Type de RP Classique
Chapitre concerné Chapitre 4
Date du sujet 7 Auguste
Participants  @Faolan Callaigh & Cadwell
TW Mention de pauvreté, traumatisme et maladie (cécité)
Résumé Un templier et un chercheur se rencontrent autour d'une enquête concernant les réfugiés de Cairnayr.
Pour le recensement

Code:

[code]<ul><li><en3>7 Auguste</en3> : <a href="https://ainsi-tomba-thedas.forumactif.com/t2238-l-escarboucle-bleue-faolan-cadwell">L'escarboucle bleue</a></li></ul><p><u>Faolan Callaigh, Cadwell</u> Un templier et un chercheur se rencontrent autour d'une enquête concernant les réfugiés de Cairnayr.</p>[/code]

La journée était ensoleillée et les rues de Cairnayr plutôt animées en ce jour de marché. Le Couvent avait profité de l'affluence pour installer un petit stand qui distribuait de la soupe et quelques couvertures aux plus démunis. Libre de ses obligations pour la journée, Cadwell en avait profité pour accompagner Soeur Rosemary, Soeur Anna et trois de leurs jeunes protégés : Huguette, Sorcha et Cassis. Les deux premières étaient assez âgées pour que Cadwell les ait connues à l'époque où il vivait sous la protection de Soeur Silence. Passer du temps avec les orphelins, c'était un peu comme rentrer à la maison après un très long voyage. Il ne lui fallait jamais longtemps pour reprendre ses marques.

Le garçon du trio, Cassis, n'était pas le plus jeune des pensionnaires, mais c'était le dernier arrivé. Il venait d'Antiva. Cadwell ne savait pas s'il comprenait le Commun, car il ne parlait pas. Il était entré à Starkhaven avec une des premières vagues de réfugiés, dans un groupe où il ne connaissait personne. Andrasté seule savait ce que ses grands yeux expressifs avaient vu et enduré. Les Soeurs l'avaient surnommé Cassis, parce qu'il aimait les cassis. Elles essayaient de l'intégrer à toutes les activités ; même si Cassis restait dans son coin, il observait tout ce qui se passait. Apprenant cela, Cadwell avait jugé bon de l'emmener avec eux dans leur petite mission, afin de stimuler sa curiosité. Le quotidien du Couvent pouvait vite devenir monotone.

Une fois installés sur le stand, le petit garçon se colla contre la table pour voir les Soeurs distribuer de la soupe. Soeur Rosemary, qui était aveugle, donnait les directives et accueillait les réfugiés, Soeur Anna les servait sans se départir de son sourire apaisant, quant à Cadwell, Sorcha et Huguette, ils coupaient les ingrédients et remuaient le contenu de la marmite. Voyant l'intérêt du cadet, le jeune templier tira un tonneau près d'eux :

"Tiens mon grand, installe-toi ici, tu verras mieux."

Il souleva Cassis pour l'aider à s'asseoir. Le gamin ne broncha pas. Il continua de les observer sans rien dire. Cadwell se tourna vers les filles, qui semblaient un peu moroses. Sorcha en particulier n'arrêtait pas de râler :

"Il fallait surtout pas que les garçons viennent nous aider. "Gneu gneu gneu, moi je vais monter des meubles pour montrer mes gros muscles, distribuer de la soupe c'est pour les filles et..."

"Qui est musclé ?" coupa Cadwell en se rapprochant avec un air innocent.

Il obtint la réaction escomptée :

"Quoi ? Personne !" bafouilla Sorcha en retournant à ses légumes.

"C'est ce que tu viens de dire, pourtant. Tu penses à un garçon en particulier ?"
"Non !"
"Oui !"
"Guettie !"
"C'est quiii ?"
"J'te déteste."
"Mensonges ! Quand je suis parti au monastère, tu m'as dit que j'étais ton héros."
"Cadwell, j'avais HUIT ANS !"
"Tu auras toujours huit ans dans mon coeur, Sorcha."
"Humpf !"
"Ne t'en fais pas, je ne trahirai pas ton secret."
"T'entends ça, Guettie ? Cadwell n'est pas une balance, lui !"

Huguette lâcha un ricanement pas du tout contrit. Au moins les filles avaient arrêté de broyer du noir. Cadwell garda un oeil sur elles tandis qu'il aidait Soeur Anna à débarrasser une marmite déjà vide :

"Elle part vite, aujourd'hui."
"Il y a du monde !"

Heureusement, ils étaient parés. Soeur Rosemary distribuait de la soupe à Cairnayr depuis l'arrivée des réfugiés, elle était rodée. Cela faisait trois ou quatre mois que Cadwell n'avait pas eu l'occasion de participer à l'opération. Il était content d'aider. Il aimait son travail de templier, mais poser l'armure lui faisait du bien aussi. Parfois, le Cercle semblait très éloigné des préoccupations du peuple et de la vraie vie. Ici, Cadwell était de retour dans la réalité.

« Hm hm. Tiens. Sens ça.

— Ouah ?

— Non. Pas les friandises. Ici. Sens ça.

— Rrrmff... »

La truffe noire s'approche. Elle enfle, se contracte, frétille à gauche et à droite de ma main. Un genou plié, je lui bloque l'accès à la bourse pleine de viande séchée, parce qu'elle a déjà voulu la piller. Ce n'est pas ce qu'elle doit faire. Ni aujourd'hui, ni jamais. Ce qu'elle doit faire, c'est apprendre : à suivre mes ordres, à retrouver les objets volés.

Je veux qu'elle attrape les voleurs. Pas qu'elle essaie de les imiter.

Hm. Même si elle paraît très douée.

Demoiselle baisse la tête, traîne le nez. Je ne sais pas si elle regrette ses friandises ou sent apparaître la piste sur le pavé. Devant elle, je garde ma main tendue. Le bandeau de cuir repose dans ma paume étendue.

