Puisse être Ta volonté, éternel Créateur, de nous conduire dans la paix
Et de diriger nos pas dans la paix
De nous guider dans la paix
De nous soutenir dans la paix
Et de nous faire atteindre notre destination dans la vie, la joie et la paix.

Et sauve-les de tout ennemi, de tout brigand embusqué
Des voleurs et des bêtes sauvages, au cours du voyage,
Ainsi que de tous fléaux susceptibles de s’abattre sur le monde,
Et accorde la bénédiction à tous leurs actes.

Fais-moi trouver grâce, faveur et miséricorde à Tes yeux
Ainsi qu’aux yeux de tous ceux qui les voient.

L’oiseau s’envole dans un nuage de sérénité, emportant dans son bec prière et inquiétude, juste au moment où le bois résonne derrière lui.

« Enchanteur supérieur ? Votre sœur est là pour votre rendez-vous. »

Leur – ? On peut dire, oui, d’une certaine façon, qu’elle a toujours rendez-vous avec lui… L’existence même d’une sœur compte comme invitation, peu importe la date, alors soit : elle a rendez-vous.

« Elle aimerait le décaler dehors, si ça ne vous gêne pas. »

On ne peut pas dire, d’aucune façon, que ce choix lui appartienne, mais autant céder cela aussi, plutôt que se disputer par templiers interposés – quoique, puisqu’il y en a déjà un là et que Lachlann n’a pas les chaussures pour sortir, ne serait-ce que pour contredire Fionnuala… Aider la fratrie sans espoir de retour, il a donné.

« Dites-lui qu’elle est libre de me rejoindre, mais que je ne prévois pas de quitter mon bureau tout de suite. »

Pourquoi se priver d’une chambre parfaitement aérée qui donne vue sur autre chose que des murs ? Il est peut-être occupé, Messerah, les derniers événements lui ont assez fait goûter des plaisirs de la rue, voyez, la boue n’a pas encore séché sur ses bottes !

Le soleil l’attire bien dehors en réalité, et le temps que le message trouve sa destinataire est occupé moins à admirer le ciel qu’à se préparer et se rendre présentable ; à force de venir à l’improviste elle le verra mal tenu un jour, mais ce n’est pas une raison pour arrêter de résister. Alors, qu’elle vienne – elle pourra l’accompagner jusqu’à la sortie.

…

Une chercheuse en service se serait encore moins annoncée, pas vrai ?

Viendra-t-elle, ne viendra-t-elle pas ? Fionnuala a toujours été joueuse, mais on serait pardonné de l’oublier, ces derniers temps – qui sait où en sont ses limites et jusqu’où il peut pousser avant qu’elle ne l’abandonne en claquant la porte.

La voici pourtant, bien plus tôt qu’il ne l’attendait, et il lui rend son regard silencieux le temps d’un silence agréablement surpris. C’est tout ? Il suffisait, pour la faire céder, de… quoi, refuser de le faire une petite fois ? S’il avait su que plier sa famille à ses volontés était si facile… peut-être aurait-il dû faire les choses – d’autres choses, longtemps passées, pas celles d’aujourd’hui – autrement. Voici donc sa sœur, entre ses quatre murs ; la journée est décidément bien douce, malgré l’agacement silencieux et contagieux qui semble ne jamais quitter sa cadette. Qu’à cela ne tienne, Lachlann sera satisfait pour deux.

« Bonjour à toi aussi. »

Un regard perçant répond à ses premières paroles – pense-t-elle qu’il manque d’occasions ? – avant qu’elle ne se souvienne de la plus basse politesse.

« Avant que tu ne me le demandes : je n’avais pas de papier sous la main pour une invitation, ou de page pour porter un message.
– Je comprends – on ne peut pas te demander de trouver un bout de papier dans un endroit comme le Cercle. »

Il hausserait les épaules, si ce n’était une habitude de rustres que sa mère a chassée de son corps, et se résigne à un sourire à la place, moins ironique qu'il n'aurait pu l'être. C’est tout aussi bien, d’ailleurs, bien plus en accord avec son humeur et celle du lieu, imprégné par le soleil que l’absence de son ersatz armuré ne rend que plus radieux.

« Mais tu te fatigues pour rien, je n’allais rien demander. Eibhlin non plus ne s’annonce pas toujours. »

Même si, au vu de leur fréquence, ses visites le surprennent moins – ce qu’il s’abstient de dire, puisque ça sonnerait trop proche du reproche pour ses intentions, aussi sincères maintenant qu’elles concernent sa sœur que quand, dix minutes plus tôt, elles admettaient qu’il a un frère. Elles ne lui empêchent pas une dernière plainte pourtant, alors même qu’il est tout prêt à sortir, par simple plaisir et parce qu’il peut – Fionnuala s’y attend suffisamment pour ne pas s’en formaliser, une fois encore, non ?

« Je ne comprends pas cette obsession que vous avez à me faire sortir. N’avons-nous pas inventé l’architecture pour rester à l’abri ? »

Le plus beau palais n’avait-il pas de nombreuses fenêtres et une unique, discrète porte ?

« Enfin, si tu insistes, » déclare-t-il avec à peine un reste de réticence feinte en lui tournant le dos, s’éloignant de la porte autant que possible. C’est que sa chambre a assez profité de l’air du printemps, et laisser deux plaies béantes ouvertes en son absence serait d’une inconscience que même elle reconnaîtra – peu importe que le ciel soit bleu depuis des heures et à perte de vue, et que le dernier courant d’air date de l’avant-veille. Besace remplaçant la cape à son épaule, il approche enfin et la porte, et Fiona, comme si tout cela était habituel. « Où allons-nous ? »

« Oh ? Ce doit alors être un trait de caractère commun chez les Vaël, une manière de nous reconnaître. »

Sûrement. C’est pour cela que Tiarnan s’annonçait presque toujours.

