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A vapor that quickly escapes | Andra Valheim

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A vapor that quickly escapesCHAPITRE DEUX : CEUX QUI MARCHENT DANS LES PAS D'ANDRASTÉ

Type de RP Classique
Chapitre concerné Chapitre 2
Date du sujet 1 Drakonis 5:13
Participants Saam van Cauwenberghe & @Andra Valheim
TW Des oiseaux et de la joie de vivre !
Résumé Quelques temps avant le départ pour les Cent Piliers, Saam et Andra profitent d'une matinée paisible autour d'un bon thé.
Pour le recensement


Code:
[code]<ul><li><en3>1 Drakonis 5:13</en3> : <a href="https://ainsi-tomba-thedas.forumactif.com/t1570-a-vapor-that-quickly-escapes-andra-valheim#18296">A vapor that quickly escapes</a></li></ul><p><u>@"Saam van Cauwenberghe", @"Andra Valheim".</u> Quelques temps avant le départ pour les Cent Piliers, Saam et Andra profitent d'une matinée paisible autour d'un bon thé.</p>[/code]

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A vapor that quickly escapes


Les oiseaux, première audience de l’aurore, élevaient vers le soleil au berceau une ode à la joie des vies nouvelles. Contre toute attente, cette naissance, promirent-ils, serait belle.

Malgré les nuages lourds d’inquiétude et les nombreux vents d’infortune qui balayaient l’horizon en ces temps d’incertitude, l’aube fêtait son renouveau dans sa robe limpide, prête à entamer pour les citoyens ternes de Starkhaven un ballet frémissant comme seules les prémices du printemps connaissaient le secret. Les étoiles fugitives en diadème et des volées d’admirateurs ailés dans sa traîne, Dame Matinée nous fit languir de ses apprêts, tandis qu’au revers de son voile délicatement nimbé de mauve et d’ambre, elle ajustait les derniers langes de son enfant à la couronne rayonnante.

À cette fine frange entre la nuit et le jour, là où le règne de l’homme s’incline face à la gloire des astres libres et des passereaux chanteurs, j’aimais à me réveiller, réanimé aux couleurs d’une mélodie qui filtrait de la fenêtre sans perdre sa vitalité ; et, le sommeil posant encore deux doigts tendres sur mes paupières closes, je prenais quelques instants pour savourer, jusqu’à ce que la torpeur me quittât doucement, la pure innocence des ébats de la nature qui égayait les effervescences humaines. Sans grande surprise, pour cette naissance qui serait belle, j’étais déjà fin prêt, l’oreille rêveuse tendue au creux de mon oreiller afin de pénétrer en silence le secret de la vie, minuscule et insoupçonné parmi cette merveilleuse représentation dont je volais, avec la fierté honteuse d’un garnement curieux, un éclat qui ne m’était pas destiné.

Oui, malgré les nuages lourds d’inquiétude et les vents d’infortune, les oiseaux, précieuse audience de l’aurore, élevaient vers le visage timidement dressé du soleil une ode à la joie des vies nouvelles, intimant aux cœurs de battre encore pour cette beauté qui, là au-dehors, méritait qu’on s’ouvrît à elle.

Autour de moi, dans les ombres, les silhouettes assoupies de mes camarades de dortoir se soulevaient paisiblement au rythme régulier de leurs inspirations ; certaines avaient déjà quitté leur lit, quand elles ne l’avaient pas dédaigné pour la nuit, mais nul regard alerte ne défiait la pénombre. J’étais le seul à profiter de la genèse du jour. Le privilège offert aux pionniers des heures précoces.

Cette journée-là, comme tant d’autres matins à peine prononcés, je dérivais, étendu sur mon matelas dur, en suspend sur les murmures d’existence encore enchantés par le sommeil ; dans cette ivresse béate et pâteuse, le bruissement de mes congénères se perdait aux circonvolutions décousues de ma pensée, et des taches de pastel affadies coulaient derrière mes yeux entrouverts, vestige évanescent de songes si bienheureux que l’éveil ne savait s’en remémorer. Une aquarelle renversée sur les ténèbres de l’inconscience, qui plutôt que de l’abandonner au néant, lui conférait une folie sensée.

La chorale allègre des oiseaux tintinnabulait à mes oreilles.

Elle me guidait, gentiment, loin de la sylve cotonneuse et des fleuves de sirop de l’Immatériel pour regagner les sentes tangibles des vivants, se jouait des barrières de mon esprit afin de déverrouiller une à une les portes qui le maintenaient loin du monde. Et, ragaillardi par sa candeur, je la laissai me porter vers le réveil.

Créateur, merci pour cette nouvelle journée.

Rituelle, la ritournelle tournoya dans ma tête tandis que je me courbais au bord du lit. Mains jointes, mon visage échevelé se tendit vers la fenêtre traversée par l’opalescence du potron-minet, dont la caresse indigo découpa une première ombre consciente au sein de la chambrée inanimée.

Andrasté, faites qu’aujourd’hui porte les fruits de Votre faveur et de Votre miséricorde. Qu’il m’enseigne une sagesse que je ne possédais pas hier et ne regretterai pas demain.

Ma brève prière s’acheva sur la même gratitude qui me glissait, à chaque petit recommencement de ma vie, le sourire des espoirs retrouvés. Je me détendis, dénouai mes muscles engourdis dans un bain de claire obscurité.

J’étais accoutumé à voir l’aube plus tôt que d’autres à la commanderie. Si le tempo de la vie parmi les Gardes laissait peu de place à l’oisiveté, beaucoup ne se privaient pas de contrarier les mœurs diurnes pour récupérer leurs loisirs sur l’étal de la nuit, si ce n’était pas l’entraînement qui, tout simplement, prélevait un lourd tribut sur les corps alanguis. Cela poussait les mieux gradés à ajuster le déroulement de leur matinée pour rendre son dû au sommeil, et les plus humbles recrues, elles, s’assuraient de mettre à profit la moindre seconde laissée en pâture à leur léthargie avant de répondre à l’appel intransigeant du devoir. Bien sûr, cela signifiait également qu’il était rare d’observer tous ces débiteurs du repos sacrifier leur pécule de plein gré afin de se défaire de leurs corvées en avance.

Je n’étais pas de ces gens. Si je veillais, c’était pour travailler ; et lorsque nul travail ne m’exigeait, je profitais d’une nuit prématurément commencée pour me présenter tôt dans le hall, frais comme le dépôt de la rosée, prêt à prendre les fonctions que l’on m’aurait réservées.

Et cette joyeuse matinée ne dérogea pas à la règle : l’uniforme enfilé, bribes de fatigue chassées dans mes ablutions habituelles, je descendis au réfectoire sans éveiller une seule âme du dortoir investi par la langueur. Je n’étais pas seul, heureusement, à avoir l’esprit affûté en cette heure ; les revenants des rondes nocturnes laissèrent tomber sur moi des regards errants sous leurs orbites creusées. Je les saluais avec un entrain qui eût pu presque passer pour insultant s’il n’avait pas surgi aussi sincère ; certainement le comprirent-ils, tandis qu’ils me fixèrent les dépasser sans réagir.

De manière prévisible, le mess restait dépeuplé. Je pris possession d’une table le temps d’avaler juste ce qu’il me fallait de pain, de fromage et de viande séchée pour tenir jusqu’au midi. Un défilé clairsemé de bleu et d’argent ponctua mon déjeuner, le dos fourbu ici d’une nuit trop courte, là d’une veillée trop longue. Par automatisme, par éducation, par sympathie, je distribuais mes saluts ; l’on me répondait chichement, m’ignorait parfois, marmonnait toujours dans une brume d’apathie qui s’enroulait autour des têtes et des gestes à la façon d’un drap lourd. Parfois, j’avais l’impression d’être l’unique créature capable de vigueur à la marée neuve du petit jour.

Par les fenêtres, le chant des oiseaux continuait d’émailler la pièce. Ses notes sautillaient sur les rayons naissants du soleil comme des accords sur une portée éthérée. Je souris.

Peut-être étais-je le seul à comprendre l’unisson de la vie.

Le repas ne s’éternisa pas plus que nécessaire. J’abandonnai les restes de mon plateau aux ventres affamés qui prirent ma relève ; très vite, j’eus disparu dans les couloirs d’une commanderie encore endormie. À mouvements de velours, cadencé pour cajoler les souffles de mes pairs paressant, je débutai une journée qu’à tout le moins, j’avais déclaré belle.

Le temps courut, et ce fut bientôt d’un éclat honnête que le soleil marqua sa présence dans la salle d’étude où je m’affairais. Un pas d’acier traînant retentit tout à coup à travers le couloir. « D’jà… au boulot ? » Les syllabes mâchées de Cenwyn se déformèrent sous le bâillement qu’elle ne parvint à contenir. Je relevai le nez des notes que je triais pour lui sourire.

« Il n’est jamais trop tôt pour faire du bon travail, Cenwyn. »

La jeune fille afficha un air désabusé.

« T’es vraiment frappé. »

Je haussai les épaules avec inconséquence, le sourire toujours aux lèvres. Elle s’éloigna, sans doute en direction de la cantine, de son pas alenti par le métal et la fatigue. Après son départ, je secouai la tête, amusé, et me remis au travail.

Vint alors cette heure très particulière ; cette heure où la matinée s’achève, où la vie, enfin, a retrouvé l’énergie de prendre son cours, mais où tout un chacun réside encore dans le feu de son ouvrage ; une heure trop précoce pour le repos du déjeuner et trop tardive pour celui du sommeil ; une heure, enfin, où je savais que la plupart de mes compagnons de la Garde avaient déserté les salles communes de la commanderie, absorbés par leur entraînement quotidien, par leurs patrouilles, par leurs corvées. Je savais aussi qu’à cet interlude où peu pouvaient se permettre d’interrompre leur activité, la diligence de mon régime matinal me laissait souvent atteindre l’achèvement de la mienne ; et alors me retrouvais-je délivré de mes obligations jusqu’à la revue de l’après-midi. Libre avec ce temps que tant d’autres empruntaient à la nuit. Et surtout, livré à moi-même pour en profiter comme je l’entendais.

Je refermai mon carnet fourni de notes d’un geste satisfait. Mon travail avait été fructueux, et j’avais mérité chaque seconde de cette pause intelligemment ménagée. De fait, j’avais une bonne idée de ce que j’allais en faire.

Arpentant des corridors vidés de présence humaine, je regagnai mon dortoir, dont les lits, retroussés sur eux-mêmes comme la mue de quelque bête ophidienne, présentaient désormais un flanc désert en lieu et place de leurs occupants. J’avançai parmi les rangées avant de m’arrêter devant l’unique couche aux draps impeccablement tirés – la mienne.

Sur la petite table de chevet qui me servait aussi de bureau à l’occasion, je récupérai un mystérieux écrin de bois. Un bref coup d’œil, afin de m’assurer de son contenu. Tout était en ordre.

Mon trésor en main, je m’en retournai au réfectoire.

Les longues tables aux bancs bien rangés ne semblaient pas à leur place sous le silence inerte qui les gouvernait, là où d’ordinaire retentissaient le grincement des sièges, les vocalises grossières et les raclements de bottes des soldats affamés. Je savourai, pour ma part, ce calme rare, tout en me dirigeant vivement vers les cuisines. Par chance, les commis ne s’y étaient pas encore établis pour préparer le gruau du jour.

J’avais la pièce à ma seule disposition.

Avec un air concentré, je partis à l’exploration des placards. Il manquait à mon plan un élément crucial : un ustensile irremplaçable, que je ne m’étais pas soucié d’acquérir lorsque j’avais fait l’achat de ma boîte exotique, puisque j’avais pu constater à maintes reprises sa présence à la caserne. Ma recherche se prolongea, n’aboutit point, et il me vint tout à coup à l’esprit que serah Andra avait pu se servir d’un instrument personnel – que cela était probable, même, et je pris crainte de ne pouvoir réaliser mon objectif malgré des circonstances plus que favorables. Et puis, perdue dans les tréfonds d’une commode dont l’encombrement était proportionnel à l’abandon criant, je la vis. Petite, poussiéreuse, dédaignée depuis une éternité indéterminée, mais en état parfait. Je lui fis aussitôt redécouvrir la lumière.