Elle le renifle une deuxième fois. Trois. Quatre. Je l'encourage. « C'est bien. Tu, hm, tu le sens ? » Un fanion blanc s'élève. Il trouble l'air d'un battement de poils clairs. « C'est bien. » Elle recommencer à étudier le sol. Je la laisse faire. Un instant.

Puis : « Cherche. »

Une pause, un petit pas, elle éternue et elle s'en va. Je me relève. L'enquête va enfin progresser.

Alentour, des figures fanées se tassent sous les porches, rasent les rues, dressent leurs abris de fortune où la foule ne passe plus. Les réfugiés s'entassent à Cairnayr, depuis des mois. Starkhaven ne les prend plus. Les habitants ne les veulent pas. Les rejets pullulants d'Antiva s'installent là où les refus les poussent, là où leur malheur n'empiète pas, parqués dans des carrés de tolérance qui ont craqué sous leur poids. Maintenant, partout, leur pas est une annexion. Une asphyxie. Tous ensemble, nous étouffons.

Du manque d'espace. Du manque d'espoir.

Je poursuis la queue flottante qui bat la mesure de son aventure. Je veille : le danger festoie quand la détresse mûrit. J'ai mon épée, et mon harnois ; mon Œil, et ma foi ; on me craindra, je crois, tant que je me montre sûr de moi. Je ne sais pas si je le suis. Depuis Jenny, je n'ai pas le choix.

Qu'est-ce que tu fais là ? me siffle une vilaine voix, c'est le doute qui revient. D'autres ombres, d'autres causes exigent ta présence. Tu dévoies ton sens dans l'indigence.

Pourtant, je n'arrive pas à ignorer. Les peurs, les pleurs, les humains terrés comme des lapins devant les crocs noirs de l'Enclin. Ils sont le « nous » de demain. Si on les abandonne, est-ce qu'on jette à l'engeance notre destin ?

N'est-ce pas ce que le Créateur veut ? Je refuse d'y penser. Messerah Vaël approuverait-elle que tu gâches ici un temps précieux ? Sans doute pas.

Mais aider les réfugiés à retrouver leurs affaires, c'est un bon moyen d'aiguiser notre flair.

Demoiselle cherche, cherche, cherche. Elle accélère. Je presse le pas. Là où elle s'élance, un attroupement dense. Des étals de marché déploient une fausse abondance. Peut-être que le responsable s'est noyé dans le nœud des manants ?

La fourrure tachetée disparaît entre quatre jambes déguenillées. Je ralentis avant de m'insérer. Mes épaules d'acier s'imposent, les faces émaciées me glissent des regards en biais. Hm. Je n'ai pas le temps de m'en soucier.

Un silence, introduction de la tempête, une inspiration, avant l'explosion.

Bram ! Bam ! Des cris stupéfaits. Je bondis, je bouscule les badauds avec empressement. L'a-t-elle trouvé ? Est-elle blessée ? J'entends des grognements étouffés.

Quand j'ai repoussé tous les gens, j'aperçois des sœurs figées et un chien en train de laper une marmite échouée.

« Hm. » Entre les plaintes outrées et les rires égayés, je sens mes oreilles picoter. Demoiselle n'est pas inquiétée. Elle continue de lécher le fond du récipient renversé.

Sans un mot, je la rejoins, je me penche et la tire doucement loin de son nouveau méfait. Un larcin innocent, plutôt qu'un tort redressé. C'est mal, Demoiselle.

Je la réprimande. Elle me dévisage, le museau détrempé.

« C'est mal.

— Ouah !

— Ce n'est pas ce que tu devais chercher. »

Je ne dois pas oublier le but de notre chasse. Je lève les yeux, j'examine une à une les mines déconcertées. Je recroise les tenues saintes des servantes d'Andrasté - je les salue, par respect - et puis leur escorte. Deux fillettes armées de louches. Un garçonnet perché sur un tonnelet. Et un dernier, bien plus âgé, solide au milieu des femmes et des enfants fluets. Je lui parle en premier, parce qu'il est plus près.

« Pardon. Elle, hm, devait pister un voleur. Elle s'est dissipée. »

À mes pieds, Demoiselle gémit. Ses pattes s'agitent et son arrière-train frémit. Je lui fais signe de rester assise.

« Vous auriez vu, hm hm, quelqu'un de suspect ? »

Je fixe le jeune homme en face. Il me rappelle mes camarades. Il me donne envie de croire qu'il a l’œil aux aguets.

Des passants, le stand des Soeurs en voyait pleins, jeunes ou vieux, Havenois ou réfugiés, mais principalement pauvres et affamés. Le visiteur qui se glissa sous la table, cependant, était une nouveauté. Soeur Anna lâcha un petit cri surpris lorsqu'un chien de taille moyenne se faufila entre Cadwell et elle pour se jeter sur la marmite qu'ils étaient en train de débarrasser. Fort heureusement, elle était vide, aucun accident impliquant une soupe bouillante ne fut déploré. Quant aux restes qui maculaient le récipient en fonte, eh bien... ils faisaient au moins un heureux.

Cadwell sentit un sourire incrédule soulever ses lèvres, mais avant qu'il ait pu réagir, un jeune homme s'avança. Le propriétaire du chien... de la chienne, visiblement. Son armure le désignait comme Chercheur de la Vérité. C'était la première fois que Cadwell en voyait en compagnie d'un chien... Après avoir réprimandé ce dernier, le Chercheur s'excusa auprès de leur petit groupe pour la gêne occasionnée. Le jeune templier eut du mal à se concentrer sur ce qu'il ajouta après "voleur", mais comme il s'adressait principalement à lui, il se força à reporter son attention sur le jeune homme.

"Ne vous tracassez pas pour cette soupe... " commença Soeur Rosemary en souriant dans la direction du Chercheur de la Vérité.

