EVENEMENT - [3] Dénoncer les malades
« Dis à ta maman tout ce que tu veux lui dire. »
« Pourquoi ? »
« Parce que … parfois, on ne dit pas aux gens qui comptent dans notre vie ce qu’on ressent pour eux … et on le regrette. Parce qu’on aurait aimé qu’ils le sachent, tu comprends ? »
La fillette fronça les sourcils, pondérant ce qu’elle venait d’entendre. Puis elle murmura, de cette voix fragile qui témoignait davantage de ses émotions que les lames silencieuses qui roulaient sur ses joues :
« … Tu crois qu’elle s’en souviendra ? »
Andra laissa son regard traîner vers la main de l’enfant, à présent serrée dans celle de sa mère qui, malgré ses doigts gourds, paraissait apaisée par la sensation. Et elle répondit, en pesant chacun de ses mots :
« Toi, tu t’en souviendras. Et à travers tes souvenirs … ta maman continuera d’être avec toi. »
Le froncement de sourcils s’accentua, et la mage se douta que ces mots n’avaient vraisemblablement guère de sens pour une enfant. Il faudrait des années, pour qu’ils en aient. Ce n’était pas grave. Se redressant, elle souffla :
« J’essayerai de revenir. »
Pour achever ce qu’ils avaient commencé. De sa besace, elle sortit une tablette et un stylet, et entreprit de relever les noms. Pour qu’ils ne soient pas oubliés. Pour que la sentence soit effectuée. Les deux, hélas, ne s’excluaient pas.
Leur tâche accomplie, tous sortirent, et ils se dirigèrent vers l’endroit où se trouvait toujours la Commandeure-Garde. Obtenir son attention fut aisé. De son phrasé neutre, Andra résuma brièvement la situation, qui n’était guère surprenante, glissant néanmoins une indication sur le comportement déjà respectueux de son devoir de Saam. Bien entendu, cela n’avait que peu d’intérêt pratique : l’Union se moquait de cela. On n’entrait pas dans la Garde en ayant été une bonne recrue. Mais cela, il ne le savait pas. Un moment, elle soutint le regard de Senaste, et son expression demeura insondable.
Le contact se rompit, et ils apprirent que l’entrée des Tréfonds avait été découverte. Cette fois, un sourire sinistre s’étira sur les lèvres de la Garde-Acolyte, et elle souffla à l’adresse de Saam :
« Les cadavres ne consolent pas des morts, mais ils aident les vivants. »
Ils s’en furent vers le point de ralliement.
Un instant terrible, je crus que les familles endeuillées allaient retourner contre nous ces poings qui serraient, avec le dernier espoir, des mains et des visages déjà dilués par le lavis de l’Immatériel. L’appréhension maculait mon cœur, dont les roulements rapides rythmaient la balance du silence entre leur affliction et notre salut ; et puis, soudain, enfin, la tension tomba, l’abdication s’obligea. Les yeux se voilèrent et les épaules s’affaissèrent. Les foyers embrasés par l’injustice étouffèrent sous un sceau d’inéluctable.
Qu’il était étrange, et même dérangeant, pour nous qui portions en étendard le devoir d’une lutte inlassable contre un mal sans cesse renaissant, de prôner tout à coup la résignation comme ultime victoire. Comment le triomphe pouvait-il résider dans l’abandon ?
Et pourtant, quelle autre délivrance offrir à ces vagues de l’âme soulevées par l’impuissance ?
À la dérive sur ma morne contemplation, je m’efforçai de présenter calme et solennité alors qu’Andra emportait avec elle l’enfant dépenaillée, aux petits doigts toujours fragilement blottis contre sa paume sévère. Je les vis de loin accoster le repos d’une mourante, et la mage courber sa charpente pour chuchoter quelques mots au joli visage lavé de larmes.
Alors que d’autres silhouettes accablées épousaient le mouvement, et regagnaient le chevet des agonisants le temps d’un épilogue que trop peu, à l’approche de la fin, pouvaient s’accorder, je demeurai immobile, le dos droit, le regard balloté par l’errance de ces frêles esquifs humains. Je me tins coi ; j’observais, mais la sécheresse s’était établie dans ma gorge et je n’avais plus le courage de l’en déloger ; j’entendais, malgré moi, la rumeur des murmures prononcés pour le secret d’oreilles qui n’étaient pas les miennes, et que je partageais au défi de l’intimité qui leur était réservée, au défi même de leur langage étranger, car peu de choses forcent tant les hommes à se rassembler que la mort.
Grave comme la tombe, je soutins le déferlement des émotions qui s’octroyaient finalement le droit de s’écouler.
Cependant Andra se redressait, sa tâche psychopompe accomplie ; elle laissa la main retroussée de la fillette dans celle, trop noire et trop pâle, de sa mère trop sereine, et attrapa de ses sacoches le matériel nécessaire à retranscrire leur tragédie. Quelques visites silencieuses aux condamnés essoufflés par la lutte, parfois déjà immobiles, me suffirent à saisir sa volonté. Sans un mot, naviguant entre la houle des lamentations, je la rejoignis afin d’assister à sa mission.
Avec elle, je pris les noms. Avec eux, nous emportâmes un fragment de ce que leur vie avait signifié. Avec lui, nous nous assurions que leur fin, elle aussi, avait compté.
Mon cœur battait la chamade à l’idée du dénouement qui s’annonçait, autant pour moi que pour les souillés ; mais nous avions encore à faire notre rapport à messerah Senaste. Je talonnai Andra comme son ombre, masquant de mieux en mieux les tremblements de mes mains à mesure que je les serrai dans mon dos, et que nous nous éloignions du nœud de tentes qui tordait si bien mon ventre.
Face à la Commandeure-Garde, je n’osai soulever les yeux, là où mon aînée, inébranlable, dressa d’une voix atone le portrait de la corruption que nous avions débusquée. Elle exposa notre décision, et pointa, à ce moment, la vaillance dont j’avais fait preuve en dépit de la cruauté de notre devoir – et je cillai, un peu surpris de cet appui subit. Je redressai la tête juste assez pour voir serah Andra et messerah Senaste entrechoquer leur regard, sans que l’une ou l’autre ne trahît un signe de faiblesse. Le sens de leur échange me resta impénétrable.
Puis, alors que je sentais mes jambes défaillir d’avance pour la sentence qu’il me faudrait bientôt appliquer, une nouvelle angoisse succéda à la première : car nos autres camarades avaient mis au jour la porte d’entrée des monstres, et il était temps dorénavant de pénétrer les entrailles de la Terre pour les confronter par le fer. Près de moi, Andra esquissa un vicieux rictus.
« Les cadavres ne consolent pas des morts, mais ils aident les vivants. »
Incapable de trouver à répondre au creux de ma gorge rêche, je me laissai entraîner par ce constat sanglant, la main fébrilement pendue au pendentif caché dans mon col.
- Résumé:
- Saam aide Andra à relever les noms des mourants. Cela fait, le duo s'en retourne voir Senaste pour lui faire son rapport, et le jeune mage est surpris d'entendre son aînée faire valoir sa diligence. Cependant, il n'a ni l'envie ni le temps de se réjouir : l'entrée des Tréfonds a été ouverte, et il faut partir explorer.
EVENEMENT - [3] Dénoncer les malades
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