Il n’est pas absolument certain d’où vient cette acidité, qui transforme les plaisanteries en menaces mais soit – s’il y a un domaine où Fionnuala ne le battra pas, c’est le sarcasme. S’il y en a deux, c’est le sarcasme et la mauvaise foi.

« Attends-toi dès demain à me voir débarquer dans ta garnison. »

Il n’a jamais compris pourquoi ils sont incapables de s’entendre, dès que réunis dans une même pièce, mais n’ont-ils pas toujours été ainsi ? Il n’y a seulement, aujourd’hui, plus personne pour retenir leurs paroles et leur imposer une réconciliation. Elle est ici par choix, aujourd’hui, dans la chambre qu’il lui a ouverte par ce même choix ; et s’ils ont autant en commun qu’elle le prétend, sous les grognements, elle ne regrette pas. Les regrets et changements d’avis ne sont distinctement pas dignes de Vaël.

« Oh, peut-être avons-nous cette « obsession » parce que tu as l'air tellement frêle et pâle qu'il serait bon que tu prennes l'air avant de faire une syncope. Mais je n'insiste pas, si tu ne veux pas. On déloge plus facilement une moule de son rocher qu'un enchanteur de son bureau.
– J’appelle cela insister. »

Ce que, lui, ne fera pas – qu’elle ne s’avise pas de se dédire, elle finirait plantée seule au milieu de draps parfumés et de papiers illisibles.

« Où allons-nous ?
– Dehors. »

… Très bien.

« Juste, dehors. J'ai simplement besoin de marcher.
– Très bien, » acquiesce-t-il cette fois.

Les fins de préparatifs ne peuvent pas être bien longues, déjà bien entamées pendant l’attente, mais s’il y a bien une discipline dans laquelle Fionnuala le dépasse, c’est l’impatience. Naturellement – comment pourrait-elle pardonner au temps de, seul, résister à sa volonté ? Sans accélérer le moindre mouvement, il se soumet à la conversation, anecdotique et automatique, l’esprit à moitié ailleurs. Devrait-il prendre des potions de soin ?

« Tu n'as pas besoin de charger ta besace, ou simplement de l'amener : nous n'allons pas marcher jusqu'à Tévinter pour renverser la Chantrie impériale, tu sais.
– Dommage. » Il hausse les épaules sans abandonner son paquet pour autant, se retournant enfin, clé en main. « Mais même Starkhaven a ses besoins. Si ma besace te déplaît, j’imagine que tu as dans tes poches des vivres et chaussettes de rechange pour deux ? Allons-y. »

Grand mot que « vivres » pour la gourde d’eau et les quelques noix sans son sac, mais il n’en veut pas de moindre. La journée est radieuse, comme elle a si bien dit, et le soleil acharné : puisqu’elle veut le mage hors de sa tour, elle aura le mage hors de sa tour, prêt à remplacer la protection des murs de pierre froide par une sacoche tintinante.

Fermant la porte derrière eux – hérésie ! Scandale ! De toute façon les templiers ont sûrement les clés – il se laisse porter, par ses pieds ou sa sœur, au dehors. Ne t’a-t-on jamais appris que c’est aux mages de fuir ces murs à tout prix, pas à toi ? a-t-il envie de dire – quel droit a-t-elle de tourner le dos à ce qu’elle contribue à construire ? Rien que pour ça il aurait envie de changer de cap, mais c’est une autre question, plus réelle, qui le retient.

« Alors, qu'est-ce qui justifie l’humeur exécrable que tu m’imposes ? »

« Tu es un enchanteur. Tu es un Vaël. Si tu as besoin de quelque chose, tu ne l’apportes pas avec toi, mais tu le demandes, tu le payes, tu te sers. »

Autant demander au vent de souffler.

« Je suis un Vaël, siffle-t-il une fois à son niveau. Si je veux quelque chose, je le fais. Si je veux emporter quelque chose, je l’emporte. »

En témoignent ses affaires, loyales à ses côtés : Ne t’avise pas de me donner des leçons sur ce qui fait un Vaël ou ce qu’est un enchanteur. Le Vaël a des devoirs, l’enchanteur une liberté – et Lachlann a une fierté – et ni l’un ni l’autre ne saurait se plier aux exigences chimériques de Fiona. L’enfant gâtée qui a renié son nom sans jamais s’en être servie, l’enfant qu’il savait prétentieuse mais pas à ce point. De quel droit ?

Magnanime, il laisse derrière eux la leçon indésirée – refusant de se laisser contaminer par sa mauvaise humeur dans le même élan de bonté – au profit de plus intéressant.

« J’ai vu Père la semaine dernière, et nous étions seuls. C’était à propos de… À propos de nombreux sujets.
– Lesquels ? »

Question qui s’échappe par ses lèvres et s’enfuit par les fissures des murs, avalée par les pierres comme tant d’autres avant. Le monde est rempli de questions à mi-chemin entre la curiosité et la politesse, irréfléchies, qui aimeraient une réponse sans l’exiger… Même si Lachlann l’aimerait vraiment.

« J’ai vu Mère aussi.
– Oh. Elle a dû être contente. »

Loin de simples anecdotes, chaque phrase annonce un Événement, un peu ridicule quand il s’agit de famille – davantage encore après plus d’un an à rendre la chose ordinaire, si elle l’avait souhaité – mais avec Fiona, le ridicule n’a-t-il pas toute sa place ? Chaque entrevue, une rencontre, chaque échange, une conversation précieuse. Ridicule, mais attachant. Un peu.