Sorcha la coupa :

"On n'a rien vu nous, c’est la première fois qu’on vient !"
"Baisse cette louche Sorcha, tu vas t’éborgner", sourit Cadwell pour l'apaiser.
"Gnu gnu gnu tu vas t’éborgner…" grommela sa cadette, s'exécutant pourtant dans un mouvement lent, méfiant.

Le templier lui lança un regard d'avertissement. Il connaissait assez bien l'adolescente pour savoir qu'elle ne mentait pas, mais qu'elle avait ses raisons de se sentir visée. Elle n'avait pas toujours vécu au Couvent, et la vie d'avant lui avait appris ce qui arrivait aux voleurs trop entreprenants... ou pas assez prudents. Aussi justifiée soit-elle, Cadwell espéra que la répartie de sa cadette ne serait pas mal interprétée par le servant de la Vérité.

"Tout était très calme à notre stand, ce matin", répondait Soeur Anna pendant ce temps-là.

Elle se tourna vers  leur aînée :

"Soeur Rosemary, avez-vous entendu quoi que ce soit au sujet d'un vol ?"
"Je crains que non... mais je connais bien les gens qui viennent nous voir. Je peux vous rediriger vers d'autres qui ont une meilleure vue que moi, si vous voulez", plaisanta la vieille femme aveugle, reprenant plus sérieusement : "D'aucuns aideront volontiers les Chercheurs de la Vérité."

Cadwell aurait pu jurer qu'elle avait imperceptiblement tourné le visage dans sa direction en disant cela. Il s'avança, reprenant, presque inconsciemment, la posture et le ton militaire auxquels les couleurs de la Chantrie l'avaient habitué :

"À quand remonte le vol, ser ?"

Si la piste était encore fraîche, il y avait des chances que des témoins soient, même sans le savoir, encore dans les parages. Il y avait, parmi les habitants et les réfugiés auxquels le Couvent distribuait de la soupe, des habitués. Même Cadwell, qui ne venait pas souvent, avait reconnu certaines visages. Si Soeur Rosemary pouvait désigner les plus observateurs et les plus bavards, elle pourrait peut-être aiguiller la recherche du Chercheur dans la bonne direction. Le templier réfléchit quelques secondes, avant d'ajouter, soucieux :

"Et vous est-il permis de nous dire quel est l'objet du larçin ?"

Difficile de reconnaître un habile voleur à la tire dans une foule, mais un brigand qui volait une charrette, par exemple, ils auraient pu le voir passer. Cadwell était déjà en train de revisiter ses souvenirs de la matinée. Si une personne à l'air louche était venue à leur stand, l'aurait-il réellement remarquée ? Il avait passé beaucoup de temps à couper les légumes avec les filles. Mais Cassis, lui... À sa grande surprise, Sorcha lui donna un petit coup de louche sur le bras. Le geste - pas violent pour un sou - le sortit de sa réflexion :

"T'as pas intérêt à te défiler !" siffla-t-elle.
"Hein, quoi ?"
"J'te vois venir... Tu distribues la soupe avec nous aujourd'hui, d'accord ?"

Cadwell ne put s'empêcher de rire au ton employé par sa cadette. Oui, maman ?

"Les garçons... ça veut toujours montrer ses muscles", commenta Guettie avec un petit sourire malin. Cadwell l'ignora. Essayer d'aider au mieux un Chercheur de la Vérité n'était pas de la frime. C'était son devoir ; même si le Chercheur portait un insigne différent du sien, que Cadwell n'avait pas sur lui aujourd'hui, ils défendaient tous deux les valeurs de la Chantrie.

Ce n'est pas le garçon qui me répond. Il absorbe encore mes questions quand la sœur âgée prend la parole.

« Ne vous tracassez pas pour cette soupe...

— On a rien vu, c'est la première fois qu'on vient ! » proteste une voix stridente.

Mes yeux sautent à la figure d'une adolescente.

Ses boucles épaisses lui donnent une allure hérissée. Défiante, elle a levé sa cuillère au-dessus de son bouillon. Je la fixe. On dirait une chatte sauvage, prête à me griffer. Ou à m'envoyer une lampée de soupe au visage.

Le garçon préfère intervenir, hm. Il semble amusé. « Baisse cette louche Sorcha, tu vas t'éborgner.

— Gnu gnu gnu tu vas t'éborgner... » La cuillère perd en altitude, l'humaine garde ses distances. Malgré tout, il y a une étincelle dans ses prunelles brunes, et elles m'agrippent avec intensité. Une enfant aisée à embraser.

Demoiselle suit l'échange sans détourner le museau de la louche odorante. Ses oreilles se redressent, elle se met à trépigner. Assis, je lui intime du geste.

C'est le moment que choisit la deuxième sœur, beaucoup plus jeune, pour s'expliquer. Mon attention glisse vers elle.

« Tout était très calme à notre stand, ce matin. » Elle va quérir l'avis de son aînée : les échos des actes suspects ont-ils résonné jusqu'à elle ? « Je crains que non, » déplore sitôt la sœur vénérable. Mon regard se heurte à un voile laiteux. Je n'avais pas noté sa cécité. « Mais je connais bien les gens qui viennent nous voir. Je peux vous rediriger vers d'autres qui ont une meilleure vue que moi, si vous voulez. D'aucuns aideront volontiers les Chercheurs de la Vérité.

— Je voulais, hm, employer le flair de Demoiselle. » À son nom, la chienne réagit. « Ouah ! » Je l'apaise avec un geste d'approbation. Elle s'est signalée à la bonne occasion. « La vue ne devait pas être, hm hm, nécessaire. Votre aide reste bienvenue, » je conclus pour la sœur vénérable, afin qu'elle soit sûre de mon attention.

Mais un mouvement me ramène vers le premier garçon. Hm. Il fait un pas mécanique dans ma direction. Discipliné, pas servile. Il se tient dignement. Je me tourne vers lui et, par habitude, je croise les mains derrière moi.

