Rouillé [Solo]
CT : 10/10
End : 15/15
For : 19/19
Perc : 15/15
Ag : 12/12
Vol : 12/12
Ch : 12/12
CT : 10/10
End : 15/15
For : 19/19
Perc : 15/15
Ag : 12/12
Vol : 12/12
Ch : 12/12
Le terrain d’entraînement est bien vide, au milieu de la nuit. La poussière se promène au gré du vent, les mannequins ne tremblent plus face à l’épée qui menace. Quelques rares flèches sont encore plantées, avec une maîtrise irréprochable ou de façon totalement hasardeuse. Quelqu’un a dû oublier de les ramasser. Est-ce vraiment important ?
Mais ce n’est pas ce grand espace que mes yeux voient. Ce ne sont pas les mannequins, ce ne sont pas les cibles. Ce n’est pas non plus le ciel obscurci, qui veille encore un peu armé de ses petites lucioles. Non. C’est plus ancien.
Le soleil brille de mille feux, le vent est chaud. Là, face à moi, se déroule une scène qui n’est pas si particulière que ça, à vrai dire. Certains épisodes doivent se mélanger entre eux, véritable synthèse de tous ces moments à mordre la poussière, à jurer, à brandir son épée, à provoquer, à rire, à foncer, à tomber, à se relever encore. Et je la vois, véritable tempête frustrée, mais bien déterminée à me coller une rouste. Et je me vois, sourire aux lèvres, à repousser ses assauts, à lui donner des conseils d’une voix plus distante, sans pour autant manquer de chaleur. Une simple touche d’autorité et de stabilité dont un élève a besoin. Et ce tourbillon s’élance, s’écrase, recule, s’énerve, s’acharne. Des fois, je lui concédais quelques petites victoires, pour qu’elle ne perde pas trop espoir non plus.
Ah, Nora, cette chipie.
Mais depuis le Grand Tournoi, tout avait basculé. Tout avait changé de forme. La petite Nono, fille Irvine en réalité. Sa rage, son désespoir, sa détresse : toutes ces choses auxquelles j’ai bien failli. Et depuis, plus rien. Elle s’est volatilisée, après toute une nuit à lui redonner courage ; après toute une nuit à panser ses blessures ; après toute une nuit à m’inonder d’insultes, de douleurs, de cris. Elle s’est volatilisée, et elle n’est jamais revenue.
Enfin, presque.
Ce drôle de retour au campement. Ces manigances, ces hésitations, ces recherches étranges. Ces petites choses faites dans mon dos, moi qui n’attendais que des nouvelles, moi qui n’attendais que son retour. Des excuses, des jurons, mais quelque chose de véritable. Je ne m’attendais pas non seulement à l'abandon, mais aussi au couteau dans le dos. Mais comme on dit, seuls nos alliés peuvent nous trahir, n’est-ce pas ? Mais finalement, est-ce une trahison, ou est-ce le fruit de ce que j’ai si maladroitement semé ? N’est-ce pas moi qui ai failli ?
Une tape dans mon dos. Véritable frappe sans douceur, d’une main grande et calleuse. Mes yeux retrouvent le présent, mes oreilles retrouvent un rire rauque et familier.
- « Enfin j’t’attrape, toi. »
Les sourcils broussailleux froncés, les cheveux un peu dégarnis, mais d’un rouge ocre encore vif pour son âge, un sourire tordu aux dents parfois fendues, parfois manquantes, une carrure qui allie une musculature très imposante et un gras désormais caractéristique de sa personne, la barbe relativement carrée. Le tablier pendouille encore à moitié sur son corps, et ses yeux, éternel regard vif qui me scrute avec autant de malice que de lueurs plus sombres, ou plus inquiètes. Face au demi-sourire pensif qui a étiré mes lèvres, il s’agace un peu et redonne une autre tape, cette fois-ci sur l’épaule, pour me secouer un peu.
- « Non mais oh là c’quoi c’te tronche ? »
Mes épaules se haussent. Que dire d’autre ? Il est toujours bien difficile, surtout pour moi, d’échapper aux bonnes déductions et analyses du cuistot. Il me toise, le druffle, avant de hausser des épaules aussi.
- « C’vrai que c’po la joie en c’moment. »
- « On a connu mieux, ouais. »
Un silence s’installe, tandis que nous nous observons avec une certaine attention. Depuis le Grand Tournoi, j’ai eu toujours moins de temps à lui consacrer, lui qui pourtant en trouvait toujours pour moi. Mais depuis le Grand Tournoi, tellement de choses se sont produites. Mais ça fait plaisir, un visage familier.