« Comment vont-ils ? »

Leur père était-il capable de s’entretenir de ces sujets mystérieux, ou est-elle repartie sans rien en tirer ? Tiarnan leur manque-t-il beaucoup ?

Eugénie a, sans sarcasme ni doute aucun, réellement dû apprécier, ce qu’il lui souhaite encore plus qu’il ne l’envie. Eibhlin ne devait pas y être, tout au plus Eiric, qu’elle n’aurait pas forcément mentionné. Les couloirs devaient avoir été bien frais, malgré les rayons qui devaient danser sur le sol, rendus froids par les grandes fenêtres qui n’ont rien de Grand.

Ce n’est qu’ensuite qu’il réalise qu’aucune de ces informations ne répond à sa première question, et les minces chances qu’elles le fassent ne l’amusent pas beaucoup plus. Il n’y est pour rien, lui, si sa visite s’est mal passée.

« On a parlé de Tiarnan et de… de Starkhaven en général. Il m’a aussi demandé pourquoi j’étais venue.
– Passionnant, » dit-il platement.

Un sujet qui ne le concerne pas, un qui manque de précision et un auquel il ne voit pas le moindre intérêt. Encore pourrait-il insister sur Starkhaven, à moins qu’il ne se soit agi que de conseils touristiques – ou encore, devrait-il l’interroger sur Tiarnan, dont il est censé ne rien savoir (ce qui est presque vrai) ? À en croire son ton, elle non plus n’en a tiré aucune révélation renversante, aussi s’abstient-il ; non sans se demander pourquoi, au nom du Créateur, la raison de sa venue aurait une quelconque importance. Leur père a de bien étranges questions.

« Oui… Je me suis rappelée à quel point elle m’avait manquée, elle aussi. Malgré tout. »

Malgré tout : malgré quoi ? Malgré les reproches et les silences, comme lui ? Pourquoi un « malgré » doit-il toujours accompagner Fiona ? Non – pourquoi n’y a-t-il pas de Vaël sans « malgré » ?

Le sentiment lui est familier cependant, malheureusement, et il sait qu’il ne part pas pour s’arranger ; ça ne s’arrange jamais, une fois le manque éveillé, tel un ver insomniaque sorti de son hibernation. En une pensée, la barrière d’oubli peut éclater, alors que peut faire une étreinte ? Ses yeux glissent vers les bras de sa sœur sans mot dire.

« Je… je crois qu’ils sont un peu seuls, tous les deux. »

Seuls ?! hurle son esprit.

« Est-ce une façon subtile de me dire de leur rendre visite ? ironise-t-il avant d’avouer : Comment ils peuvent être seuls me dépasse. Ils n’ont que deux pas à faire pour voir un de nous, deux semaines de trajet pour atteindre Orlaïs… » Il a du mal à plaindre ceux qui causent leur propre malheur – à moins que sa mère n’ait eu une affection insoupçonnée pour Tiarnan, bien sûr. « T’ont-ils écrit, depuis que tu es ici ? »

Presque malgré lui, la question en apporte une autre : Ne te sens-tu pas seule, toi ?

S’il espérait guider la conversation sur un terrain plus neutre, ouvert aux oreilles indiscrètes, c’était en vain – il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, pour le coup. Qu’espérait-il comme réponse, « bien » ? Tous ces templiers commencent à l’agacer, et la porte fermée, il presse le pas – autant que faire se peut sans être suspect – pour n’offrir à aucun plus d’une bribe, impatient d’être dehors. Son bureau est très bien, dehors encore mieux, les couloirs ? Invivables.

« Je ne sais pas trop quoi répondre à cette question. Après des années d’absence et des mois d’ignorance, il est un peu difficile de s'enquérir de comment ils vont.
– Tu dis ça, mais tu es la mieux placée pour nous faire parler… Tu es la seule à qui on n’en voudra pas de ne pas deviner. »

Surtout quand elle devine mieux que personne : n’est-elle pas celle qui a touché de plus près son propre état, des mois entiers plus tôt ?

« Et puis tu es chercheuse, non ? Ne sommes-nous pas censés être des livres ouverts ? »

La parole est accompagnée d’un sourire mi-encourageant, mi-railleur, et d’une main sur son épaule – le plus bref des effleurements, fruit d’un élan devenu gêné sitôt suivi ; tout ce qu’il en retire est le rappel que sa sœur est grande.

« Quand est-ce que tu les as vus pour la dernière fois ?
– J’ai vu mère peu avant la disparition de Tiarnan. Aucun rapport, bien sûr. »

Ils n’ont même pas fêté ça.

Ils arrivent à l’entrée avant qu’elle ne puisse demander la suite de sa réponse – d’aucuns diraient que c’était très bien calculé – et il signe le registre avec la vitesse de l’habitué avant d’enfin se retrouver sous le ciel bleu. Un instant ses yeux se ferment, sous le poids du soleil, caressés par une brise légère qui pénètre rarement les murs du Cercle ; le même air, pourtant méconnaissable… l’air de la cité.

« Tu vas devoir me raccompagner, informe-t-il en se tournant vers sa sœur, je n’ai pas réservé de templier. »

Il y avait quelque chose de trop humiliant à le faire, encore plus à demander si Fionnuala en aura la possibilité.