« À quand remonte le vol, ser ? 

— Au point du jour. La victime m'a, hm, m'a dit avoir été agressée quand elle revenait à son abri. Dans la lutte, elle a arraché ce bracelet, » je complète en sortant le bandeau en cuir de ma sacoche. Demoiselle me rappelle d'un « rrmff ! » que c'est l'odeur qu'elle doit trouver, et se tortille en prévision. « C'est ça, » je l'encourage. « Pas bouger.

— Et vous est-il permis de nous dire quel est l'objet du larcin ? »

A-t-il besoin de cette information ? Peut-il en tirer profit ? L'envie n'anime pas que les plus démunis. Elle n'anime pas, non plus, les mains qui s'attablent pour servir la charité. Je creuse dans son regard.

Je décide que je peux lui donner de quoi m'aider.

« Un trésor de famille. Une pierre précieuse, bleue, qui appartenait à un, hm, un ensemble. De cette taille, à peu près. » (Je lui indique un rond de mes doigts. À cause du gantelet, ce n'est peut-être pas éloquent. Tant pis.) « C'est tout ce que la propriétaire, hm, a pu sauver d'Antiva. »

Je ne peux pas en dire plus. La gemme n'a jamais croisé mes yeux. Il faudra se fier à la détresse de la réfugiée, même si le désespoir n'est pas gage de sincérité.

Pendant ce temps, le garçon pondère sa réflexion. Je vois l'adolescente à la louche, son arme suspendue derechef, elle s'est tendue, yeux étrécis. Elle planifie une attaque. Pas le temps d'avertir, son ustensile jaillit de la marmite pour éperonner son ami. « T'as pas intérêt à te défiler !

— Hein ? Quoi ? » il hoquète, perturbé.

« Tu distribues la soupe avec nous, aujourd'hui, d'accord ? »

Pris en défaut, il se met à rire. Je ne sais plus si je comprends. Doit-il répondre à ses obligations, ou non ?

« Les garçons... ça veut toujours montrer ses muscles, » fait la deuxième fille qui touille la marmite. L'expression renarde, elle se rengorge d'être si perspicace. Je me permets de la corriger. « Hm, je n'ai pas besoin de voir ses muscles. Je ne risquerai pas l'intégrité physique d'un civil. S'il faut, c'est moi qui me battrai. » Je ne pense pas que nous en arriverons là. J'espère. Je sais que le vice se défend.

« Mais si votre maraude est pressante, je ne veux pas, hm hm, l'interrompre. » Demoiselle est partie renifler les pieds de la table, aimantée par les effluves capiteux. Je claque de la langue, elle revient. « On aura de la soupe à la maison, » je la sermonne quand elle me sert son œillade mouillée.

Un main tira discrètement sur la manche de sa tunique, coupant son rire amusé. Cadwell tourna instinctivement la tête vers Sorcha, mais celle-ci avait croisé les bras sur sa louche. Il baissa alors les yeux pour découvrir que Cassis était descendu de son point d'observation. Tu as vu quelque chose ? aurait voulu demander le jeune homme. Mais c'était impossible ; le Chercheur venait de leur expliquer que le vol avait été commis à l'aube. Ils ne tenaient pas encore leur petit stand de soupe à ce moment-là. Cassis le fixa quelques secondes de ses grands yeux clairs, avant de tourner la tête vers la chienne curieuse. Peut-être avait-il peur des chiens ? Cadwell n'eut pas le temps d'approfondir la réflexion, Guettie commentant à ce moment-là que "les garçons voulaient toujours montrer leurs muscles". Ce à quoi le jeune Chercheur répondit, sans savoir à quoi elle faisait référence. Un petit silence plana entre les Soeurs et leurs jeunes aides tandis que le jeune homme concluait par :

"Mais si votre maraude est pressante, je ne veux pas, hm hm, l'interrompre."

Avant d'encourager sa chienne à ignorer la bonne odeur de soupe. Cassis tira une nouvelle fois sur la manche de Cadwell. Et Guettie ricana :

"Tu as entendu, il n'a pas besoin de voir tes m..."
"Je ne suis pas un civil", intervint Cadwell.

Un autre silence, plus léger. Avant que Sorcha ne réagisse, il enchaîna :

"Je vous aiderais volontiers dans vos recherches."

Un Chercheur avait-il seulement besoin qu'on l'aide à chercher ? Il semblait avoir un fin limier à ses côtés... L'odorat de Cadwell n'était certes pas à la hauteur de celui de Demoiselle, mais il y avait d'autres avantages à pousuivre un voleur à deux humains et un chien. Il conclut en guise d'explication :

"Je suis templier, en permission."

Sorcha leva sa louche pour lui assener un nouveau coup sur le bras, qu'il anticipa cette fois. Il balaya son geste de la main en se tournant franchement vers elle :

"Je prendrai ta part de vaisselle quand je reviens, pour compenser. Est-ce que ça te semble équitable ?"

L'adolescente pinça les lèvres dans un silence empreint de jugement. Ses yeux dévièrent une demi-seconde derrière le templier - l'endroit où se tenait Rosemary. Elles ne pouvaient échanger de regard, pourtant...

"Et bah comme ça t'utiliseras tes muscles pour frotter, ouais !" grommela-t-elle en reprenant le touillage de sa soupe.

Cadwell se pencha vers Soeur Anna pour l'aider à redresser la marmite vide, tombée sous les assauts affamés de la chienne de pistage.

"Enfin, si cela vous convient aussi."
"Mais oui..." Elle semblait amusée. "Vous ne serez pas de trop de deux pour arrêter ce voleur... Le désespoir peut pousser à des actes insensés. Soyez prudents."

