Astrid,
Je crains que ma lettre te semble affreuse. Quand j’ai appris pour Antiva, mes pensées se sont naturellement tournées vers toi, la situation que tu devais vivre et l’horreur qui faisait écho à l’angoisse de ma dernière missive, comme si un cauchemar de plus venait de se réaliser, prophétie destructrice, comme si j’avais pressenti mais que je n’avais rien fait pour l’empêcher. Comme si je t’abandonnais sciemment à ce sort. Il y avait cette voix au-delà du Voile, rappel constant de mes échecs. J’aurais pu être là si j’avais passé l’Union, ou si j’étais simplement restée à la Garde. J’aurais pu être là et te sauver – parce que, comprends-le, sans nouvelles je ne pouvais que ressasser le pire – mais non, j’avais décidé de me soustraire à cela pour me planquer. Fui mes responsabilités, pour la première fois, et failli, encore, terriblement, coupable.
Quel putain d’égo, tu dois te dire. Imaginer que je fasse la différence dans la débâcle, petite mage face à un Archidémon et sa horde aux mille teintes viciées. Imaginer te sauver quand tu ne le pouvais pas. J’en conviens. Des peut-être de plus, des questions sans réponses. Et si ? Et s’il s’en était fallu de peu de choses, à un instant, n’aurais-je pu être cette petite chose ? Je ne sais pas Astrid, mais je n’étais pas là. Perchée au-dessus des murailles, j’ai assisté aux premières rumeurs, j’ai vu les couleurs de la Garde dans le ciel, compté les personnes qui revenaient, au compte-goutte. Pas beaucoup. T’avaient-ils vu là-bas ? Le savaient-ils encore seulement ? J’ai bien pensé à aller demander, mais la voix susurrait toujours, la peur me paralysait. Et si je n’avais pas de réponses ? Et si tu étais tombée et qu’il n’y ait plus d’espoir, que la honte et les remords ? Et si on me punissait simplement pour ma traitrise ?
J’ai pleuré en lisant ta lettre, les mains tremblant plus que de raison, pleuré de ce trop, cette culpabilité et ce soulagement, la joie de m’être trompée et l’angoisse qui revient encore, de te savoir mal en point aux portes d’Antiva. « J’arrive. » Ces mots étaient limpides dans mon esprit. Ils avaient la conviction claire que c’était mon devoir, ma responsabilité, et l’adrénaline était prête à me porter aussi loin sans que rien ne semble insurmontable. « J’arrive. » Ces mots, je les ai posés sur l’enveloppe, prête à te la retourner aussitôt pour t’intimer de ne pas bouger et te promettre que je te sortirai de là. Mon sac était prêt après tout – je n’ai rien. Cheminant sur les pavés, le cœur vif, j’ai doucement réalisé que la volonté avait parfois des limites à l’intention. Comment rejoindre Wycome ? Avec quel argent ? Comment ne pas me perdre si je décidais d’en faire fi, comment ne pas m’attirer des ennuis sur les routes, elfe solitaire ? Comment venir rapidement, dans un port qui se prépare à un siège, à temps pour le prochain assaut peut-être, et comment ne pas te mettre d’avantage en péril en te demandant de m’y attendre ?
L’enveloppe est retournée dans ma poche et j’ai tourné les talons. Je t’écris alors, autre chose qu’une promesse que je ne saurai tenir, même si les minutes me rongent. Je t’écris parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire mais que je peux faire cela.
Je vais bien. Ces mots sont étranges dans ce contexte mais évidents aussi. Bien sûr, vivre dehors laisse des marques, et je dois avoir une mine affreuse, mais je vais bien. J’ai choppé une tourte aux anchois l’autre jour dans une cuisine, scène digne d’un mauvais roman en ce qu’elle était aussi grande que moi. (Je réalise à l’instant que tu ne dois pas savoir que je suis capable de me changer en animal. Je peux. Ça me sauve la vie). La pâte était encore chaude quand je l’ai ouverte dans mon perchoir, et le fumet et le jus gras ont illuminé ma journée bien plus que d’interminables prières à un être que je ne connais pas. Bénis soient les anchois.
Seulement, ma condition ne m’enchante pas et je n’ai pas l’intention de fuir ma vie entière. Il faudra que je me rende un jour, quand ce ne sera plus tenable, et que j’arrive à négocier autre chose que la mort ou l’Apaisement. Être mal lotie au Cercle ou à la Garde des Ombres a quand-même des avantages certains. Je rêve d’un bureau, de pouvoir y reprendre mes recherches, dans ce contexte plus que jamais. Ce qui était purement théorique me semble prendre un tournant bien plus important maintenant.
Tu vas t’en sortir.
Tu es en vie et tu n’es pas seule. Frères d’armes, sœurs d’armes, ces mots ne sont pas que des mots. Ils sont là pour toi, et le resteront.
Tu vas t’en sortir.
Dans les livres on raconte que les engeances ne savent pas nager. Quel meilleur endroit pour survivre alors que Wycome et les étendues Amaranthines à perte de vue ? Fuis à temps, si elles arrivent. Fuis pour te battre un autre jour.
Tu vas t’en sortir.
Tu ne peux plus marcher Astrid, emprunte de moins dans les rues poussiéreuses, et le monde n’en sera que plus laid désormais. Le sang versé ne reviendra pas, mais s’il y a une raison à nos sorts, lève la tête et respire. Tu ne peux plus marcher, Astrid, mais tu peux toujours voler. Sois l’air si la terre ne veut plus de toi, élève-toi encore vers ces contrées de lumière et continue à luire à ta façon. Réinvente-toi, et le monde n’en sera que plus beau.
Tu n’es pas inutile.
Tu n’es plus celle que tu étais avant de partir, c’est tout. Le Destin est cruel, mais les cheminements, aussi douloureux qu’ils puissent être, mènent tous quelque part. Tu as la chance de pouvoir te redécouvrir, tes faiblesses et tes peurs, tes forces et ton courage. Il te faudra du temps avant d’être encore.
J’attends de tes nouvelles, écrire te fera du bien,
Prends soin de toi, ne me force pas à occire un Archidémon, il parait que c’est pas mon boulot,
Bien à toi,
Siv