Il pleut sur Starkhaven, en ce jour-là.

Il pleut sur Starkhaven en ce jour de Voiréale : on remercie le Créateur pour l'eau potable, on se réfugie dans les maisons pour profiter d'un été enfin terminé. Dans la chaleur d'une taverne de Sullenhall, sous les halles du Clattercraft, dans une cantine du Clayrak : au coin du feu, on cherche le réconfort des siens et on transforme les larmes du ciel en un doux thé réconfortant.

Certaines et certains, pourtant, n'ont pas de toit au-dessus de leurs têtes : leur seul refuge est la charité chantriste. Celle que l'on adore et celle que l'on rejette, mais surtout celle qui, parfois, garde une main tendue en attente d'un appel à l'aide : en Starkhaven, cette main porte le nom du Couvent des murmures. Une main que tu as déjà saisie, chère @Vera, malgré ton sentiment, malgré ton ressentiment. Tu as eu besoin d'aide, d'un toit où tu serais une simple ouaille. Un toit sous lequel tu vas encore te protéger de la pluie en cet après-midi.

Car tu as décidé, @Vera, de t'extraire du confort de ton salon bien rempli pour t'en aller à l'autre bout de la cité. À quelles affaires cours-tu, Madame ? Cela ne nous concerne pas ; cela ne les concerne pas. Qui que tu aies ou non prévenu, tu files dans les rues inondées, sous la couverture nuageuse, pour rejoindre le plus humble des lieux chantristes de Starkhaven. À ton approche puis à ton entrée, alors que tu observes ces âmes heureuse d'avoir un toit – à défaut d'une soupe, puisque les réserves manquent, aujourd'hui particulièrement –, on te détaille parce que tu n'as pas l'air d'une âme en détresse. Quand bien même tu essayerais de le cacher, ton regard forgé par une vie dure ne te trahit pas. Et puis, enfin, des yeux plus habitués te reconnaissent, et voilà qu'un jeune homme approche.

« Bonjour, Messerah. Désirez-vous voir Sœur Silence ? », te demande calmement ce soigneur.

Son calme laisse place aux murmures reconnaissants qui, dans ce silence, donnent leurs noms à ces lieux.

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Les pavés ruissellent alors qu’elle les foule à pas prudents, mais vifs. Sous son étole, Vera regrette déjà l’été fuyant, maudissant par là même l’humidité croissante, dont elle éprouve dans l’instant la morsure. Deux décennies à Starkhaven ne sont pas parvenue à convaincre la salonnière des agréments de l’automne. Et ses souliers souillés de boue ne sont pas partis pour la faire changer d’avis.

La silhouette du Couvent se dessine à l’horizon - façades familières, pour le meilleur et pour le pire - et Vera presse l’allure. Portes qui grincent sous la pression de ses mains gantées. À l’intérieur, ces mêmes murmures qu’il lui semble entendre depuis près de vingt ans : douce misère ; elle en perçoit l’odeur sous le parfum des bâtonnets d’encens et des fleurs séchées. Sueur et crasse, bile et urine. Peut-être les imagine-t-elle. L’odeur de l’indigence, après tout, est pareille à la senteur d’une amante : une inspiration suffit pour vous marquer au fer.

Vera remise son voile d’une poussée légère, et ôte ses gants tandis que ses yeux croisent ceux, intrigués, parfois jugeurs, de ces anonymes ramassés sous Son toit. Elle les ignore sans en rougir, patientant dans le hall du cloître, jusqu’à ce qu’un homme, finalement, l’approche.

« ― Bonjour, Messerah. Désirez-vous voir Sœur Silence ?
  ― Bonjour. En effet. Me serait-il possible de solliciter une audience privée ? Peut-être pourriez-vous lui dire que Vera, de l’Acanthe, la demande. »

Les titres, ici, ne comptent pas, elle le sait, mais espère que son nom interpellera suffisamment la sainte femme pour la faire renoncer à ses occupations du moment.

« Nous savons qui vous êtes », répond posément le jeune homme face à toi.

Toutes les âmes ici ne sont pas ordonnées, non : il est même communément admis que Sœur Silence fait figure d'exception. Comment elle, membre d'un bas échelon de la Chantrie, pourrait-elle diriger d'autres de ses pairs ? Le flou s'entretient de regards et de révérences marquées, s'entretient par l'ouverture d'esprit et la discrétion du Couvent autant que par les prières silencieuses aux malades et aux orphelins ainsi qu'à l'iconographique omniprésente.
La foi est une amie fidèle pour celui qui la cherche, ainsi qu'une invitée silencieuse pour celle qui la rejette.