Cadwell hocha la tête, avant contourner la table pour faire face au Chercheur de la Vérité. Pendant quelques secondes, il le dévisagea en silence, la posture très droite. Comme s'il attendait ses ordres, réalisa-t-il avec un sentiment étrange. Alors il tendit simplement la main, dans un geste franc et décidé :

"Cadwell."

Ils ne s'étaient pas encore présentés.

Sur son perchoir, le garçonnet se fait discret. Gommé par l'âge et l'omission, invisible dans la conversation. Au bord de ma vision, je le vois glisser au sol comme du haut d'un précipice, ses deux jambes fines barattent le vide. Il s'approche de son aîné perdu dans ses pensées. Une main minuscule se déploie, une manche se froisse - c'est alors que la cuisinière au garde-à-vous fomente une rébellion à l'intention de son ami infidèle. Le tout petit disparaît dans l'agitation. Je l'oublie.

Les adolescents échangent, un mélange d'exaspération et d'amusement, ainsi que leur âge arrange. J'interviens entre les moqueries. Aussitôt vient l'effet désiré : un silence. Qui s'ajoute à la longueur d'attention qu'ils concentrent vers moi. Je peux espérer avoir réussi : je les ai correctement avertis. Et rassurés, peut-être ? Je ne leur demanderai pas de se mettre en danger, non, non, hm, pas pour les parterres de petits crimes qui bourgeonnent sur le terreau malade de la ville. Ce n'est pas leur devoir.

Ce n'est pas le tien non plus, Faolan.

C'est vrai ? Je ne veux pas y croire. Le Couvent corrige mieux les torts en offrant sa charité qu'en brandissant l'épée. Il en faut d'autres pour cette justice tranchante, et je me la réserve, je l'affûte à chaque prière. Elle me concerne, cette femme voûtée, plaquée sous un porche jusqu'à l'absorption ; il me concerne, ce malheureux qui pleure ses souvenirs dévalisés ; elle me concerne, cette famille qui se serre pour éviter aux enfants d'embrasser la misère et aux doyens d'y succomber. Je les vois, leur malheur s'accroche par vagues à mon dos décoré du pieux métal. Ils fuient le fléau de notre foi et dorment sous l'ombre de ma bannière, suspendus à mon nom. Les instructeurs peuvent avoir raison, mais moi, je ne peux pas l'oublier.

« Je ne suis pas un civil. »

Les bribes de querelle et la voix espiègle se sont tues, c'est que les taquineries sont terminées. À la place, me fait face un regard droit et déterminé. Il résonne dans le silence qu'il a invoqué.

« Je vous aiderai volontiers dans vos recherches. »

Ce n'était pas attendu.

Hm. J'ai bien demandé leur aide, oui, c'est vrai. Je ne pensais pas trouver un militaire là où la famine gagne du terrain, au front devant un ennemi intangible, muni de ses seules marmites et d'une louche. Les Dragons s'affairent, les hommes de Père également, mais ils courent derrière les barricades, pas derrière les fourneaux...

...il y a pourtant bien un ordre d'engagés qui joindrait avec piété l'effort généreux des sœurs, prêt à soutenir, prêt à protéger.

« Je suis templier, en permission. »

Je comprends son attitude. Je comprends l'impression d'habitude qu'il a dégagée. Je veux le regarder, je vois la louche à côté sur le point de le frapper.

Il se retourne juste à temps pour parer, comme il aurait bloqué l'assaut d'une épée.

« Je prends ta part de vaisselle quand je reviens, pour compenser, » il réplique à l'adolescente frustrée. Elle porte haut la moue des jeunes qui devraient être trop vieux pour bouder. « Est-ce que ça te semble équitable ? »

Lèvres plissées. Sourcils froncés. Nez remonté. Elle contemple cette destinée. Ça ne paraît pas la ravir, alors elle jette un regard par-delà son vis-à-vis. Je ne sais pas ce qu'elle y découvre. Elle se laisse simplement convaincre.

Elle se remet enfin à l'ouvrage, et signale de mauvaise grâce son revirement. « Eh bah comme ça t'utiliseras tes muscles pour frotter, ouais ! »

J'ai envie de l'informer qu'en vu de quoi un templier consacre ses muscles, qu'il consente à les lui léguer pour ses corvées est bien largement payé. Je me retiens. Un sentiment me souffle que le cœur du sujet n'est pas vraiment là.

Je cligne des yeux, pendant que le désormais-templier prête main-forte à la jeune sœur pour réparer la bêtise de Demoiselle. La chienne les observe depuis mes pieds, un geignement au bord des babines.

Oui, tu as mal agi. Ton estomac ne doit pas toujours dicter tes envies.

La voix du garçon me ramène à lui. Je ne comprends que la réponse de la jeune sœur. « Mais oui... Vous ne serez pas de trop à deux pour arrêter ce voleur... Le désespoir peut pousser à des actes insensés. Soyez prudents.

— Nous sommes trois, » je souligne. Demoiselle lève vers moi un regard humide qui dévoile le blanc de ses yeux. « Nous aurons plus d'un sens pour, hm, rester en alerte.

— Ouah ! »

Sans un mot de plus, j'attends que le templier, non plus adolescent, mon désormais-camarade, soit libéré de sa tâche pour venir à mes côtés. Il se poste face à moi, très solennel. Sans un mot de plus. Expectatif.

Je ne sais pas quoi dire. Ce n'est jamais à moi de prendre la tête, diriger, décider. Les directives que je suis, elles naissent au-delà de ma pensée ; et celles qui émergent au-dedans, je ne connais pas leur aspect. Je ne les ai jamais formulées.

Je ne sais plus si j'agis comme il faut. Qui est là pour me l'assurer ?

Il attend, il attend, et puis il doit en avoir assez. Il choisit l'initiative en premier. Sa posture change, je crois qu'il se détend. Ou tente une autre percée. Son geste s'ouvre vers moi, une invite moins formelle.

