh ensuite, et enfin, question que la sonnette annonçait comme prioritaire, sa position déterminerait si, si un client le demandait, elle devait abandonner sa tâche ou s’y cantonner en faisant la sourde.

Peut-être la porte aurait-elle dû attendre le soir pour être huilée.

L’arrivée de la jeune femme, alors qu’elle n’effleurait que timidement la réponse, ne l’arrangeait objectivement pas, et elle la détailla en hésitant. Descendre et saluer ? Finir et saluer ? Filer sans saluer, et laisser Hugh s’occuper de cette cliente à l’air aussi lucratif que timide ? Elle était du genre à ne pas brusquer, de ceux qui ne partent sans ce qu’ils désirent que si le commerce crie plus fort que l’envie – alors, relativement sûre d’elle, elle décida de se taire, et de ne pas la laisser voir qu’elle se hâtait de finir.

Une part d’elle avait espéré que le terrier de la bête serait suffisamment monstrueux pour la faire fuir et lui imposer l’attente, mais il n’y avait devant elle aucun monstre ni aucun cadavre : simplement un sol propre, des étagères remplies de bouteilles et bibelots ordinaires, et une fille à peine plus âgée qu’elle.

Dans le silence de la salle, elle hésita.

Elle priait chaque soir pour accoucher d’une fille, et chaque matin pour le contraire ; implorant tour à tour l’approbation de son mari et l’amour de son enfant, le respect du monde et la paix du berceau, elle ne savait plus quoi espérer de plus que deux corps en bonne santé. Dans l’antre même des décisions assumées, elle doutait soudain de la sienne – elle savait ce qu’elle voulait, en cet instant précis, mais si tout changeait encore, comme la veille ? Si elle regrettait, comme elle regrettait les pensées tout en regrettant leur absence de conséquences ?

Si la vendeuse lui avait soufflé la réponse, peut-être aurait-elle enfin su ; mais la rousse persistait à se taire, comme si elle n’était pas là. C’était à la fois rassurant et vexant.

Et inquiétant. Voilà qu’en plus de perdue, elle se sentait nerveuse.

S’était-elle trompée ? La demoiselle se taisait toujours, même quand Millicent descendit de son échelle et rangea ses affaires ; quand elle revint de la remise, elle avait à peine l’air d’avoir bougé. Maintenant qu’elle était au sol, son regard glissa sur le ventre arrondi qu’elle n’avait pas vu plus tôt (elle aurait dû, elle se méfierait plus la prochaine fois) pour se poser sur le sien. Si les yeux étaient la porte vers l’âme, Millicent trouva celle-ci fermée.

« Bonjour. »

Elle restait convaincue que parler de marchandises n’était pas la marche à suivre, mais elle ne pouvait pas laisser le silence s’étirer plus longtemps. Si elle ne pouvait traiter la jeune fille en cliente – ouvertement, du moins, puisque c’était précisément ce qu’elle faisait – peut-être devait-elle l’accueillir autrement ? Protéger les générations à venir était du devoir de chacun, après tout, et outrepassait ceux d’une apaisée.

« Voulez-vous une chaise ? »

Une apaisée. Voilà pourquoi elle avait l’air si normale, sans avoir une seule once de normalité ; évidemment elle n’en avait jamais vu, mais elle n’était pas assez sotte pour échouer à les reconnaître. Son regard vide, ouvert sur deux tunnels noisette dans lesquels la raison se perdait, chassait le sien par son intensité, guidant ses yeux plus haut, au cœur du soleil accusateur.

Tu ne devrais pas être ici.

L’envie de fuir la prit avec la force d’un haut-le-cœur. Elle n’aurait jamais dû venir. Il n’était peut-être pas trop tard pour partir. Jamais elle n’aurait dû approcher son enfant de la magie, jamais elle n’aurait dû s’exposer aux rumeurs, jamais elle n’aurait dû…

Jamais elle n’aurait dû essayer. Le choix du Créateur était irréversible – il était trop tard, Il l’avait vue. Pourquoi avait-elle voulu venir ? Prier n’était-il pas offense suffisante ?