Alors, le soigneur s'incline et se détourne de toi, @Vera, te priant de patienter le temps qu'il aille quérir la dirigeante des lieux. Et en son absence, les murmures proviennent à tes oreilles : ils sont remerciements autant que prières ; ils sont gémissements autant que chants ; ils sont odeurs autant que goûts ; ils sont un monde à part où se croise la misère.
Dans ce large vestibule bordant le cloître de ce couvent, donnant sur l'un des rares carrés verts – mais peu fertiles – de la cité, tu vois quelques silhouettes passer : il y a cette Elfe si éteinte qu'elle ne te remarque même pas à son passage, une main sur le cœur, l'autre sur le ventre, et s'en va vers un ailleurs vaporeux.

Lorsque sa fine chevelure disparaît, une porte claque et répond à ce départ : voici que le soigneur amène la dame demandée. Son sourire aussi léger que son voile blanc, mais aussi solide que la longue bure de laine marron qui retombe jusqu'au sol, Sœur Silence s'approche de toi. Visage égal et attention toujours vive malgré son âge, elle te salue d'une révérence.

Et demeure, sous le regard de ses vœux, silencieuse.

« Messerah, désirez-vous ma présence le temps de l'entretien ? », demande avec politesse le jeune homme à vos côté.

Dispose tes désirs, @Vera, et il fera comme tu en ordonneras – charité chantriste.

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« ― Nous savons qui vous êtes
  ― Voilà qui est fort commode. »

Elle l’observe s’éloigner, l’attendant là, debout au milieu du vestibule, mains croisées sur les gants qu’elle presse distraitement entre ses doigts. Et les silhouettes vagabondent sous ses yeux sévères, nécessiteux en peine, béquillards et souffreteux. Son intérêt - dicté par l’ennui - s’arrête un instant sur l’ombre d’une femme qu’elle regarde glisser plus loin - son ventre est-il rond, ou se l’imagine-t-elle ? -, avant qu’une porte, claquée quelque part à sa droite, ne l’arrache à sa contemplation. Voilà que le soigneur réapparaît, Sœur Silence à ses côtés.  

Vera répond au salut de la sainte femme par une révérence similaire, et chasse d’un frisson discret la gêne qui menace. Rien d’inhabituel et qu’elle n’ait pas anticipé : Sœur Silence l’a toujours mise mal à l’aise, qu’importent les années et le poids de leur sagesse. La faute à ce visage trop tranquille, ces yeux doux mais trop perçants, et ce silence terrible, éternel et toujours trop pertinent, toujours trop sensible.

Aussi Vera accueille-t-elle la proposition du soigneur avec un certain soulagement - qu’elle prend toutefois garde de tempérer sous un pragmatisme faussement indifférent.

« Pourquoi pas. Je m’en voudrais toutefois de vous arracher à de plus urgentes besognes… »

Un mensonge, bien sûr. La culpabilité lui serait tout à fait étrangère.
Et puis, se tournant à nouveau vers la doyenne : « Je me félicite de vous trouver en si bonne forme, ma Soeur. » La formule est peut-être convenue, mais elle n’en demeure pas moins sincère, quoique Vera rechignerait à l’admettre au-delà de ces murs. « Vos services ont toujours été précieux. Je crains qu’ils ne le demeurent encore longtemps. »

Pas de retraite pour les saints.

La robe de Sœur Silence est un d'un bleu que les années, le soleil et le travail ont rendu pâle, et que des mains attentionnées ont cherché à maintenir impeccable : ainsi délavée, elle rend la silhouette maigre encore plus éthérée, plus discrète. Le fichu dans ses cheveux éclate d'une blancheur plus franche à la lumière des bougies, encadre un sourire avenant et des yeux plus locaces que ses lèvres. Les traces de plusieurs gouttes trahissent son passage par l'extérieur pluvieux, et pourtant la religieuse n'en paraît pas indisposée.

La religieuse se tient même avec patience à vos côtés tandis que vous discutez de la présence ou non du soigneur. Le temps de votre échange, elle t'observe toi, @Vera, de son regard si doux ; elle sent ta gêne, n'en montre rien, te laisse tranquillement avouer à demi-mot que la présence du jeune homme saurait te rassurer.

« Je resterai, alors », répond-il posément avec l'assentiment de sa supérieure.