« Cadwell. »

Son ton ne tremble pas. Pas de fêlure d'apparence. Il n'apparaît pas effronté. Sa familiarité me laisse quand même un arrière-goût particulier, là, dans le fond de la gorge. De templier à Chercheur, de son nom à mon nom, est-ce que ce n'est pas déjà trop s'avancer ? Comment quantifier la bonne mesure de respect, hm, comment doser la sagesse de l'indulgence et la nécessité de l'autorité ?

Est-ce que messerah Vaël approuverait ? Nous ne verrons jamais le même horizon que les templiers. Perdrai-je ma lucidité à marcher à leur cadence ?

Mais il est en permission. Pour aujourd'hui, alors, ce n'est peut-être pas si grave.

« Faolan Callaigh, hm, hm. » J'essaie de refléter son aménité, sérieux, sûr, amical. C'est le même son égal qui gratte ma gorge, les mêmes mots simples et monotones. Tant pis.

« Voici Demoiselle, » je poursuis, en appuyant sur l'accent orlésien. J'aime bien. « Demoiselle, dis bonjour. »

La chienne se précipite aux bottes de notre interlocuteur, son nouvel ami pour la journée. Elle le renifle avec intensité. « Ouah ! Rrmf... »

Mes yeux la suivent, et croisent la main tendue. Je réalise que je ne l'ai pas encore saisie. Je l'attrape, et je serre, parce que rien d'autre ne me vient à l'esprit.

« Hm. » Le contact s'éternise jusqu'à me déranger. Je le lâche. « Demoiselle, ici. Nous devons nous remettre à chercher. » Je ne regarde plus notre allié de circonstance. Je m'agenouille et tends derechef le bracelet arraché sous le museau en mesure de nous guider. Il peut le faire, s'il veut bien ignorer les fumets de nourriture.

C'était vrai, ils étaient trois. Et les sens de la chienne seraient mieux mis à profit que le faible odorat des deux humains qui l'accompagnaient. Soeur Rosermary sourit, et Soeur Anna aussi, acceptant avec grâce la correction du jeune Chercheur :

"Vous avez raison !"

Cassis se colla à elle quand Cadwell quitta le stand et elle tapota sa tête dans un geste qui se voulait rassurant. Il n'y avait rien à craindre. Ni du chien gourmand, ni du voleur qui courait encore dans les rues.

Un Chercheur et un templier, espérait Cadwell, seraient assez pour l'arrêter. Il était secrètement intrigué de voir à l'oeuvre la jeune chienne de pistage. Peut-être une nouvelle façon de travailler chez les servants de la Vérité ?

Ce serait la première fois que Cadwell travaillerait à leurs côtés, même si cela n'avait rien d'officiel. Il avait toujours été intéressé par leurs oeuvres, mais le prestige de l'ordre qu'il avait choisi avait brillé plus fort, et plus tôt, dans son regard d'enfant cherchant à se rendre utile et se distinguer. La voie des armes, celle de la Foi, et le plastron ensoleillé comme moyen de s'élever. Aurait-il été Chercheur s'il n'avait pas grandi dans le Couvent ? S'il n'avait jamais eu une future mage pour amie d'enfance ? Ou s'il n'avait jamais observé de son regard juvénile et émerveillé ces chevaliers en armure brillante sortant tout juste de la garnison ? L'impression que les Chercheurs de la Vérité aurait pu faire à un jeune garçon encore malléable aurait-elle été similaire ? Peut-être. Mais c'était le choix qu'il avait fait alors, et ce choix l'avait éloigné des chercheurs comme du couvent. Sorcha comprenait cela, elle aussi. Cadwell était venu pour aider les Soeurs, mais il n'était plus leur protégé. Et à présent qu'il était adulte, il pouvait sans peine cacher l'admiration et l'intérêt qu'il portait à l'Ordre de la Vérité pour aller à l'essentiel :

"Bonjour, Demoiselle."

N'ayant jamais appris l'orlésien, son accent havenois massacrait aimablement les jolies syllabes du prénom de la chienne. Cadwell approcha légèrement sa main de l'animal, en veillant à ne pas survoler sa tête afin de ne pas paraître menaçant. Elle pouvait le sentir si elle le désirait. Mais il ne s'abaissa pas à sa hauteur, car il attendait encore la fin des présentations. Le jeune Chercheur ne lui avait pas serré la main. Avant que leur immobilité ne devienne gênante, il lui rendit son salut. Cadwell sentit ses épaules se relâcher légèrement.

"Enchanté, ser Callaigh."

Il connaissait le nom, principalement parce que la famille était représentée au Conseil du prince de Starkhaven. Si Cadwell ignorait les ramifications de l'arbre Callaigh, il ne doutait pas qu'un fils devenu chevalier était assûrément un cadet. Il n'était pas rare de vouer un second ou un troisième fils aux Ordres, lui-même en connaissait plusieurs parmi ses camarades templiers.

Pour sa part, il n'avait pas de nom de famille à ajouter pour la politesse, et s'il avait toujours un désagréablement pincement au coeur - ou plutôt à l'ego - à chaque fois que cette différence ressortait, Cadwell ne s'attendait de toute façon pas à se voir donner du "ser" quand il n'était pas en uniforme.

Le contact se prolongea un peu plus que nécessaire, mais une fois celui-ci rompu, le jeune Callaigh se pencha immédiatement sur sa compagne à quatre pattes afin de mettre à profit son museau aigusé. Cadwell observa intensément leur échange. Lorsqu'il vit remuer la queue de Demoiselle, il comprit que son entousiasme trahissait un jeu plus qu'un devoir ; pour les animaux, rien ne servait de forcer le comportement que l'on attendait d'eux. N'ayant jamais eu de compagnon à quatre pattes, c'était la première fois que Cadwell observait cela de si près. Les chats un peu sauvages qui se promenaient parfois dans l'enceinte du Cercle ne comptaient pas vraiment, n'est-ce pas ? Tout comme les deux matous que sa mère avait plus ou moins apprivoisés au Laurier - si le rouquin se frottait aux jambes de tous les visiteurs, Cadwell n'avait jamais osé approcher le second. Les chiens errants n'étaient pas si différents. Ceux qui approchaient en quête de nourriture ou d'une caresse étaient toujours accueillis avec respect, mais le jeune homme surveillait de loin les réactions de ceux qui gardaient leurs distances.