« Voulez-vous une chaise ?
– Je veux bien, » souffla-t-elle.

Elle se laissa glisser sur le siège invisible et sa main se porta à son ventre, comme pour le protéger des rayons du Soleil ; l’enfant était encore là, encore en elle ; sur cette chaise elle se sentait intouchable, peut-être parce qu’on lui avait répété que là était sa place tant de fois. Courir était dangereux ; crier était dangereux ; toute la sécurité du monde ne pouvait avoir disparu, seulement migré… Elle s’accrochait à cette certitude : assise, au moins, elle ne risquait rien.

La salutation arriva à ses oreilles plus tard, portée par d’autres ondes moins pressées, et elle chercha la force de se reprendre. Se redresser. Inspirer. Les mains à plat. Son éducation l’avait au moins préparée à rester digne, si ce n’était à affronter Sa chaleur en personne.

La crainte restait là, mais elle avait eu la décence de retourner dans les ombres du soleil protecteur, et la voix lui revint avec les mots dont elle ne connaissait toujours pas la finalité.

« Avez-vous un sort pour – » Non, elle ne pouvait pas dire ça. « Qu’avez-vous concernant les grossesses ? »

Elle n’avait pas l’air bien.

C’était bien dommage.

Elle ne souhaitait cet air angoissé à personne, et se doutait que cette ambiance vendrait mal ; mais qu’était-elle censée faire ? Elle connaissait tout juste les formules pour rassurer les tout jeunes apprentis, personne ne l’avait préparée à plus. Avant déjà, elle chassait les crises avant qu’elles ne s’installent ; l’avantage de côtoyer les mêmes personnes jour après jour, jusqu’à anticiper les grimaces et leurs menaces. Que faire avec une inconnue, quand il était déjà trop tard ?

L’ancienne Millicent aurait su faire – elle aurait su s’approcher pour soutenir sa détresse, sourire pour réapprendre le geste à la cadette, trouver les mots justes. L’ancienne Millicent aurait su, mais pas elle. Elle n’avait que de lointains souvenirs de la tristesse, et de combien elle lui avait paru inconsolable. Elle se souvenait de l’irritation des étreintes, de l’impuissance de la raison ; si elle poussait suffisamment, elle croyait se souvenir de larmes séchées par la caresse d’un chat, mais elle n’en avait aucun sous la main.

Elle n’avait rien qu’une bonne volonté de circonstance.

(Sa mère avait un jour dit qu’elle rirait pendant neuf mois, parce que pleurer aurait rendu le bébé triste, et peut-être l’anecdote aurait-elle pu amuser l’étrangère, si Millicent n’avait pas eu la preuve qu’elle était profondément fausse. Angeal était l’enfant le plus pleurnichard qu’elle eut jamais vu – et l’un des deux seuls, certes –, alors si c’était pour ce résultat, elle préférait ne rien conseiller du tout.)

Tous les mots lui paraissaient creux et inutiles ; alors, à défaut de savoir quoi faire, elle lui tendit un verre d’eau, en signe de présence. Ça ne faisait jamais de mal.

Quant à sa réponse… Elle n’allait pas lui lister tout leur catalogue, quand même. Enfin, si. Elle aurait pu. Dû. Voulu. Mais le sujet était vaste, et il aurait fallu expliquer que ceux qu’ils avaient en stock était différent de ce qu’ils pouvaient commander, et elle n’était pas sûre que sa cliente, même si elle s’était reprise, ait la patience d’écouter.

« C’est pour vous ? »

Le silence accueillit sa question, aussi étrange que l’apaisée, et elle fixa le verre d’eau avec suspicion.

« C’est juste de l’eau ? » s’assura-t-elle avant d’en boire une gorgée prudente et bienvenue. L’eau était étrangement fraîche pour la saison, et elle frissonna en l’imaginant rafraîchie par des glaçons magiques. Plus rien n’était sûr, ici.