- « Bread. »
- « Copper. »
- « Tu me cherchais, du coup ? T’as besoin d’un truc ? »
- « Aaaaaaaaaaah tu m’agaces à penser qu’on veut d’toi juste pour d’la pap’rasse ou d’la sainte parole ! .. .. .. Mais ouais j’te cherchais. J’ai fait tout l’camp’ment ! Allez viens par là, on va causer. »
Gingerbread a été mon frère d’armes pendant près de vingt ans. Ensuite, par ennui probablement, il a décidé de s’essayer aux cuisines, et il est vrai que depuis, il revit à sa façon. Il s’est trouvé une petite passion à confectionner ses masses qu’il appelle nourriture, mais qui se sont améliorées avec les années. Des fois, de véritables festins, des fois, il a moins d’inspiration. Et même quand c’est moins bon, les soldats osent pas trop lui faire la remarque : le dernier qui avait essayé a failli manger son couperet comme dessert. Et pis bon, y’a toujours Joff pour lui faire des remarques, car il a ce cran que Gingerbread adore.
Mais le voilà, à m’empoigner l’épaule, à me faire avancer vers le milieu du terrain d’entraînement. Il ne lâche pas cette épaule, et je sais ce que signifie ce simple geste : la discussion ne sera pas des plus amusantes.
- « Bon, j’ai po fait tout l’camp’ment, parc’que j’te connais : quand t’es po dans ta tente, tu t’entraînes, quand tu t’entraînes po tu médites, .. Mais c’bien qu’tu sois là, mon frère. »
Il me lâche, pour me faire face, un regard de défi et arrogant planté dans le mien plus curieux et plissé. Puis, il remonte son couperet vers moi, la pose gentiment – sa conception de “gentiment” – contre mon torse.
- « Sors ton épée, mon p’tit gars. »
Un sourire pris au dépourvu s’affiche sur mon visage perplexe. Je retiens difficilement ce rire de nervosité face à sa proposition qui, le connaissant, n’en était pas une. Son visage marqué par les années et les combats effectue une moue inhabituelle, qui déforme son visage et accentue ses traits. Il me pousse un peu de son couperet, comme pour susciter une quelconque réaction lorsque l’on croise un animal mort, ses sourcils plongent de colère. Mais je fais non de la tête, recule d’un pas.
- « Pas ce soir, Bread. »
- « Quoi, t’as mal au crâne c’est ça ? ‘Dirait ma femme. »
- « T’as pas de femme. »
- « Moui. »
Il hoche des épaules, sa posture offensive s’adoucit légèrement, mais Gingerbread tient bon. Il est borné de nature, évidemment qu’il ne se contentera pas d’un non. Mais ses épaules se sont haussées d’indifférence. Son regard s’est assombri, se pare d’une émotion étrange. De la déception, du dédain, ou autre chose de plus dur encore.
Mais bien vite, un rire à l’harmonie incomplète s’échappe de ses lèvres. Et je n’aime pas ce rire.
Il m’attrape par le col de mon gambison et me tire vers lui. Son regard, vile inquisiteur, empale le mien sans la moindre douceur, sans la moindre pitié. Son sourire est mauvais, avant de disparaître. Par réflexe, ma main a attrapé son poignet imposant, mais je ne le repousse pas. Comment pourrais-je ?
- « J’ai dit .. sors ton épée, Copper. »
Sa lame grossière se redresse, effleure ma gorge. Mon sang ne fait qu’un tour. Car je perçois son intention, ses yeux inébranlables, ses plis mauvais sur son visage. Car je perçois ce qui m’attend si je ne fais rien.
Bread semble percevoir mon hésitation, appuie sur la peau avec son couperet et ses mots, plus tranchants encore.
- « J’croyais qu’les Alamarris butaient leur chef s’ils le trouvaient trop faiblard .. »
Le temps se suspend. Mon cœur se serre, frappe contre mes os. Longue inspiration pour me ressaisir. Mon corps se tend, prêt à œuvrer. La tension ne cesse de grandir dans son intention. Je sais qu’il se retient, mais pour combien de temps ? Je n’ai pas ce temps. Et si je n’ai pas ce temps ..
Si je ne fais rien, je vais mourir.
Un geste vif.
Son couperet force un passage. Mon corps se penche. Mon pied s'avance. Ma main attrape le manche de son arme pour la retenir. Mais il me tient toujours par le col, attend sans broncher. Cette première réaction lui tire un rictus de satisfaction, comme une première étape de franchie.
