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L'éducation sentimentale - Saam van Cauwenberghe

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L'éducation sentimentaleCHAPITRE DEUX : CEUX QUI MARCHENT DANS LES PAS D'ANDRASTÉ

Type de RP Classique
Date du sujet 10 Marchiver 5 : 13
Participants Andra Valheim et Saam van Cauwenberghe
TW Alcool, Vulgarité, Sexualité, Violence
Résumé Andra rentre au petit matin dans un état relativement déplorable après une soirée et une nuit à la taverne en compagnie d'autres gardes des Ombres. La rencontre avec Saam au mess va être l'occasion de découvrir que toute l'éducation du jeune homme n'a pas été faite ... et pour ce dernier, de constater que la respectable mage de la Création est quelque peu éloignée de l'image idéalisée qu'il en avait depuis leur rencontre à Combrelande.
Pour le recensement


Code:
[code]<ul><li><en3>10 Marchiver 5 : 13</en3> : <a href="LIEN DU RP">L'éducation sentimentale</a></li></ul><p><u>Andra Valheim et Saam van Cauwenberghe.</u>Andra rentre au petit matin dans un état relativement déplorable après une soirée et une nuit à la taverne en compagnie d'autres gardes des Ombres. La rencontre avec Saam au mess va être l'occasion de découvrir que toute l'éducation du jeune homme n'a pas été faite ... et pour ce dernier, de constater que la respectable mage de la Création est quelque peu éloignée de l'image idéalisée qu'il en avait depuis leur rencontre à Combrelande.  </p>[/code]

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Andra avait la gueule de bois. Mais pas une simple gueule de bois, non, celle qui empêchait littéralement de fermer ses paupières parce que l’effort était bien trop insupportable, tout en n’arrivant pas à garder les yeux ouverts. Le fait de n’avoir dormi qu’une heure, et encore, elle était généreuse, n’ajoutait pas à son envie irrépressible de régurgiter à peu près tout ce que son estomac contenait – c’est-à-dire des litres et des litres de mauvais alcool. Et pourquoi est-ce qu’un nain avec un marteau avait pris place dans sa tête ? C’était donc grommelante et soufflante que la mage s’était extraite du matelas punaisé, avec la délicatesse d’un bronto ivre, récupérant ses affaires avec une dextérité qui ne pouvait naître que d’une longue expérience de ces matins peu glorieux où l’odeur de saoulerie se mêlait à celle des draps tâchés. Après les avoir enfilées rapidement, et sans trop faire attention au côté quelque peu débraillé de l’ensemble, la garde se retourna vers la forme qui remuait légèrement sur le lit. L’ombre d’un sourire flotta sur son visage, qui se transforma rapidement en grimace – mais pourquoi est-ce qu’autant de muscles devaient bouger pour y parvenir ? La mage longea le lit … pour sentir une main se refermer sur son poignet. Un bref coup d’œil à la porte, à la détentrice de la main, et Andra se dit qu’il pouvait être utile de combattre le mal par le mal.

Ce fut donc plus tard qu’elle se glissa enfin en dehors de la taverne, avec la même gueule de bois que précédemment qui rendait sa faim particulièrement précaire, compte tenu de la nausée qui l’envahissait par ailleurs. Trop d’exercice avant le lever du soleil n’était pas une bonne idée. Starkhaven à cette heure avait néanmoins un certain charme, comme à peu près toutes les villes qui s’éveillaient. Du moins, si on excluait la mixture qui lui collait aux bottes, mélange de boue et de neige fondue qui avait la désagréable manie de tremper les cuirs et de les tordre. Traversant les rues avec indifférence, la mage nota du coin de son unique œil les quelques reliefs de la nuit passée qui rentraient dans leur logis comme elle, ou qui s’en allaient vaquer à leurs occupations. L’air frais eut le mérite de lui éclaircir les pensées, même si la migraine demeurait. En soit, elle aurait pu tout à fait s’en débarrasser avec un sort bien placé, mais n’avait pas envie de dépenser une énergie précieuse pour cela – du moins, pas tant qu’elle ne serait pas à la Commanderie. Heureusement, ses longues jambes lui permirent de finalement retrouver cette dernière relativement rapidement.

Une fois à l’intérieur, Andra se dirigea vers le mess, désert à cette heure – très – matinale et entreprit de se concocter une solide mixture anti-gueule de bois dont elle avait le secret, et dont l’arôme atroce aurait pu réveiller un mort plus aisément qu’un Mortalitasi. Une gorgée de l’immonde breuvage lui arracha quelques jurons peu courtois envers les jupes d’Andrasté. Posant la main sur sa tempe, elle agrippa quelques filaments d’Immatériel pour adoucir la migraine qui continuait de lui marteler le cerveau. L’effet conjugué lui permit d’arrêter de tanguer légèrement sur ses jambes. Collectant de quoi se caler l’estomac, elle amena son broc dans un coin. Goguenarde, elle vit quelques comparses de beuveries prendre le même chemin qu’elle, et elle distribua charitablement de son infâme mélange, que certains jugèrent « encore pire que l’Union ». Vraiment, c’était vexant. Evidemment, tout ce petit monde entreprit de se raconter la fin de sa nuit, ou de demander au voisin ce qu’il s’était exactement passé pendant sa nuit – ce qui put occasionner quelques surprises notoirement drôles, et augurait de conversations particulièrement gênantes une fois les brumes de l’alcool entièrement dissipées. La plupart finirent par regagner leurs quartiers pour tenter de grapiller encore une petite heure de sommeil, ou de se terrer au fond de leur oreiller jusqu’à ce que mort de honte s’ensuive – pour les plus dramatiques. Andra trouvait cela très amusant. Honnêtement, face à ce qui se profilait, avoir vu la personne qui vous éviterait un coup d’épée dans les trippes sans vêtement n’avait pas exactement d’importance. Mais il est vrai qu’elle avait une vision très libérale de la question. Les autres tentaient comme elle de terminer leur potion, et certains affichaient le sourire légèrement niais des souvenirs agréables qui n’appartiennent qu’au petit matin. Ce fut dans cette atmosphère particulière que la nouvelle recrue entra. Et son aînée ne put s’empêcher de se dire que le spectacle offert devait être saisissant, entre la flagrance générale, les têtes particulièrement défraîchies, sans parler des chevelures pour le moins rétives et des vêtements passablement froissés, quand ils n’étaient pas tâchés par de la vinasse – ou d’autres choses. Hélant le jeune homme, Andra s’entendit croasser – sa voix avait-elle toujours été aussi grave, nom d’un mabari ? :

« Saam … »

S’éclaircissant la gorge comme elle le put, elle parvint à continuer, retrouvant sa tessiture de contralto, bien que le caractère éraillé soit plus prononcé que d’habitude :

« On ne t’a pas vu hier soir, à la Rouge-coupe. »

Un bref instant, elle s’imagina le précieux jeune homme dans la taverne et sourit. Après tout, il ne fallait jamais se fier aux apparences. Preuve en était d’elle-même. Beaucoup l’avaient interrogé aussi délicatement que possible sur son succès auprès de la gent féminine. Plus exactement, la moitie se demandait comment elle faisait, l'autre moitié se demandait comment elle faisait.

« Tu as manqué de sacrées réjouissances … même si au moins, tu as pu dormir cette nuit. »

L’œil frisant et le sourire entendu arracha quelques ricanements aux quelques comparses des événements de la veille encore présents.
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Il y avait quelque chose d'incroyablement apaisant à travailler de nuit.

Ce n'était pas un sentiment facile à expliquer, et peut-être moins encore à comprendre. Je le savais pour l'avoir moi-même observé, malgré le nombre réduit de couchers de soleil qui séparait l'obscurité actuelle de mon arrivée parmi les Gardes de Starkhaven : la plupart de mes nouveaux camarades préféraient réserver le vif de leur soirée à des considérations plus légères, comme ces discussions vigoureuses, pas si éloignées des rumeurs que j'avais écouté gonfler de loin au réfectoire des apprentis du Cercle, qui se perdaient ensuite dans les méandres des couloirs et de la nuit, alors que leurs bruyants orateurs les emportaient vers des destinations connues d'eux seuls. Oh, quoiqu'ils trouvassent à accomplir dans le secret des ténèbres, je ne leur en faisais pas le reproche ; tout le monde avait besoin, à un moment ou l'autre, de consacrer quelques moments d'une existence par trop éprouvante à l'oisiveté et la détente, surtout lorsqu'on faisait partie d'un ordre chaque jour amené à tutoyer sa fin au fil du danger. Pour ma part - peut-être parce que je n'avais pas encore été confronté à ce même danger -, je n'éprouvais pas, pour l'heure, ce besoin de fuir les tâches qui m'incombaient le temps d'un plongeon dans la banalité ; alors, plutôt que d'emboîter le pas à ces silhouettes hétéroclites, hautes, petites, larges, squelettiques, brisées et crochues, fortes et altières, toutes couturées de cicatrices visibles et invisibles pour qui savait lire entre les lignes tortueuses de leur corps fatigué, je me contentai de les saluer d'un hochement de tête, mon repas achevé, et de rallier la sécurité de mon refuge personnel.

Une chambre. Seulement pour moi.

Enfin, ce n'était pas entièrement vrai ; la commanderie n'avait pas le luxe de permettre à toutes ses recrues de dormir dans leurs propres appartements, mais, eut égard à ce que j'avais connu au Cercle de Combrelande, ce dortoir exigu et impudique aux yeux de n'importe qui devenait pour moi un écrin d'intimité. Voyons, il n'y avait plus une multitude indénombrable d'apprentis pour s'amasser entre les rangs serrés de lits à peine moins entassés qu'eux ; rien que pour cela, la qualité de mon quotidien avait gagné en confort.