« Tu as oublié à quel point le Palais des Princes est tellement grand qu’on s’y sent vite seul, et ce peu importe le nombre de domestiques ou de proches qui s’y trouvent. »

Il hausse les épaules, guère convaincu. Je l’ai oublié parce que je ne l’ai pas vécu. De son temps, jamais il ne s’était senti seul – tout au plus les derniers mois, mais même la maladie de Fiona n’avait su totalement voler l’attention et la présence de ses parents. Ses souvenirs du Palais ne sont que joie et fierté, teintés de l’impatience de l’enfant roi mais jamais solitaires. Une fois de plus les passés s’entrechoquent, le sien et celui de ses sœurs, faisant mousser l’écume de plus en plus troublée : est-il vraiment le seul qui a été heureux dans leur Palais ?

« Non. Ce devait être plus simple pour une lettre de traverser une frontière que Starkhaven. »

Le message premier est navrant, mais de celui de fond il ne sait que penser ; ils lui écrivaient avant qu’elle ne se rapproche, quand les lettres n’étaient pas sûres de l’atteindre et que la réponse pouvait se faire désirer sans conséquences – qui ? Mère, père ? Quelle ironie, piquante mais irréprochable, que la petite tornade devenue interlocutrice préférée. Si la distance fait de ces miracles, peut-être aurait-il dû demander une mutation à Antiva pour recevoir, au lieu de regards malencontreux, un salut intentionnel ?

« Tu crois ? Il suffit pourtant de voir les regards suspicieux et les remarques défensives. Peut-être nos parents préfèrent-ils les silences. »

Je ne me méfie pas de toi ; ou plutôt si, il se méfie d’elle, comme il se méfie de tous ceux dotés de langue en plus d’oreille et de tout ce qu’ils pourront tourner contre lui – il se méfie des mots qui remplacent les jouets cassés et d’elle tout particulièrement, mais il ne la suspecte pas. Il lui parlerait volontiers, si les remarques défensives n’avaient aucune épée à dévier. Une accusation qui reste silencieuse.

« Tu apprendras qu’il est plus facile de… se cacher des gens que l’on connaît. Surtout lorsqu’ils se méfient de vous. Je suis persuadée que tu réussirais mieux que moi à leur tirer des confessions. Te rappelles-tu combien tu pouvais leur faire accepter n’importe quoi, enfant ?
– Le bon temps. » Inutile de nier qu’il a bien existé : jadis, il y a si, si longtemps… Mais est-il vraiment fini ? À ce jour ses parents ne lui ont jamais rien refusé – parce qu’il n’a plus rien demandé depuis qu’il en a perdu le droit. « Tu as raison, j’irai les voir un de ces jours. »

Patience, patience, l’occasion vient quand on l’attend
Patience, qui passé une lune n’offre plus mais prend.

Ce jour, qui a attendu vingt ans, aucune raison qu’il disparaisse avant qu’il ne réunisse le courage nécessaire, n’est-ce pas ? Le temps, comme son père, Starkhaven et les Vaël, est immortel – n’est-ce pas ?

« On pourrait même y aller ensemble, avec Eibhlin, une autre fois. Ce n’est pas parce que nous ne sommes plus que trois qu’on ne peut pas être une famille comme tu le voulais. »

Son regard ne croise pas le sien, malgré sa voix assurée, mais c’est un début. Il ne sait pas ce qui lui a pris – l’absence de Tiarnan a peut-être un peu d’effet, finalement. C’est un début. Une réunion ne peut que bien se finir, si même Fionnuala peut lui arracher le rire bref mais franc, porté par l’air vivifiant et répercuté par les armures qui remplacent les murs.

« Réservé de templier ? Créateur, c’est à eux de vous octroyer l'autorisation exceptionnelle de sortir…
– Fionnuala, voyons ! C’est à eux de nous octroyer l’autorisation exceptionnelle de revenir. Ne t’ont-ils donc rien appris ? »

Le respect – discret – de leurs devoirs apaise peu les templiers, et il préfère leur tourner le dos en prenant le bras de sa sœur, prêt à la suivre… si ce n’est de l’autre côté du Voile, au moins jusqu’aux murs de la Cité.

« Je le retiendrais mieux si ce n’était une occasion unique. Te promènes-tu ainsi souvent ? »

« Lachlann… Je ne peux plus me rendre au Palais comme ça, je ne crois pas que ma présence soit bienvenue…
– Moins que moi ? Fiona, s’ils me laissent entrer, ils te pardonneront aussi. »

Détrompe-moi. Dis que je leur ai manqué et qu’ils prient pour mon apparition. Elle ne le fera pas. La phrase, teintée de l’amertume habituelle, s’est adoucie sur l’assurance qu’elle n’a pas pu plus les déshonorer que lui – quoi qu’elle ait dit, sur ces « nombreux sujets », ils s’en remettront. Ou ils les mettront à la porte tous deux. Mais la misère aime la compagnie autant que le triomphe, non ?

« … mais c’est une bonne idée que tu t'y rendes avec Eibhlin. Vous pourriez même amener Leitis avec vous.
– Je préférerais que tu sois là. »

La déclaration n’attend pas de réponse, avis final s’il en est en Thédas. Le Palais a été leur terrain de jeu, un jour, théâtre de toutes les rivalités ; mais Lachlann et Eibhlin n’y ont jamais vécu en tant que famille, s’y sont à peine croisés aux Satinalia passées. Que ferait-il sans Fionnuala pour persuader qu’il y a sa place, et rappeler à ses parents qu’il a un jour été le meilleur de leurs enfants ? Pire, que ferait-il là-bas seul avec Leitis ? Non – si Eibhlin demandait il se laisserait convaincre, comme toujours, mais jamais il ne proposera cette visite s’ils doivent n’être que deux. Il préfère encore partager sa solitude avec une Chercheuse de la Vérité un peu trop… respectueuse, à défaut de protocolaire – pour quelqu’un qui vole régulièrement les devoirs des templiers, ses avis sont bien tranchés. Templiers au-dessus de mages. Chercheurs au-dessus de templiers. Fionnuala au-dessus de Lachlann. Privilège des juges suprêmes que de critiquer tous les échelons sans en respecter aucun.

« Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne.
– Si tu le dis. »

La plaisanterie, pour sincèrement ironique qu’elle fût, n’en était pas une ; les templiers sont bien des gardiens, mais n’y a qu’à voir Sivoneii, n’y a qu’à voir Varina, pour comprendre que ce ne sont pas les sorties qu’ils régissent le plus mais l’état du corps qui entre. La vérité n’aime pas la réalité, semble-t-il…

« Je suis certaine même qu’on s’y rende moins souvent que toi. Je crois que j'aimerais bien le revoir. Veux-tu qu’on y fasse un tour, ou bien cette balade t’est trop ennuyeuse et tu préférerais un autre chemin ?
– Allons-y, si c’est ce que tu veux, pour moi ils se valent tous. Au moins aurons-nous une chance d’y être tranquilles, et moi de voir d’autres plantes que les médicinales du Cercle. »

Il ne saurait dire si silence qui suit, uniquement interrompu de leurs pas, des disputes derrière les fenêtres ouvertes et de toute la vie de la large cité, est confortable ou gêné, ni s’ils profitent mieux du moment seuls avec l’air frais ou en discutant – et encore moins ce qui ferait un bon sujet, puisque se taire lui convient tout aussi bien. Pour sa part ils en ont dit assez, mais Fionnuala ? Oh, il en doute.

C’est pourquoi il s’inspire finalement d’elle, qui – il le jurerait – ne s’est jamais intéressée à la verdure, pour la lancer sur la dernière chose qui l’a faite presque sourire.

« Comment est-il, ton Initié ? »

Se refuser faveurs et soutiens, encore et encore : telle est la tradition des Vaël et telle elle restera, sa sœur pas plus généreuse que son père. Le silence l’assure mieux que des mots. Ainsi donc, toujours pas de réunion de famille… Tant pis, et peu importe : elle est là maintenant.

« Quel noble sacrifice que je saurai retenir. »

Il hausse un sourcil surpris, discrètement blessé, sans commenter. Pour une fois qu’il n’essayait pas d’avoir l’air forcé… ? Il est environ trente ans trop tard pour déclarer que son altruisme est parfois sincère, et il préfère l’interroger sur un sujet plus neutre et, pour lui, plus intéressant. Du quotidien de la Chercheuse il peut deviner beaucoup, des goûts il est difficile de parler – mais de ses fréquentations, dont il ne connaît rien, il peut bien tirer quelque chose. L’initié lui-même ne l’intéresse pas plus que le chat d’Isbeil, mais si c’est un projet aussi personnel qu’un apprenti peut l’être pour un mage…

« Faolan ? Il est… […] Pour ce que ça vaut, c'est un garçon en lequel je crois beaucoup.
– Je suis sûr que tu sauras l’éclairer comme il le mérite. »

Il n’est pas sûr de beaucoup l’aimer – disons plutôt qu’après dix ans de rumeurs et deux minutes de description il ne lui a toujours pas trouvé d’intérêt – mais si son ombre convient au soleil de Fionnuala, c’est suffisant. Il fait le lien avec la mage bien avant qu’elle ne la mentionne, et l’aurait évoquée même sans encouragement – mais la perche est appréciée. On dirait un vrai échange !

« Tu dois connaître les Callaigh, et même mieux que moi. Ils ont une fille qui est apprentie au cercle si je ne m’abuse ?
– Elain, oui. Elle est encore jeune, mais je place aussi de bons espoirs en elle. »

C’est qu’on s’attache, à force d’années, et qu’il le veuille ou non, il y a peu d’apprentis dont il n’apprécie pas l’évolution, que l’âge affine leurs visages ou leurs sorts. Fionnuala a-t-elle vu l’aîné grandir comme lui la cadette ?

« Rassure-moi, Faolan ne prévoit pas de visite au Cercle ? »

Mon apprentie peut continuer à s’isoler tranquille ? Les Chercheurs ne vont pas envahir mon Cercle ? Ma sœur reste un privilège choisi ?

S’il ne craignait pas de perdre le fil de la conversation, il observerait la marche du soleil pour mesurer le temps écoulé. Plus longtemps, certainement, qu’ils n’ont tenu les fois précédentes… Les oiseaux – des moineaux, note-t-il avec amusement – semblent célébrer avec lui, sautillant sur les branches au rythme de leurs becs curieux, vagues éclairs dans la masse vert et marron que sont les cimes à ses yeux fatigués.

« S’il termine sa formation dans commettre les mêmes erreurs que moi, ce sera effectivement une franche réussite.
– Que feras-tu s’il en commet de nouvelles ? Comment l’empêcheras-tu de tomber dans des pièges que tu ne connais pas toi-même ? »

A-t-elle fait les pires, qui rendent toutes autres simples bêtises ? Non, pas Fionnuala ; ses erreurs ne peuvent être que des décisions regrettables sans plus de conséquences qu’un verbe mal conjugué. L’imagination destructive est toute dans le Callaigh – comment réagira-t-elle, elle, en l’apprenant ?

L’idée lui vient soudain que Faolan n’est peut-être pas son premier initié, or l’information paraît soudain capitale. Il peut comparer Elain à une demi-douzaine d’apprentis, même s’il est trop tôt pour connaître le dénouement des difficultés qu’il a pu leur créer, mais qu’en est-il des Chercheurs ?