Mais cet instant de flottement, long d’un battement de cils, ne dure évidemment pas. Gingerbread repart à l’assaut. Son corps se tourne, sa main me lâche et se propulse vers mon flanc. Je le pare également, déviant son attaque vers l’extérieur, mais le voilà qu’il râle. Le temps de comprendre, et son genou atterrit en un bloc dans mon ventre, me pliant en deux. Puis, il me pousse en arrière de son pied, et me voilà, allongé sur le dos comme un imbécile.
Bread plante sa lame dans le sol, craque ses phalanges et sa nuque. Le souffle un peu coupé, il me faut un certain temps avant de me redresser, grognant d’inconfort.
- « ‘Reus’ment qu’j’y vais d’main morte avec toi hein. Morte et enterrée. »
- « Qu’est-ce que tu veux. »
Question râlée, essoufflée. Ses poings puissants se posent sur ses hanches, tandis qu’il peut enfin me toiser de toute sa hauteur.
- « C’que j’veux, c’est mon frère. J’sais po c’que j’ai face de moi là. Allez, d’bout. »
Mon œil se perd autour de nous, dans un réflexe d’inquiétude. Je ne cède jamais à la provocation, mais Bread sait toujours où viser. Et une fois de plus, il n’a de loin pas manqué sa cible. Mais aussi, il n’a aucune idée de la terreur que ces quelques mots m’inspirent.
J’croyais qu’les Alamarris butaient leur chef s’ils le trouvaient trop faiblard ..
Et il n’a pas tort. C’est ce que je me dis également au sujet du Prince, parfois. Ne vaudrais-je donc pas mieux que lui ?
Mais sa poigne revient à la charge et me traîne vers le haut.
- « SUR TES PIEDS, J’T’Y AI DIT. »
Je grogne sous son geste, non sans manquer de surprise quant à sa force. Mais il me relâche bien vite, que j’aie retrouvé mon équilibre ou non, se recule, arbore une posture d’attaque, cette fois-ci sans son arme.
- « T’veux la faire aux poings on la f’ra aux poings. »
Un soupir franchit mes lèvres. Un soupir agacé. Et il n’y est pas allé de main morte en effet. Le précédent coup me coupe encore un peu le souffle, un souffle peu agréable. Mais il insiste. Ne lâchera pas. Si je l’occupe suffisamment longtemps, peut-être qu’il me foutra la paix.
Mais le voilà, déjà revenu à la charge.
Un coup, puis un autre, et c’est un véritable enchaînement qu’il propulse sur moi. J’en pare certains, en esquive d’autres, mais certains coups font mouche. Je râle, je recule, mais aucun moyen de reprendre son souffle : Gingerbread est bien décidé de me passer au trèfle.
- « C’tout c’que t’as ?? »
L’enchaînement se poursuit. Je recule toujours, me défends toujours. Lui qui attaque sans relâche, qui ne me laisse aucune ombre de répit, et qui possède toute la force et toute l’endurance pour que ce cirque perdure pour encore longtemps, très longtemps. Le temps de me pousser dans mes retranchements, le temps de m’agacer suffisamment, le temps de ..
Non. Je ne peux pas.
Un coup percute ma cuisse, me fait plier face à lui, qui me balance sans plus de cérémonie son pied dans le torse. Mon dos percute une fois de plus le sol. Mes muscles sont tendus. Ma mâchoire est serrée. Mes yeux sont clos. Et tout commence à se mélanger dans mon esprit.
Car la colère gronde. Mais elle ne doit pas. Elle ne doit plus. Bread m’attrape par les cheveux cette fois-ci, redresse mon corps, et surtout ma tête. Je sais qu’il m’observe, et je ne veux pas voir la déception dans ses yeux.
- « R’garde-moi, poltron. »
Je ne sens plus la douleur. Je ne sens plus cette poigne qui tire mes cheveux. Je ne sens plus les coups reçus, les bleus, les ecchymoses diverses. Je ne sens plus rien, que cette lave qui remonte dans mes veines. Elle brûle, elle pousse, se déchaîne. Car la colère gronde.
- « R’GARDE-MOI J’T’Y DIT. »
Le sol tangue. Il tire encore. L’espace d’un battement de cœur douloureux, celui qui s’emplit de cet acier en fusion, et qui tonne comme la fureur des dieux dans le ciel obscurci, voilà que ma main a saisi son poignet. Voilà que ce que je craignais le plus prend le dessus. Je pousse mon corps vers le bas, avec l’espoir de me défaire de ma propre emprise. Ce corps lourd qui s’agite, ce crâne qui grince, qui rugit de rage et de détresse, qui se secoue comme pour chasser ce qui finalement n’est pas une pensée. C’est dans mon sang. C’est dans mon âme. La colère gronde, prend de l’ampleur.
- « N O N . . »
J’ai peur.