Ainsi je m'installai au bureau qui m'était réservé - en vérité une modeste planche de bois fixée à quatre cylindres mal dégrossis, mais elle tenait debout et supportait le poids de mes carnets et de ma main employée à les remplir, c'était tout ce que je lui demandais - et, attrapant la plume que j'avais soigneusement entreposée à côté de son encrier, je débouchai l'un des flacons d'encre déjà préparés et me mis à l’œuvre.

Je ne sus combien de temps je restais là, à soigner la calligraphie de rapports que je devrais soumettre plus tard à ceux qui me les avaient réclamés, inspiré par la paix et le silence d'un espace de travail laissé à mon seul usage, tandis que les autres vaquaient à des occupations aussi nébuleuses que l'épaisseur de nuit qui se pressait à ma fenêtre ; néanmoins lorsque j'eus relevé le nez de mon ouvrage, et que je me perdis dans la contemplation des constellations lointaines qui semaient le ciel comme des graines d'argent sur un labour d'ombres remuées, je pus constater que la lune dominait déjà ses champs nocturnes de son unique œil de bergère. Satisfait du labeur que j'avais abattu, j'avouai ma reddition au sommeil qui faisait siège de mon esprit embrumé, et m'abandonnai à la fraîcheur de mes draps et de l'Immatériel avant même qu'un seul de mes camarades ne fût rentré de son expédition.

Ce fut à proximité de l'aube que je rouvris les yeux. À la fenêtre, un soleil timide élançait péniblement ses rayons pâles au travers de la grisaille hivernale. Il éclairait trop peu pour qu'il fût la cause de mon éveil spontané ; j'en rejetais la faute sur la tension produite par les chamboulements et le rythme soutenu de ma nouvelle existence, quand bien même la routine au Cercle ne m'eût pas toujours épargné, elle non plus. Les muscles endoloris par les exercices de la veille, je m'accordai un instant de grâce pour émerger de la lourdeur encombrant mes paupières et mes pensées. Au loin, de faibles bruissements m'indiquaient que la vie avait repris son cours au sein de la commanderie, et qu'en dépit de leur absence flagrante la nuit dernière, mes compagnons avaient visiblement retrouvé le chemin de leur devoir. L'envolée d'un chœur de voix mâtinées des accents venus des quatre coins de Thédas finit par me convaincre de quitter la chaleur de mon lit, autant par acquit de conscience que, peut-être, sous l'influence d'un certain orgueil. Quelle désagréable ironie serait-ce d'arriver bon dernier au réfectoire, alors que j'avais sans doute été l'un des seuls à faire passer effort avant réconfort !

Mes ablutions matinales réalisées, les cheveux démêlés, l'uniforme enfilé et la fatigue enfin chassée du rivage de mon regard, je m'emparai du rapport dûment complété qui n'attendait plus qu'à être livré, et descendis rejoindre pour de bon le murmure rauque qui s'écoulait sans interruption depuis les tables de la cantine. Là, je n'aurais qu'à offrir le fruit de mon travail au premier de mes supérieurs à pénétrer mon champ de vision, puis je pourrais m'installer auprès des autres recrues pour entamer mon petit déjeuner et ma journée sur la satisfaction du devoir accompli.

Une belle matinée en perspective.

Toujours soucieux de faire bonne impression sur cette confrérie tramée de personnalités dont les mailles s'étaient entrelacées les unes aux autres longtemps avant mon arrivée, je replaçai une dernière mèche derrière mon oreille, époussetai mon uniforme afin d'en repousser les plis, et m'assurai que le cadeau de Leena, le pendentif de corneille, disparaissait bien sous mon col - j'avais déjà eu des questions à son endroit et, pour des raisons que je m'expliquais mal, ces indiscrétions m'indisposaient, si bien que je le préférais dérobé à la curiosité du monde. Ma mise était en ordre. Je portai la main à la poignée du lourd battant derrière lequel la marée sourde des discussions s'était amplifiée, esquissai un pas pour le pousser dans mon élan, redressai la tête en prévision du salut qui se déroulait déjà dans mon esprit.

« Bien le bonjour à v... »

La première chose, je crois, qui me frappa de plein fouet dès que j'eus intégré la pièce, ne fut pas le tableau navrant offert par cette palette de visages aux traits brouillés et aux couleurs délavées typiques des réveils difficiles ; ce ne fut pas cette collection d'yeux qui se tourna vaguement vers moi pour me dévisager, le regard hagard, sous des paupières dévorées par les cernes, ni ces crinières indomptées, tenant moins de la chevelure que du chat sauvage pris d'épouvante, hérissées sur les tempes, les nuques et les fronts plissés de migraine, ni ces uniformes, parfois mal assortis, souvent mal ajustés, tous imprégnés de taches - dont je préférais ignorer la provenance - se disputant une baveuse précédence sur le bleu de l'étoffe et le brun du cuir ; ce ne fut pas, non plus, l'absence prévisible de réelle réponse à mon entrain brusquement stoppé devant l'état des ruines humaines répandues devant moi, ni même l'odeur, absolument affreuse, qui dominait le tout, telle la cerise pourrie perchée sur le sommet putride d'une pièce-montée de crasse, et que je ne vous ferais pas l'affront de décrire ici afin de préserver la sensibilité de vos yeux - à défaut de pouvoir sauver celle de mon odorat.

Non, bien que je me figeasse sur place d'un mélange de stupeur et d'horreur que je ne parvenais, je le sentais, pas entièrement à cacher derrière mon sourire soudain devenu beaucoup moins certain de ses appuis, ce ne fut rien de tout ceci qui me pétrifia plus sûrement que la foudre.

C'était qu'en dépit de toute la misère qu'inspiraient les Gardes avachis face à leur broc sur les tables longues du réfectoire, j'avais la détestable impression que le seul véritable malvenu en ces lieux, c'était moi.

« ...ous, » m'entendis-je conclure d'une voix qui avait décru de quelques octaves - tout comme mon allégresse.

Une tête moins inconnue, quoique toute aussi dépenaillée que les autres, se décida enfin à me rendre un semblant de politesse, si tant est qu'on pût qualifier ainsi le grognement digne d'une ourse sortie d'hibernation qui vibra, plus qu'il n'émergea, de la poitrine d'Andra.

« Saam... »

Par le Créateur, j'aurais presque cru entendre un démon revenu d'entre les limbes de l'Immatériel pour lancer ses appels sépulcraux. La guérisseuse, que je savais pourtant grande érudite et avec qui j'avais eu la chance, il y avait bien des années, de m'entretenir sur les subtilités de son art, tenait désormais davantage de l'abomination que de la respectable mage de la Garde ; et je ne disais pas cela en raison de son physique, mais bien de cette succession de borborygmes à peine humains qu'elle voulut faire passer pour une toux, tandis que je reprenais suffisamment le contrôle de mes jambes pour contourner avec prudence les dos voûtés de mes camarades jusqu'à une place libre. « On ne t’a pas vu hier soir, à la Rouge-coupe, » reprit la femme d'un timbre enfin rassurant.

« Non, j'ai préféré rester, » fis-je en lorgnant les restes du déjeuner déjà bien nettoyés par les partis en présence. Il fallait croire que les nuits blanches n'empêchaient pas l'estomac de se creuser. « N'en déplaise à vos habitudes, je suis toujours accoutumé à la quiétude de la réclusion.

— Tu as manqué de sacrées réjouissances… même si au moins, tu as pu dormir cette nuit. » Une vague de rires entendus secoua l'assistance, ce qui me poussa à relever la tête du pain et du couteau que j'avais saisis. Des volées d’œillades s'échangèrent, mais je me contentai de sourire avec une légèreté retrouvée, tout en tapotant le carnet que j'avais déposé à côté de moi sur la table. « Peut-être pas autant que vous le croyez. J'ai travaillé assez longtemps pour voir la lune à son zénith, bien que vous n'étiez toujours pas revenus à ce moment-là, je l'admets. Mais, à voir votre... allure, » poursuivis-je non sans considérer mes vis-à-vis d'un rapide coup d’œil concerné, « je ne sais s'il aurait vraiment été plus souhaitable que je me "réjouisse" avec vous. Qu'avez-vous donc bien commis pour écoper de mines pareilles ? »

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Un instant peu charitable, Andra dut admettre que les regards discrets que coulait Saam en direction des autres gardes et d’elle-même étaient notoirement drôles. Il était vrai que le jeune homme faisait presque déplacé bien mis et tout souriant, au milieu des mines brouillés et des sourcils froncés par la gueule de bois en train de passer. On eut dit une noble orlésienne au milieu d’une poissonnerie. Elle contint néanmoins la pensée, ainsi que le sourire moqueur qui menaçait d’apparaître sur son visage. Il sortait du Cercle, après tout, ou peu s’en fallait. Il était normal que ce type d’esprit de caserne puisse lui être étranger, en dépit de la liberté qui pouvait régner dans la plupart des prisons pour mages. Mais cela demeurait toujours avec la surveillance des templiers, intrus constants dans l’intimité de ceux qu’ils gardaient, et n’avait par conséquent pas grand-chose en commun avec ce qu’il pouvait advenir à l’extérieur, notamment ces sorties entre camarades, dont la mage avait très vite apprécié l’existence, après son intégration au sein de la Garde des Ombres. Mais c’était presque une autre vie à apprendre, avec des codes différents. En un sens, des années de réclusion au sein des Cercles éloignait suffisamment de la société – et notamment de la sociabilité adulte – pour rendre n’importe quelle personne relativement dysfonctionnelle si jamais elle en sortait, ou en tout cas, nécessitant un certain temps d’adaptation pour en reconnaître, à tous les moins, les codes. Si on ajoutait à cela l’influence des milieux sociaux d’origine, on pouvait obtenir des confrontations avec certaines réalités assez franches. C’était bien l’un des rares avantages à être née fille de ferme : outre un certain bon sens paysan – et des souvenirs de la misère encore vivaces – elle avait suffisamment en mémoire les veillées comme les fêtes de village, ainsi que leurs excès, et la promiscuité de la chaumière familiale pour avoir été très vite décillée sur un certain nombre de comportements humains. Et même ainsi, il lui avait fallu un petit temps d’adaptation, et elle savait parfaitement qu’aujourd’hui encore, les stigmates de ces années d’enfermement demeuraient dans certains de ses comportements. Voilà pourquoi elle adressa quelques regards noirs aux autres gardes, et comme son caractère commençait à être connu, beaucoup rentrèrent les épaules et firent mine de se désintéresser du garçon.

