Les cris résonnent au loin et il sent Jenne secouer la tête à côté de lui. Sans doute que ça lui rappelle chez elle – elle y est retournée récemment pour le baptême, et ce qu’elle lui a raconté a suffi à lui faire entendre les couinements et gloussements de ses centaines de cousines – mais elle ne commente pas plus que d’habitude. Qu’ils jouent, même si leur joie éphémère traverse les murs et accompagne mal la discussion sérieuse qu’ils essaient d’avoir. Ils échangent seulement un sourire mi-amusé mi-dépité sans se départir de celle-ci, jusqu’à ce que les cris cessent, que le soleil roule doucement du zénith et que l’heure de se séparer vienne.

Il fait demi-tour et traverse le préau qui longe la cour en direction de son bâtiment, préparant mentalement le tableau qu’il faudra envoyer à Jenne, quand un tapotement entouré de bruissements attire son attention. Un buisson bourgeonnant au travers duquel luisent deux yeux hargneux, et un croassement agressif qui encourage davantage sa curiosité. Que l’oiseau protège-t-il ? Il s’approche encore un peu, prêt à sauver des oisillons égarés, et le corbeau s’envole brusquement, laissant un trésor muet derrière lui que Lachlann se penche pour ramasser.

Les souvenirs affluent, dessinant un sourire discret sur son visage.

Le jouet est petit, mais loge encore dans sa main – fait pour des enfants qui n’en sont plus, à l’âge où leurs paumes s’élargissent et où leur dextérité diminue. Des dizaines de noms, la plupart en tout petit, sont gravées dans le bois, générations de mages passées qui ont trouvé le yoyo. C’est l’héritage du Cercle qu’il tient là, qui lie des hommes et des elfes qui ne se sont parfois jamais rencontrés. Il ne tardera pas à rejoindre un nouveau jeune, comme toujours – rien ne se perd jamais là où tout manque – et sa pensée va à Ailis. Elle a encore l’air très isolée, elle qui doit être habituée à une famille nombreuse – comme tous les paysans. Peut-être lui donner quelque chose qui la lierait un peu plus au Cercle et à ses habitants lui ferait-il du bien ? Ça n’aiderait pas à l’intégration, mais ce serait un début, et le cas échéant, une consolation ; d’autant qu’elle ne peut pas sortir, alors de quoi s’amuser en intérieur…

Il glisse le jouet dans sa poche et se relève, reprenant son chemin pour aller à son cours.

*

Le cours terminé, Ailis finissait de noter quelques informations données par Lachlann sur sa feuille, lorsqu’un mouvement attira son attention.

« J’ai quelque chose pour toi. »

Elle releva la tête et l’interrogea du regard.

« Un sarcasme ? »

Un début de sourire ourla ses lèvres, qui disparut bien vite pour laisser place à de la surprise, quand il ouvrit sa main pour disposer dans les siennes qu’elle tendit par réflexe, un yoyo.
Des rires et des cris de frustration s’imposèrent à son esprit quand elle repensa à ses frères, jouant à tour de rôle devant leur petite maison. Carnayr lui manquait.

« Merci. » souffla-t-elle en relevant la tête pour le regarder.

Elle le regarda sous tous les angles, puisqu’une multitude d'initiales ornait le bois clair. Elle s’amusa d’ailleurs à y chercher celle de l’enchanteur,

« C’est le vôtre ? »

trouvé ! Lui demander s’il en était le dernier propriétaire aurait été plus juste, mais nul doute qu’il comprenait.

Une fois, la surprise du cadeau passé, elle reprit de plus belle.

« A moins que ça ne soit une nouvelle technique pour apprendre la magie ? » s’amusa-t-elle.

Puis l’image de Lachlann s’amusant avec le yoyo apparut à son esprit, maintenant elle voulait savoir.

« Connaissez-vous des tours Messer ? » Son regard espiègle ne tarda pas à croiser celui fier de Lachlann, l’air de dire Pour qui me prends-tu ? Elle leva les yeux au ciel, après c’est elle qu’on traite de gamine.