Au moins se sentait-elle bien mieux, prête à reprendre la conversation du point où elle l’avait malencontreusement fait dévier. Elle hésita même à se relever, et fut fort surprise de se trouver clouée à sa chaise ; le soleil était éclipsé par les yeux insistants pourtant, mais ses jambes refusaient de bouger. Tant pis. Ses parents ne menaient-ils pas des conversations très réussies sans regarder les gens en face ? Il fallait s’y habituer ; elle était censée avoir la même autorité, maintenant…

« Oui. C’est pour moi. » La question était si incongrue qu’elle faillit rire. Quelles étaient les chances pour le contraire ? « J’attends un enfant. » L’idée – ridicule – que ça ne se voyait pas était agréable comme un courant d’air frais en plein été, et elle se sentit sourire. Même si ça ne sortait pas de cette pièce à la réalité suspendue, s’imaginer, l’espace d’un instant, ne pas être chanceuse ni radieuse mais simplement normale… Ne serait-ce que pour cela, la journée valait le coup d’être vécue. « Vous vendez des potions, n’est-ce pas ? Est-ce qu’elles peuvent… influencer ? »

« Juste de l’eau, promit-elle solennellement. On ne peut pas se permettre d’offrir des suppléments gratuits. »

L’avantage des humains était qu’ils se remettaient vite. Elle n’avait rien eu à faire pour faire pour redonner un sourire sincère à la jeune noble, seulement attendre quelques secondes – peut-être ses mots y étaient-ils pour quelque chose, mais elle n’avait pas assez vécu pour confirmer cette théorie-là. Il était des interprétations qui ne se devinaient qu’avec l’expérience qui y menait… supposait-elle.

« La magie peut influencer tout ce qui existe, des pierres aux nuages. »

On évitait juste de le lui permettre, pour des raisons plus ou moins obscures. La blonde le savait. Ni nains, ni apaisés n’étaient immunisés, alors pourquoi son bébé le serait-il ? La question était autre ; Millicent refusait seulement, encore une fois, d’y répondre. N’achetait pas de magie qui ne savait pas clairement ce qu’il voulait – c’était une des premières choses qu’on lui avait apprises au Cercle, et une des premières que Hugh lui avait rappelées à son arrivée à la boutique. La magie doit servir l’homme, non guider ses envies.

« Que voulez-vous changer ? »

Son sourire se fana le temps d’une hésitation – les apaisés pouvaient-ils plaisanter ? – avant de revenir, moins sincérité, plus armure. Bien sûr qu’ils pouvaient influencer ; elle voulait seulement savoir s’ils le pouvaient de la façon qui l’intéressait… Mais la teigne du Cercle ne la laisserait pas s’en tirer avec des sous-entendus et du bon sens, visiblement.

« Je sais. »

Ce cri de révolte s’était tu il y avait des années de cela, étouffé par l’assurance que les révélations faisaient du bien à qui les disait, si ce n’était à qui les entendait ; l’humilité comme huile de conversation. Il n’y avait pas de conversation avec une apaisée, seulement un échange trop direct pour suivre les règles établies – peut-être qu’elle ne savait pas que Mélisandre savait, ou peut-être que sa question était si opaque qu’elle était incapable de voir plus loin ; on n’était jamais très sûr de l’intelligence des apaisés, et elle ne connaissait aucun mage à interroger.

Enfin, sauf Elain.

Donc aucun.

« Que voulez-vous changer ?
– Rien ! »

Sa vue se brouilla, de peine ou de colère elle n’aurait su dire. Elle ne voulait rien changer. Là était sa seule certitude, au milieu de tous les changements qui rythmaient sa vie depuis un an : elle ne voulait en ajouter aucun, au risque de perturber l’idylle que le monde construisait autour d’elle. Elle était heureuse ; tout était parfait ; elle ne voulait rien changer…

« … Je voulais juste choisir, » finit-elle plus bas.