En un sens, elle comprenait la préférence de conserver des habitudes de réclusion ancrées. Explorer un autre mode de vie bousculait des années pendant lesquelles la plupart des mages, peu importe leurs pensées sur leur sort, se faisait plus ou moins à leur lot et apprenait à composer avec ce dernier, au mieux de leurs capacités. C’était ce qu’elle-même avait fait, fondamentalement, et ainsi, la vie au Cercle devenait plus supportable – agréable, même, et c’était là toute la perversion de ce système, que de convaincre les esclaves d’aimer leurs chaînes, par peur de ce qu’ils pourraient subir en dehors de ce à quoi ils avaient fini par s’habituer, bon gré mal gré. Même au dehors, une fois libéré de ces contingences, la tentation était forte de copier ce mode de vie, de le reproduire, afin de ne pas être tenté, quoi que ce soit puisse signifier, car les tentations n’étaient pas moins fortes pour l’esprit faible dedans que dehors. En vérité, nier farouchement cet état de fait revenait, tôt ou tard, à y être confrontés, car le désir revenait toujours subrepticement. Mais c’était logique. Quoique regrettable également : parce que les règles n’étaient plus les mêmes, il était parfois dangereux de se couper du commun, qui était prompt à juger, quoi qu’on en dise.

Sentant ses lèvres se pincer, Andra plongea dans les restes de son breuvage, camouflant l’expression notoirement amusée qui lui venait en entendant Saam deviser sur sa longue soirée occupée … à travailler. Oui. Bon. Effectivement, ce n’était pas exactement ce qu’elle entendait par « ne pas dormir », mais elle esquiva suffisamment vite pour ne pas le montrer. Il ne lui facilitait néanmoins pas la tâche, en commentant leur allure, et en demandant finalement ce qu’ils avaient « commis », et rien que l’emploi du terme voulait tout dire, pour avoir de telles têtes. En temps normal, la mage aurait considéré qu’il plaisantait, et généralement, la chose était associée à un sourire entendu répondant au sien ou à une expression notoirement amusée. Là … non. Un doute lui vint. La vie au Cercle était ce qu’elle était, mais … Bon. Quand même. Ah, elle devait être encore trop dans le brouillard pour percevoir correctement les inflexions de la voix et du visage, aussi répondit-elle finalement, avec un léger rire, encore plus rauque que d’habitude, mais indubitablement chaleureux :

« En l’occurrence, une partie des réjouissances ont été partagées avec d’autres personnes. Enfin, pour ceux qui en étaient encore capables …

Hein, Radof ? »

Le dénommé, une recrue plus âgée que Saam, grommela entre ses dents, mais finit par sourire dans son broc, pendant que sa voisine lui tapait l’épaule d’un air complice. Reprenant son sérieux, Andra expliqua, tentant d’y mettre un rien de tact – ce qui d’ordinaire n’était pas son fort vu le sujet, et alors même que sa migraine n’arrangeait guère les choses :

« De Granbois a proposé une soirée dans une taverne qui n’est pas si mal. La nourriture est correcte pour le prix, l’alcool n’est pas de trop mauvaise qualité, et il y a suffisamment de place. Je ne dis pas que ce fut très intellectuel mais … c’est agréable, de faire connaissance entre gardes en dehors de la Commanderie ou de nos charges en elle-même. »

Il ne suffisait pas d’invoquer l’esprit de camaraderie pour le faire advenir, encore plus dans une organisation aussi bigarrée que la leur. Et puis …

« En plus, on y trouve des visages bien plus agréables que les engeances. Quoique, l’usage n’est pas le même. »

Quelques rires étouffés.

« Tu aurais même pu trouver quelqu’un à ton goût, qui sait. Davantage qu’un rapport de mission, sauf si tu préfères les parcheminé.es. »
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Était-ce une impression, ou bien un fugace fantôme de perplexité passa sur les traits de serah Andra ? J'avais cru voir un tressaillement agiter le sceau scellé de ses lèvres au moment où elle y avait porté son pot, mais l'inertie qui dominait le reste de son visage ravagé eut tôt fait de rejeter ces observations sur le compte de mon imagination. De fait, la fatigue héritée de sa courte nuit achevait d'expliquer l'étrange expression figée qu'elle opposait à mes questions, comme en proie à de profondes réflexions intérieures.

Et puis, tout à coup, l'apathie s'évanouit, la charpente dure du visage s'adoucit alors que mon aînée expulsait un ricanement caverneux, dont je devinais, malgré sa voix brisée sur l'écueil matinal, l'intention amicale.

« En l’occurrence, une partie des réjouissances ont été partagées avec d’autres personnes, » croassa-t-elle avec un sourire. Une étincelle pétilla dans son œil unique lorsqu'elle précisa : « Enfin, pour ceux qui en étaient encore capables … Hein, Radof ? »

L'interpelé manifesta à contrecœur son assentiment par un marmottement incompréhensible, ce qui ne l'empêcha pas d'étirer les lèvres sous la bourrade complice d'une camarade assise à ses côtés. Je sentis ma circonspection affleurer malgré moi à la surface de mon visage.  « Je... vois ? »

Il semblait que non, je ne voyais pas, puisque la guérisseuse se recomposa un semblant de sérieux et entreprit de me dévoiler, enfin, le programme animé de leur soirée ; que messer de Grandbois les avait invités à festoyer dans une taverne, pour nulle autre raison, fallait-il croire, que le plaisir de partager boissons et repas en bonne compagnie ; et pendant qu'Andra vantait les bienfaits d'un tel événement sur la cohésion du groupe, un réflexe, plus qu'une volonté, relança ma défiance envers ses propos. Quoi qu'elle pût affirmer, je nourrissais plus d'un doute sur la réelle essentialité d'une consommation débridée dans l'élaboration des relations humaines - surtout lorsqu'on assistait, dès l'aube levée, au naufrage de cette ivresse livrée en pâture à l'impitoyable réalité.

Mais je n'eus pas le temps de formuler quelque sorte d'objection que ce fût : un nouvel éclair, dont je ne parvenais décidément pas à pénétrer la signification, jaillit de la prunelle sombre rivée sur moi.

« En plus, on y trouve des visages bien plus agréables que les engeances. Quoique, l’usage n’est pas le même. » Un essor de rires sournois l'interrompit un bref instant sous mes sourcils de plus en plus froncés. « Tu aurais même pu trouver quelqu’un à ton goût, qui sait. Davantage qu’un rapport de mission, sauf si tu préfères les parcheminé.es.

— Les parcheminé.es ? Qu'est-ce que vous... »
Une autre envolée de gloussements échappa à l'assistance et, soudain, je reconnus la lueur malicieuse de leurs yeux pour ce qu'elle était vraiment.

Une lueur lubrique.

« Oh, par le Créateur ! Vous n'avez pas... » Les mots se perdirent dans l'horreur de l'expression que je posai tour à tour vers ces compagnons tout enorgueillis de leur forfait ; puis, quand la réalisation de ce que ces figures narquoises avaient accompli jeta des images infamantes au milieu de mon esprit, je me détournai d'elles avec la vivacité d'un homme à qui l'on portait un coup, les yeux toujours écarquillés. « De... que... et avoir l'audace de... à moi ?! »  L'hilarité générale, bien sûr, n'avait pu rester contenue bien longtemps face à mon malaise, et ne cessait d'enfler cependant que je me tordais sur ma chaise, incapable de choisir quelle posture, littérale ou figurative, je devais adopter. Un picotement trop bien reconnaissable dévorait mes joues tandis que je secouai nerveusement la tête, par rapides à-coups frénétiques qui ne parvenaient pas à bannir leur impudicité de mes pensées. Des piques, prévisibles, sifflèrent dans l'air, mais je me refusais à réagir ; je persistais à répéter tout bas quelques prières désespérées à Andrasté, afin qu'elle accordât à ma détresse Sa miséricorde.

De quoi m'étonnais-je, cela dit ? Que ces manquements moraux ne fussent pas circonscrits au huis-clos de la tour ? Pareille luxure, si elle n'avait rien d'enviable ni de louable, n'était malheureusement pas chose rare parmi cette progéniture indisciplinée qu'on nommait humanité. Ou les elfes, ou les nains - en cela, tous les peuples se trouvaient des ancres communes. Rien de tel que le vice pour effacer les différences et joindre les inconsciences sous une même bannière, n'est-ce pas ?

Je réprimai à grand-peine la montée de rancœur qui menaçait de m'envahir - il aurait été périlleux, pour moi-même comme pour les exemples de vertu à ma portée, que je me laissasse aller aux émotions tempétueuses alimentées par les braises de mon indignation. Un instant suspendu hors du temps, la flamme d'une bougie près de moi vacilla dangereusement ; et cet avertissement seul m'astreignit au calme, à la respiration alentie, régulée.