Une nuée de particules se diffusa autour de la terre cuite quand je passai la main sur son vernis terni. J’étouffai un éternuement.

Un récurage s’imposait.

Quelques minutes et le passage appliqué d’un chiffon plus tard, je disposai sur un plan de travail le fruit de ma récolte. L’ustensile. La boîte. Un bol plein d’eau. Dans l’âtre immense qui avalait une bonne partie du mur, les braises du feu rougeoyaient, discrètes mais bien présentes. Oui, tout était en ordre.

Je m’emparai de l’écrin de bois et dévissai le couvercle poli. Aussitôt, son effluve d’herbes fraîches monta à mes narines.

Je n’avais jamais fait un seul thé de ma vie. Mais il n’était jamais trop tard pour essayer, n’est-ce pas ?

C’était en observant serah Andra préparer le sien durant nos sessions de travail que la tentation avait sinué dans mon esprit. Auparavant, au Cercle, dame Ziener agrémentait toujours ses interminables lectures d’une tasse au parfum épicé ; à force de la côtoyer, je m’étais pris de curiosité pour ce breuvage auquel elle accordait tant de grâces, jusqu’à ce qu’elle accédât à la supplique muette de mes yeux intrigués et me permît d’y goûter. Si je n’avais pas toujours apprécié l’amertume de certains mélanges, et que j’étais loin d’avoir développé l’amour immodéré de ma vieille mentore pour les infusions, la mention du thé me ramenait irrémédiablement à ces petits instants partagés, aux fauteuils veloutés et au froissement des pages, vers la complicité de deux âmes qui se souriaient en dépit de leurs différences.

Depuis son décès, je n’en avais pas repris une gorgée.

Alors que je reposai le pot de feuilles, un doute m’étreignit. Que devais-je en faire maintenant ? Fallait-il les mettre avant l’eau et faire chauffer le tout ensemble, ou bien le liquide devait-il déjà bouillir pour ajouter les plantes ? Je me grattai l’occiput. Dans mes souvenirs, dame Ziener s’occupait toujours des préparatifs. Moi, je ne faisais que recueillir humblement son œuvre.

Un vieil instinct me convainquit de porter l’eau à ébullition avant de me soucier de l’infuser. J’aurais eu peur de brûler les herbes fragiles – et ma solde spartiate ne pouvait se permettre de gâcher l’argent que j’avais investi dedans.

Une fois remplie, la bouilloire trouva vite sa place sur un crochet de la cheminée ; j’attisai les flammes jusqu’à ce que leurs langues caressassent sa panse ventrue. Une fois l’eau à bonne température – j’en jugeai aux bulles qui fendaient sa surface vaporeuse –, je tirai le récipient brûlant du feu afin d’y plonger le précieux feuillage.  

Ne restait plus qu’à attendre, en surveillant de temps à autre l’avancée de la décoction.

Je levai le visage vers les fenêtres qui barraient le mur de l’autre côté de la cuisine. Au-delà, le soleil éclatait. Le printemps était encore loin, mais ce jour-là, le ciel ne semblait pas s’en préoccuper ; les oiseaux n’en concevaient pas l’idée, ni celle de l’Enclin qui se préparait peut-être à des lieues de là ; ils divaguaient, grimpaient et versaient sur les vents, enveloppés de leurs gazouillements épanouis, heureux d’être, tout simplement. J’approchai des carreaux troubles pour observer de plus près leurs réjouissances.

Créateur, qui donc peut douter de Votre amour quand il exsude par le bonheur de ces existences insouciantes ?

Leur chant s’élevait vers le firmament, tel un éloge éternel au façonneur de nos vies ; et de les écouter, soudain, je sentis mon cœur pétri du désir de les imiter. Je jetai un regard par-dessus mon épaule, à l’affût d’une assistance indésirée pour m’épier au coin de la pièce, puis, n’en trouvant point, je me détendis. Les échos d’une chanson lointaine, un hymne attrapé entre les bancs d’une chorale qui s’était essayée, parfois, très rarement, aux chants païens, résonna parmi les embruns de ma mémoire, et je découvris avec une légère surprise que je m’en remémorais les vers.

Making a living has a way of killing men
The lungs keep breathing, but the soul suffocates within…


Timide, d’abord, le couplet hésita au bord de mes lèvres, et ma voix, inquiète d’être prise pour intruse, eut quelques écarts. J’aimais chanter, mais je surveillais mes arrières quand je m’y prenais à la commanderie ; j’avais assez du surnom de Princesse qui me collait comme mon ombre depuis l’incident malheureux de Marchiver pour ne pas vouloir ajouter à ma peine. Pourtant, si le Cantique devait rayonner par la mélodie et non par la parole, c’était peut-être que le Créateur préférait l’expression sincère du chant au contrôle stérile du verbe. Appréciait-il lorsque Ses enfants s’adonnaient à la musique pour saluer Son œuvre, même loin des voûtes de Ses Chantries ?

Les hésitations me firent perdre le fil de l’air, et il me fallut quelques instants de chantonnements craintifs et de tentatives avortées pour que les mots commençassent à s’écouler comme de l’eau claire.




Making a living has a way of killing men
The lungs keep breathing, but the soul suffocates within
There is nothing new under the sun, it's all the same
Need revival 'cause survival's a losing game


Peu à peu, la chanson s’imposa dans mon esprit, prit le pas sur la réserve et la gêne. J’avais l’impression qu’au-dehors, les oiseaux accordaient leurs trilles à mes modulations, et que le monde entier s’amusait à faire de ses bruissements quotidiens un orchestre pour encourager ma voix chevrotante. Revigoré, un élan me poussa loin du chambranle de la fenêtre, et je gonflai les poumons.


Am I fighting the good fight ? Am I on the run ?
Am I chasing vanity or doing what needs to be done ?


La mélodie enchantait mes gestes ; malgré moi, je sentis que je balançais en réponse à l’énergie que j’infusais dans mes propres paroles, et des mèches rousses virevoltèrent devant mes yeux tandis que mes talons glissaient tous seuls sur le sol de pierre.


A man must always have something to conquer
A woman to fight for, a war to be waged
We are born for the storm, we risk all and rebel
To live hard and die well is why we were made


Sans le réaliser, je valsai au gré du refrain. Nulle médisance qui menaçait, les oiseaux pour seule auditoire et le Créateur pour seul juge ; j’achevai un dernier tour entre les établis, fredonnant l’air logé dans ma poitrine, et inspirai une bouffée du breuvage qui macérait toujours sur son plateau. Avait-il assez maturé ? Je m’étais pendu aux bras de l’allégresse depuis de longues et plaisantes minutes, déjà. Oh, ce devait bien avoir suffi. J’éloignai le souci d’un revers de pensée frivole.

Il était temps de déguster la liqueur, et de retrouver ses antiques arômes de bonheur.

Je me lançai à la poursuite d’un broc pour consommer le produit de mon labeur, et le chant, toujours, se déroulait avec chacun de mes mouvements.


I've seen an evil that overcomes us all
The backs of good and wicked men are both against the wall
What then shall we do when we are destined for the dust ?
Dig our feet into the earth and roll them sleeves up


Était-ce encore mes souvenirs qui s’exprimaient, tandis que les rimes s’envolaient jusqu’aux confins déserts du mess, ou bien l’angoisse latente de nos jours troublés s’exorcisait-elle avec la joie invoquée du moment, qui me poussait à clamer toujours plus fort les notes d’un espoir démesurément brandi au défi de la fatalité ? Quoi qu’il en fût, la délivrance de cette catharsis m’enjoignait à l’embrasser de plus belle. Un pot en main, je m’apprêtais à refermer le placard lorsque je suspendis mon geste.

Une idée me vint.

Était-ce une bonne idée, je n’aurais su en juger ; mais comment pouvais-je profiter de ma boisson seul, quand ce fut la générosité d’une institutrice patiente qui me permit de la savourer ? Comment pouvais-je espérer retrouver l’étincelle particulière de nos vieilles après-midis de leçons, si personne ne venait la partager ? Comment pouvais-je honorer la mémoire de dame Ziener et son affection sévère, sans offrir à mon tour son réconfort secret à une autre âme solitaire ?  

Et comment, alors, mieux remercier la sollicitude non moins intraitable dont serah Andra faisait preuve à mon égard, comme lors de cette pénible matinée de Marchiver, ou bien encore lorsqu’elle me reprenait sur mon travail, avec cette rigueur que je savais attentive, là, derrière son orbite froide et ses mots durs ? Je n’approuvais toujours pas ses affaires et ses discours, mais l’eau avait coulé, depuis l’incident de mon arrivée ; elle s’était drainée à gros bouillons au fil des classes et des corvées exécutées en son nom – mes oreilles se souvenaient encore des criaillements stridents de Grincheux, comme mon bras de son bec pinçant –, et bien que la guérisseuse ne se cachait pas de ses pires défauts, les revendiquait sans honte face à mes grimaces, elle n'avait jamais, pourtant, versé dans l’insulte et la moquerie qui caractérisaient bien de ses pairs. Peut-être avais-je tort de l’imaginer plus bienveillante qu’elle n’en paraissait ; mais quelque chose en elle…

Quelque chose en elle me rappelait dame Ziener.

Et ainsi, un deuxième pot rejoignit le plateau que je tenais désormais à bout de bras, déterminé à traverser un pont que je m’étais si peu risqué à franchir.


No matter our station, wages, or trade
Our labor is loving
It's a worthy way to spend all our days


J’eus un sourire en repassant dans le réfectoire, devant ses tables dénudées, ses bancs silencieux et la lumière du jour qui réclamait son séjour là où l’humain ne trouvait plus refuge. La caserne résonnait d’un vide flagrant, dépossédée de ses guerriers vaillants ; une chance pour le soleil de peindre ses couleurs sur les murs nus, et pour ma voix d’épouser les contours des couloirs inoccupés, d’emplir l’atmosphère avec ses refrains pleins d’allant.


A man must always have something to conquer
A woman to fight for, a war to be waged
We are born for the storm, we risk all and rebel
To live hard and die well is why we were made !


À force de la servir, le chemin vers les appartements d’Andra s’était inscrit parmi mes réflexes ; mes jambes gambadèrent presque de leur volonté propre jusqu’à ce que la porte renforcée s’affichât au bout du corridor.


This life is…


Arrivés à mi-course, mes pieds s’immobilisèrent. Le vers mourut sur ma langue.

Etais-je certain de ce que je voulais faire ?

Après tout, je n’avais aucune idée de l’opinion réelle de serah Andra à mon sujet. Depuis cette fameuse matinée de Marchiver, nos rapports s’étaient toujours composés sous le regard du devoir. Cette complicité que je croyais avoir vu émerger, ne l’avais-je pas fabriquée de toutes pièces afin de me rassurer ? Pouvais-je me permettre, après tant d’heures passées à observer la cordialité, de dépasser cette limite invisible, avec l’insouciance de la sincérité – et le danger que cette candeur pouvait amener ?

Je n’étais même pas certain que la Garde fût levée.

Alors, je penchai un regard vers le plateau, la théière fumante, les deux pots, et la réponse vint naturellement à mon cœur lorsque le dernier couplet filtra doucement de mes lèvres.


This life's a vapor that quickly escapes
My love, my hate, my memory will soon be erased…


Songeur, j’esquissai un sourire pour moi-même. Fermai les paupières. Inspirai profondément.


…So let's breathe in this vapor and drink this sea dry
To do and dare greatly 'til our last day arrives


Comme si le courage nécessaire s’était subitement engouffré par la porte grande ouverte de mon âme, je rouvris les yeux, relevai la tête, et repris ma route sans craindre les doutes, entonnant mon ultime verset à plein espoir.

