Peut-être Starkhaven avait-elle trop longtemps espéré que l'Enclin l'épargnerait : après tout, les Anderfels et Riveïn n'étaient-elles pas des Nations lointaines ? Tévinter n'aurait-il pas mérité le courroux de l'Enclin ? Toute espérance fut enterrée au soir de Satinalia, dans le silence feutré d'un bureau austère, quand une lettre du Premier Garde de Weisshaupt atterrit entre les mains de sa collègue de Starkhaven. Les armées monstrueuses, dirigées par l'archidémon lui-même, descendaient vers les Marches Libres.

Wycome tomba la première : la nouvelle parvint au reste des Cités-États au milieu du mois de Primeneige lorsque les derniers bateaux accostèrent Cairnayr. Les survivants horrifiés racontèrent comment les hordes d'animaux viciés avaient finalement submergé leurs champs, ne laissant derrière leurs griffes et leurs crocs que des ruines, que des corps. Certains, tremblants, insistaient sur ces cadavres, puisqu'ils les avaient vus de leurs propres yeux se relever pour se joindre aux bêtes, les unes dévorant les autres et les vivants, le tout sous le rire surnaturel d'une entité qu'ils n'apercevaient pas. Par la suite, aucun autre survivant de Wycome ne parvint à Starkhaven : la Garde des Ombres les considéra comme perdus, victimes directes de l'Enclin ou de la Souillure.
Les voyageurs seraient remplacés par les engeances.
Dès lors, ce furent toutes les Marches Libres qui cédèrent à la terreur : au-delà des animaux et de l'étrange entité nécromancienne, la Garde des Ombres attesta de la présence de l'archidémon lui-même à la tête des armées venues de Riveïn. Pour les Cités-États proches des frontières, on supplia la protection du Névarra, d'Orlaïs, voire de Tévinter lui-même - même si aux Andrastiens, l'Impérium demeura verrouillé et inaccessible, rancœur vive héritée des terribles Marches Exaltées. La majeure partie des exilés convergèrent cependant vers un autre point : Starkhaven, la Cité des Princes, aux hautes et puissantes murailles, seules capables de retenir une telle armée.

Tous les regards se tournèrent alors vers le quartier général de la Garde des Ombres, dans les Anderfels, depuis plusieurs semaines déjà envahis par l'autre partie des armées de l'Enclin. La marée s'abattit finalement sur les murs d'Hossberg : de là, les guerriers au griffon d'argent réussirent à temporiser la fureur de leurs attaques, s'escrimant à ce que les engeances ne se détachent jamais de cette capitale capable de tenir un siège pour plusieurs années. Tout Thédas observa ces manœuvres, admira ces réussites, salua cette stratégie, et les missives se firent de plus en plus pressantes auprès de Kendric Vaël et de Senaste pour les enjoindre à l'adopter. Parmi toutes ces voix, celle du Premier Garde de Weisshaupt s'affirma avec plus de force : pour contrer les offensives éclaires et dévastatrices de l'armée orientale, il ordonna aux Gardes des Ombres marchéens d'en attirer le maximum sur Starkhaven et de les y fixer aussi longtemps que nécessaire.

En cet hiver 5:13 des Exaltés, les yeux de tout Thédas se portèrent sur Starkhaven : toutes les nations de ce concert désordonné attendaient de la Cité-État qu'elle tienne face à l'assaut des armées de l'Enclin. En était-elle seulement prête et capable ?

Starkhaven était-elle seulement capable de faire face à cette armée ? L'y avait-on assez préparée ? La nouvelle de l'arrivée imminente de l'Enclin ne s'imposa pas tout de suite à la population havenoise : au lendemain d'une Satinalia euphorique, l'on pouvait sans peine s'imaginer que les masques et les voiles étaient difficiles à ranger pour admirer l'effrayante réalité. La menace avait été annoncée depuis près d'un an maintenant, et son ombre avait eu le temps de s'installer dans les quotidiens.

