Rôti de veau sur sauce brune, viande déjà découpée, avec ses petits légumes et son agréable vin rouge orlésien. Le repas est servi depuis quelques minutes déjà et vous êtes attablés, couple princier accompagné par leur domestique fidèle, habillés dans un silence de mort. Bien seuls depuis que Tiarnan est parti, fantôme qu'on n'ose aborder : quoique son père exige encore que soient servis assiettes et couverts à la place qu'il occupait habituellement.

Ce soir, Kendric Vaël est bien plus renfermé que les derniers jours : mais il mange. Il boit un peu. Par automatisme, peut-être, il se force sans s'en rendre compte, sûrement, mais au moins n'est-il plus l'homme de son isolement, celui qui sombrait dans cette maladie sous tes yeux - mais peut-être que tu l'as retenu, encore un instant, puis ramené dans la lumière ? Il n'est plus non plus le Prince revenu après le Grand Tournoi, cherchant maladroitement à reprendre sa place : vainement, puisque les murmures sont devenus grondements. Et enfin, il n'est plus l'époux que tu as connu, deuil que tu as été forcé de faire depuis bien des années déjà - mais tu te tiens toujours là, fière et digne.

On vient vous resservir un peu de sauce sur le rôti. Seulement, en ce soir si ordinaire dans un monde qui, pourtant, n'a plus de sens, il semblerait que tu aies, @Eugénie Vaël, des choses à dire à ton époux. Ce Prince. Cet homme.

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Cette soirée ressemblait à toutes les autres, à un détail près ; les pensées d’Eugénie s'apprêtaient à franchir la barrière du silence. Elle observait son époux qui dînait, ou jouait avec les aliments dans son assiette, elle ne saurait dire ? Kendric n’avait pas énormément d'appétit mais ne s’était, au moins, pas enfermé dans ses appartements. Néanmoins, avant que les signaux de son mal-être ne deviennent plus alarmants, la Princesse devait en profiter pour mettre à plat des sujets qui ne pouvaient plus être repoussés. Alors, déposant ses couverts, elle termina de mâcher discrètement ses dernières bouchées en s’aidant d’une gorgée de vin. Tamponnant les coins de sa bouche avec un mouchoir au tissu bien trop délicat pour l’usage auquel il servait, la voix de la dame s’éleva dans la pièce. Cette scène d’Eugénie prenant la parole au milieu du repas semblait si irréelle, que même les domestiques se risquaient un regard en leur direction.

Kendric.

Le regard de la Princesse cherchait celui de son époux, cet homme qu’elle avait jadis aimé éperdument. Aujourd’hui, les sentiments ne s’étaient pas envolés, mais reposaient bien six pieds sous terre. En-dessous d’une multitude de couches portant des noms malheureusement familiers à Eugénie ; humiliation, punition, remplacement. Bien que tu me sembles fatigué, j’exige une véritable conversation. Sans ciller, ses yeux soutenaient ceux de son interlocuteur. Alors qu’Eugénie le regardait fixement, elle s’était surprise à se demander s’il l’avait seulement et véritablement aimée un jour ? J’ai eu vent de tes rencontres avec Fionnuala et Eibhlin. Même tes filles comprennent l’importance de réagir au plus vite à toute cette situation. La Princesse inspirait doucement, ne laissant pas paraître à quel point elle était affectée par la vie qu’il lui avait offerte. Si celle-ci avait commencé comme un merveilleux conte, la suite n’en avait été que décevante, triste et insatisfaisante fin. Mais qui décidait réellement de ce point final ? Eugénie n’était plus la naïve et docile gamine d’antan, qui se réjouissait de devenir femme. Aujourd’hui, elle ressentait sur ces épaules le poids des responsabilités, et elles ne s’arrêtaient pas qu’à ses propres enfants.