Tout cela pour dire qu'il était principalement intéressé par Demoiselle, même s'il prenait garde de ne pas trop s'en approcher. Il valait mieux ne pas la déconcentrer.

Elle sembla humer une piste, et après l'avoir suivie autour d'eux sans sembler se décider sur la direction à prendre, elle s'élança d'un coup dans la rue. Ses longues pattes lui assuraient une foulée plus rapide que celle de Cadwell, qui fut surpris par la vitesse à laquelle la chienne démarrait sa course. Les deux humains se lancèrent à sa suite et il réalisa alors à quel point il serait difficile de l'arrêter si elle tombait sur une autre marmite de soupe.

Mais le rythme de Demoiselle ralentit alors qu'elle tournait au coin d'une ruelle, et elle abaissa le museau, comme pour vérifier qu'elle était toujours sur la bonne piste. Elle trottina plus lentement en flairant le sol, évitant parfois les obstacles au moment où ses pattes seulement les rencontraient. Les pas de Cadwell et ceux du Chercheur, plus lourd en armure, résonnaient à la suite de l'animal aux foulées délicates sur les pavés inégaux. Par deux fois, le jeune templier manqua trébucher parce qu'il regardait au loin plutôt qu'à ses pieds. Il craignait que Demoiselle ne se cogne contre des passants à force d'avoir les yeux rivés au sol, mais il n'en était rien. Elle voyait avec son odorat, comprit-il alors qu'il enjambait à sa suite un tas de déchets composé de cageots éventrés et de vieilles poutres pourries.

Cet obstacle accapara un moment l'attention de la chienne, et Cadwell s'arrêta à bonne distance pour évaluer les environs. Tout était silencieux dans cette ruelle. Le voleur se cachait-il, ou avait-il dissimulé son larçin le temps de faire profil bas ? Cette première piste ne sembla mener à rien, alors ils reprirent leur chemin.

Ils s'approchaient petit à petit des docks, et l'odeur caractéristique qui émanait de ce quartier arracha un froncement de sourcils et de nez au templier. Il se demanda comment Demoiselle pouvait rester concentrée sur sa piste avec de tels effluves... Hum. Il avait grandi dans Mudshelf, il n'allait pas s'en plaindre, mais tout de même...

Demoiselle émettait régulièrement de petits jappements, Cadwell avait fini par s'y habituer, mais un aboiement soudain plus prononcé le mit immédiatement sur ses gardes. Ils approchaient d'un pont, qu'elle contourna vivement. Une série de marches pentues menaient à un canal étroit. Demoiselle s'y engagea. Cadwell préféra laisser le Chercheur partir à sa suite tandis que lui-même fermait la marche. L'excitation de Demoiselle lui laissait croire qu'elle avait trouvé quelque chose d'important. Si ce quelque chose était une personne, Cadwell ne voulait pas se mettre entre le Chercheur et elle. Sans arme ni armure, il ne ferait qu'obstruer l'intervention de son vis-à-vis.

Sous le pont stagnait une fine couche de brume et un tas de déchets, assez grand pour dissimuler un homme ou une cache. Rien ne bougeait. S'il avait eu son épée, Cadwell aurait tâté le terrain, au lieu de cela il scruta les alentours à la recherche d'une ombre mouvante ou d'une entrée vers les égouts. Il y en avait bien une, mais elle était scellée par de gros barreaux bien trop étroits pour qu'un adulte puisse s'y glisser. Cadwell l'examina un moment avant de tourner un regard interrogateur vers le Chercheur. C'était lui le spécialiste.

Quand Demoiselle s’élance, je la suis. Je lui fais confiance : nous ne finirons pas dans une cuisine. Je crois. Non, j’y crois. Ce serait injuste de s’insurger des résultats de compagnons en qui nous ne croyons pas.

Par la Foi nous nous révélons ; nous ne poussons pas les montagnes, nous leur survivons.

Et les criminels tremblent dans les ombres que nous dressons, hm, dont ils ne pourront pas s’échapper. Le soleil ploie ma nuque d’humilité, et je vois mon ombre me faire face, lorsque Sa main lumineuse touche mon dos. Ma jumelle silencieuse qui glisse à contre le courant des pavés. Elle me rend un regard d’abîme. Bonne compagne, seule témoin de mes pensées, de mes doutes, sans jamais poser une question. Sans exiger une réponse. Existe-t-elle pour me surveiller, Créateur, ou bien doit-elle me rappeler qu’au plus fort de la solitude, je ne suis jamais seul ?

Ouah ! Ouah ! Ourrmf… Comme maintenant, mené par une comète à forme de chien et secondé par la silhouette sage de l’autre - templier, Cad-well - qui trottine à mes côtés. Les rues se dévident, fuseaux de crasse, tapisserie de misère ; j’avance, je refuse de m’en mêler ; j’avance, chaque pas une transgression au nom de la justice à porter. Qu’importe si elle ne devrait pas l’emporter, dans mon coeur apprêté je ne Vous crois pas importuné : tous Vos enfants comptent, et je décompte les souvenirs portés disparus à la revue de ma mémoire. Les absences des rues de la ville, ma ville, elles me frappent avec plus qu’un manque de loyauté. Mon ombre et moi ne sommes jamais allés les rencontrer.

Ce n’était pas une grande perte. Messerah aurait préféré que cela continue comme ça.

Peut-être. Peut-être.