Son sourire accepte tes compliments et remerciements : les services ont été rendus avec plaisir, et elle continuera tant qu'il vous est à toutes deux profitables. Pour autant, dès lors que tu sous-entends que vos échanges sont appelés à continuer, tu vois sa curiosité piquée : sa tête se penche, ses sourcils se froncent, ses yeux te fixent. D'un geste de la main, Sœur Silence t'invite à la suivre vers la porte qu'a empruntée, un peu plus tôt, la jeune Elfe, pour que vous puissiez profiter vous aussi des petits jardins. Sois rassurée, car le chemin qui entoure les carrés d'herbes est couvert, et les lieux vides et paisibles : car qui souhaiterait sortir dans l'humidité avec un temps pareil ?

Ainsi, ta voix couverte par les gouttes de la pluie, tu pourras sans pudeur lui délivrer ce que tu as sur le cœur, @Vera. Car Sœur Silence attend que tu lui parles.

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« ― Je resterai, alors.
  ― Je vous en remercie. »

Elle veille à mesurer sa voix, peu désireuse de trahir son inconfort, au risque d’avouer là quelque terrible faiblesse qu’il lui déplairait de livrer. Au lieu de quoi, Vera se porte à la suite de Soeur Silence, lui emboîtant le pas d’abord - par respect autant que par méconnaissance des lieux -, puis se portant à son côté. Là, hissée auprès de la Sainte, la matrone contemple un instant l’écrin de verdure qui, au détour d’une porte, se dévoile, comme une poche hors du temps ; hors de Starkhaven, de sa crasse et de son agitation. Soulagement double : le cadre est agréable et désert. Vera n’en demandait pas tant.

« Vos jardins ont sur l’âme un effet saisissant. Quelle sérénité… » Elle se permet la remarque, tandis que leur improbable équipée se poursuit le long de la galerie couverte. Les yeux de Vera glissent encore quelques secondes le long des feuillages divers, tantôt pour en admirer les teintes, tantôt pour en apprécier les courbures, jusqu’à ce que le devoir ne la rappelle au moment. Et la conscience, soudain, s’ébroue, rejette avec horreur la quiétude savourée. Allons ! Pas de ça, pas ici !

« Permettez-moi de vous remercier une fois de plus pour le temps que vous m’accordez. Je sais, par expérience, que l’on vous sollicite beaucoup. » Le pragmatisme du préambule l’aide à s’ancrer une nouvelle fois sur la terre ferme et les obligations du présent, malgré l’allusion calculée. « Ma visite, d’ailleurs, n’est pas tout à fait étrangère à cet état de fait. Pour être franche, ma Soeur, elle vise directement certaines des charges du Couvent. »

Calquant son pas sur celui de son aînée, Vera veille à épouser le rythme imposé par Soeur Silence. Ainsi, si l’aïeule mesure sa marche, Vera ralentie la sienne ; si elle s’arrête, la matrone s’immobilise à son tour.

« Vous n’êtes pas sans connaître, je pense, le sort que l’on a réservé à… mon précédent établissement. » Étrange comme prononcer le nom du bordel, ici, lui paraît inconvenant. « Cette épreuve a laissé des marques, et a manqué renvoyer d’autres filles à la rue. Mais nous avons su rebondir. »

Non sans le concours de quelques généreux mécènes.

« Au final, les événements de Justinien m'ont permis de tourner une page décisive. Voyez-vous, ma Soeur, L’Acanthe est un salon tout à fait respectable. »

Un instant, elle se surprend à chercher la fierté dans le regard de Soeur Silence, comme une enfant en quête de reconnaissance. « Regarde comme je m’en suis sortie ! Regarde ce chemin parcouru ! » Sans malice, ni hauteur ; il y a une sincérité franche, au fond des yeux gris… qui disparaît en un battement de cils, lorsque Vera ravale, écoeurée, cet étrange élan d’affection.

Préférant ne pas s’y attarder - par crainte ou nécessité ? -, elle poursuit plutôt :

« Cette stabilité, bien sûr, m’apporte une grande joie. J’ai travaillé pour l’acquérir. » Entre ses tempes, une voix siffle, furieuse : « Pourquoi te justifies-tu autant ? ». Oui, pourquoi ? « Pour autant, le succès de mon affaire n’efface pas la dette que j’ai contractée à votre endroit. En réalité, il la nourrit même. C’est pourquoi j’aimerais proposer mes services au Couvent des Murmures. Avec votre bénédiction. »

Une pause, le temps de jauger la réaction de la religieuse. Celle du soigneur lui importe peu - il n’est pas important.

Elle, en revanche, lui importe.

« La situation des jeunes filles en particulier, pour des raisons que vous connaissez déjà, m’interroge beaucoup. Je pense avoir les capacités financières, culturelles et morales pour leur apporter mon soutien, sur le plan de l’éducation comme celui du mariage. »

Silence.
Terrible comme celui de la Soeur parvient si facilement à la faire parler.
Trop.