Il est fini ce temps où tu te terrais dans ta chambre. Je refuse de voir mon Prince se comporter aussi indignement. Droite sur sa chaise, son corps se crispait. Elle sentait sa veine palpiter sur sa tempe, son poil se hérisser à la simple pensée qu’il puisse retomber dans ses travers, qu'il se complaise dans cet état léthargique. Ne prenant pas la peine de tourner son visage vers les domestiques, Eugénie déclara fermement vouloir être seule. Excepté le valet de pied, que tout le monde dispose. Cette conversation est privée. Lorsque la salle fut vidée, la dame à la tiare scintillante croisa les mains sur la table. Elle était encore épuisée de sa convalescence après la marche en compagnie de sa fille cadette, qui s'en était également remise. Ô que le Créateur soit béni, Eugénie l'avait tant prié pour qu'il ne lui arrache pas un autre enfant.

Tu agis comme si tu es seul au monde, Kendric, c’est particulièrement insultant pour moi qui t’ai toujours soutenu. Chose que je ferai jusqu’à la fin. Sa fin, non pas celle d’Eugénie, qui avait décidé depuis longtemps de ne pas sombrer. Les Vaël ont-il à ce point perdu de leur superbe pour que ces odieuses rumeurs voient le jour ?! Je veux qu’elles cessent, toutes autant qu’elles soient, et pour cela nous allons agir. Il y avait beaucoup à faire, mais Eugénie avait déjà tout prioriser dans son esprit. Élaborer les plans lui était chose aisée et pour elle, l’Enclin était à la première place. En s’en occupant comme il se doit, les actions du Prince reprendraient naturellement de la valeur aux yeux de leur citoyen.

Le temps paraît jouer contre toi, @Eugénie Vaël : contre vous, contre Starkhaven toute entière, tant la marche du destin n'admet aucune résistance. Tu n'es cependant pas faite dans ce bois-là, Orlésienne de ton état, femme digne et ambitieuse, tu es de ceux qui le font ployer à tes volontés : voilà ce que tu rappelles à ton époux accablé par tes mots. Tu refuses de vivre dans un monde où le nom de Vaël est traîné dans la bout : son nom, le nom de tes enfants mais, surtout, ton nom à toi. N'est-ce pas une chose qu'un homme de pouvoir doit entendre ?

Dès que tu as terminé ton exposé, les domestiques quasi tous congédiés et les mains croisées sur la table, tu entends la cuillère en argent tomber sèchement dans l'assiette. Les mots sonnent et s'élèvent avant même que tu n'aies le temps d'observer autre réaction.

« De quel droit me parles-tu sur ce ton, femme ? »

Le visage de Kendric Vaël se redresse vivement : il n'a même pas pris la peine d'essayer de se contenir, si tant est qu'il en avait les capacités. Il braque sur toi un regard éclatant, embrasé, que tu ne reconnais que trop bien : les humeurs du Prince ont fait sa réputation, et voilà qu'il te les offre à nouveau, en assénant sèchement :

« Il est de ton devoir et de ton honneur de me soutenir, de soutenir notre famille envers et contre tout. Ce n'est qu'un dû pour tout ce que j'ai fait pour toi. »

Lui pose les poings sur la table, se redresse en s'appuyant dessus, se penche dans ta direction : plonge-t-il dans ses émotions ou bien celles-ci animent-elles chacun de ses mots ? Il n'a pas fallu parole complexe pour qu'il parte dans ses travers : le privilège conjugal, l'intimité de vos personnes, les décennies passées à se côtoyer, à s'aimer, à ne plus se supporter ; les silences et les reproches parfois sous-jacents mais rarement tus.

« La seule chose que je ne t'ai jamais demandée, Eugénie, le ton s'élève et la gorge gronde, c'est d'élever Tiarnan comme l'héritier, comme un fils. Crois-tu que j'ai été aveugle sur ton comportement à son égard ? Tu me parles des rumeurs sur notre nom, mais cela ne m'importe peu parce que mon fils est parti, et c'est en grande partie de TA faute ! Que sa fuite jette des ragots sur nos personnes n'est RIEN comparée à son absence ! »

Dans son odieuse colère se trouve une inconsolable douleur ; dans cette mâchoire qui tremble d'une rage contenue résonnent ces mots qu'il a retenus par deux fois, face à vos filles. Alors c'est sur toi que se décharge tout ce que sa fierté a contenu devant ces autres, ces autres qui n'ont pas le droit de voir la moindre faiblesse. Tu en as sûrement l'habitude, Princesse de Starkhaven : mais est-ce pour autant toujours acceptable ?