Pourquoi fallait-il que ces considérations si viles, si pathétiques, si matérielles, me poursuivissent même parmi ceux qui juraient leur âme et leur être à l'extermination du mal ? N'avaient-ils pas devoir plus important, plus indispensable que de s'intéresser à ces égarements du corps, à ce chavirement de l'esprit ?

Et à ce que j'en faisais, moi ?

Ce n'est pas le moment, me sermonnai-je en pensée.

Je finis par me retourner, lentement, précautionneusement, vers la bande de Gardes encore secouée par un ou deux ricanements résiduels, et lui adressai de la main un geste signifiant que j'en avais eu assez. Mon regard, lui, fuyait toujours le faisceau de ces mines réjouies.

« Je... n'ai aucun... intérêt... pour ces choses. Parcheminées ou non. D'aucune façon. Vraiment, je ne conçois pas que vous puissiez vous en amuser, et même revendiquer des... actes... semblables, mais je vous en prie, n'ayez pas l'impertinence de m'associer à vos exactions. Vous... vous... Quelle honte ! » L'expression, jetée en névarran, retentit malgré moi. Je voulus attraper mon broc pour me dégager l'opportunité de reprendre contenance, de réunir mes idées, mais au moment de boire, ma bouche de goûta qu'au vide. Accaparé par la conversation et mon propre sentiment d'outrage, je ne m'étais rien servi. Inutile, le pot retomba sur la table avec un claquement de dépit. « Vous savez que ce que vous faites est inconvenant ? Et... dangereux, » ajoutai-je avec une œillade brève, mais non moins porteuse de sous-entendus, à l'intention de serah Andra. « Céder à ces bas instincts ne satisfait qu'un temps. Un jour, tôt ou tard, vous devrez payer pour cette jouissance indûment méritée. » Sur cette prophétie, je baissai la tête, voilant sous mes cheveux mon front plissé par la désapprobation.

Je ne pouvais retenir les spasmes anxieux d'ébranler mes jambes.

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Andra sentit son sourcil droit se soulever en un accent circonflexe traduisant non pas la perplexité, mais un sentiment diffus d’attente. Quelque chose clochait. Et la sensation désagréable enfla suffisamment pour que, trente-six après avoir goûté à la délicieuse sensation d’un couteau contre sa gorge, la mage sente les muscles de son dos se raidir et que ses sens soient subitement aussi à l’affût qu’en plein jour. Saam avait au moins la vertu d’être le meilleur anti-gueule de bois qu’elle ait connu. A moins que ce ne soit l’impression délétère que dans cette ville, c’étaient les mages sensément confirmés qui étaient les plus instables, et non les jeunes apprentis. Manifestement, les plaisirs d’une conversation, qu’elle soit lettrée ou vulgaire, leur était inconnue. Autant dire que la garde sentit une certaine fatigue l’envahir, davantage de la lassitude. Un instant, elle hésita fortement à prendre congé et à laisser l’impudent imprudent à la merci des autres membres de l’Ordre, dont certains n’étaient pas connus pour leur grande finesse. Qu’il se débrouille, après tout : elle n’était responsable de personne d’autre qu’elle-même, et le goût lui était passé de tenter de faire comprendre aux autres ce qu’ils étaient trop arrogants ou confis dans leurs certitudes pour voir. Il était des leçons sur la vie en dehors du Cercle, et en dehors des espaces protégés de certaines demeures aristocrates, qui s’apprenaient peut-être mieux d’une façon plus brutale. Au mieux, ce serait une recrue endurcie, au pire … L’Union s’en chargerait. Définitivement, peu importe l’issue de cette dernière. La tentation était grande.

Mais la mage sentit un frisson torve parcourir les lieux, et sa paume la démangea presque immédiatement. Les années d’expérience furent salutaires, et en un quart de seconde, ce qui restait de brouillard dans son esprit disparut, pour ne laisser place qu’à l’alerte des sens. Son œil se posa sur le jeune homme face à elle, et le murmure glacé que charriait la bise imaginaire entre eux lui parvint aux oreilles, dans les confins de son propre cerveau, comme une musique douce-amère dont les chuchotis avaient le chuintement détestable de l’acier sur la meule. Elle ne connaissait que trop bien ce sifflement, et il lui était si familier qu’elle avait appris depuis longtemps à l’ignorer entièrement. C’était davantage un grattement rosse aux abîmes de sa conscience qu’une réelle menace. Parce que les démons d’Andra n’avaient jamais été que des humains, et que les vrais en avaient presque perdu leur potentiel destructeur. Sa faculté de compartimenter, acquise dans l’horreur, avait été une compagne précieuse pour survivre plus tard à la rancune et à l’amertume, et tenir à distance les indolentes promesses d’ailleurs. Elle sentit la flamme de la bougie vaciller et croisa ses mains sur la table, dans un détachement trompeur du corps, qui reflétait en réalité une parfaite concentration. Le froid reflua, pour un temps, mais le danger n’était pas écarté. Elle le savait, à la manière dont elle percevait les tremblotements du corps de l’autre mage, dont sa voix s’était portée dans les aigus sous l’indignation, dont ses yeux fuyaient les mines des gardes. Du moins, elle l’envisageait. Elle revit, furtivement, un visage elfique se corroder sous ce qu’elle avait elle-même asséné, sans s’arrêter. Une erreur. Pas deux. Son regard sombre se posa sur ses camarades. Elle comprenait leur envie de renvoyer le blanc-bec dans les cordes. Mais pas maintenant. Parce qu’ils n’étaient pas des mages, et qu’ils ne pouvaient pas comprendre. Qu’elle le veuille ou non, qu’il le veuille ou non, une forme de fraternité de malédiction les liait. Et rien que pour ça, elle allait s’interposer. Sans un mot, elle se leva, dépliant sa haute stature qui surplombait la plupart des présents, assis ou debout et balaya l’assistance de son œil unique, sachant bien l’inconfort que cela pouvait provoquer. L’un avait déjà ouvert la bouche :

« Princesse, tu veux pas … »

« Ta gueule, Radof. »

Ses graves avaient perdu leur accent chaleureux comme leur tonalité voilée. Ils étaient froids et vides, comme la cavité de son orbite, comme ce qui lui restait de visage. L’autre, néanmoins, ne se démonta pas. Mais elle l’interrompit à nouveau avant qu’il n’ait pu émettre le moindre soin, et commenta avec une neutralité gelée :

« Ta gueule, ou la prochaine fois que je te recouds, tu te demanderas réellement à quel point je suis douée avec un scalpel. »

La tension aurait, elle, eu des difficultés à être taillée par autre chose qu’un fauchard. Sans s’appesantir, Andra reposa son broc, et s’avança, posant sa main sur l’épaule de Saam. Le contact n’avait rien de doux, et sans un regard pour le jeune homme, elle souffla :

« Suis-moi. »

Le ton laissait peu de place à une quelconque dénégation. Elle s’assura qu’il la suivait bien, et quitta le mess en quelques pas de ses longues jambes, toisant ceux qui auraient l’idée saugrenue de s’interposer, d’une façon ou d’une autre. Et comme elle ne voyait pas d’autres alternatives, elle conduisit le jeune homme au seul endroit où elle était certaines qu’ils seraient seuls, à savoir sa propre chambre. D’un signe de tête, elle lui fit signe d’entrer, avant de refermer la porte derrière elle. L’endroit ne dépareillait pas avec sa locataire à cet instant précis : l’ameublement, spartiate, n’avait connu aucune amélioration par rapport au strict nécessaire fourni par la Garde. Le lit était toujours soigneusement fait – il était, il est vrai, fort peu dérangé en ce début de Marchiver – et les uniques traces d’une occupation étaient les piles discrètes de tomes divers ainsi que les parchemins savamment empilés sur l’écritoire placé au-dessus du bureau accolé contre le mur du fond. Quoi de plus logique ? Elle passait infiniment plus de temps enfermée dans son étude, dont la porte discrète se découpait sur le mur pleureur.

« Assieds-toi. »

Sur le lit ou l’unique chaise, peu lui importait. Elle-même resta debout et croisa les bras devant son torse le temps qu’il s’installe, avant de passer une main distraite dans ses cheveux, les ramenant en arrière d’un geste morne pour qu’ils retrouvent un peu d’ordre. Un soupir harassé lui échappa. Posant son œil sur son invité, elle finit par dire d’une voix ferme, qui avait néanmoins regagné un peu de chaleur :

« Je vais très exceptionnellement me permettre de te donner quelques conseils. De Garde-Acolyte expérimentée à recrue, et de mage plus âgée à un autre mage.

Tu en feras ce que tu voudras après m’avoir écoutée jusqu'au bout.»