« Alors ça, qui l’aurait cru ? Les Callaigh sont peut-être l’espoir de Starkhaven !
– Honte à nous si on en arrive là ! Même s’il est vrai que je verrais plus volontiers la demoiselle que l’elfe au bras du Prince… » raille-t-il. En bon abruti. Très vite, connaissant son public, il enchaîne. « Fréquentes-tu aussi sa famille, maintenant qu’elle est si proche ? Ou ta garde s’arrête-t-elle aux heures de service ? »

Oh liberté, quand tu nous lâches. Jamais il n’a rendu visite aux Callaigh – pourquoi l’aurait-il fait ? – et il n’a qu’un très, très vague souvenir des parents et de l’oncle, aussi est-il aussi curieux de la réponse que de ses développements – il se connaît trop pour se fier aveuglément aux plaintes d’Elain après tout, même s’il se prélasse avec plaisir devant les flammes de sa rage et que celle-ci présage une adelphie à la hauteur de sa réputation ; pourvu que la réputation ne reste que cela.

« Pas que je sache, non. Je sais que… qu’il pense à sa petite sœur, mais je crois que c’est une affaire complexe entre les deux. Comme s’avèrent souvent être les relations entre fraternelles. Néanmoins, je ne garantis pas que ça n’arrivera pas. Pourquoi donc ? »

Leurs protégés sont désormais loin de ses pensées, pauvres enfants décidément incapables de retenir son attention face à sa ô combien plus intéressante famille ; de l’insecte qui s’est creusé une place et dont l’absence résonne dans le vide, à la sœur qui brise toute envie de parler de lui.

« Ce n’est pas compliqué que de son côté. »

Au prix d’un certain effort, il se retient de mentionner l’autre frère trop envahissant – difficile de ne pas y penser quand de toutes ses relations, c’est la seule qui mérite d’être appelée compliquée – pour n’entendre que les questions prononcées.

« Les mages n’ont pas plus le choix de refuser des visites que de les recevoir, en particulier quand le mage est apprentie et la visite Chercheur. » Elain l’accueillerait à bras ouvert, s’il venait : là est en partie le problème. Au-dessus d’eux, des moineaux s’envolent, laissant derrière eux une traînée de poussière dorée par le soleil. « Les gens ont tendance à oublier combien s’imposer peut être cruel. »

Son regard redescend des hauteurs infinies sur sa sœur, écartant ces scénarios et hypothèses gênants. Elle n’a pas pu prendre la critique personnellement – jamais Fionnuala n’oublierait qu’elle peut gêner ! – et puis il lui semble évident qu’il aimerait qu’elle s’impose plus souvent – mais le sujet a le don de le mettre mal à l’aise. Mieux valent les faits.

« Si on s’asseyait un moment ? »

Le jardin n’est pas bien grand, au contraire de leurs jambes, et la grille de sortie jette une ombre menaçante sur les pavés extérieurs.

« À défaut de pouvoir toutes les prévenir, je serai à ses côtés lorsqu’elles arriveront. »

Quelle chance, ne peut-il s’empêcher de penser – peut-être le murmure-t-il même – amèrement. Quelle chance Faolan a d’avoir une Fionnuala clémente et présente. Grandie par ses erreurs passées, peut-être – mais a-t-elle jamais regretté d’avoir abandonné celui qui n’était pas chercheur mais frère ? S’est-elle repentie ou a-t-elle simplement enfin trouvé quelqu’un qui mérite son soutien ?
Quelle chance.

« N’as-tu aucun apprenti pour ta part, pour l’empêcher de commettre les mêmes erreurs que toi ou dépasser tes réussites ? »

La provocation ne passe pas inaperçue, et récole une auto-dérision rare – qui n’en est pas vraiment – au sommet l’humilité n’existe pas – en réponse.

« Quelles réussites ? »

Son regard s’enfonce dans celui de Fiona, inquisiteur – il aimerait une réponse, mais il doute fort en recevoir une plaisante : que sait-elle de ses réussites ? A-t-elle lu ses écrits ? Suivi ses découvertes ? Posé ne serait-ce qu’une question sur les raisons de son ascension ? Le silence, comblé ou non, ne dure pas assez pour vexer – au fond sa présence suffit, il ne peut exiger que son intérêt englobe jusqu’à sa magie.

« L’évolution des mages n’est pas assez linéaire pour que mes apprentis, même les plus brillants, me surpassent avant ma mort. La compétition académique est quelque peu différente de celle des guerriers, vois-tu ? Si quelqu’un me dépassait dans mon domaine, ce serait parce que mes recherches lui en ont donné le temps… » Malheureusement – ou heureusement ? – le risque paraît dérisoire. « J’ai des apprentis, oui, auxquels je transmets mon savoir et que j’essaie de protéger. Ce n’est pas tout à fait aussi officiel que pour toi et Faolan. »

Pas tout à fait, c’est-à-dire presque. Avec un malin plaisir il retient leurs noms, retient même la moindre description qui pourrait intéresser sa sœur. Si elle veut plus qu’un « oui », elle n’a qu’à demander.

« Ni l’un, ni l’autre : tu sais mieux que personne que nos missions ne s’arrêtent pas comme on ferme un étal. La Foi ne s’éteint pas avec le soleil, loin de là puisqu’elle donne la direction ; et c’est bien dans l’ombre que se faufilent Ses ennemis. »

Que tu parles bien, ma sœur.