« Un sarcasme ?
– Faut-il vraiment que je te prévienne chaque fois que je t’en offre un ? »

Il soupira théâtralement, désespéré de cette fille qu’il avait adoubée intelligente, avant de faire un pas vers elle pour lui tendre le cadeau qu’elle accepta instinctivement. L’ombre des pauvres laissés derrière n’était jamais loin, et c’était à eux qu’allait chaque deuxième réaction, généralement après la surprise, et il attendit avec une patience imposée la troisième. Difficile de prévoir si elle suivrait le scénario, dictant une reconnaissance et une compréhension subconsciente du message qui lui ferait apprécier le jouet, ou si elle se laisserait consumer par le deuil – mais c’était Ailis, alors il ne s’en faisait pas tellement. Elle se plaignait, mais elle n’abandonnait pas, et puis c’était un très bon cadeau d’une très bonne personne.

« Merci. » Elle l’examina un peu et il se remémora les noms et les lettres inscrites dessus. Lion de la classe d’au-dessus, Vika, Lann, une E.B. qu’il n’avait pas connu, Ursula-Lully-Leah-Sioned-Cullen-Matthias-Leo-Perwell le long du bord, si petit qu’ils étaient presque illisibles et qu’ils n’avaient pas fini tout le tour. Il s’était demandé si tous avaient vraiment possédé le yoyo ou si tous ceux qui en avaient eu l’envie avaient laissé leur trace dessus. Peut-être s’agissait-il des tout premiers propriétaires ? Raphael, sur l’autre côté, bien des années après que Lachlann ait été nommé enchanteur, s’était entrainé pendant des semaines dans le jardin avant de fièrement graver son nom. L’immortalité se méritait. « C’est le vôtre ? » Son visage s’éclaira, victorieux. Elle devait avoir trouvé le sien.

« C’est celui du Cercle. Je ne l’ai gardé qu’un moment. »

Une multitude de moments en réalité – les minutes après l’avoir trouvé et avant de le donner à Vika, les pauses pendant lesquelles son ami le lui avait confié pour courir dieu sait où, et les deux jours finaux, quand Vika le lui avait rendu – mais ça n’avait jamais été son truc.

« À moins que ça ne soit une nouvelle technique pour apprendre la magie ? »

Il haussa un sourcil, perplexe mais ravi de la voir s’amuser.

« Connaissez-vous des tours Messer ? »

Son sourire ne disparut pas, mais il se figea, le souvenir du bois récalcitrant en tête.

« Quelques-uns, mais ça fait longtemps que je n’en ai pas fait. En tout cas, je sais le faire monter et descendre… Et toi ? » demanda-t-il avec un air de défi.

« C’est celui du Cercle. Je ne l’ai gardé qu’un moment. »

Ceci expliquait la multitude d’initiales sur chaque parcelle de l’objet.

« Quelques-uns, mais ça fait longtemps que je n’en ai pas fait. En tout cas, je sais le faire monter et descendre… Et toi ? »

Elle regretta presque sa question devant son envie vraisemblable de la mettre au défi.

« J’ai vu mes frères y jouer mais rien de plus. »

Autant jouer de l'honnêteté, mais pas question de se débiner ! S’il voulait la défier, elle essaierait. Non. Elle réussirait. Et puis ça faisait un moment qu’elle ne s’était pas vraiment amusée, alors la peur de se taper la honte n’était rien face à son enthousiasme d’essayer, mais d’abord…

« Accepteriez-vous de me montrer un de vos tours ? » le défiant à son tour.

« J’ai vu mes frères y jouer mais rien de plus. »

Il hoche la tête, dubitatif face à la pénurie de yoyos mais compréhensif des privations de l’ainée. Fiona était capable de cacher dix exemplaires du même jouet avant qu’il n’ait le temps d’en profiter, sans même parler de ceux qu’elle réquisitionnait à coups de « sois gentil Lachlann, tu sais que ta sœur a besoin de se dépenser » fatigués.

« Accepteriez-vous de me montrer un de vos tours ? »

Sa compétitivité s’enflamme sous le ton clairement provocateur. D’accord il n’y connait rien, mais refuser un défi ? Elle verra les meilleurs tours de yoyo de Thédas même s’il doit s’esquinter les doigts pour y parvenir !