Et s’il ne l’écoutait pas … qu’il essaye au moins d’être convaincant, qu’elle puisse avoir l’impression d’avoir fait son devoir moral. L’agacement menaça de revenir, et elle se força à fixer le jeune homme et sa frêle stature pour l’apaiser. En dépit de cet enchaînement regrettable d’événements, elle maintenait son contrôle d’acier sur sa personne, et n’était pas obtuse au point de ne pas noter qu’une réaction aussi virulente ne venait généralement pas de nulle part. Il y avait deux solutions : une bigoterie telle qu’il était vraisemblable que rien ne puisse la traverser, ou quelque chose d’enfoui, que ces plaisanteries amicales avaient fait ressortir. A moins que ce ne soit un mélange des deux. La première solution avait au moins le mérite d’être simple. Andra n’avait guère de temps à perdre avec des personnes qui s’imaginaient un ordre de vertu souvent édicté par un dieu auquel elle ne croyait pas, et qui jugeaient du haut de leur grandeur d’âme les plus petits qu’eux. Elle n’avait jamais eu honte de ce qu’elle était, de qui elle était, parce que c’était l’une des rares choses dans sa vie qui lui appartenait, et qu’elle était libre d’assumer à sa guise. Elle n’avait pas choisi sa naissance, ni ses pouvoirs, ni le Cercle, encore moins la Garde, et toujours pas ce qu’elle avait dû faire pour cette dernière. Être à Starkhaven n’était même pas de son fait. Mais ses amours, elle pouvait les choisir. Et surtout, ses amantes étaient libres de la choisir elle, malgré son visage ravagé, sa magie, son genre, son appartenance à la Garde. Il n’y avait pas de raisonnement logique expliquant qu’une femme accepte de lui tenir compagnie. Elle ne le savait que trop bien. Révérer, par conséquent, ces moments où la raison, finalement, s’abaissait, et où peut-être le charme d’un bon mot, la tendresse d’une main caressante et la douceur d’un intérêt sincère basculait une existence pour quelques heures, quelques nuits, quelques jours, quelques espoirs d’une vie était un choix fait en conscience : celui de s’apprécier dans le regard d’une autre. Pour trouver le courage de faire face à son miroir. De continuer à cheminer dans une voie sans autre issue que la mort dans les Tréfonds.

Saam ne pouvait pas le savoir. Il ignorait la solitude de leur appel, et leur solitude plus grande encore face à l’Appel. Peut-être était-il sincèrement convaincu que l’esprit devait vaincre la chair, qu’il n’y avait pas de plus grande honte que de tenir contre soi un autre corps frémissant, de l’aimer aussi fort qu’il était possible, de lui donner, l’espace d’une nuit, tout ce qu’on était, avant de partir au petit jour, avec pour seuls comparses les rayons du soleil levant, les souvenirs du plaisir et l’odeur de l’amour. Il ignorait les regrets qui ne venaient qu’avec l’âge avançant et la souillure progressant, irrémédiablement. Ni le réconfort qu’apportait, furtivement, les images de visages beaux et laids, âgés et jeunes, doux et sauvages, et la certitude qu’au moins, dans cette vie, on pouvait se dire : « J’ai vécu. J’ai aimé et on m’a aimé en retour. J’ai choisi, et j’ai été choisie en retour. J’ai quitté, et j’ai été quittée en retour. Mais j’ai vécu. »

Et Andra ne s’excuserait jamais d’avoir tenté de vivre, après avoir si souvent vu la mort.

A nouveau son regard surplomba le jeune homme, et, presque instinctivement, elle opta pour le nevarran, dont les accents lui vinrent aisément, comme si cette langue dans laquelle elle avait chuchoté tant de mots doux était la plus appropriée, à ce moment précis, pour en dire des plus graves :

« Tout d’abord, je suis navrée si mes plaisanteries ont ravivé des souvenirs désagréables. Ce n’était pas mon intention, mais si c’est le cas, j’en suis désolée.

J’en suis d’autant plus désolée que ce ne sera pas la dernière fois. »


Son regard se durcit imperceptiblement alors qu’elle continua :

« Tu as donné à voir une faiblesse béante, au grand jour, et trop facilement exploitable. Tu as un cerveau, et une langue : joues-en, quand tu ne veux pas répondre, retourne la question contre la personne qui te l’a posée. C’était facile, il suffisait de me demander si tel était mon goût, de se moquer gentiment, en une phrase bien troussée. Tu aurais mis les rieurs de ton côté, et personne ne t’en aurait tenu rigueur.

Pire encore : tu as donné à voir une faiblesse qui n’est pas uniquement perceptible ici, aux yeux des autres, et tu le sais autant que moi.

Qu’est-ce qui se serait passé, après ? En poussant ?

Désormais, tu es ton propre garde, Saam. Tel est le sort des Apostats. Le tien, comme le mien. Et à cause de cela, tu entendras bien pire que des médisances de caserne. Tu verras bien pire.

Et il n’y aura que toi pour te guider à travers Colère, Peur et Orgueil. »


Son contralto s’était teinté, au fur et à mesure, d’une douceur étrange, comme une mélancolie douloureuse, de celles qui venaient avec l’âge, et l’expérience.

« Crois-moi, on ne peut pas changer son passé et ce qu’il contient. On ne peut pas changer les souvenirs qui y sont associés.

Mais on peut choisir comment les affronter, et comment les présenter aux yeux du monde. »


Vivre, envers et contre tout.

« Je vis avec une moitié de visage. Je sais sa laideur, et l’inconfort qu’il inspire. J’ai dû entendre toutes les variations que l’on puisse imaginer sur les goûts étranges de celles à qui je peux inspirer de la tendresse.

Quelle importance ? J’en ris, et ils en rient aussi. Et je sais qu’elles m’ont choisie, comme je les ai choisies. Que c’était ma liberté, peut-être la seule que l’on peut avoir comme mage, et comme garde des Ombres, que de décider d’une partie de ma vie, et de révérer le choix des personnes qui décident de m’inclure dans la leur. »


Sa voix se fit douce, son contralto descendit, s’approchant dangereusement d’une tonalité presque semblable à une voix d’homme.

« Dis-moi, Saam, est-ce si inconvenant ? Dangereux ? Sont-ce des bas-instincts ? Des exactions ? Que de choisir librement d’aimer une personne, dix, cent, pourvu qu’elles le veuillent, pourvu qu’elles en aient envie, aussi ?
Est-ce si mal, que de choisir, dans une vie qui se veut brève, de rechercher la compagnie de ses semblables ?

Est-ce si terrible de préférer des compagnies éphémères à la douleur infligée à un être cher par une vie si brève que la nôtre, sans guère de possibilité d’offrir une famille à la personne qu’on aime, avec la certitude qu’un jour viendra où le devoir sera plus fort que la passion, parce que le premier sera toujours plus juste que la seconde ? »


Il y avait une douloureuse vérité, dans ces mots, de celles qui viennent avec la maturité, de ces réflexions qui façonnent les visions de monde.

« As-tu entendu un garde, ici, parler d’enfants, de conjoints ? Au mieux, ils appartiennent à une vie antérieure, avant la Garde.

Les amours vont et viennent. Les amis aussi, parce que notre combat laisse peu de survivants, à chaque fois.
Mais le désir, sain et naturel, demeure. Certains n’en auront jamais, ou très peu. Pour la grande majorité des individus, néanmoins, c’est quelque chose d’important et qui, réprimé, devient le véritable danger, car il charrie amertume, ressentiment, envie et colère face aux autres.

A chacun de trouver la manière de vivre avec cela.

Mais que tu le veuilles ou non, que tu l’approuves ou non, il en sera toujours ainsi, et parce qu’il s’agit de notre dernier espace de liberté, bien peu sont ceux qui résisteront au plaisir fugace d’en parler. »


Un sourire flotta sur son visage :

« Et, au cas où tu ne t’en doutes pas, certains prendront beaucoup moins bien que moi le fait d’être traitée de catin, que ce soit avec subtilité ou pas. »
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L'éducation sentimentale« Night of sin the eve of curses, wishing lust for wicked ways »
- Aviators, Love Bites.


TW : évocation d'agression (pouvant passer pour de l'agression sexuelle)

Neuf ans plus tôt...:

***

Les échos des moqueries d’aujourd’hui se mêlèrent à ceux d’hier, jusqu’à ce que je ne susse plus différencier les premiers des derniers. La colère m’habitait à part égale avec la déception et la honte, mais ses relents furieux masquaient toutes les autres manifestations de ma conscience tandis que je luttais pour reprendre le contrôle des tremblements de mon corps. Tout à la houle qui s’était saisie des eaux de ma raison, ce fut à peine si je réalisai l’injonction, tombée en travers des rires avec la sécheresse impavide d’un couperet, qui mit momentanément un terme à mon calvaire. La sournoiserie menaça de revenir, cependant, et le timbre de fer inaltérable de serah Andra arracha derechef à l’atmosphère un silence de mort. Bien que je n’eusse pas relevé les yeux, absorbé par une scène, lointaine mais ô combien vivace, qui se rejouait dans les coulisses de ma mémoire, je sentis peser sur moi le poids d’innombrables regards scrutateurs. Accusateurs.

Une serre s’abattit sur mon épaule sans la ménager ; l’autorité qu’elle portait me fit sursauter hors de mon affliction. « Suis-moi. » Les accords monocordes de cette contrebasse grincèrent désagréablement à mon oreille, pourtant leur gravité impliquait qu’ils ne souffriraient pas de refus. Les dents serrées, j’obtempérai à l’ordre sous les braises encore rougeoyantes du ressentiment des uns, et de l’amusement des autres. Si aucune remarque déplacée ne fusa, je ne le dus qu’à l’aura de sévérité dont mon aînée s’était brusquement nimbée, balayant d’un coup son voile d’insomnie.

Nous quittâmes le réfectoire, elle en tête, moi à sa suite, la nuque courbée et le pas réticent comme si je me traînais à l’échafaud ; et il me sembla que la longueur de pierre austère des corridors se joua de moi aussi, à donner des allures d’interminable déambulation à notre progression, à étirer mon sentiment d’humiliation au gré des rencontres qui me décochaient des œillades surprises tandis que je talonnais la stature abrupte d’Andra sans décrocher un mot. Enfin, la Garde s’arrêta devant une porte que je n’avais encore jamais vue ni franchie, et m’invita, d’un geste du menton, à l’y précéder. Il ne me fallut pas longtemps pour lire, entre les lignes du mobilier dénudé, des parchemins empilés et du lit, unique, aux couvertures soigneusement tirées, la définition de cette pièce, en tout point similaire à l’image de sa propriétaire.