Le panneau de bois se dressa face à moi, inamovible, mais je ne reculai pas. Je retins mon plateau d’une main pendant que l’autre s’abattait poliment contre les planches dégrossies.

« Serah Andra ? » appelai-je au travers du battant. « C’est moi, hum… Saam. J’espère que je ne vous réveille pas ? Il se trouve que j’ai terminé mes tâches assez tôt pour m’occuper de faire du thé, et je me suis dit que vous en voudriez peut-être une tasse. J’ai remarqué votre… » (J’étouffai un rire.) « …penchant pour la boisson. »

Peut-être s’offusquerait-elle. Peut-être me repousserait-elle d’une expression fermée et d’une réplique claquante ; peut-être ne daignerait-elle pas même déranger son ouvrage pour m’ouvrir le passage, mais, à bien y réfléchir, qu’importait. Pour apprécier la vie, parfois valait-il mieux s'accommoder de ses risques, et moins fuir ses dangers.

Car souvent, et bien trop vite, ces journées qui auraient pu être belles se muaient en galerie de regrets.

Alors, autant profiter de ce présent qui nous était offert…

Until our last day arrives.

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« La mission du triage d’urgence est de déterminer le plus rapidement possible le niveau de criticité des blessures d’une victime, et donc d’allouer le plus efficacement … »

La plume courrait sur le parchemin avec rapidité, et l’encre recouvrait avec régularité les pages, de sa calligraphie élégante, tandis que des logigrammes dessinés avec précision illustrait le protocole élaboré par Andra. En tant que Garde-Acolyte de Rang, il était de son devoir de préparer les recrues mages comme les Gardes-Acolytes simples à une action coordonnée et efficace en mission, et elle ne dédaignait pas ce travail, qui rappelait à bien des égards ses travaux de recherche. Du reste, il était parfois important de familiariser les anciens mages des Cercles à un usage moins académique de leurs talents, comme il convenait de donner aux mages formés en dehors de ces derniers des bases plus solides que la seule expérimentation pratique – ainsi que le sens du travail en équipe, en dehors de petits groupes de cavale. Bref, elle avait souvent écrit des mémos dans sa propre partie, à savoir les soins, y compris à destination des quelques Gardes non mages mais formés à apporter quelques secours. L’efficacité, froide et sèche, primait dans ses constats empiriques. Et étrangement, un instinct lui sciait les os quant au besoin imminent de telles réflexions. Du reste, cela lui permettait de rafraichir ses propres connaissances. Son prochain tome sur la médecine d’urgence paraitrait prochainement, à n’en pas douter – colliger ses multiples notes ne prendrait que peu de temps. Comme à son habitude lorsqu’elle travaillait, son bureau s’était gorgé de parchemins divers, et l’activité frénétique à ce dernier paraissait être le seul souffle de vie dans une pièce au spectacle figé. Il est vrai qu’elle la fréquentait peu, hormis en journée, ce qui était fort ironique. Ses nuits se passaient à l’extérieur, ce qui n’étonnerait personne la connaissant. Ce qui l’était plus, c’était son refus poli de certaines sorties entre gardes dans les tavernes qu’elle affectionnait pourtant, pour prendre un chemin séparé. Bien entendu, il lui arrivait de rejoindre des maîtresses connues autrement, et ses comparses en plaisantaient, comme Andra la première en vérité. Néanmoins, la régularité de ces escapades avait fait naître quelques commentaires gentiment goguenards de ses plus fidèles camarades de beuverie, ce à quoi la mage n’avait répondu que par des sourires équivoques. Pourtant, elle n’était pas la dernière à avoir la vantardise gaillarde facile mais … il était des liaisons qu’elle gardait plus discrètes que d’autres, souvent par égard pour la dame qui n’avait guère envie de voir ses préférences connues. Mais d’aucuns n’auraient pas eu de telles prévenances pour une maquerelle … Tant pis pour ces rustres, Andra en aurait pour eux. Et puis, au-delà de préserver la tranquillité d’une amante, elle trouvait peut-être un charme curieux à cette histoire qui ne s’arrêtait pas encore, et comme souvent dans ces cas où les non-dits affleuraient, elle préférait leur laisser tout le charme du silence, et ne parler que dans le secret de sa conscience. Heureusement que ses insomnies chroniques lui avaient appris à fonctionner sans beaucoup de sommeil, sinon, ses journées auraient été singulièrement complexes – c’est qu’elle rejoignait Vera tardivement, après l’accueil de la plupart des clients, et que leurs ébats les portaient jusqu’à des heures fort matinales. Et comme elle devait partir au point du jour – sans parvenir à échapper aux rencontres impromptues avec une des filles du Laurier, ou un domestique, et l’inévitable Miche, c’en était une malédiction – elle s’accordait souvent une ou deux heures supplémentaires, quand elle le pouvait, avant de se décrasser et de se mettre à travailler.

Ce fut donc dans ces dispositions qu’elle entendit qu’on toquait à sa porte, puis la voix de Saam résonner. Interloquée par sa venue – ils n’avaient pas de séances de travail prévues, de mémoire – elle ne put s’empêcher de sourire doucement en l’entendant proposer du thé à travers la porte, et rire franchement en l’entendant remarquer son penchant pour la boisson. Certes. Amusée, elle ouvrit donc sa porte, après avoir reposé la plume dans son encrier, et se retrouva à toiser le jeune homme de sa haute taille, sourire aux lèvres, cernes sous l’œil mais visage pétillant de rire, dans son uniforme fatigué mais propre.

« Ce n’est pas celui de mes penchants que l’on commente le plus, mais je ne nierai pas. »

Le sous-entendu égrillard était volontaire, mais elle s’effaça pour laisser entrer Saam dans la chambre dépouillée, avant de commenter :

« A cette heure, il vaudrait mieux ne pas dormir. Je ne suis pas de ceux qui ne sont pas capables d’assumer leurs nuits sans sommeil.

Non, j’étais en train de rédiger une note à destination des Gardes-Acolytes sur les soins d’urgence. Ce me semble important que chacun ait quelques bases, peu importe sa spécialisation. Ne serait-ce que pour nous évitions de disperser nos efforts. »

Sa voix s’adoucit gentiment et elle acheva :

« Néanmoins, je n’ai rien contre une pause. Ton thé sent très bon, Saam, merci. »
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A vapor that quickly escapes« So let's breathe in this vapor and drink this sea dry
To do and dare greatly 'til our last day arrives »
- The Arcadian Wild, The Storm


Cette journée-là, il fut décidé que le sort serait tendre.

La porte glissa sur ses gonds plus tôt que je ne m'y étais attendu ; ou bien égarai-je le compte des secondes parmi les vapeurs du thé ? Toujours fut-il que le passage s'obligea et qu'une grande ombre s'y encadra, une ombre sèche, plus haute que la mienne – mais ce n'était pas vraiment en cela qu'elle s'avérait exceptionnelle. Plongée à moitié dans les replis de son domaine, les ténèbres jetées de la porte tirée dansèrent un instant sur le visage que je savais dissoner, et elle aurait pu être menaçante, alors, par son impressionnante stature et l'obscurité dissolue de ses traits durs ; mais bien vite, le soleil de cette journée vint dissiper ce rideau d'inconnues qui dissimulait l'issue de mon audacieux imprévu, d'un coup de rayon sur un sourire levé jusqu'à l’œil solitaire. Regard ermite toujours tendu vers le monde.

Et je lui offris le mien en réponse.

« Ce n’est pas celui de mes penchants que l’on commente le plus, mais je ne nierai pas. »

Je savais pertinemment ce à quoi elle se référait ; je la côtoyais depuis d'assez nombreuses corvées, et elle ne faisait, elle, pas assez de secrets de ses autres penchants pour que je pusse l'ignorer ; mais, plutôt que de lui adresser la réprobation dont j'avais coutume, je préférai laisser le sous-entendu s'écouler. Qu'importait. Aujourd'hui n'était pas de ceux qui nous verraient nous confronter ; le chant des oiseaux continuait de bercer mon oreille, et pour toute réplique, je me contentai d'un léger soupir.

Cependant la haute silhouette s'écartait, ce que je pris comme une invitation à me glisser après elle. Plateau à la main, je pénétrai des lieux qui s'avéraient aussi ascètes et austères que d'ordinaire. À l'instar de cette lointaine matinée qui peignait encore mes joues d'une gêne brûlante, je m'arrêtai, sans savoir où poser mon offrande, au milieu du mobilier dégarni, de l'environnement clairsemé, si ce n'était le bureau sur lequel prospérait un taillis de papiers caractéristique du travail acharné dont je venais d'extirper la mage. Une brève coulée de culpabilité descendit mon échine à l'idée d'avoir entravé des recherches graves avec mes légèretés sans importance.

« À cette heure, il vaudrait mieux ne pas dormir. Je ne suis pas de ceux qui ne sont pas capables d’assumer leurs nuits sans sommeil. » Andra n'attendit pas que j'eusse fini de tergiverser pour retrouver de la présence dans la pièce. Je jetai finalement mon dévolu sur une petite commode dénudée – était-elle même seulement utilisée ? – afin de déposer le plateau et son aumône fumante. « Non, j’étais en train de rédiger une note à destination des Gardes-Acolytes sur les soins d’urgence. Ce me semble important que chacun ait quelques bases, peu importe sa spécialisation. Ne serait-ce que pour que nous évitions de disperser nos efforts. » J'ouvrais déjà la bouche, prêt à m'excuser de mon intrusion, mais elle anticipa mes soupçons d'un ton plus affable : « Néanmoins, je n’ai rien contre une pause. Ton thé sent très bon, Saam, merci. »

La crainte informulée se mua en reconnaissance sur mes lèvres. « C'est moi qui vous remercie. Cela fait bien longtemps que je n'en ai goûté moi-même, et j'ai voulu profiter de cette... » (J'agitai vaguement les doigts dans les airs, cherchant le bon mot. Malgré les mois d'éloignement qui me séparaient maintenant de mon séjour de quinze ans au Cercle de Combrelande, il me semblait toujours étrange, et particulièrement inapproprié, de rappeler l'incongruité de mon nouveau statut, mage exilé mais non apostat, arraché à l'étreinte chantriste et pourtant toléré par les templiers, exception grise de toutes les nécessités. À bien des égards, l'indulgence dont je bénéficiais me paraissait injuste, même justifiée, et j'osais moins encore me permettre d'user du mot « liberté » tant il résonnait en moi à l'égal du mot « danger ».) « ...de la permission qu'on nous alloue pour acquérir des feuilles en ville. Je n'avais auparavant jamais fait de thé, mais à en croire le résultat, ma mémoire n'a pas égaré le procédé ! »

Toujours penché sur le produit de mon œuvre, je passai allègrement le détail de la chanson qui avait accompagné sa conception – personne ne saurait, personne n'aurait à savoir –, saisis la théière et entrepris de remplir les pots de son contenu parfumé.

« J'espère ne point vous importuner dans la conséquence de vos rédactions. J'ai, pour ma part, suivi vos conseils, et repris connaissance des théories de base concernant la Création. » Le premier récipient convenablement pourvu, je me retournai et le présentai à la mage. Il n'était pas question que je me fusse satisfait avant elle, après tout. « Ce n'a pas été simple de me remémorer mes vieilles leçons, moins encore de trier le bon grain de l'ivraie parmi les notes que j'ai prises des livres à notre disposition. Je ne suis pas aussi... talentueux que vous dans cette école, et je dois avouer – non sans un certain embarras – que les textes académiques sur le sujet n'ont jamais eu ma préférence. » Une façon polie de signifier que leur profusion de termes pointus et de réflexions chirurgicales avait eu tendance à perdre mon esprit dans leurs méandres didactiques.