« Je n’ai aucun compte à rendre aux Callaigh : Faolan est désormais un Chercheur. »

Et que tu es proche de mes geôliers. Pourtant nous voici, deux étrangers qui ne sont plus Vaël non plus…

« Hormis obligations, c’est à vous, enchanteurs, de prémunir les mages et surtout apprentis de visites inopinées et de leur… cruauté. Les portes d’un Cercle doivent rester fermées pour vous protéger et protéger le reste du monde. Je suis plutôt… surprise… d’apprendre que ce n’est pas le cas à Starkhaven.
– Je croyais que c’était aux templiers ? » Rappel de sa propre morale de salutation et de la hiérarchie mille fois répétée. « De toute façon Faolan, puisque c’est de lui que nous parlions, peut brandir ces obligations et nous faire taire quand il veut. C’est à toi de t’assurer qu’il ne le fasse pas. »

Qui, d’eux quatre, aurait alors commis la pire erreur : la chercheuse qui a lâché son initié, l’enchanteur qui a mal enfermé l’apprentie, l’initié provocateur ou l’apprentie en colère ? De son point de vue, aucun mage ne saurait être tenu coupable de ce qu’une visite déclencherait.

Sans se presser, il les mène jusqu’à un banc et en balaie quelques feuilles avant de s’asseoir.

« Fatigué ? Les journées sont longues en ce moment pour les enchanteurs du Cercle de Starkhaven ?
– Comme pour tout le monde, j’imagine. Parfois je doute que les journées courtes existent vraiment. »

Il faudra d’ailleurs écrire à Eibhlin en rentrant, avant de reprendre ses recherches, et trouver ce recueil qu’il a promis à Ailis. Et recoudre sa poche. Jeter les herbes trop sèches. Vérifier que le dernier lot de fioles ne contient plus aucune magie. Finir son rapport. Avancer dans ce chapitre qui traîne depuis hier. Il ferme un instant les yeux, laissant la brise faire son effet. Les heures n’ont que faire de ses imprévus, mais tant qu’ils sont ici il peut prétendre que le Cercle de Starkhaven est loin.

« Ne te flatte pas trop, il en faut plus que ça pour me fatiguer. » Au contraire, cette promenade est sans conteste l’expérience la plus reposante de la semaine. « Tu m’as habituée à bien pire. En fait, je pense que tu as plus fait pour mon endurance que tous les entraînements militaires du monde… »

Le souvenir lui tire un sourire amusé. Infernale petite peste.

« Je ne sais pas Lachlann… à toi de me le dire. »

Déception sur déception sur déception : au moins celle-ci est attendue, et si cela ne l’empêche pas d’exister, l’ambiance l’adoucit au moins, couplée à l’amusement évident de Fionnuala. La plaie est trop ancienne pour être ravivée, le ravin trop profond pour que les gouttes citronnées touchent le ruisseau en son fond sans s’évaporer, même si la rancœur reste : elle ne s’excusera donc jamais. À quoi bon, alors, répondre sincèrement ?

« C’est officiel, certes, mais nous avons simplement su rendre officiels ce que des circonstances imposaient.
– Elles ne le font pas toujours ? » La question échappe avant qu’il ait le temps de se souvenir que la réponse ne l’intéresse pas vraiment, et que si elle ignore sa magie il n’a pas plus de raisons de prétendre s’intéresser aux Chercheurs. Peut-être les circonstances uniques de sa sœur méritent-elle sa curiosité, elles ? « Un Initié peut passer tout son apprentissage sans mentor si personne ne prend pitié de lui ? »

Pour une raison qu’il ne saurait nommer, l’idée le perturbe – la structure apparente de l’ordre, si noble et droite, ne laisse dans son esprit pas place à des jeunes garçons errant seuls. Beaucoup trop… libres.

« De quoi parles-tu ? Parles-tu des courses dans les couloirs du Palais ou les chaparderies dans les cuisines ? De ces pauvres domestiques qui endossaient nos bêtises ou de cette compétition incessante pour l'attention de nos parents ? Je ne doute pas que tu aies mieux connu l’ennui au Palais des Princes qu’au Cercle.
– Je peux jurer, chère sœur, ne jamais m’être ennuyé de ma vie, malgré tous les jouets que tu as essayé de me voler. Ignores-tu qu’il n’existe de meilleure distraction qu’une petite sœur ? Quelle meilleure raison de se lever le matin que de la réveiller en personne ? Et pourquoi subir ces leçons de violon, si ce n’est pour t’en faire profiter ? »

Quant à cette compétition, a-t-elle encore lieu ou ont-ils tous deux déclaré forfait ? … Non, comme elle dit, elle est incessante. Elle ne peut cependant ignorer qu’elle s’étendait bien plus loin qu’à leurs parents ; tout le monde devait attention et admiration au premier-né, à commencer par sa sœur. (À bien y réfléchir, il plaint son entourage de l’époque. Étonnant qu’autant persistent à le préférer au doux petit frère.) Il gagerait même que c’était réciproque.

Les terrifiantes affres de la vieillesse approchent inexorablement – il les voit chaque matin dans le miroir, terrifié par la mort et rassuré par la vitalité du père auquel il espère ressembler –, mais leur entrain n’est rien comparé à celui qu’elles mettent à grignoter sa sœur, découvre-t-il en notant une fois de plus sa relation tendue avec la position assise. Autrefois sa cadette, plus par choix que par naissance, elle ne le reste plus que par l’indulgence dont elle bénéficie encore et toujours…

« J’aurais dû t’offrir un corset plutôt qu’un coussin, à ce que je vois, s’amuse-t-il. Te souviens-tu de ceux dans lesquels nous enfilait maman ? Elle a dû arrêter après… » Après. Un raclement de gorge suffira à chasser ce souvenir-là, mais il préfère quand même en appeler de plus heureux. « La robe était la première bonne nouvelle que j’ai reçue au Cercle. »

« Si un Initié ne trouve pas de Mentor, ce qui est extrêmement rare, sa formation s’arrête. Il n’y a pas d’obligation à devenir Chercheur de la Vérité. Personne ne naît Chercheur.
– Sans doute. »

Pauvres garçons – et filles, rappelle adroitement la présence de sa sœur. Où vont-ils ? Abandonnés par l’ordre, appauvris par l’armure inutile, humiliés par l’Œil ; pauvres âmes privées de leur place sur terre, dépourvues d’avenir… Le monde est bien cruel avec ceux qui ne naissent pas mages.