Une petite fille.

Un petit garçon.

Millicent n’avait jamais eu le choix. Parfois, en réalité, elle se demandait si le choix existait, ou si ce n’était qu’une fable que les hommes se racontaient pour prétendre mériter leur place à Ses côtés. Le bon choix. Le choix heureux… Faire des choix menait, au Cercle, invariablement au drame et à la mort. Regardez les disparus. Regardez les Apaisés.

Poursuivre le choix quand on était malheureux était voué à l’échec – le faire quand on ne l’était pas était bête. Incapable de juger la demoiselle, elle désapprouvait sa démarche, sans réellement la comprendre. Heureusement on ne la payait pas pour comprendre.

« Nous pouvons vous aider, mais c’est une vie difficile que vous lui préparez si votre premier choix est celui de la magie. Les effets secondaires seront imprévisibles. »

Une part d’elle espérait perdre cette cliente, au détriment du Cercle, mais pour le bien de son enfant, et par là de Starkhaven. Millie Maud le lui avait dit : Les enfants devraient pas jouer avec la magie. J’ai cru que Raphael finirait chauve ! Je sais pas pourquoi je te raconte ca, mais c’est vrai. Faut que t’empeches les apprntis de lancer des sorts trop près des petits, j’imagine. Je serais triste qu’ils meurent parce que tu t’en fiches. Elle-même ne serait pas triste, mais elle reconnaissait la logique du raisonnement.

« Vous pouvez essayer ça, dit-elle en sortant une fiole d’un placard jusqu’alors fermé. Trois cents pièces. Ajoutez du tilleul pour le rendre plus grand, les instructions sont fournies. Ou celle-ci pour le rendre plus fort. Trois cent cinquante. Nous n’avons pas le droit de le rendre plus sensible au Voile – à la magie, expliqua-t-elle. Je vous recommande de consulter un mage de Création pour toute demande plus poussée. Je peux prendre votre nom et organiser un rendez-vous. »

Les fioles s’alignaient devant elle, enveloppées dans des bouts de tissu et des bribes de parchemin, magiques, repoussantes, et la vendeuse parlait de chacune comme si elles n’étaient rien – comme si elle ne proposait pas de déformer la réalité elle-même. Elle écoutait chaque explication en n’entendant qu’une chose : tes prières n’ont jamais servi à rien. Inutiles, impuissantes face à la toute-puissance des mages. Elle aurait dû redoubler de peur, mais la réalisation lui arracha au contraire un soupir soulagé. Elle n’avait rien fait.

Elle était libre. Privée de contrôle, mais en avait-elle tellement besoin ? Plus que tout, elle était libérée de ses regrets. Bien sûr que ses prières et ses espoirs ne mèneraient à rien – le Créateur et Son épouse étaient trop sages pour écouter les divagations d’une jeune mère… Elle se les reprochait toujours, mais ne les craignait plus – n’avait plus besoin d’achats radicaux pour les réparer, envasée dans des demandes qu’elle ne savait faire disparaître. La tête haute et le visage serein, elle se releva, posa le verre vide sur le comptoir et se tourna vers l’apaisée.

« Ça ira, merci. Je suis désolée de vous avoir dérangée pour rien, mais vous avez raison. La magie n’est pas ce que je veux. » Elle ne voulait plus rien, en réalité – pour les prochaines heures en tout cas, jusqu’à ce que la nuit tombe. « Je vous remercie pour votre aide. Ceci sera-t-il suffisant ? »

Les quelques pièces étaient tellement inférieures à celles qu’elle avait été presque prête à dépenser que c’en était risible, mais restaient loin du vol. S’il y avait bien une institution à ne pas se mettre à dos, c’était le Cercle ; or il n’aurait aujourd’hui pas à se plaindre d’elle.

« Merci encore. Bonne journée. »

Et si ensoleillée – si chaude, sous le ciel bleu.