Une fois assuré que mon aînée avait été décemment servie, je me penchai une seconde fois sur le plateau et me versai ma part. Sans m'arrêter de converser, j'eus un sourire. « Je ne regrette pas de vous avoir écoutée, cela dit : les rappels élémentaires sont toujours bienvenus, et l'étude m'a aidé à pousser plus loin un exercice de volonté auquel je m'astreins depuis quelques semaines déjà. Je vais bientôt pouvoir générer cinq oiseaux en simultané sans qu'ils ne perdent leur intégrité, j'en suis convaincu. » Le broc entre les doigts, j'imprimai un arc-de-cercle à la pointe de mes pieds, me retrouvai de nouveau face à serah Andra. Le thé expirait dans l'atmosphère sa chaleur et ses arômes ; doucement, j'éventai la vapeur d'un souffle régulier. « Cela ne paraît pas un exploit si difficile à atteindre, mais permettre à une projection mentale de subsister sans concentration focalisée, presque par sa simple volonté, n'est pas une chose aisée. » Je plongeai un regard rêveur dans mon breuvage, l'air contenté. « Voilà un tour qui devrait m'être utile, le jour où le nombre de l'ennemi risque de me submerger. »

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Le sourire d’Andra se fit compréhensif, quand Saam, une fois entré et installé, évoqua la permission allouée dont il apprenait à profiter. Elle devina sans peine le mot qu’il avait manqué prononcer, pour y avoir trop souvent pensé, lorsque cela faisait encore peu de temps qu’elle avait quitté le Cercle. C’était si difficile à faire comprendre aux autres, à quel point chaque acte normal d’une journée devenait exceptionnelle, quand on retrouvait une liberté arrachée à un âge encore tendre, au point d’avoir oublié ce qu’était la normalité. Aller faire des courses seul, ne pas rendre de compte, pouvoir flâner le nez au vent, rendre visite à des voisins, amis, de la famille … Tant de petits riens, d’actes à la banalité si affligeante, qui devenaient soudainement si précieux. Ils étaient finalement comme des enfants, ces mages censés être si effrayants, à s’émerveiller du vol d’un oiseau ou de l’insulte balancée par une rempailleuse râlant contre la cohue qui avait emporté son ouvrage : des innocents qui apprenaient, parfois à leurs dépens, les beautés et les laideurs du dehors. Dommage que pour connaître, librement, entièrement, la tendre sensation du soleil sur une peau offerte, il faille vouer son corps à la souillure de l’engeance. La liberté, pour un mage, ne s’entendait qu’à l’aune du sacrifice, de sa vie, ou de sa tranquillité s’il devenait apostat illégal. Au moins eux-mêmes pouvaient-ils apprécier la vie bouillonnante des rues sans craindre de voir advenir la silhouette honnie des templiers pour achever leur existence – métaphoriquement, ou définitivement. Le cours de ses pensées l’amena à se souvenir d’une Andra plus jeune de dix ans, qui ne parvenait pas à masquer un émerveillement presque enfantin dans les rues pavées et somptueuses de Val Royaux, sous l’œil notoirement amusé de son détachement, qui prenait un malin plaisir à l’induire en erreur ou à la taquiner gentiment. Bien entendu, il était beaucoup de choses dont elle avait lu des descriptions … Mais c’était une chose de lire, et une autre de voir, de ressentir, de toucher. Et la paysanne andérienne comme la mage du Cercle avaient touché du bout des doigts et du souffle une existence qu’il eut été impensable d’imaginer, qu’elle n’aurait pas dû obtenir. Une onde de tendresse l’envahit pour cette Andra si guillerette, tout à la découverte de sa liberté, un peu gauche aussi dans ses premières explorations, et qui, tout à ces plaisirs nouveaux, en avait presque oublié le coût de l’Union, ou les souvenirs douloureux des Anderfels. Cette Andra pouvait encore croire que sa vie avait pris un tournant qu’elle pourrait accepter, avec le temps. Oh, que cette Andra lui paraissait loin, et qu’elle lui manquait. Le cynisme et l’amertume avaient depuis longtemps remplacé les douceurs de ces quelques moments si précieux. Autant essayer que Saam en profite autant que possible, avant sa propre Union. L’observant, elle commenta finalement :

« C’est une sensation étrange, n’est-ce pas ? De profiter de cette liberté nouvelle de sortir à ta guise. Je l’ai éprouvée aussi, à l’époque. J’avais acheté … Attends … »

La mage se dirigea vers sa malle, fouilla un moment dans ses entrailles, et en ressortit un livre qu’elle ouvrit, pour en extraire du papier jauni, qu’elle tendit au jeune homme. Sur ce dernier, on pouvait les traits doux d’une femme elfe, dont le visage paraissait emprunt d’une profonde concentration, mais sur lequel un sourire flottait telle une ombre délicate.

« C’est l’elfe à qui j’ai acheté le fusain et le papier. Je crois que j’ai eu envie … d’essayer immédiatement, ce qui m’était possible, de crainte que cela ne disparaisse. »

Accessoirement, son portrait avait plu à la marchande, et la soirée s’était finie autrement, avec un autre dessin, nettement plus explicite. Celui-ci, néanmoins, elle ne le montrerait pas au jeune homme. Cela faisait partie des libertés qu’il fallait aussi apprendre à apprécier, si on le désirait. La nostalgie l’envahit, et elle repensa à cette elfe, à son prénom qui ricochait encore dans sa mémoire, à son sourire le lendemain matin tandis qu’elle lui expliquait quelque chose dont elle ne se souvenait plus, et dont l’importance était bien moindre que le tableau délicat d’un matin dans un endroit avec quatre murs autres qu’une tour.

Saam commenta néanmoins ses conseils en magie, ce qui appelait à une toute autre conversation, et elle chassa de son souvenir les jolis sourires et les beaux marbres. Savoir que le jeune homme avait suivi ses conseils et se replongeait dans son Ecole fétiche était agréable, même si en soit, elle savait qu’il était davantage voué à devenir mage de bataille – mais peut-être que ses connaissances le maintiendraient en vie plus longtemps … Haussant les épaules face à ses confessions quant à son manque d’appétence pour sa discipline, elle offrit naturellement :

« Tu peux me demander, si tu as une difficulté. Cela ne me dérange pas, et j’ai toujours aimé enseigner. »

Peut-être ce qu’elle avait le plus apprécié, une fois sa Confrontation passée – outre le déménagement en dehors du dortoir des apprentis, certes. Elle était déjà suffisamment spécialisée pour qu’on lui délègue quelques cours ou qu’elle assiste les enchanteurs et enchanteurs supérieurs avec facilité, et elle avait trouvé dans cette activité un réel plaisir, de transmettre ses expériences et de voir les apprentis les plus jeunes appréhender sous ses yeux leur plein potentiel, quitte à leur ouvrir les yeux sur les merveilles que la magie pouvait réaliser, et pas uniquement dans sa propre Ecole. En vérité, cela lui manquait, et écrire des livres demeurait un pis-aller important, mais qui ne remplaçait pas ce goût pour la transmission, ainsi que pour le débat avec de jeunes esprits dont la vivacité était souvent plus porteuse que les certitudes des plus anciens – elle comprise. L’écoutant disgresser sur un autre usage, elle sentit son sourcil se soulever de surprise, mais apprécia, ce qu’elle déclara finalement :

« Je suis contente si tu y as trouvé quelque application. On a parfois trop tendance à restreindre nos compréhensions magiques dans des voies compartimentées, alors qu’il y a beaucoup à apprendre des autres. S’inspirer d’autres pratiques nous rend meilleurs dans nos exercices de prédilection, du moins à mon sens.

Surtout que nous n’avons pas les mêmes capacités. Manier les éléments de la sorte me demanderait beaucoup de concentration, donc ce n’est pas une mince affaire que de parvenir à ce que tu désirais développer, Saam.

L’essentiel, in fine, est d’être suffisamment en contrôle pour un usage efficace quand il le faut. »


Face à l’ennemi, face à l’engeance … ou face à une agression terrible de ses papilles gustatives, puisque, tout en voulant le rassurer, Andra avait goûté au thé de Saam et dut mobiliser toute sa volonté pour maintenir une expression neutre. Finalement, l’Union n’était pas un si mauvais moment à passer. Comment est-ce que la même boisson pouvait être à la fois sucrée, salée et brûlée ? C’était là une sorcellerie en soit … Heureusement que son visage n’était pas très expressif. Portant sa main à sa bouche, elle fit mine de toussoter pour camoufler le haut-le-cœur qui venait de la prendre. Parvenant à afficher – tant bien que mal – un sourire à peu maîtrisé, elle finit par dire :

« C’est un thé qui a … du caractère. »

A peu près autant qu’une certaine maquerelle quand elle n’avait pas assez dormi, ne put s’empêcher de penser Andra, ce qui lui fit monter un fou rire nerveux du pire effet possible. Reposant sa tasse, elle s’efforça de maintenir – et elle aurait pu obtenir une place à la droite du Créateur pour une telle abnégation, parce que ce n’était pas humain un arrière-goût pareil – une expression normale avant de demander :

« Tu l’as acheté où ? »

Qu’elle prévienne immédiatement la milice pour tentative d’empoisonnement de citoyens innocents avant qu’il ne soit trop tard.
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A vapor that quickly escapes« So let's breathe in this vapor and drink this sea dry
To do and dare greatly 'til our last day arrives »
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Je ne l'avais pas délivrée, cette liberté fatidique. Mais peut-être Andra la lut-elle sur mes lèvres éprises d'aveux aveugles à leur vœu. Peut-être la vit-elle à la lumière ravivée de souvenirs brillant en reflet des miens ; car elle en vint à m'adresser ce regard étincelant que je lui connaissais de mieux en mieux, de son œil vif capable d'effacer tous les vides creusés par son jumeau absent.

« C’est une sensation étrange, n’est-ce pas ? De profiter de cette liberté nouvelle de sortir à ta guise. » (Un mélange déplaisant de gêne, de culpabilité et de honte étreignit ma poitrine lorsqu'elle tirailla les maillons de la vérité qui m'enchaînait encore, et je déviai malgré moi la tête, les yeux réfugiés dans un coin nu de la pièce, avant d'acquiescer doucement, presque avec regret.) « Je l’ai éprouvée aussi, à l’époque. J’avais acheté… Attends… »

La guérisseuse se rendit vers son coffre personnel, et des images confuses de mouchoir de soie se succédèrent dans mon esprit ; mais, ce jour-là, il n'était plus question de souffrance. Seulement de souvenances, comme elle me le rappela en m'apportant, ramenée des profondeurs de sa mémoire matérielle, une jolie feuille froissée sur laquelle s'imprimait la marque d'un temps trop vite passé – et celle d'une main, elle, bien moins pressée. Les traits élégants de fusain, tracés à la pointe acérée d'un œil bien plus talentueux qu'il ne voulait l'en croire, de ce portrait d'elfe que je tins du bout des doigts avec toutes les délicatesses du monde – je n'aurais voulu prendre le risque de rompre la fragile ligne charbonneuse, déjà délavée de poussière, d'une pression malheureuse – me permirent un précieux instant de voir ce fragment de vie au travers du regard qui l'avait vécu, et même d'en découvrir un deuxième, celui de cette femme à jamais capturée dans un lacis d'ombres. L'hommage du dessin, altruiste et égoïste tout à la fois, qui préservait pour l'éternité un témoignage toujours plus fidèle à son maître qu'à son modèle.

Je contemplai un moment la femme qui me renvoyait son image, curieux des mystères de deux existences aux bribes trop silencieuses.