Après tout, pourquoi s'inquiéter plus que d'ordinaire ? Starkhaven se préparait depuis plusieurs mois déjà à lutter contre l'Enclin, une tâche à laquelle s'étaient pleinement consacrés la Garde des Ombres et ses alliés, multipliant dans Starkhaven les entraînements et les enrôlements plus ou moins volontaires : s'il subsistait l'interdiction absolue pour les guerriers à l'habit bleu de se mêler de politique, la conscription de l'ancien conseiller aux affaires militaires, Ardal Irvine, parut paradoxalement apaiser les tensions politiques au sein de la cité. D'autant plus que la popularité de Kendric Vaël, malgré sa santé déclinante et ses déboires passés, remontait auprès de ses sujets. À cela fallait-il ajouter que nombre d'Havenois et d'Havenoises avaient su se saisir des difficultés auxquelles faisait face Starkhaven pour les régler, et améliorer la vie d'autrui. Ainsi, si l'eau demeurait encore impropre à la consommation, l'Aguera ne représentait plus un danger imminent de contagion. Cela permit aux plus téméraires d'explorer des souterrains s'avérant toujours plus grands et labyrinthiques, et sous contrôle de la pègre - pour ce qui leur était accessible, naturellement, et où les conduisirent des plumes noires d'une Corneille qui ne paraissait pas avoir délivré son dernier mot…

Pourtant, à mesure que l'hiver avançait, des inquiétudes commencèrent à s'élever. La météo, déjà, n'atteignit pas les basses températures que l'on pouvait attendre : pas un flocon, pas une gelée, ne furent observés alors que les jours devenaient toujours plus nuageux et que le soleil se montrait de moins en moins. Les premières inquiétudes montèrent dans les faubourgs de Cairnayr, que la générosité havenoise avait su rendre plus habitables, et qui commencèrent à s'embraser avec les récits effrayants des derniers survivants de Wycome : à la mi-Primeneige, plusieurs contestations s'élevèrent dans la cité portuaire pour demander des explications, et la vérité. Ainsi tomba la nouvelle : les armées de l'Enclin se dirigeaient vers Starkhaven et il fallait désormais préparer la Cité-État à un siège ; tout ce qui s'étendait au-delà de ses murs était condamné à être détruit ou à mourir.

Que l'on vive dans Starkhaven ou dans les villes extérieures comme Cairnayr et Corintamh, que l'on soit réfugié de l'Enclin ou exilé des Marches Libres, il ne restait que deux solutions : fuir vers les Nations thédosiennes de l'ouest ou du sud ou atteindre l'intérieur de la cité. Celles et ceux qui optèrent pour ce dernier choix se pressèrent le long du pont de l'Aguera, devant les services de l'Office, pour demander l'accès aux murs. À celles et ceux qui avaient payé le Droit d'Enceinte, on leur laissa l'accès ; pour les autres, contraints par la pauvreté, par l'illégalité ou, simplement, par le manque de place, ils durent chercher une entrée par leurs propres moyens, ou se convaincre de s'en aller… si cette décision n'était pas volontaire. Cette fois-ci, les contrôles de l'Office devinrent systématiques, expulsant celles et ceux qui ne pouvaient payer ni l'impôt de l'or, ni l'impôt du sang, à Starkhaven.
Au milieu des cris et des protestations, murmures et interrogations circulaient comme autant de frissons dans les gorges noueuses : il naissait en cette fin d'année 5:13 des Exaltés des enfants difformes et abominables, souvent morts avant de respirer, mais à la peau toujours pâle et aux veines violettes. Un mal de la Souillure, conclurent les sages et les médecins, qui ne touchait aucun adulte : simplement quelques nouveau-nés, peu importe d'où provenaient les parents. Dès lors, ce fut la recherche permanente d'un remède miracle - et souvent inefficace.

Quels furent leurs torts pour qu'un châtiment pareil s'abatte sur eux ? Seul le Créateur, aveugle et sourd, en connaissait la réponse.