Les appartements de serah Andra.

Malgré cette réalisation, la dimension informelle que venait de prendre notre entrevue ne me frappa pas immédiatement ; pas plus que je ne réagis lorsque la mage rabattit la porte cloutée sur elle, et, ce faisant, sur le sermon qu’elle comptait m’offrir. Car je doutais qu’elle m’eût soustrait des bouches rieuses, des yeux ricanants et des oreilles indiscrètes par pure bonté d’âme.

« Assieds-toi. »

Le ton était sans appel. Je relevai de mes bottes un regard troublé. M’asseoir, oui, mais où ? La haute Garde n’avait pas daigné donner une indication et patientait, dressée comme un monolithe et attentive comme une statue, que je me fusse exécuté. L’absence de mouvement de part et d’autre perdura tant que je n’eusse pas compris qu’une initiative était attendue de mon côté ; alors, j’hésitai de quelques pas vers le bureau avant d’investir avec prudence la chaise sommaire abandonnée devant, non sans avoir d’abord pris soin de la retourner vers la maîtresse des lieux. Ce ne fut qu’une fois que je fus installé, les yeux sombres sous quelques mèches folles que je ramenais par réflexe derrière mon oreille, qu’Andra se laissa aller à un profond soupir.

« Je vais très exceptionnellement me permettre de te donner quelques conseils, » entama-t-elle d’une voix curieuse, plus compréhensive que ce à quoi je m’étais préparé, en dépit de sa rudesse. « De Garde-Acolyte expérimentée à recrue, et de mage plus âgée à un autre mage. Tu en feras ce que tu voudras après m’avoir écoutée jusqu’au bout. »

Mes yeux s’étrécirent à l’énonciation de cet impératif, pourtant mes lèvres ne se descellèrent pas davantage. L’éloignement du reste des Gardes avait au moins eu le mérite d’apaiser les symptômes les plus sévères de mon outrage, cependant quelques frissons persistaient à affaiblir l’assurance de ma posture. L’immobilité n’empêchait pas mes jambes de flageoler, et pis encore mes bras quand je les croisai sur ma poitrine, en reflet de la réprobation de celle qui voulait se revendiquer, au moins le temps d’une réprimande, comme un mentor. Je soutins l’œil unique rivé sur moi, engoncé dans mon sentiment de révolte et d’injustice plus sûrement qu’un escargot dans sa coquille ; mais mon mutisme se chargea d’acquiescer là où ma fierté blessée refusait de s’exprimer.

J’écouterais. Mais, si je devinais bien ce qui se profilait, je doutais d’être convaincu.

Le silence persista ainsi, obstiné. Serah Andra parut se perdre dans les abîmes de sa propre réflexion, ou plutôt elle maintint sur moi le contact absent de son orbite dissimulée, sans ourler un pli de son visage taillé à la serpe. Et puis, sans crier gare, s’imposèrent à mon esprit les reliefs escarpés du Névarra, et, plus loin encore, les claquements diffus des bannières à l’effigie de la corneille, en même temps que les inflexions noueuses, si familières, de ma langue natale, dont la Garde usait maintenant dans le témoignage secret de sa chambre dépouillée, comme si elle espérait que des paroles prononcées sur une harmonie connue s’inscrivissent plus profondément dans mon cœur. « Tout d’abord, je suis navrée si mes plaisanteries ont ravivé des souvenirs désagréables. Ce n’était pas mon intention, mais si c’est le cas, j’en suis désolée. J’en suis d’autant plus désolée que ce ne sera pas la dernière fois. »

Il ne fallut que ces quelques phrases, que ces quelques mots, pour que ma rancœur, ce feu dangereux et réconfortant, tressaillît, puis s’affaissât, et que ressurgît en un éclat l’angoisse latente. Dans la pénombre de la pièce au petit matin, des formes imaginaires jetèrent vers moi des souvenirs tranchants, comme des gamins mal élevés lanceraient des cailloux. Et je ne voyais plus les pierres de la commanderie ; je ne voyais plus le lit trop ordonné d’Andra, ni son bureau, ni la porte de son étude ; je ne voyais que les dortoirs du Cercle, plongés dans ces semi-ténèbres communes aux vastes halls et aux jeunes aubes, d’où tant et tant de figures me fixaient, le rire aux joues, le fiel à la bouche…

« Tu as donné à voir une faiblesse béante, au grand jour, et facilement exploitable. » Et aucune main pour se tendre vers moi, qui n’était accompagnée de rictus infâmes, de cris éloquents, de railleries ou de jugements... « Tu as un cerveau, et une langue : joues-en, quand tu ne veux pas répondre, retourne la question contre la personne qui te l’a posée. » Le claquement de pieds nus sur le sol froid, alors qu’elle me fuyait sans se retourner ; que je me fuyais sans plus savoir où aller… « C’était facile, il suffisait de me demander si tel était mon goût, de se moquer gentiment, en une phrase bien troussée. » Les voix du passé se précisaient, à ma plus grande horreur, à mesure qu’Andra monologuait. « Alors, il a craqué, le nobliau ? L’était pas si bien que ça, la puceauterie de la Chantrie ? » « Woah, vous avez vu comment ils sont arrangés, tous les deux ? Il se donne des airs, mais en fait, c’est une vraie bête sauvage ! » « Elle a l’air traumatisé… Qu’est-ce qu’il lui a fait, ce fou furieux ? » « Tu aurais mis les rieurs de ton côté, et personne ne t’en aurait tenu rigueur. »

Jamais les rieurs ne seraient de mon côté.

Elle poursuivait cependant, impitoyable, et chacun de ses reproches mordait plus fort dans ma raison chancelante : « Pire encore : tu as donné à voir une faiblesse qui n’est pas uniquement perceptible ici, aux yeux des autres, et tu le sais autant que moi. » Un soupir de l’autre monde susurra à mon oreille, et si cette fois il ne traversa pas les murailles de ma volonté, si je ne compris pas et me gardais de comprendre les vilenies qu’il venait me souffler, ce n’était que grâce au timbre inflexible d’Andra, qui menait sa bataille minutieuse au travers de mes pensées pour les défier et les défaire les unes après les autres. « Qu’est-ce qu’il se serait passé après ? En poussant ? » Je l’ai repoussé, voulus-je protester – mais il n’y avait pas en mon corps la témérité de s’offusquer dans cette discussion aux allures de tribunal. Un tribunal mérité. J’ai failli encore… « Désormais, tu es ton propre garde, Saam. Tel est le sort des Apostats, » et le mot, à la majuscule perceptible, me fit frissonner une nouvelle fois, « le tien comme le mien. Et à cause de cela, tu entendras bien pire que des médisances de caserne. Tu verras bien pire. » Sa voix prit des tonalités lugubres lorsqu’elle proféra : « Et il n’y aura que toi pour te guider à travers Colère, Peur et Orgueil. »

Que la Colère se mue en Détermination,
La Peur n’est qu’annonciatrice du Courage.
Et n’oublie pas qu’en chaque Orgueil réside une part de…


Loin, loin, au travers des brumes de ma mémoire, ou peut-être bien celles de l’Immatériel ; loin au-delà du temps et du monde, je crus sentir, posées sur moi, deux prunelles usées, tristes, désappointées. Et ce fut cette image, cette peine que l’amour rendait plus douloureuse et plus digne, bien plus que la désapprobation d’Andra, qui acheva ce que les souvenirs hantés et les murmures désincarnés avaient commencé.

Je ne parvins pas à retenir mes larmes plus longtemps.

Un sanglot bref m’échappa, et je pensai avoir réussi à l’étouffer quand un picotement détestable brouilla ma vue. Sans que je ne pusse les réprimer, deux perles rondes glissèrent de mes paupières, et je ne sus que baisser la tête pour ne pas infliger leur vision à mon aînée. Furieux de ma propre faiblesse, je portai mon poing à ma bouche, dans une fébrile tentative d’empêcher ma gorge de me trahir à nouveau.

Fut-ce ma souffrance qui para de chagrin voilé la tessiture vibrante qui me moralisait ? Andra sembla s’adoucir, jusqu’à une sincérité pénétrante qui m’arracha de nouvelles larmes. « Crois-moi, on ne peut pas changer son passé et ce qu’il contient. On ne peut pas changer les souvenirs qui y sont associés. » Et le fardeau de ce que j’avais commis, et de ce que j’avais subi, pèserait à jamais sur mon âme. « Mais on peut choisir comment les affronter, et comment les présenter aux yeux du monde. »

Je secouai nerveusement la tête, sans cesser de ronger mon gant ; l’autre était parti à la recherche de mon pendentif, qu’il serrait avec une obsession convulsive.

« Certaines… » hoquetai-je en névarran, par instinct, « certaines choses… marquent et restent à vie…  

— Je vis avec une moitié de visage, »
assena Andra, sans animosité, mais avec assez de fermeté pour que je me sentisse rougir de cette sentence que je formulais comme si elle n’en avait pas elle-même été frappée. « Je sais sa laideur, et l’inconfort qu’il inspire. J’ai dû entendre toutes les variations que l’on puisse imaginer sur les goûts étranges de celles à qui je peux inspirer de la tendresse.