Serah Andra s'autorisa pourtant à éclairer son œuvre anonyme d'une brève touche de raison. « C’est l’elfe à qui j’ai acheté le fusain et le papier. Je crois que j’ai eu envie… d’essayer immédiatement, ce qui m’était possible, de crainte que cela ne disparaisse. »

Je m'attardai encore quelques secondes sur l'esquisse, un léger sourire aux lèvres, avant de la lui rendre. Cette fois, j'accrochai sa prunelle solitaire. « Je ne vous savais pas ces talents de dessinatrice. C'est un très beau croquis. Et un très beau souvenir. »

Le Créateur me permettrait-il de m'en forger d'aussi symboliques ? Je l'espérais. Quoique je sortais peu de la commanderie, il était vrai ; la force des vieilles habitudes qui restaient ancrées, malgré tout, et insistaient pour glisser à mes poignets leurs entraves rassurantes tout en me chuchotant des mises en garde à l'oreille. Et si je perdais le contrôle au milieu de ces foules pressantes, inconscientes du drame qu'elles incitaient, innocentes du danger noyé en leur sein ? Et si je me retrouvais isolé, loin de mes sentiers battus et de mes derniers gardes-fous, à la merci des malfrats avides de mon ingénuité et des démons trop heureux de nourrir en moi mes pires terreurs ? Sans compter ce que l'effervescence de la ville infligeait à mon organisme, volait mon souffle à ma poitrine pantelante, martelait mon crâne d'un brouhaha qui faisait tanguer le paysage au rythme de sa cacophonie. Dans ces marées humaines, je me sentais dépassé, emporté par les odeurs et les remous et les couleurs et les sons qui engorgeaient mes sens, hors de moi-même.  

Oui, j'espérais me forger de beaux souvenirs. Mais pas dehors. Pas en ville. Pas parmi ces humanités effrénées...

Je détournai le sujet avant que l'angoisse ne revînt m'étouffer.

« Tu peux me demander, si tu as une difficulté. Cela ne me dérange pas, et j’ai toujours aimé enseigner. »

L'aimable proposition de la Garde de rang, inattendue, répandit une timide chaleur de reconnaissance contre mon échine. Je n'aurais pas cru qu'Andra m'aurait offert son instruction aussi... aisément, quand bien même avais-je déjà accompli une certaine quantité de besognes sous sa tutelle. Si j'avais pu observer les qualités de son mentorat, l'on parlait là de leçons dictées par la nécessité, par l'importance pour l'Ordre de former une recrue qui n'avait jamais risqué son bien sur le champ de bataille ni appris à opérer auprès de soldats rompus à la lutte contre des monstres innommables. Qui n'avait jamais eu à subsister par ses propres moyens, également, un tort que la mage ne s'était pas privée de redresser à grands renforts de corvées quotidiennes. Chacun de ces rapports s'était tissé dans le cadre de nos obligations respectives, et jamais ne me serais-je permis de la mander pour satisfaire mes caprices personnels ; aussi son aide, si simplement donnée – presque comme si cela coulait de source – me fit l'effet étrange d'avoir trop, ou trop peu, estimé l'aura de son importance. Comme en ce temps, il y avait peut-être onze ou douze ans, où l'une vieille, vénérable enchanteresse s'était suspendue au sort d'un tout jeune apprenti, oisillon tombé du nid, dévoré par ses pouvoirs, et trop impressionné pour même murmurer son nom...

Curieux instinct, qui me poussait à voler loin des autres plutôt que les imaginer supporter mes affres.

« C'est très généreux de votre part. » Une pause. « Je ne vous l'aurais pas demandé... J'ai l'habitude de m'exercer seul. » Un soupçon de brusquerie entrechoqua mes mots et fit résonner la terre cuite de la théière contre le bord du broc que je remplissais. Insistant, le sourire tirait encore. « Je ne regrette pas de vous avoir écoutée, cela dit... »  

À la mention de mes prouesses récentes, la guérisseuse eut une moue étonnée, sans être dépourvue d'un certain intérêt appréciateur.  « Je suis contente si tu y as trouvé quelque application. On a parfois trop tendance à restreindre nos compréhensions magiques dans des voies compartimentées, alors qu’il y a beaucoup à apprendre des autres. » (J'opinai allègrement du chef, satisfait de savoir mon opinion partagée.) « S’inspirer d’autres pratiques nous rend meilleurs dans nos exercices de prédilection, du moins à mon sens.

– Je suis on ne peut plus d'accord, » affirmai-je avec entrain. « Si je n'avais pas suivi les conseils d'une pratiquante remarquable de l'Esprit, et si je ne m'étais pas montré ouvert aux principes essentiels de la Création, je n'userais pas de ma magie aussi bien qu'aujourd'hui. »

Je n'en userais peut-être même plus tout court.

« ...Surtout que nous n'avons pas les mêmes capacités. Manier les éléments de la sorte me demanderait beaucoup de concentration, donc ce n'est pas une mince affaire que de parvenir à ce que tu désirais développer, Saam. »

Le compliment réchauffa mes joues. Sur un réflexe bien ancré de salut à l'autorité, je joignis les pieds, inclinai humblement la tête – sans parvenir à me détacher du contentement qui persistait à s'épanouir sur mon visage. « Vous me flattez beaucoup, mais je suis persuadé que vous vous sous-estimez. Je n'ose imaginer la concentration nécessaire pour appliquer l'énergie d'un soin sur une blessure critique... » Et vous ne savez pas combien il a été difficile pour moi d'en arriver là. Les années de crise intestine à mon arrivée au Cercle, moins prisonnier de ses murs que de mes certitudes bafouées, alors que je ne parvenais à dominer les flammes qui m'habitaient et qu'elles se réveillaient n'importe où, n'importe quand, à la pointe de mes doigts fébriles et de mes émotions tendues, continuaient de hanter les plis les plus sombres de mes cauchemars.

Si j'avais réussi à surmonter mes peurs, c'était seulement en observant mon malheur depuis les hauteurs d'un nouvel horizon.

« L’essentiel, in fine, est d’être suffisamment en contrôle pour un usage efficace quand il le faut, » acheva serah Andra avec sentence, tout en portant le thé à sa bouche.

« Ne vous en faites pas : je n'ai aucune intention de nous faire défaut, » assurai-je cependant que la mage dégustait la boisson pourtant brûlante. « C'est encore très chaud, je crains, » fis-je avec amusement lorsqu'elle étouffa un toussotement. Je pointai un doigt ganté vers le liquide sombre qui élevait ses volutes depuis mon pot. « Vous êtes courageuse : je ne m'y serais pas risqué ! » La fièvre du breuvage, en effet, piquait mon nez dès que je m'y penchais pour la dissiper.

« C'est un thé qui a du... caractère, » admit Andra avec une mimique affable, quoique un peu crispée – sans doute la douleur résiduelle de la brûlure sur sa langue. « Tu l'as acheté où ?

– Oh ! » La question me décontenança légèrement. Elle me força à me remémorer quelque expédition trépidante – pour ne pas dire pétrifiante – où je m'engageais, armé de ma bourse et d'une connaissance très approximative des quartiers marchands obtenue auprès d'une Cenwyn en réalité guère mieux renseignée que moi, au cœur d'un labyrinthe insurmontable de rues peuplées à perdre haleine d'âmes toutes plus empressées les unes que les autres, et qui m'avaient balloté, plus que je ne les avais traversées, jusqu'à une destination à peu près similaire à ce que mon esprit s'était dépeint d'une échoppe d'épices. « Je, mh, j'ai trouvé une boutique dans un des quartiers marchands. Je ne me rappelle plus lequel. » Un sourire dégagé, pour feindre l'aise à la place de l'embarras. « Ces noms marchéens, j'ai du mal à m'y faire... Mais le commerçant m'a assuré qu'il s'agissait de plantes de bonne qualité, idéales pour la concoction que je désirais – et vu le prix qu'il m'en a réclamé, j'ai bon espoir qu'il ne se soit point fourvoyé. Ou bien me reverrait-il plus prompt à dépenser mes reproches que mon argent ! » J'eus un rire léger à mon propre trait d'esprit. « J'ai hâte de vérifier la véracité de ses prétentions... Enfin, même si sa marchandise ne s'avère pas à la mesure de toutes les vertus qu'il lui a prodiguées, je pense que je la savourerais sans un regret. Rien que les effluves... » (Je m'arrêtai pour inspirer. Mes traits se détendirent.) « ...me rappellent de doux souvenirs. » Je remuai lentement le récipient entre mes doigts, scrutai l'onde foncée lécher ses parois avec un soupir. « Mais il est encore bien trop chaud pour moi... Aussi cocasse que cela paraisse pour un pyromancien, je suis très sensible à la chaleur. Si j'essayais de boire maintenant, nul doute que ma langue me ferait amèrement payer cette erreur ! »    

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« J’avais une amie dont le père était artiste – fabriquant de vitraux, bref – et qui lui avait transmis un bon coup de crayon, alors, j’ai appris avec elle, plus jeune.

C’était très académique, ce qui se voit encore sur ce dessin. Quand j’étais en Orlais, un jeune peintre m’a donné quelques leçons complémentaires, et je pense que cela m’a bien profité.

Le privilège des fumoirs orlésiens et de leurs rencontres incongrues … »


La tendresse de la première évocation et la chaleur dans la voix d’Andra n’avaient pas disparu en dépit de la moquerie douce de sa dernière phrase, tandis qu’elle se laissait aller à évoquer ses souvenirs, des bribes de sa vie qu’elle donnait finalement à peu de personnes. Elle se souvint de sa compagne de dortoir, au Cercle, à cette fois où elle avait surpris son carnet de dessins conservé à sa venue, malgré l’interdiction, la peur dans les yeux de l’autre fille à l’idée qu’elle ne la dénonce qui avait temporairement pris le pas sur le dégoût que la mutilée pouvait lui inspirer, et sa surprise en entendant l’apprentie lui poser des questions sur ses œuvres. Peut-être, se dit la mage avec le recul des années, que cette amitié innocente dont elle se souvenait avait été teintée, à l’époque, par la crainte, et que sa proposition avait été perçue comme une transaction plutôt que comme un intérêt sincère. Puanteur de la Chantrie, que de tordre ainsi les liens qui naissaient entre les mages pour sans cesse les faire s’interroger – démonstration de leur statut de prisonniers, que certains idiots même parmi leurs rangs s’efforçaient de nier avec tant de vigueur. La cage pouvait être dorée, elle n’en demeurait pas moins fermée, et la sentence pour ceux qui voulaient tant s’en libérer était simple et sans appel. Mais certains soirs, elles s’étaient retrouvées pour qu’Andra apprenne à tracer malhabilement quelques silhouettes. Comme si, alors qu’on lui inculquait l’écriture, elle ne pouvait se rassasier de la sensation de tracer quelque chose sur le papier. Comme s’il lui fallait embrasser entièrement le spectre de ce qui était possible, et qu’elle ignorait il y a encore si peu de temps. Tout, pour s’occuper l’esprit. Tout, pour s’accrocher et ne pas céder. Tout plutôt que …

Andra chassa ces souvenirs-là, se concentrant sur Orlais et l’odeur âcre du tabac lui revint avec aisance. Elle se rappela des visages interloqués lorsqu’elle avait pénétré dans le salon la première fois – tant pour sa personne que pour la somptueuse créature à son bras, paire dépareillée qui ne pouvait qu’attirer l’attention, ce qui était le but de sa compagne du soir et exercice auquel elle pouvait se plier, pourvu qu’elle y trouve son compte. Le goût des paradis artificiels lui revint sans effort, et si elle n'avait jamais eu une appétence immodérée pour la chose, trop consciente de l’importance de ne pas céder à la facilité du néant cotonneux, elle devait admettre avoir éprouvé quelque agrément à, l’espace de quelques heures, se perdre dans la décadence de la bonne société du Noble Jeu. Elle revit l’œil curieux de Guillaume de Morrac – pas encore Jourdain, déjà tourmenté par ce nom trop lourd pour lui – sur celle qui était sans doute une ancienne maîtresse, et se remémora avec plaisir le divan moelleux sur lequel ils s’étaient affaissés pour mieux discourir des vers qu’elle avait été invitée, ce soir-là, à présenter au parterre. L’on s’était gaussé de leur verdeur, mais il avait été des voix pour applaudir à la licence de l’ensemble. Et le jeune peintre, lui, s’était contenté de les trouver beaux, ce qui était sans doute le compliment le plus étrange qui puisse être donné dans une soirée orlésienne, car sincère. Son esprit dériva vers l’atelier du garçon, la vivacité de son trait – semblable à celle de sa propre plume – et son refus des conventions, tandis qu’il lui inculquait la légèreté du pinceau comme à une élève appliquée. Oui, elle avait mis à profit son enseignement, avec concupiscence quand il s’agissait de croquer les formes de ses amantes, dans un élan charmant d’inspiration, parfois avec tendresse, car les quelques lignes déliées formant une silhouette endormie le matin pouvaient receler bien plus que la simple expression du désir : on aurait pu y lire, pour l’œil averti, la trahison muette de l’affection.