« Pourquoi pas ? Même si ce n’est plus vraiment à ma taille, je ne suis pas sûr de pouvoir reproduire les meilleurs. »

Il tend la main pour qu’elle lui rende le jouet et fait mine de l’examiner.

« À condition que tu me montres tes propres tours, ajoute-t-il dans une posture rayonnante de confiance en lui et d’une dose de défi. Allons ailleurs, je ne veux pas que tes premiers essais détruisent ma fenêtre, déclare-t-il, puis une fois arrivés dans une salle vide : Tu veux essayer d’abord ? »

Elle voit la flamme de la compétition s’allumer dans ses yeux, et sourit. Il est rare de voir l’enchanteur s’amuser.

« Pourquoi pas ? Même si ce n’est plus vraiment à ma taille, je ne suis pas sûr de pouvoir reproduire les meilleurs. »

Il récupère le jouet, l’inspecte le sourire nostalgique.

« A condition que tu me montres tes propres tours.
-Je te l’ai dit je n’y ai pas joué, mais je m'efforcerai de te montrer ceux de mes frères.  »

Ensuite, il l’emmène en dehors de son bureau, craignant pour le mobilier. Elle le suit péniblement, pris dans un élan enfantin qui la fait sourire, il presse le pas et elle peine à le suivre ; les gens ne se rendent pas toujours compte de ses limites et cet instant en est un parfait exemple. Etait un parfait exemple plutôt, l’enchanteur s’est finalement retourné pour constater qu’elle ne suit pas, et ralentit en conséquence.
Ils arrivent, enjoué pour l’un, et exténuée pour l’autre mais non moins ravie.

« Tu veux essayer d’abord ? »

Elle acquiesce et lui reprend le jouet, puis prend place à côté de la large table. Elle s’appuie dessus, canne dans une main. Elle respire calmement et se concentre, essayant de visualiser la devanture de leur chaumière avec ses frères jouant. Comment faisaient-ils déjà ?


Elle déplie doucement la cordelette et enfile l’anneau en bois autour de son doigt, elle prend quelques secondes pour soupeser, et reprendre son souffle après la cavalcade dans les couloirs puis se lance. Elle le fait monter et descendre plusieurs fois et tente même une petite courbette, réussie ! L’un des premiers tours de ses frères, les plus faciles, faut quand même commencer léger.

Elle lance un regard fier à Lachlann, et lui rend le jouet.

« A toi. » lança-t-elle joyeusement emportée par le jeu.

Elle prend le yoyo, réfléchit, et se lance – et réussit ! L’objet monte, descend, impressionnante petite chose, et quand, après une petite courbette, elle le rattrape avec un sourire fier, il applaudit même un peu.

« À toi ! »

Il le prend quand elle le tend et le soupèse, cherchant à y lier son esprit, se fondre avec la ficelle, infuser le bois de sa volonté, et le lâche.

Comme de coutume, le yoyo ne remonte pas, les vibrations se répercutant sur la ficelle sans pourtant l’entrainer. Enfin, c’était prévu, ce n’était même pas un essai – il a simplement lâché la chose, testait simplement le poids du bois… Il le foudroie du regard une fraction de seconde avant de reprendre.

Avec un soupir exagéré – mais pas trop, Lachlann est bon acteur – il récupère le yoyo, à deux mains, et le tourne de quelques gestes experts jusqu’à l’avoir dans la « bonne » position. Agitant son doigt dans la poignée pour faire bonne mesure, et prouver que cette fois, tout était prêt, il laisse son esprit partir et rend la même liberté au yoyo et…

Enfin, le yoyo fait ce qu’il est censé faire ! Il le laisse monter deux ou trois fois avant d’effectuer avec un tour tel une horloge, parfaitement circulaire et qui ne perturbe aucun mouvement du petit poids, puis le faire remonter dans sa paume.

« Et voilà. »

Elle le voit soupeser le yoyo comme elle l’a fait, puis après elle ne sait pas bien.
As-t-il fait des échauffements avec le yoyo ou était-ce bien deux tentatives ratées ? Elle ne n’arrive pas à se décider, mais ne se sent de toute façon pas l’envie de le titiller dessus, tellement il a l’air de s’amuser lui aussi. Et puis il a réussi à faire un tour et semble ravi.