Une assiette vide à vos côtés résonne sous ses cris.

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Le Prince pouvait bien la dévisager avec sévérité autant de temps qu'il le souhaitait, Eugénie n'était plus atteinte par ces sauts d'humeur. Ses sentiments à l'égard de son époux étaient totalement anesthésiés, une façon moins contraignante pour elle de penser qu'elle ne l'aimait tout simplement plus. Que son mari était mort et enterré quelque part, dans cet esprit dérangé, dans ce sac d'os vide où plus aucune âme ne priait le Créateur pour être sauvée. La Dame orlésienne aussi, fixait Kendric sans ciller, montrant bien qu'elle n'était pas de ces domestiques à courber l'échine face à un courroux qui pouvait saisir à n'importe quel moment.

J'ai obtenu ce droit en signant cet acte de mariage, en portant cette lourde tiare, cette bague, en te donnant ma vie ! rétorqua-t-elle sèchement, néanmoins sans hausser la voix, le respect des bienséances étant fort ancrés dans son éducation. Il se releva, les poings sur la table garnie, la toisant sans une once de sentiments visibles. Kendric devait certainement voir le néant dans les pupilles noires de sa Princesse, dont le coeur ne battait plus que pour elle-même. Il lui parla de son devoir, et Eugénie retint un rire moqueur, consternée par ce culot princier. A son tour elle se leva pour lui répondre, son index pointé sur la personne de son époux, comme s'il s'agissait d'une arme qui mettra fin à toutes querelles. N'est-ce pas ce que j'ai FAIT, Kendric ? N'ai-je pas été le socle de cette famille, n'ai-je pas dû prendre des décisions difficiles pour laver notre nom là où toi tu t'en lavais les mains ?!

Sa voix s'était éraillée sous le coup des émotions, car en mémoire lui remontait à la surface toutes les indélicatesses qu'il lui avait fait subir, seuls ou en public, tout l'irrespect qu'il avait eu à son égard en lui présentant ce bâtard sous son toit. Ses yeux s'embuèrent mais jamais elle n'allait pleurer ici et maintenant, sa fierté d'orlésienne et de femme digne ne le permettraient pas. Ton fils est parti, en effet, tu viens de perdre un enfant. Tu sais moi, j'en ai perdu combien ? Est-ce que seulement tu m'as consolé après tout ça ? Ne me parle pas de ta douleur quand moi-même je la porte depuis dès années. Je la connais et je vis avec elle. Ses sourcils s'étaient froncés, et bien que son cœur battait si fort dans sa poitrine à en être douloureux, elle se soulageait de ses maux car ils  ne s'étaient plus parlés aussi franchement depuis longtemps. Mon comportement à l'égard de Tiarnan était le reflet de mes sentiments pour lui, dit-elle dans une froideur qui pouvait glacer le sang, le néant. Son départ ne m'affecte pas, ni en bien, ni en mal. Maintenant c'est chose faite, alors ressaisis-toi ! Tu es un prince, pas un roturier qui a le loisir de pleurer son sort et montrer au monde entier  à quel point il est malheureux.

Un silence tomba, où la Princesse pesa les mots de son époux. Il remettait sur elle la faute de tous ces maux, à tort ou à raison, là n'était pas la question. Eugénie se redressa et contourna la longue table. En se dirigeant vers Kendric, elle se posta juste à ses côtés. De si près, elle pouvait constater ses poings serrés et sa mâchoire crispée. Il ne l'avait pas épargnée, et elle non plus. Je suis votre femme, votre Princesse. Si cela vous soulage de croire que je suis fautive, allez-y, pensez le ; c'est mon devoir d'épouse d'être une épaule sur laquelle vous appuyer, quelque soit la façon dont vous le faites. Tant que vous vous reprenez, le reste m'est bien égal... depuis longtemps.