Elle n’était néanmoins plus une élève désormais, et si la magie était un art, cela faisait longtemps qu’elle avait passé le Rubicon du statut de maître. Plus encore au sein de la Garde des Ombres, où chaque mage était responsable de lui-même, et par-là même des autres acolytes. Cela enjoignait à échanger sur les différentes pratiques, et à veiller sur les autres, pour au moins les préparer aux affres du devoir. Leur apostasie tolérée rendait leur pratique solitaire par essence, et en même temps, il lui semblait qu’elle était curieusement propice à une solidarité telle qu’elle aurait pu exister si les mages étaient libres de se rassembler et de s’instruire sans la menace pesante des templiers. Ce qu’elle pointa d’un simple :

« Comme de juste, au sein de la Garde. Nous ne sommes pas assez nombreux pour pouvoir nous entraîner longuement à plusieurs mages. Ce qui rend d’autant plus nécessaire de s’entraider quand c’est possible. »

Au moins Saam avait-il la même disposition d’esprit qu’elle-même concernant les autres Ecoles. Elle espérait qu’avec le temps, il aurait la même ouverture concernant d’autres formes de magie. Sa remarque vis-à-vis de ses capacités lui arracha un léger haussement d’épaules. Sur un ton parfaitement neutre, elle expliqua :

« La Création est ma spécialité, et j’arrive à un âge où l’on commence à être en pleine maîtrise. Dans un Cercle, je serai sans doute Enchanteresse Supérieure spécialisée. Donc bien entendu, il me faut une certaine maîtrise magique, et je n’ai pas la fausse modestie de ne pas le dire. Mais cela n’enlève rien au fait qu’il y a d’autres domaines qui me sont lointains, soit par manque de pratique, soit par manque de goût. Et que ces domaines ont leurs propres difficultés, et que leur maîtrise me laisse toujours admirative. »

Laissant un léger silence, elle ajouta :

« Si apprendre d’autres pratiques magiques t’intéresse, n’hésite pas à t’entretenir, à l’avenir, avec les quelques mages dalatiens que comptent nos rangs. Leur approche ne pourra être qu’enrichissante, avec une autre perspective. »

Elle ne mentionna pas ceux qui avaient été apostats toute leur vie, consciente que le présupposé chantriste du garçon était encore trop fort. Avec le temps …

… Il arriverait peut-être à ne pas se faire avoir par un marchand peu scrupuleux, si elle en jugeait par l’infection qui avait attaqué son palais et osait se nommer thé, et par le récit du garçon. Ne pouvant s’empêcher de froncer les sourcils, Andra écouta Saam, tandis que sa bouche brûlait encore avec horreur et que sa gorge était au supplice. Avec un éclair de compréhension soudain, la mage se pencha dans son verre pour en humer le fond, et le souvenir du fumoir revint avec acuité. Evidemment. Elle se tâta un instant, ennuyée à l’idée de rompre la félicité du jeune homme en lui annonçant qu’il avait fait infuser des feuilles de tabac … Toussotant toujours, elle finit par opter pour une approche intermédiaire, en demandant, l’air faussement dégagé – et en écartant d’elle la tasse odieuse :

« Ton marchand … il ne vendait pas des objets par hasard … ? Longs, plutôt oblongues … ? Avec des sortes de petites tassettes au bout … ? »
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Il y avait une douceur que je lui avais peu entendue, dans ses mots à la palette affadie de souvenirs. Découvrir une facette inattendue de cette Andra de fer qui offrait sans arrière-pensée le fragment d'une existence révoquée, d'un passé sur lequel elle demeurait discrète, piqua ma curiosité et flatta ma sympathie d'un même élan. Il était plaisant de partager des discussions extérieures aux inusables leçons sur l'engeance et sa corruption, quand bien même mon instruction s'avérait-elle essentielle, convenons-en sans hésitation. Mais la facilité avec laquelle nous oubliions les menues chaleurs de nos vies, au milieu de la noirceur odieuse qui noyait de toute part notre horizon, restait un piège tenace pour le cœur que nous ne pouvions conjurer qu'à la vigueur de ces éclats palpitants qui tramaient notre passage sur Terre, et tenaient parfois d'un seul fil les destins les plus terribles, pour les pousser à percer l'abysse. Parce qu'à l'ombre de tout subsiste encore une raison de briller. Parce que la lumière n'est que dans l'obscurité.

Et j'accueillis donc la contrebasse nostalgique d'Andra, son orbite sinistre drapé de cheveux s'éclipsant de ma mémoire alors que mon regard pesait sur le sien, et que ma tête, légèrement courbée sur le côté, me ramenait à ces temps lointains, d'enfant distrait en cours d'escrime, où je concentrais mon attention pendant que mon père dispensait ses instructions. Tes yeux s'embrument, tu n'écoutes plus, garçon - et pourtant, je produisais déjà tous les efforts pour le suivre !

L'attrait du ciel aspirait mes pensées plus vite que le souffle de l'épée. Le trait d'un mot étonnant à la conclusion des ressouvenances d'Andra perturba aussi mon cheminement parmi mes propres territoires consacrés, et de perplexité, je plissai les sourcils.

« Les rencontres incongrues des... fumoirs ? Les Orlésiens sont-ils si fiers de leur méthode de fumage qu'ils organisent des réceptions pour les faire valoir ? » J'étais confus, mais en réalité une réponse positive ne m'aurait guère surpris : ce que je connaissais des manies orlésiennes pouvait se satisfaire de l'idée d'une assemblée de nobles dames et de gracieux gentilshommes, tous masqués et enrubannés de pied en cap, se pressant entre les murs noircis de suie pour admirer le produit de leur gastronomie, que l'on disait réputée ; ces gens se prenaient d'un amour égal pour la flagornerie et la fête et se prouvaient d'un tel orgueil que parmi l'ensemble des nations de Thédas, leur culture savait rendre ce genre d'absurdité crédible, et même probable. Les Tévintides, peut-être, leur ravissant le titre de souverains absolus de la décadence.

Quoi qu'il en fût, avec pareille configuration, je ne doutais pas que les rencontres au sein de ces « fumoirs » se montrassent incongrues.

« Comme de juste, au sein de la Garde. Nous ne sommes pas assez nombreux pour pouvoir nous entraîner longuement à plusieurs mages. » Lorsque la conversation reprit sur l'axe de la magie, serah Andra recouvra sa gravité coutumière, et moi une diligente réserve – je n'avais pour habitude de m'entendre proposer du soutien, moins encore d'assumer à haute voix la solitude que j'avais appris à épouser, et l'approbation finale de mon aînée acheva d'appuyer sur le malaise vague qui m'attrapait quand je commençais à ébaucher la silhouette de mon isolement. Je ne pensais pas que la guérisseuse encouragerait ma décision. Pour toute réponse, je hochai brièvement la tête, salut simple qui exprimait assez sans trop en dire. « Ce qui rend d’autant plus nécessaire de s’entraider quand c’est possible. »

À cette seconde affirmation, le malaise ne daigna pas se tarir, et je jugeai plus sûr de laisser le sujet trouver son terme dans le silence.

L'échange se poursuivit sur nos talents respectifs, porte de sortie inespérée par laquelle je m'engouffrai allègrement, pour ne pas dire avec empressement, afin de m'éloigner de l'aiguillon dangereux de mes tourments ; le compliment de ma mentor instilla son réconfort, mais au moment de lui retourner, par reconnaissance autant que pure sincérité, elle balaya mon enthousiasme d'un mouvement des épaules. « La Création est ma spécialité, et j’arrive à un âge où l’on commence à être en pleine maîtrise. Dans un Cercle, je serai sans doute Enchanteresse Supérieure spécialisée. » Une pensée fuyarde, bourdonnant loin de son essaim dissipé, fit le tour de mon esprit en un éclair ; dame Ziener avait été un Enchanteresse spécialisée, en son temps ; et si j'avais préféré la voie du Cercle à celle des Ombres, aurais-je pu atteindre le prestige de cette position ? À détenir le plus grand nombre d'initiés, l'école de l'Instinct ne manquait pas d'élémentalistes émérites ni de chercheurs dévoués à son étude, mais les rumeurs me plaçaient déjà en amont sur la course de l'élévation... bien que ma naissance faussât souvent les comptes. « Donc bien entendu, il me faut une certaine maîtrise magique, et je n’ai pas la fausse modestie de ne pas le dire. Mais cela n’enlève rien au fait qu’il y a d’autres domaines qui me sont lointains, soit par manque de pratique, soit par manque de goût. Et que ces domaines ont leurs propres difficultés, et que leur maîtrise me laisse toujours admirative. »

Suspendu dans mes réflexions, je ne trouvai pas immédiatement de répartie. Et un autre silence fit son nid.

Peut-être serah Andra perçut-elle mon indécision, à moins qu'elle ne fut encore absorbée par le déroulé de son argumentaire, car elle reprit bientôt :

« Si apprendre d’autres pratiques magiques t’intéresse, n’hésite pas à t’entretenir, à l’avenir, avec les quelques mages dalatiens que comptent nos rangs. Leur approche ne pourra être qu’enrichissante, avec une autre perspective. »

Aussitôt, comme une réaction épidermique, mes mâchoires se serrèrent. « Non. » La réponse, étonnamment ferme et brusque, claqua dans le bureau sans aménité. Je pris conscience de sa sévérité dès l'instant où la négation eût quitté mes lèvres, et je m'évertuai à l'adoucir, quoique je ne parvinsse à effacer totalement la répugnance qui affleurait sur mon visage : « Non, je préfère m'abstenir. Ce n'est pas une proposition... » sensée, tempêtait mon ego, « ...dénuée de ses arguments, mais à titre personnel, je n'y vois aucun intérêt. » C'était là le summum de la délicatesse dont je pouvais faire preuve, face à une Garde dont le discours et les comportements assuraient qu'elle désapprouverait mon dédain ouvert de ces elfes aux superstitions de sauvages. Après notre longue et douloureuse confrontation à l'époque de mon arrivée à Starkhaven, j'avais retenu de mitiger mes opinions afin de collaborer sereinement avec mes nouveaux camarades, mais si je m'y tenais, c'était surtout pour ne pas briser la fragile entente d'enseignante et d'apprenti qui s'était instaurée entre moi et Andra. Du reste, rien ne me forçait à suivre ses enseignements si la situation ne l'exigeait pas, et si je ne les jugeais pas pertinents ; tant que l'ordre ne me serait pas imposé de quérir le savoir d'apostats païens, je n'approcherais pas un pas de plus que nécessaire de l'un de leurs représentants.

Pourvu que le statu quo n'eût pas à se rompre trop vite.

Nous en revînmes au thé, thème de mondanités par excellence, et à l'instar des autres biles râpeuses soulevées au cours de notre discussion, je diluai la montée de fiel dans les flots d'un entrain quelque peu forcé. L'interrogation de serah Andra sur l'origine de mes provisions me déstabilisa assez pour gommer la frustration que sa recommandation inepte avait générée en moi, et je me rattrapai tant bien que mal au déroulement de mon expédition chez le marchand de thé pour recomposer un tableau cohérent – et avouable – à l'oral. Le broc plein exhalant sa chaleur par petites bouffées régulières, je continuai de faire tourner le liquide brun entre mes mains. Encore quelques minutes de patience, et je pourrais enfin goûter le fruit de tant d'efforts.