Cependant Demoiselle court, court, court à perdre haleine, et je la suis, et je ne m’arrête pas, mon ombre à mes pieds qui me fixe sans me juger.

Alors nous continuons, bâtisses et masures me lancent des oeillades patibulaires entre des volets mi-clos, je n’ose pas vraiment galoper, pas rattraper le limier au risque de semer l’allié, et sans doute se précipiter n’est pas digne de l’allure d’un Chercheur de la Vérité. Mon Œil ne peut pas s’imposer s’il se fait bousculer par la bride abattue, l’empressement rabattu comme une œillère.

Une effluve corsée croise notre route : la proximité du fleuve, de l’eau faisandée et ses rejets de poisson. Demoiselle file le sol de sa truffe, indifférente aux perturbations odorantes. Je m’y fais aussi. Le remugle de marais me rappelle la décomposition, et elle ne me repousse pas. En particulier quand mon but est, hm, proche.

Car je sens qu’il approche.

Nous nous retrouvons sous un pont. La rumeur de la rue s’est étranglée dans sa gorge. Au-dessus de nos têtes, la construction nous enjambe de ses pattes grêles, on croirait un cloporte qui se tortille dans sa carapace de pierre. Je passe sous son ventre. Fantôme impalpable, la brume qui danse ici s’accroche à mes épaules, elle veut me retenir. Mais comme tous les fantômes, elle n’a aucun poids. Je lui passe au travers, malgré ses efforts.

Une bulle s’est créée, un reflet du monde reflété par le couloir d’eau encaissé ; la réalité renversée, troublante comme on le dit de l’Immatériel, car je ne suis pas sur le chemin mais en-dessous, je traverse un pont à la perpendiculaire, et parce que je cherche un fuyard derrière une entrée impossible à franchir.

Interdit, Cadwell me regarde. Je regarde Cadwell.

Demoiselle frétille, le nez sous la grille.

Si ce n’est que ça… ça ne m’arrêtera pas.

Je me penche sur les barreaux. Adossée à côté, mon ombre surveille. Elle sait déjà. Elle ne me retiendra pas. Partenaire exemplaire, sans prétention ni acte superflu. Elle contemple l’avenir que je viens de déterminer.

En empoignant les barreaux pour les arracher.

Pas tous les barreaux. Pour la plupart, ils sont bien encastrés dans la pierre, hm. Mais certains sont disjoints. Parce qu’on a l’habitude de les enlever et les remettre, sûrement.

Que Demoiselle s’immobilise ici transforme le soupçon en évidence.

Je retire deux barres. L’espace est suffisant maintenant pour s’y faufiler, même si mon armure va racler. Je regarde Cadwell. Puis laisse tomber les barreaux sur le tas de déchets.

Demoiselle n’a pas attendu mon signal pour s’engouffrer dans la brèche. La puanteur en jaillit par bouffées, presque assez farouche pour me faire froncer le nez. Ça n’a pas inquiété la pisteuse. Je savais que je pouvais lui faire confiance.

Je regarde Cadwell.

Il n’est pas obligé de me suivre jusque-là.

Moi, je plonge mes grèves dans la fange.

Hm. Je n’ai rien pour m’éclairer. Mais si un voleur a arraché un nid aux ordures et aux rats, ce ne sera pas pour le livrer aux ténèbres.

Cadwell n'avait rien contre l'idée de s'enfoncer sous un pont sale et mal éclairé en tant que tel, mais il regrettait de ne pas avoir d'arme sur lui. Il n'en portait jamais lorsqu'il était en civil. L'épée, l'arc et le bouclier étaient pour le templier. Il refusait d'avoir la plus petit lame sur lui, ce qui était peut-être stupide – Yara dirait qu'il était stupide – d'autant plus qu'il avait grandi assez profondément dans la cité pour ne pas ignorer quels dangers guettaient les promeneurs stupides ou simplement égarés. Peut-être comptait-il sur la chance ou Andrasté. Ou sur son entraînement militaire. Quoi qu'il en soit, porter une arme sans son armure lui semblait presque sacrilège, mais elle aurait été bien utile à cet instant. Même l'armure, si lourde et encombrante, comme l'illustrait le passage du Chercheur à travers la grille, lui manquait. Il se sentait un peu vulnérable.

Mais il s'était déjà senti vulnérable avec elle, alors à quoi bon regretter son absence ? Si le Chercheur parvenait à se glisser dans l'entrée cachée, Cadwell le pouvait aussi. Et si Demoiselle osait suivre la piste, Cadwell le pouvait aussi. Il prit la suite de son camarade en armure après un dernier regard méfiant aux alentours du pont.

Ils évoluèrent sur quelques mètres dans un boyau étroit, ce qui facilitait en partie leur avancée ; entouré de murs, ils n'avaient aucun effort à faire pour se guider. Tout droit, toujours tout droit, en gardant la tête baissée pour ne pas se cogner. Derrière eux, la lumière du soleil s'amenuisait, pour enfin disparaître. Le boyau obliqua légèrement sur leur gauche, sans s'élargir pour autant. Leurs pas auraient été discrets si le sol n'avait pas été recouvert d'une couche de terre humide mêlée à un fond d'eau sale et malodorante. Cadwell se réjouissait de ne pas voir où il mettait les pieds.

Soudain, le noir le plus total laissa apparaître une lueur.

"La lumière", chuchota Cadwell.

Remarque inutile tant elle détonnait dans l'obscurité, mais ce n'était pas exactement ce qu'il essayait d'exprimer. Elle avait quelque chose d'anormal. Elle semblait briller d'une lueur à la fois étrange et familière, sans que le jeune templier ne comprenne tout de suite pourquoi.

Au lieu d'avancer plus avant, Cadwell se tassa dans l'ombre. Le Chercheur était armé, pas lui ; il n'interviendrait que si cela était nécessaire. En attendant, il valait mieux pour lui de ne pas se faire remarquer.