« Bravo ! »

Elle ne peut s’empêcher de répondre à son enthousiasme, qu’ils ont l’air de se communiquer l’un l’autre.



L’objet de nouveaux dans ses mains elle le réinstalle et le jauge à nouveau, réfléchissant au tour de ses frères, alors… le morceau de bois prend son envol, d’abord pour exécuter le début de la pirouette, prend le bon élan, la bonne rotation du poignet et hop ! Elle sourit extatique et regarde Lachlan, comme une enfant qui montrerait au monde sa prouesse.

« Pas mal, » admet-il sans cacher son admiration, enjoué et impressionné, en acceptant le retour de son tour.

Avec le souvenir de sa réussite encore frais et un honneur à défendre, il se lance sans hésiter. Ses muscles se tendent dans un geste devenu machinal, prêts aux plus spectaculaires folies, et la ficelle se déroule…

« Croaa ! »

L’éclair noir tire la corde avant qu’il n’ait eu le temps d’esquisser le moindre recul, mais là où ses réflexes d’humain moyen échouent la ficelle tient bon – assez solide pour résister à des générations d’enfants et de mages, il faudrait plus qu’une attaque surprise pour la briser, et le volatile capitule et s’envole aussi vite qu’il est apparu. Le yoyo malmené git, interrompu avant même d’avoir atteint son nadir, tout élan oublié.

Lachlann fixe le ciel où a disparu son assaillant.

« Si j’avais su qu’il y tenait autant… »

Il l’aurait pris quand même, évidemment, non mais. Le yoyo était pour ceux qui en avaient besoin, pas ceux qui franchissaient les murailles quand l’envie leur en prenait et qui pouvaient s’en procurer un chez n’importe quel artisan.

« C’est grâce à lui que je l’ai retrouvé, dit-il à Ailis. Tant pis. Tiens. »

Sa tentative avortée n’en est pas moins une, et il prend le signe du destin pour s’en contenter – mieux vaut ne pas trop tenter sa chance.

Un cri de surprise manque de lui échapper, quand un volatile passe par la fenêtre ouverte. Elle n’a pas le temps de comprendre ce qu’il se passe qu’il est déjà reparti.

« Si j’avais su qu’il y tenait autant… c’est grâce à lui que je l’ai retrouvé. »
Le corbeau doit beaucoup aimer son trésor pour venir le chercher ici, en sentant l’enchanteur se baisser pour le ramasser elle percute :

« Tu n’es pas blessé ? »

Elle inspecte ses mains à la recherche d’une blessure lorsqu’il lui tend le yoyo, les corbeaux sont grands et leur bec n’est pas à prendre à la légère.

« Tant pis. Tiens. »




Elle tente de reprendre ses esprits, le yoyo de nouveau dans ses mains sentant toutes les aspérités faites par les signatures. Elle refait quelques montées-descentes, puis tente un nouveau tour, sans succès. La cordelette s'emmêle autour de ses doigts, le bois claque contre son poignet comme pour se moquer.




Elle retente le tour mais c’est pire, le même manège pitoyable s’opère, mais cette fois le bois claque plus durement contre son bras et la torsion de la corde manque de lui faire lâcher prise tant ses doigts tordus n’arrivent pas à le retenir.
Elle soupire vaincue, ce tour-là n’est pas à sa portée vraisemblablement.
Elle finit néanmoins par lui tendre l’objet encore déçu, mais c’est le jeu après tout.

« Tiens, je pense pas faire mieux, hélas. »

Flûte, il ne voulait pas l’inquiéter… Il n’en a pas eu le temps, lui, pris par le moment et la surprise…

« Tu n’es pas blessé ?
– Non ? Ça va.
– Tiens, je pense pas faire mieux, hélas. »

Il ne récupère le jouet que par réflexe, peut-être bien un peu sonné par l’attaque surprise, le temps de le faire voltiger en l’air comme une pomme trop mûre avant de l’enfermer dans son poing pour le tendre à l’apprentie.

« Ce n’est pas grave, tu as le temps d'apprendre. On rentre avant qu’il ne revienne ? »