« Ton marchand… » fit Andra d'une voix bizarrement hasardeuse, qui sut me tirer de ma contemplation pour lever le nez vers elle. « Il ne vendait pas des objets par hasard…? Longs, plutôt oblongues…? » Au fil de ses énumérations, je fronçai les sourcils, penchai la tête sous la tentative conjointe de mobiliser mes souvenirs et de comprendre où elle voulait en venir. « Avec des sortes de petites tassettes au bout…? »

Je pris une seconde pour réfléchir, mais non. Cela ne me disait rien. Et je fus bien obligé de le souligner :

« Non, je ne m'en souviens pas... Navré, mais je ne me suis pas attardé longtemps sur son étal. Je savais précisément pourquoi je venais. » Je gardai pour moi l'anxiété omniprésente que je m'étais efforcé de juguler alors que je devais m'orienter dans une ville surpeuplée et négocier avec un commerçant pour la première fois de ma vie, et qui avait eu tendance à faire un tri implacable parmi la surcharge des sollicitations de mon environnement. « Puis-je vous demander pourquoi cette question ? »      

Et alors qu'elle me répondait, je n'y tins plus ; même si le thé devait bouillir encore, son arôme, diffusé par la vapeur, me manquait cruellement. Je portai le récipient à ma bouche, attentif à ne pas faire couler d'un coup une trop grosse quantité de liquide...

...et si, comme attendu, la brûlure attaqua mes lèvres à son contact, rien ne fut plus atroce que l'affreuse âcreté du breuvage qui avait déjà touché ma langue malgré le réflexe de survie qui me fit éloigner le verre d'un geste vif, et tapissa mes joues d'une indescriptible sensation, saveur mélangée d'amertume, de sel et de cendres. Le liquide semblait embrasé, tout comme ma gorge lorsque je fus contraint de déglutir cet infâme poison, et les particules d'herbe rêches se collèrent à mon palais et s'agglutinèrent entre mes dents sans je ne susse les avaler – horreur, elles m'infligeaient par leur persistance davantage de leur goût de fange !

« Aaah ! » Je toussai, lâchai un râle d'agonie, incapable de me débarrasser de cet arôme qui allait me conduire à la tombe – et me suivre dedans, j'en étais convaincu. « Oh, Créateur tout-puissant, qu'est-ce que c'est que cette ignominie ?! » La spontanéité de l'exclamation, libérée en névarran, se perdit dans d'autres toussotements de désespoir. Après une quinte qui menaça de signer ma perte, je récupérai, à défaut d'une contenance de façade – Andrasté, ce goût allait hanter ma bouche jusqu'à la fin de la journée ! – au moins un semblant de maîtrise de mon larynx. « Je... c'est... c'est imbuvable ! » Le caractère évident de mon observation m'échappa, et je rejetai le broc sur son plateau d'un air dépité. « Je... je suis vraiment désolé, j'étais persuadé que j'avais su retenir la méthode d'infusion, mais... il semblerait que je sois plus à l'aise avec l'Immatériel qu'avec le matériel. » La crise s'estompant, je sentis la déception m'envahir. Moi qui avais cru bien faire... Rappeler de ma mémoire un moment chéri de saveur et de partage, me prouver qu'en dépit de mon enfermement, de l'inévitable particularité de la condition qui était la mienne, je pouvais accomplir de banales tâches du quotidien et vivre par moi-même... J'étais bien loin du compte.

Ce qui ne manqua pas d'affûter la faim des horlas de l'autre monde.

C'est lamentable.

Tu es lamentable.

Je suis lamentable.

Je secouai la tête. Mieux valait ne pas laisser de prise aux monstres d'ailleurs, quand bien même s'avérait-il qu'ils eussent raison. « Je suis sincèrement désolé pour le désagrément, serah Andra. » De vous avoir dérangée pour une lubie aussi étrange, puérile et vouée à l'échec de bout en bout. D'une motion exercée, quoique rigide, je m'étais tourné vers la mage ; en signe de contrition, j'exécutai une légère révérence. « Je... Ça ne se reproduira plus. »    

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Un léger rire échappa à Andra, qui n’avait rien de moqueur, ou même de taquin. Il avait la douceur de l’affection, et peut-être encore davantage de celle éprouvée par les aînés pour leurs cadets quand ces derniers découvraient un autre monde, sans qu’il ne soit considéré comme honteux ou dégradant de ne pas avoir la réponse à une telle question, précisément parce qu’elle appartenait à un autre univers – et un qu’il n’était aucunement obligatoire de connaître pour mener une vie intéressante. En vérité, la curiosité de Saam lui manquait, au sens qu’elle lui rappelait ses premiers pas hors du Cercle, et la ramenait dix ans en arrière. A l’époque, l’amertume et la colère ne lui avaient sans doute pas fait apprécier à leur juste valeur les plaisirs simples d’une existence loin de sa prison. A la place, elle avait cherché des jouissances plus immédiates, plus décadentes aussi. Elle ne le regrettait pas. Cela lui avait ouvert des portes différentes, et les rencontres de cette époque lui étaient précieuses. Après tout, cette sensation d’injustice avait été la raison pour laquelle elle avait plaidé la cause d’Hector, et le parricide était – à son corps défendant – devenu son ami le plus proche, en dépit de l’étrange attelage entre celle dont la famille avait voulu la mort et celui qui avait tué la sienne. Et au-delà, elle l’avait conduite à séduire sans contrainte, déterminée à ne plus laisser son cœur lui dicter des espérances folles. Prendre, profiter, partir : c’était plus simple. Apprendre à plaire, aussi, et surtout. Apprendre à déchaîner une passion qui aurait dû lui être interdite, par sa naissance, sa condition, son genre et son physique. Se délecter de cette vengeance, contre le Cercle, contre celle qui l’avait trahie, contre elle-même, contre sa famille, contre le monde entier. Et se confronter à ceux qui se gaussaient sous cape : accepter d’être exhibée, pour en tirer des connexions, pour entrer dans des endroits qui auraient dû lui demeurer fermés. Vivre, finalement, et ne rien regretter. Sauf, peut-être, à l’ombre d’une respiration enfin apaisée et qui n’était pas la sienne, les soirées calmes à parler de magie, de recherches, et à s’embrasser dans l’intimité précaire d’une chambre qui avait été sienne, elle. Le passé, souvent, ne passait jamais entièrement.

Comment, alors, décrire au jeune homme qui se tenait face à elle, et dont la mage connaissait autant la propension à apprécier une vie préservée que la naïveté naturelle face à un monde qu’il ne connaissait finalement que peu à hauteur d’adulte, et non de souvenirs d’enfant, la réalité de ce qu’avait été cet Orlais là, à ses yeux ? Comment retranscrire le merveilleux foisonnement intellectuel de cette époque, libertin dans tous les sens du terme, tandis que l’on s’échangeait littérature scandaleuse, idées sacrilèges sous couvert d’humour piquant et souvent chairs par trop curieuses ? L’excitation licencieuse des lieux, et les conversations dont elle conservait encore le souvenir précieux, pour l’amusement comme l’exigence qu’elles avaient provoqué en elle ? Elle n’avait pas grandi dans le Noble Jeu, mais comme elle s’était plu un jour à dire, quand on avait son visage, il convenait de ne point manquer d’esprit. Et, à l’époque, elle sortait du Cercle, certes, mais aussi d’années à rattraper, puis parfaire son éducation, avec l’arrogance de ceux qui savent, mais ignorent que d’autres se moquent de la vérité, pourvu que la controverse soit plaisante. Mordre avec élégance, broyer avec suffisance, cela avait été un apprentissage, dans ses écrits de jeune mage comme dans ses disputes de salon. Mais contrairement à cette époque, la patience s’était émoussée. Parce que le devoir avait prélevé son dû. Ne restait alors que la remémoration de ces instants dont la saveur d’antan se perdait, mais qu’elle conservait précieusement, comme pour se rappeler qu’il avait été un temps où la Garde avait été synonyme de liberté, et non de sang.

« Dans ce contexte, les fumoirs servent surtout à abriter des réceptions privées, des sortes de salons où les nobles reçoivent des proches comme des intellectuels, des artistes, pour présenter des œuvres et en débattre. Ce sont des lieux de sociabilité plus … intimistes, si tu veux. Cela n’empêche pas le Noble Jeu d’être présent, mais les limites sont différentes de celles qui ont cours dans un bal. »

Ou plus exactement : chacun avait connaissance d’une chose fâcheuse pour les autres, et réciproquement. Aux plus doués d’en faire bon usage.

« Et on y découvre autant le penchant pour la poésie d’un duc fort revêche que les aspirations des jeunes héritiers qui se rêvent peintres ou sculpteurs. »

Un sourire nostalgique se peignit sur ses lèvres, tandis que la conversation emportait ses ultimes réminiscences. Qu’était devenu ce cher Jourdain, une fois les massacres de la Quatrième passés, et ses espoirs réduits en miettes par la haine – pardon, par la Chantrie ? Et ces maîtresses qui avaient peuplé ses nuits, où se trouvaient-elles ? Sans doute dans un château quelconque à s’occuper de leurs enfants, et à trouver d’autres filles pour combler l’absence d’un mari qui ne les intéresserait jamais entièrement. Est-ce qu’elles songeaient à cette borgne étrange qui se piquait de leur réciter des vers, de temps en temps ? L’orgueil lui commandait de le croire, la raison de ne plus y songer, et l’humilité de se réjouir d’avoir seulement pu les aimer, au moins un peu. Le reste … le reste n’avait pas d’importance. Peut-être qu’un jour, Saam le verrait. Mais pas en ce jour, tandis qu’il balayait sa proposition d’étudier d’autres formes de magie. Elle aurait dû s’y attendre. Cela ne l’empêchait pas d’essayer. Les certitudes s’effritaient plus facilement avec les premiers morts, et face à l’ampleur de leur tâche. Surtout parmi les Gardes-Acolytes. Brièvement, Andra se demanda comment réagirait le garçon, le jour où il faudrait à son tour qu’il prépare l’Union. Avec une parfaite neutralité, elle se contenta donc de commenter :

« Soit. »

Demeurait le plaisir de la conversation … et le déplaisir de l’infâme breuvage qui lui tordait les narines et lui brûlait la gorge. Et tandis que la garde tentait, aussi délicatement que possible, d’enquêter pour confirmer ou infirmer ses doutes, elle fit son possible pour ne pas montrer qu’elle était à moitié en train de s’étouffer. En vérité, elle n’avait pas envie de froisser le jeune homme qui, elle le voyait aisément, avait mis du temps – et de l’argent – dans cette gentille surprise. Alors, elle pouvait bien faire un effort et sourire, quitte à se laver la bouche une douzaine de fois après pour faire passer l’horrible sensation. Cherchant désespérément quoi répondre à sa question, Andra opta pour un détaché :

« Par curiosité … »

Elle aurait bien aimé ajouter quelque chose, mais Saam venait à son tour de goûter le breuvage, et elle sentit la catastrophe imminente arriver. Par charité, elle évita de hocher la tête en l’entendant dire que c’était imbuvable, même si une part d’elle-même approuva vigoureusement, et se contenta de lui tendre un mouchoir – ce qui devenait une habitude – au cas où il aurait voulu crachoter sa gorge dans quelque chose ou s’essuyer les lèvres. Néanmoins, l’abattement qu’elle ressentit immédiatement chez le garçon la peina. Ce n’était pas de sa faute, s’il avait voulu bien faire, mais que certains marchands véreux avaient profités de son inexpérience … C’était même plutôt commun, de son expérience dans la Garde – et de sa propre expérience. Et elle n’avait aucune envie qu’il se renferme davantage sur lui-même. Calmement, elle attendit donc que le jeune homme termine, avant de répondre :

« Tu n’as pas à t’excuser, c’était une gentille pensée que tu as eue, et je t’en remercie. Et tu n’as pas à t’en vouloir, puisque ce n’est pas du thé, mais du tabac. Du moins, si je ne me trompe pas ...

Le marchand a dû voir que tu n’étais pas très habitué et t’a joué un mauvais tour. Je pense que ça nous ait tous arrivés, à la sortie du Cercle, moi y compris. »

Cela étant dit …

« Note que j’apprécierai beaucoup lui rendre une petite visite avec quelques camarades. On ne se moque pas impunément d’un des nôtres. »

Et ce « nôtre » avait soudain une tonalité féroce. Saam avait choisi de rejoindre la Garde des Ombres, et cela avait du sens. Elle était certaine que nombreux seraient ceux à se lever, car, peu importait les différents : à la fin, ils étaient une confrérie, liée par leur sang vicié, qu’il le soit déjà ou appelé à l’être.