Oh, Princesse @Eugénie Vaël : te voici insultée dans ton égo, dans ton intelligence, dans ta grandeur, par cet homme qui t'a jurée fidélité et soutien devant le Créateur. À cette colère et cette insolence, tu opposes ta fierté et tu ne lui offres qu'un regard noir : il n'aura pas tes sentiments les plus sincères, la faiblesse de ta douleur. Tu es en ton droit le plus sincère, toi femme d'honneur et de pouvoir.
Tu essayes pourtant de raccrocher les bouts ; mais il y a une fierté de ta personne, de ton sang et de ton rôle, que tu n'abandonneras pas. Or, ce mur d'obsidienne que tu lui opposes d'un regard décuple la colère de Kendric Vaël qui se change en une puérile mais bien trop mordante réponse :

« Tu n'as été capable de me donner un fils : alors, je t'en ai apporté un. Et tu n'as rien su en faire, encore moins que les autres. »

Et plus tu parles et évoques cet enfant presqu'imposé à ton sein – heureusement est-il arrivé bien trop vieux pour un tel affront –, plus tu voies ces traits que tu as observés des milliers de fois s'affaisser. Sans surprise. Le Prince n'arrive pas à avancer. Tu lui demandes de passer à autre chose, tu en as le besoin sourd et profond de tourner cette page outrageante de votre histoire. Ne peut-il pas t'offrir cela après tout ce que tu as fait ?
Pourquoi émotions riment avec surdité avec lui, effondrement – insupportable surdité ? Et il oublie, oui, ces deux dernières années où tu t'es occupée de lui ; où tu as maintenu son image et la vôtre lisse et solide, pour que Starkhaven. Depuis qu'il est revenu, son effondrement n'est que plus visible : et pour des hommes aussi imposants que Kendric Vaël, une telle chute ne peut emporter que tous les siens avec lui.
Et toi, @Eugénie Vaël, personne ne t'a demandé ton avis, et tu te tiens, vaillante.

« Arrête donc de l'insulter ! Arrête donc de m'insulter ! », voilà tout ce qu'il trouve à répondre à ta demande de ce qu'il se reprenne.

Ses doigts se referment brutalement sur une serviette et renverse le verre de vin sur la nappe, mais Kendric Vaël n'en prend pas La peine se joint à la colère, oui, comme bien trop souvent avec lui ces derniers temps : et leur chorale est insupportable à n'importe quelle oreille, que ce soit par empathie, par agacement, par injustice, aussi. Et comme toujours, toi le soutien, toi l'épaule sur laquelle s'échouent tant d'âmes en peine, on t'oublie, on te maltraite, on te moleste.
N'y a-t-il pourtant pas encore un dernier appel à l'aide dans l'éclat fou de ses yeux ? Tu as le droit le plus profond de ne pas y répondre, @Eugénie Vaël, mais tu n'es peut-être pas loin d'obtenir ce que tu souhaites...

« Si tu te réclames tant Princesse de Starkhaven, Eugénie, rappelle-moi donc quand est-ce que tu as fait quelque chose pour cette cité !, il ne te regarde pas, toi qui t'es rapprochée de lui : il garde les yeux rivés sur son assiette qu'il a à peine touchée. Rappelle-moi donc la dernière fois que tu as fait quelque chose pour elle, pour nous – pour MOI ! », le poing frappe la table de frustration.

... si tu survis à cet assaut, le dernier ; si tu supporte cet affront, le dernier. Comme une peur sourde et silencieuse installée au fond de son cœur depuis trop longtemps pour qu'il la taise : ne cherche-t-il pas être rassuré ? ne cherche-t-il pas à être certain ? ne cherche-t-il plus grand-chose que simplement trouver un horizon ?

« À moins que tu ne sois de ceux qui attendent que tout chute, n'est-ce pas ?, murmure fort, nerveux et  Que tu n'attends toi aussi que cela pour ramasser je ne sais quelles miettes, alors qu'il ne reste rien. Plus rien ! »

Et s'échappe une larme de rage et de frustration... et toi, @Eugénie Vaël : quand est-ce que tu t'es permise de pleurer pour la dernière fois ? Ne serait-ce qu'une larme, ne serait-ce que de frustration ? Et surtout... devant quelqu'un ?

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