Ils sont même forcés de subir les jeux cruels des enfants.

« Et Créateur, que tu étais mauvais au violon !
– Naturellement. »

Il sourit fièrement, cheveux illuminés par le soleil. Il sait bien qu’il n’a aucun talent musical. Il l’a su dès qu’on lui a mis l’archet entre les mains et que sa première pensée a été (sûrement la mauvaise influence de Fionnuala) qu’il ferait un très bon arc. Les efforts ne valent la peine d’être montrés que s’ils sont particulièrement brillants ou particulièrement mauvais, et sa direction était toute choisie. Et Créateur, qu’il était doué pour être mauvais !

Il la laisse finir de rire, essayant de se souvenir si celui-ci a changé depuis la dernière fois qu’il l’a entendu, jusqu’à avoir le privilège d’entendre la conclusion de ses pensées. Sans doute aurait-il dû la deviner, au lieu d’oublier que s’il a plusieurs sœurs, c’est qu’il n’est pas le seul.

« Mais je ne savais pas qu’une petite sœur était à ce point-là une distraction. Si Eibhlin était une petite fille demandant de l’attention, je ne doute plus que le Créateur a rassemblé toute la sagesse de notre fratrie pour la lui confier.
– Sûrement… murmure-t-il sans conviction.
– Peut-être était-elle la seule à savoir comment l’utiliser.
– C’est bien possible. Reste à voir si elle s’en souvient. »

Il suffit de peu pour se souvenir qu’Eibhlin est à peine plus vieille que les plus jeunes des mages, et pas tellement plus que sa belle-sœur. Sûrement faudrait-il un jour accepter qu’elle est bien adulte et aussi compétente qu’elle le prétend… mais si l’idée lui a traversé l’esprit elle ne s’y est guère installée, et ce ne sont pas les souvenirs d’enfance qui vont le détromper.

« Je me souviens très bien, oui : tu faisais déjà tout à l'époque pour me prendre les plus colorés sous le nez. Les robes de Mère étaient toujours élégantes, j’adorais quand elle me laissait les porter. Je me sentais comme une duchesse orlésienne parée dans ces velours et ce satin… Les dames de Val Royeaux étaient radieuses dans pareils atours.
– Tu aurais pu l’être aussi. Moi parti, il ne restait plus que toi pour prendre la suite de Mère… Pourquoi avoir abandonné ces robes qu’elle complimentait tant ? »

La question en est-elle vraiment une ? L’air pensif et le ton égaré permettent d’en douter, comme s’il ne parlait pas à Fionnuala mais à son fantôme passé ; ou même à celui de ces robes laissées vides, délaissées au profit d’une armure qu’il n’a jamais vraiment comprise. Oui… Pourquoi ?
Peut-être ne saura-t-il jamais – alors il se contentera de l’assurance que Fionnuala n’a pas changé au point de ne pas avoir un avis sur des robes que personne n’est jamais censé voir.

« Ces hideuses robes d’apprentis ? Sérieusement ? S’il y a bien une sanction que les mages ne méritent pas, surtout des enfants, ce sont ces accoutrements. Il aurait effectivement mieux valu pour toi garder les corsets de Mère.
– Nous ne serons donc jamais d’accord ? Je ne peux pas te laisser critiquer ces merveilles de confort ! Viens dans ma chambre la prochaine fois, je t’en prêterai une à essayer. Mon royaume pour une vie sans armure ! »

Littéralement. Et honnêtement ? Il assume : pendant le Grand Tournoi, ce légendaire simulacre de guerre, il n’aurait échangé sa place avec Tiarnan-le-guerrier pour rien au monde. D’ailleurs, robe ou corset, l’un n’interdit pas l’autre, quand la Mère a la mainmise sur le courrier ; même si le corset le reste rarement, vite transformé en napperons ou en rubans… Dieu merci, elle ne saura jamais que ce sont eux qu’il a le plus partagé avec ses nouveaux camarades.

« Les robes d’enchanteur te vont beaucoup mieux mon frère. Si tu doutais de tes réussites…
– Je le savais. J’ai toujours dit que ce rouge criard ne me seyait point… Pourquoi crois-tu que je m’enveloppais dans autant de capes ? Le prestige se mesure au tissu caché… »

Et oh, combien de fil il a tiré, combien de tissu déchiré, à l’abri des regards ! Si les ourlets valaient de l’or, il serait le plus riche du Cercle. Ce qu’il est déjà, mais il le serait plus.

« On m’en voudrait toutefois de te laisser croire que les enchanteurs ne sont nommés que pour ce qu’ils apportent à la beauté du décor. Le titre ne serait pas moins mérité sans uniforme. »

Son regard embrasse la tenue de sa sœur, critique. Sa seule médaille est son assurance, qu’elle porte aussi bien que lui – mais s’il suffisait de si peu pour être reconnu, qui seraient-ils ? Quid des prodiges qui rasent les murs dans leur hideuse robe d’apprenti, quid des bras cassés qui se clament sauveurs du monde ? Les rangs du Cercle ne sont pas si subtils ; les mages ne disparaissent pas derrière le soleil comme les chercheurs derrière l’œil. Il a encore de quoi être fier.

« C’est bien pour cela que je n’en douterais jamais. Toi si ? »