« En attendant … j’en referai bien. De ma réserve, cette fois. »

Se levant, pour ne pas le laisser s’appesantir, Andra fouilla dans ses affaires et en retira quelques sachets :

« Allez, viens. »
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Intro (env. 1500 mots):

***

Alors, serah Andra tanna la tonalité rugueuse de sa voix, et un chuintement sombre se fit entendre, comme le ronronnement de quelque grand fauve bienveillant, peut-être même d'un griffon, face à sa progéniture. La douceur pétillante de ce rire inattendu qui accueillait mon désarroi monta jusqu'à son œil rescapé, et une bouffée de temps s'évapora dans les airs sans qu'elle ne parût décidée à dissiper ni ma confusion, ni le sourire croissant sur ses lèvres.

« Messerah ? » tentai-je prudemment, incertain désormais d'obtenir l'éclaircissement que j'avais requis.    

« Dans ce contexte, » finit-elle par répondre, son regard dissymétrique soudain plus lumineux, « les fumoirs servent surtout à abriter des réceptions privées, des sortes de salons où les nobles reçoivent des proches comme des intellectuels, des artistes, pour présenter des œuvres et en débattre. Ce sont des lieux de sociabilité plus … intimistes, si tu veux. »

À l'écoute des explications, je laissai mon attention s'amarrer tandis que mon imagination divaguait pour se dépeindre la scène - malgré mes efforts, je ne pus m'empêcher de lui donner les allures des réunions que j'avais connues, au Cercle. Petit à petit, émergées d'une période reculée, les bribes d'une vieille conversation se hissèrent à portée de ma mémoire ; des images éparses de boiseries huilées sous la lueur des chandelles, alors que le soleil couchant s'était laissé couler le long des vitraux ternis, la senteur des livres craquant sous le poids de leurs pages imprégnées par les ans et les encres, le socle solide des bancs rembourrés sur lesquels nous nous appuyions pour étudier ; surtout, la présence à mes côtés, aux boucles fournies et à la curiosité plus encore, perchée au bord de son propre siège tandis qu'elle me tendait un regard aux yeux profonds et brillants, et qu'elle attendait ma réponse à une nouvelle question sur la théorie magique, sur un paradoxe théologique, ou simplement sur l'existence qui avait précédé mon enCerclement. L'idée de ne plus rien découvrir de ce qu'il y a dehors ne te gêne pas ? Avant qu'elle ne me soumît à la perspective, je ne m'étais jamais arrêté assez longtemps sur le sujet pour en extraire un avis. Peut-être par manque d'intérêt, par crainte de la réponse, ou parce que, très tôt, j'avais décidé de vouer mon sort de mage aux mains sanglantes de la Garde des Ombres. Peut-être qu'au fond de mon cœur, je savais déjà que les horizons extérieurs m'aspireraient vers eux, de gré ou de force, et que j'explorerais des contrées bien éloignées des contreforts de Combrelande. Mais Zjarritjen... Zjarritjen, à l'heure de cette discussion aux légèretés d'apparence, se trouvait toujours cloîtrée là-bas. Enchevêtrée à notre enclave d'adoption, à nos tableaux communs où l'ombre d'un repentir accablait mon portrait. Enchevêtrée, l'était-elle aussi à notre histoire partagée, comme son souvenir accrochait à ma peau en longues vrilles de ronces qui devraient me retenir si longtemps en arrière, m'ouvrant la chair à chaque émoi ? L'échange tranquille de l'apprenti Garde à son aînée, l’œil pour une fois paisible qui présidait à notre banale séance de thé ne se prêtaient pas à de telles ruminations, cependant je n'ai jamais été être à savoir retenir ses pensées ; et ainsi à l'issue pensai-je : Qu'en aurais-tu dit, Tjaatje ? Des salons privés où l'on nourrit l'intellect et l'on encense la création : aurait-ce été de ces lieux interdits qu'il t'aurait plu de découvrir ?    

« Cela n’empêche pas le Noble Jeu d’être présent, mais les limites sont différentes de celles qui ont cours dans un bal. Et on y découvre autant le penchant pour la poésie d’un duc fort revêche que les aspirations des jeunes héritiers qui se rêvent peintres ou sculpteurs.

– Ah, le Noble Jeu... »
Voilà bien un art qui n'honore guère son nom, et dont je ne fus pas mécontent d'être tenu éloigné, par les racines et par la magie. Ma réaction naturelle aux images de corruption et de vilenie que sa mention évoquait en moi, impossible à refouler, figura une moue dédaigneuse sur mon visage. « Sans douter de l'enrichissement culturel que ces événements représentent, je passe mon tour volontiers. » Serah Andra avait su piquer ma curiosité jusque-là, suffisamment pour que j'eusse commencé de m'y projeter ; mais si les débats, comme dans toute mondanité orlésienne, n'étaient qu'un moyen de couvrir un fond de politique véreuse, d'ambitions narcissiques et le Créateur savait quelles manœuvres abjectes frisant les exactions criminelles, je ne tenais pas à en faire l'expérience personnelle. Fumoirs, oui ; je comprenais mieux cette dénomination discutable, si elle couvrait ses vices et intoxiquait l'esprit.

Passèrent quelques échanges sur nos magies respectives, sur mon entraînement et les enseignements qu'elle aurait à me prodiguer ; sur l'aide qu'elle pouvait m'apporter, et celle qu'elle me poussait à quêter chez les autres. L'ultime conseil de quérir les Dalatiens provoqua mon aversion instinctive, au terme d'une succession de plus en plus pénible de propos et de propositions, chaque enchérissement sapant le soin que j'appliquais à entretenir la bonne volonté de l'interaction. À la fin, mon cœur dérangé affichait une grimace persistante ; le visage dissimulé sous un rideau tendu de neutralité, je me sentais dépourvu de réplique adaptée, en équilibre sur mon désarroi, incapable de prononcer mon malaise, ou de le nommer.

Qu'aurait donc pensé Andra, si je lui avais appris les raisons venimeuses qui m'injectaient cette répulsion ? Qu'aurait-elle pensé si, en cet instant, la vigilance alanguie par l'intimité et les yeux clos dans la confiance que je lui accordais, j'eusse décidé de lui livrer le secret de ma honte, laquelle se muait en dégoût, lequel se muait en rancœur, pour peut-être vider cette plaie ancienne de son pus infecté ? Qu'aurait-elle pu m'offrir, en soulagement et en écoute, qui aurait apaisé un mal sans présence, sans histoire et sans matière, conscrit aux paroles contrites d'une lettre, miscible et indicible dans l'encre rouge de mon sang ? Aurait-elle compris seulement l'exacte couleur de ma peine ; aurait-elle trouvé ces mots qui me manquaient pour arracher à mes origines l'origine de ma souffrance ?

M'aurait-elle épargné les écueils futurs qui maudiraient bientôt ce sang pervers, et répandraient son regret écarlate sur mes espoirs maladifs ?

« Soit, » le couperet s'abattit, et ainsi l'avenir fut-il tranché.

L'onde noire du thé reflétait l'épaisseur trouble de mes pensées.

J'aurais pu puiser un réconfort dans ma boisson, je m'y précipitais même, si certain de son refuge. Mal m'en prit, puisque l'amertume, non contente de dominer mon âme, s'était invitée dans le breuvage et emplit ma bouche comme si j'avais goûté à mes tourments. Alors que la toux et les protestations éraillaient ma gorge, serah Andra me gratifia d'un œil compatissant et d'un mouchoir de circonstance, que je refusai d'un geste. Le plus gros de la déplaisante surprise était déjà ingurgité, à mon grand dam ; il n'y avait plus rien à camoufler. Je n'avais plus qu'à digérer ma leçon.

« Je... Ça ne se reproduira plus.

– Tu n’as pas à t’excuser, c’était une gentille pensée que tu as eue, et je t’en remercie, »
tempéra doucement Andra, sans s'offusquer de ma formalité redoublée. « Et tu n’as pas à t’en vouloir, puisque ce n’est pas du thé, mais du tabac. Du moins, si je ne me trompe pas...

– Du tabac ?! »
me récriai-je, écœuré.

« Le marchand a dû voir que tu n’étais pas très habitué et t’a joué un mauvais tour. Je pense que ça nous est tous arrivés, à la sortie du Cercle, moi y compris. »

Comment avais-je pu me montrer aussi ignorant ? La colère se disputait à la consternation dans mon esprit, cependant les voix demeuraient, l'une comme l'autre, tournées vers un seul réceptacle. Tu aurais dû le sentir. Tu aurais dû le savoir. Tu es naïf. Tu n'as pas écouté la prudence. Cette prudence qui prenait tous les airs de la méfiance, qui m'isolait de mon monde, de moi-même, plus sûrement que toutes les murailles du Cercle. Les expériences, premières prisons de l'âme, aux promesses familières derrière des barreaux d'imprévisible, qui ne s'ouvrent jamais vraiment, même quand l'on en tient la clé.

Fut-ce pour cela que la tournure suivante de la discussion n'appela pas chez moi la délivrance escomptée ? « Note que j’apprécierais beaucoup lui rendre une petite visite avec quelques camarades. On ne se moque pas impunément d’un des nôtres. »  

La conviction que serah Andra plaça dans son invocation, son appel à l'union, aurait dû ramener le sourire qui avait fui mes lèvres. En lieu et place, une montée de fiel, plus ignoble que l'âcreté du tabac, racla mon palais. « Faudrait-il encore que les nôtres ne se moquassent point eux-mêmes. » Le murmure roula au fond de ma gorge comme le grondement d'une bête, trop vite pour que je pusse le contenir. Andra l'entendit-elle ? Je ne me laissai pas le temps de le découvrir, secouant la tête : « Ce ne sera pas nécessaire, serah. Quel tort a déjà été redressé en en causant de nouveaux ? » Soudain, la lassitude me prit. Porté par les souvenirs diffus du Cercle que cette discussion n'avait de cesse de faire resurgir, par ceux de Tjaatje, de dame Ziener, je me repliai une nouvelle fois dans les échos d'autrefois. Les regards et les rires. La haine voilée sous les railleries. La solitude, plus vivace qu'avant. L'incompréhension qui m'entourait, une forme d'infection tenace, un mal-être gluant qui ne se lassait pas de pénétrer mes os. Et, pire que tout : le sentiment de ne plus avoir d'importance.

J'étais fatigué de lutter dans un monde qui ne semblait pas prêt à m'écouter, sans réaliser que j'étais, moi aussi, sourd à ses suppliques.

Mes épaules s'affaissèrent. Incapable de tenir plus longtemps ma posture rigide, je m'adossai contre le buffet où le reste de thé déversait dans l'air son effluve trompeur.

« Dame Ziener n'aurait pas approuvé, c'est certain. » Les yeux rivés au sol, je me nichais entre mes bras croisés, la voix absente, partie contempler ses cicatrices. « Mais n'aurait-elle pas été atterrée de me voir confondre si facilement des feuilles de thé. Elle se serait demandée ce qu'il est advenu de ma mémoire... » Je serrai les doigts sur mes manches, exhalai un soupir.

Un aveu, peuplé de fantômes.

« En attendant... j'en referai bien, » proposa tout à coup Andra, l'air de rien. « De ma réserve, cette fois. »

Je redressai la tête, un peu égaré.

« Du thé ? Ce désastre ne vous a-t-il pas suffi ?

– Viens. »
 

Répondant naturellement à l'injonction, mon corps s'ébranla avant ma volonté, et j'emboîtai le pas à mon aînée qui, plus sage, tentait ce qu'elle pouvait pour me traîner hors de ces abîmes où j'aimais tant me tapir.

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A vapor that quickly escapes | Andra Valheim