» Quelle importance ? J’en ris, et ils en rient aussi. »
Était-ce chance, ou tragédie, que de parvenir à rire de ses pires douleurs sans heurt ? « Et je sais qu’elles m’ont choisie, comme je les ai choisies. Que c’était ma liberté, » insista-t-elle, « peut-être la seule que l’on peut avoir comme mage, et comme Garde des Ombres, que de décider d’une part de ma vie, et de révérer le choix des personnes qui décident de m’inclure dans la leur. »

Mais était-ce seulement la vérité ? Était-ce à chaque fois un choix émis en conscience, qui ne voulait se repaître de désirs plus pernicieux, de satisfactions éphémères, qui ne souhaitait rien d’autre qu’un fragment volé de pur amour ? Qui n’était pas décidé sous la contrainte, celle d’une main ou celle de la faim, qui ne tentait pas d’encourager les vices qui dévorent notre humanité, et maternent dans l’autre monde ces rejetons livides et difformes de nos émotions souillées ? Andra le savait certainement, même mieux que moi : si elle, pour ce que cela pouvait signifier, traçait une limite à ne pas dépasser autour de ses pulsions assumées, pour la brandir ensuite en preuve de sa vertu, combien d’autres n’avaient pas ces scrupules ? Un voleur qui prend aux riches pour servir les pauvres reste toujours un voleur.

La rancœur bouillonna de plus belle, obscurcie par le silence frémissant de mes pleurs contenus, pendant qu’Andra reprenait, pondérant sa voix ; des accords de contrebasse tremblèrent sur une note plus abyssale et plus apaisante que tout ce qu’elle avait tenu jusqu’alors. « Dis-moi, Saam, est-ce si inconvenant ? Dangereux ? Sont-ce des bas-instincts ? Des exactions ? Que de choisir librement une personne, dix, cent, pourvu qu’elles le veuillent, » - qu’elles le veuillent, Saam, répéta une présence disparue, « pourvu qu’elles en aient envie, aussi ? Est-ce si mal, que de choisir, dans une vie qui se veut brève, de rechercher la compagnie de ses semblables ? » La compagnie d’impertinents, de pervers et de débauchés valait-elle qu’on perdît son salut pour elle ? « Est-ce si terrible, » continua-t-elle, et j’aurais répondu oui sans hésiter si elle n’avait enchaîné par cette déclaration qui me glaça les sangs malgré moi, « de préférer des compagnies éphémères à la douleur infligée à un être cher par une vie aussi brève que la nôtre, sans guère de possibilité d’offrir une famille à la personne qu’on aime, avec la certitude qu’un jour viendra où le devoir sera plus fort que la passion, parce que le premier sera toujours plus juste que la seconde ?

— C’est un sacrifice auquel… auquel nous consentons tous, et dont nous devons assumer les conséquences, »
grinçai-je d’une voix désaccordée par la lutte acharnée que tristesse et colère se livraient en moi. Même à mes oreilles pourtant, mon assertion sonnait faux.

« As-tu entendu un garde, ici, parler d’enfants, de conjoints ? Au mieux, ils appartiennent à une vie antérieure, avant la Garde.

» Les amours vont et viennent. Les amis aussi, parce que notre combat laisse peu de survivants, à chaque fois. Mais le désir, sain et naturel, demeure. Certains n’en auront jamais, ou très peu. Pour la grande majorité des individus, néanmoins, c’est quelque chose d’important et qui, réprimé, devient le véritable danger, car il charrie amertume, ressentiment, envie et colère face aux autres. »
Et tu le sais, grogna une voix dans les limbes de l’éthéré. Tu le sais très bien, n’est-ce pas ?

Je ne répondis pas. Les larmes coulaient, brûlaient mes joues.

« À chacun de trouver la manière de vivre avec cela, » pointa Andra, implacable. Elle ne se fit pas bourreau plus tendre avec la suite de mes proclamations, lorsque sa conclusion tomba, donnant à l’atmosphère une pesanteur de pierre. « Mais que tu le veuilles ou non, que tu l’approuves ou non, il en sera toujours ainsi, et parce qu’il s’agit de notre dernier espace de liberté, bien peu sont ceux qui résisteront au plaisir fugace d’en parler. »

Après le déluge vint l’accalmie ; le silence qui résulta de cette effervescence de mots, d’idées, de convictions disséquées et d’émotions malmenées fut terriblement troublant, et même dérangeant, dans son oppressante solitude. J’entendais trop bien mes pensées ; ces élans irrépressibles qui jetaient mon cœur dans une cavalcade aveugle, incapable de décider entre fuir ou résister ; et les foisonnements impies qui grouillaient à la frange de mes idées, présents mais à peine intelligibles, comme les tourbillons voluptueux dessinés par l’agitation d’une plume dans son encre. Je les repoussai loin. Ils n’étaient pas une menace, pas tant que je gardais conscience de leur existence.

Et c’était peut-être du fait de cette inertie sinistre que serah Andra se permit d’ajouter, un léger sourire aux lèvres :

« Et, au cas où tu ne t’en doutes pas, certains prendront beaucoup moins bien que moi le fait d’être traité de catin, que ce soit avec subtilité ou pas. »

Cette fois, je ne pus retenir une interjection sèche, comme un rire plein d’amertume.

« Qu’ils parlent, ou qu’ils se moquent ; cela ne me changera pas de ce que j’ai déjà connu. » D’un revers de ma main, je balayai les gouttes incriminantes qui inondaient mes joues chauffées de honte et de colère, avant de relever la tête juste assez pour fixer mon interlocutrice droit dans l’œil. Je voulais soutenir l’âpreté de son regard, mais le malaise me regagna bientôt devant son expression asymétrique, et l’éclat de ma réplique se fit timide au bord de ma gorge enrouée. « J’avais l’espoir sincère que la Garde des Ombres s’avère moins gangrenée par la puérilité et le vice que ne l’était mon entourage au Cercle, mais je me suis visiblement fourvoyé. » L’humidité collait mes paupières, mais je la refrénai résolument. J’avais assez fait étalage de mes fragilités aujourd’hui, comme Andra me l’avait si bien souligné.

« J’ai été désarçonné, et je n’ai pas réagi de manière appropriée. Ce n’était pas digne d’un mage confronté, et cela ne se reproduira plus. » Crois-tu ? Je raffermis ma voix et ma posture, les deux mains pressées sur mon collier, pour ne pas laisser les murmures prendre pouvoir sur moi.

« Cependant, je ne reviendrai pas sur ce que j’ai affirmé. J’ai foi en ce que j’ai dit, qu’importe ce que nos… valeureux camarades puissent penser. Quoi que vos mots soient animés d’un peu plus de sagesse et de jugeotte que les discours luxurieux auxquels j’ai été habitué, que je comprenne l’horreur de notre sacrifice et le besoin de réconfort qu’elle doit susciter, la finalité reste la même : il ne peut rien y avoir de sain, ou de naturel, dans l’assouvissement impulsif d’appétits sordides, lorsqu’il n’y a ni amour ni devoir pour les excuser. Il ne s’agit que d’entretenir un poison qui ira s’aggravant, consumant le corps et noyant la raison, et qui nourrira, avec lui, une misère humaine sur laquelle je ne peux rester aveugle – et dont vous devez avoir conscience aussi, peut-être même bien plus que moi, puisque l’âge vous en a sans doute révélé davantage sur le monde.

» Vous le savez, que ces faims dévorantes causent tourments et damnation, bien avant même que nous n’arrivions sous les yeux du Créateur et de Son jugement impénétrable ; chacune de nos fautes nous écarte un peu plus de Sa lumière, et en cela nous récoltons le malheur que nous semons. Les menteries reviennent dénoncer les menteurs, les trahisons s’en vont poignarder les félons, les violences deviennent banalités jusqu’à ce que leurs perpétrateurs soient passés au fil de l’épée, et les pulsions bassement rassasiées prélèvent tribut plus lourd sur notre corps peu à peu dépossédé de sa volonté, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien, rien qu’une coquille vide, une bête au costume d’homme. Une bête, »
insistai-je, les yeux brillants de fièvre, « dont les plus cupides et les plus véreux usent comme du bétail, pour ensuite se repaître des charognes laissées par vos désirs les plus vils. Et vous ignorez tout au long de ce procédé que vous restez la proie, non seulement de leurs manigances, mais aussi de vos propres instincts, de vos propres failles – comme face aux démons qui puisent à la source de ces passions. » Alors que je retrouvais mes appuis sur une ferveur renouvelée, je sentais ma voix se faire plus juste, et plus vibrante, et plus enflammée. « Et les passions, surtout les plus perverties, sont d’autant plus dangereuses pour ceux de notre condition. J’en ai fait le triste exemple plus tôt, et c’est pourquoi il est essentiel pour nous de prendre garde aux pièges tendus par notre propre corporalité, afin de ne point perdre la maîtrise de notre esprit. J’ai… J’ai fait cette erreur une fois dans ma vie, et le Créateur m’a aussitôt rappelé qu’Il ne m’avait pas réservé ce chemin. Je ne m’y égarerai plus. » Cet aveu au sens transperçant racla mes côtes comme la lame d’un couteau, mais je parvins à le libérer sans frémir. « Le temps où mon avenir me destinait à prendre femme et avoir une descendance afin de perpétuer mon sang est révolu depuis longtemps. Désormais, la seule destinée qui m’incombe, c’est servir. Servir mes aspirations, mon devoir, le Créateur, Thédas tout entier ; j’ai pensé un temps que je ne pourrais mieux les satisfaire qu’en me Cerclant corps et âme, mais j’ai découvert que je pouvais aider bien davantage en joignant mon pouvoir à la cause de la Garde des Ombres. C’est l’essence même de ma présence ici.