- « L Â C H E . . Lâche-m O I . . »
Je vais tuer. Je vais mourir.
Ce sang qui pulse dans mes tempes. Puis une douleur. Une douleur bien trop vive, qui compresse mon coeur à nouveau. Je râle. Je m’affaisse. Je manque de souffle. Je crie.
Sa poigne serre mon épaule. Elle me secoue. Mais je n’entends plus rien. Tout est trop lourd.
Un coup se plante dans mes côtes. Puis un autre ailleurs. Et encore un autre. L’onde désagréable se répand dans mes os, dans mes muscles. Je sens le sol sous mon pied qui s’y plante. Je sens mes doigts qui serrent quelque chose. Je sens chaque muscle, la brise légère qui effleure mon visage. Mais surtout, je sens les coups. D’abord ceux que je reçois, puis, petit à petit, les coups que je donne. Je m’entends râler. Je m’entends hurler. Je m’entends souffler avec peine. Et ces larmes qui se creusent sur mon visage.
Une autre pulsion de ce cœur qui déraille. Je râle, me recroqueville. Encore un autre pas en arrière. Encore un autre pas dans les profondeurs abyssales d’où je viens.
“Le doute mène à la peur. La peur mène au chaos.”
Ces mots se placardent contre mon crâne. Des paroles familières. Des enseignements ma foi très justes. Des mots qui frappent, qui interrogent. Je ne vais pas en sortir indemne si je doute. Je ne vais pas en sortir vivant si je m’immobilise dans l’indécision.
Deux mains empoignent mon crâne avec fermeté. Mes sens reviennent encore un peu, repartent, refont surface.
- « Faut qu’tu laisses aller ! »
.. hein ?
Ces mains me secouent un peu. Je le regarde sans le voir. Mais je sais qu’il est là, en face de moi.
- « C’avec elle que tu dois t’battre, po CONTRE elle ! »
- « A v e c e l l e . . »
Je secoue encore la tête. C’est peut-être ça, la solution.
Qu’à force de douter de mes capacités, qu’à force de douter de moi, la rage a pris de dessus. Car j’en ai à présent peur. Peur de cette perte de contrôle, qui finalement engendre la perte de contrôle, et donc accroît la peur .. Un cercle bien vicieux. Je secoue une fois de plus la tête. Mon corps lâche.
C’est peut-être ça, la solution. Oui ..
J’ouvre enfin les yeux.
Le ciel brille de ses astres qui observent. Le vent balaie la poussière. Me voilà, sur le dos, les yeux perdus, le souffle haletant. Mon visage grimace, tandis que je réalise de plus en plus la folie qui vient de se passer.
- « J’me disais qu’y’avait un truc qui clochait avec toi d’puis l’Grand Tournoi. »
Je tourne la tête sur le côté : allongé également sur le dos, Bread reprend son souffle. Il est salement amoché, mais je ne dois pas être en meilleur état. Je soupire. Mes yeux se perdent à nouveau auprès des lucioles de la lune.
- « Je ne sais pas ce qui m’arrive .. »
- « Moi j’sais. J’sais très bien, même. Tu t’fuis comme la peste. Tu fuis tout l’monde comme la peste. Tu n’t’entraînes plus, aussi .. T’es en train de t’perdre, t’sais ? T’as fauté une fois, d’puis t’es po s’rein. Et vu qu’t’es po s’rein, tu t’vaut' encore plus. »
Je ne sais pas où il puise cette force, mais il se relève. Son corps est couvert de blessures, heureusement pas de plaies. Ça veut donc dire que mon épée est bien restée dans son fourreau. Il tend une main vers moi, une main solide.
- « T’vas la prendre, c’t’épée. Et on va s’entraîner comme à l’époque. On va trouver une soluce ! »
Je tends difficilement le bras, mais parviens tout de même à emboîter ma main dans la sienne. Bread m’aide à relever avant de reculer, de récupérer son couperet lancé n’importe comment un peu plus loin – sûrement dans un geste de panique. Il me fait face à nouveau, sa lame de boucher brandie dans ma direction.
- « En garde ! comm’ disent ces fumiers d’Orlésiens là .. »
Cette simple et bête remarque me tire un sourire léger, minime, mais un sourire tout de même. Je sors mon épée de son fourreau, la brandis vers lui avec davantage d’assurance. Une assurance relativement retrouvée.
- « Pas de quartier, Bread. »
- « La nuit est jeune, t’en fais po. On a tout l’temps qui faut. »
Et pour les prochaines heures, un bruit constant de lames qui s’entrechoquent retentit depuis la zone d’entraînement. Parfois des râles. Parfois des rires.
Un entraînement comme à l’époque.