» Alors non, je ne comprends pas qu’on puisse se perdre sur les sentiers du vice, encore et encore, lorsque notre existence exige que nous nous dédiions à plus que ce qu’elle n’est. Je vous l’ai dit : je peux entendre l’envie, »
concédai-je, tiraillant mon pendentif au rythme de ma conviction, « je peux entendre la douleur de perdre ce qu’on a eu, ou ce qu’on a voulu avoir, lorsque l’abandon aux ombres fut le moindre de deux maux. Mais, que nous le voulions ou non, que nous l’acceptions ou non, d’où que nous venions et quelles que fussent nos raisons : nos vies n’appartiennent plus qu’à notre mission, et tout ce qui peut nous en détourner représente un danger. » Je plissai le front, et ce fut non sans une certaine tristesse que je repris : « Nous n’avons pas toujours choisi d’être ce que nous sommes, que ce soit d’être Garde… ou autre chose. La fatalité ne m’a pas empêché de pleinement l’embrasser, et d’y trouver même ma paix, et ma place dans le plan que le Créateur nous a dessiné. Nous en sommes tous capables, sans avoir à baigner dans de funestes et grotesques consolations qui ne font que nous rendre un peu plus esclaves de nous-mêmes, sans que nous ne parvenions à surmonter nos véritables démons. S’oublier dans le péché ne sauvera jamais nos âmes. »

Ma tirade, trop longue, trop véhémente, me laissa électrisé sur ma chaise par une énergie qui ne me semblait pas tout à fait mienne. Si mes muscles tendus semblaient encore capables de poursuivre cette course d’éloquence, ma langue asséchée me força à m’arrêter quelques instants pour déglutir. Et il n’y avait plus que le souvenir des larmes pour tirer mes joues lorsque je conclus enfin :

« Vous m’avez demandé de vous écouter jusqu’au dernier argument ; voilà qui est fait. Vous m’avez aussi demandé d’en faire mon propre jugement, je m’en vais donc vous le partager. Sachez que je suis on ne peut plus marri d’avoir causé un esclandre, et par là même attiré l'innommable hors de sa tombe, pour un caprice mal mesuré. J’en porterai le remord longtemps encore, et m’en repentirai par la miséricorde du Cantique, autant de fois que les prêtresses le penseront nécessaire. Pour le reste, et malgré tout ce que je vous dois de respect, je ne peux approuver votre discours. Il est, selon moi, trop permissif, et trop dangereux, tant pour le bien des peuples que nous avons à protéger que pour nous-mêmes. Il y a des indulgences que l’on ne peut offrir sans conséquences.

» Tout comme il y a des morales que nous ne pouvons porter sans représailles, et s’il faut que mes paroles d’aujourd’hui me nuisent par l’entremise des hommes et des femmes qu’elles auront contrariés, qu’il en soit ainsi. Je supporterai toutes les épreuves nécessaires, si Andrasté le veut ; ce sera ma pénitence. »
Une ultime détermination embrasa mon souffle. « Peut-être le vent tournera-t-il en ma faveur, le jour où ma dévotion transcendera leurs méchancetés pour les en affecter. »    

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Impassible, Andra observa de son œil douloureux les larmes de rage de Saam, et l’élan doux de la compassion ne brilla que dans sa prunelle sombre, n’atteignant pas le reste de son visage grêlé. Dans ces moments, l’empathie n’avait jamais aidé personne. Elle le savait, pour avoir été dans cette position d’abandon involontaire, fut un temps, dans les confins d’un Cercle, quand elle avait compris que rien ne lui rendrait figure humaine hormis sa propre volonté farouche. Elle se souvenait de l’âcreté de l’instant, de cette boue rouge qui s’était déversée dans son âme, de cette haine et de ce désespoir qui, soudainement, avaient tout envahi, jusqu’à ne laisser que les cendres brûlantes de ses joues mouillées par son propre enfer. Son reflet serait à jamais sa damnation. Quel était-il, celui de Saam ? Probablement le même, quoique différent. Elle voyait dans ces miroirs détestés ce qu’elle ne serait jamais. Il semblait y trouver ce qu’il avait été. Entendrait-il, alors, les paroles qu’elle délivrait ? Pas sur le moment. Non. Mais plus tard, comme elle-même y avait été sensible, il comprendrait. Du moins, elle l’espérait, car sinon, cette existence à laquelle il entendait se vouer serait bien solitaire et triste. Voilà pourquoi elle délivra ses pensées sans interrompre son monologue, sachant pertinemment qu’à l’instant où le jeune homme ouvrirait la bouche, les vannes de son âme seraient aussi trop grandes ouvertes pour ne pas tout emporter sur leur passage. Avec une mélancolie amère, elle se revit, assise sur un lit qui n’était pas le sien, et à entendre les dures vérités qui sortaient d’un mentor estimé :

« Tu ne seras jamais belle, Andra. Tu seras toujours un monstre, parce qu’il est plus facile de l’imaginer dans la laideur des autres que dans nos propres reflets. Et puis un jour, tu te trouveras belle, dans leurs yeux. Parce que la beauté n’est jamais rien d’autre qu’une projection de ce que nous aimons. »

Paroles sages que celles d’un aveugle rongé par la goutte et mourant doucement dans le lit de ce Cercle qui l’accueillait depuis ses treize ans, et qui ne s’était jamais vu dans le regard des autres, mais n’avait fait que le deviner, furtivement, au creux de ses orbites fixes et de son sourire léger. Combien Andra l’avait aimé, parce qu’il ne pouvait la voir. Combien elle l’avait adoré, quand elle avait compris qu’en réalité, il n’avait jamais fait que la suivre de son regard bienveillant. Si personne ne prenait la peine de trouver les mots, en dépit des orages, comment réussir à apercevoir les rayons timides de la lumière ? Avec une douleur vertigineuse, elle se revit dans ce corps vigoureux et mince qui ployait sous le poids de ses propres contradictions, de ses certitudes et de ses errements passés. Elle contemplait son reflet déformé, encore plus que celui des miroirs et des hommes, celui des souffrances tues et portées en étendard. Elle avait choisi l’humour et l’impertinence, préférant se moquer des autres et de leurs yeux pour supporter l’absence du sien. Saam, manifestement, avait tenu à se réfugier dans une morale rigoureuse à la vertu exacerbée, sans en voir le péché. Elle se demanda, une nouvelle fois, quelle avait été son épreuve. Elle pouvait en deviner des bribes, composait ce tableau des intimités dévoyées qui étaient, probablement, les blessures les plus secrètes, les plus brûlantes, car peu de crimes rendaient les victimes coupables.

Sans le quitter de son œil sombre, la mage écouta son cadet déverser son ressentiment, sa bile et sa crainte. Que dire ? Elle avait déjà entendu cela tant de fois. Les critiques sur son mode de vie, sur ses choix, ne l’atteignaient plus. Et sûrement pas quand elles paraissaient si teintées de douleurs, si floquée du blason de la déraison. Alors, elle résolut d’accueillir sa souffrance, de la prendre sur elle, contre elle, de la tenir comme on berçait un enfant mort-né qui, en vivant, était parti, pour l’aider à s’en aller, et pour faire passer l’âcre sentiment d’horreur. Qu’ajouter ? Elle avait déjà tout dit. Et ce que Saam éructait, elle l’avait déjà par trop écouté. Leurs référentiels, si divergents, empêchaient de s’entendre. Que lui importait la damnation, quand elle ne croyait qu’en l’instant ? Que lui était le jugement, quand elle avait résolu d’être la propre boussole de ses actes ? Qu’était le bon et le mal, quand ils n’étaient pas dictés par un credo, mais par une éthique construire pas à pas, dans l’empirisme et l’exercice de la raison ?

Et puis, il y avait tout simplement la différence d’âge, d’expérience, de sociabilisation, de tempérament. En un sens, Andra, tandis que Saam finissait d’éclabousser sa chambre froide de sa chaleur véhémente, ne put que se demander comment aurait été sa vie, si les places avaient été inversées. Aurait-elle été pétrie des mêmes idéaux ? Aurait-il été perclus du même cynisme ? Ils ne le sauraient jamais. Mais elle sentit, confusément, qu’il était ce qu’elle aurait pu, aurait dû être, en bénéficiant d’une famille aimante, riche, en pouvant s’épanouir comme mage sans ressentir l’amertume vorace de chaque sermon faisant écho à son visage massacré. Peut-être alors qu’elle aurait choisie de retrouver la Garde librement, par devoir, parce qu’elle était des Anderfels et avait laissé tant de membres de sa famille à l’engeance. Qu’elle aurait tenu le même discours, pétri de bonnes intentions qui n’avaient pas de matérialité – parce que le désir n’était pas discours, mais vie, souffle, âme, nature. A la place, elle avait connu bien trop tôt les réalités d’existences rudes, et perdu à jamais foi en autre chose qu’elle-même – et encore, car elle s’était bien trop souvent déçue. Lentement, la protestation s’acheva, et dans le silence qui la suivit, la mage put discerner deux chemins qui s’offraient à elle.

Sans mot dire, elle se dirigea vers la malle qui reposait dans un recoin, l’ouvrit, y fouilla un peu, et en tira un mouchoir brodé, indubitablement féminin, faveur ancienne, accordée dans les secrets d’une chambre sous les beaux yeux sévères de la lune protectrice, dont la flagrance parfumée s’était fânée avec les outrages du temps. Le tissu la transporta, quelques précieuses secondes, dans un ailleurs qu’elle aurait aimé ne pas quitter, dans la chaleur de bras aimés et la tendresse d’un souffle taquin contre son cou, avant de se quitter au pied des escaliers et d’apparaître sous la seule identité, masculine, qui pouvait lui permettre de porter ladite faveur sans, paradoxalement, la cacher. Refermant la malle, Andra se rapprocha de Saam et lui tendit l’objet, expliquant simplement :

« Tiens. Pour t’essuyer le visage. »

Un instant, elle hésita à rester debout, mais ce qui suivrait n’avait pas la même signification que précédemment. Alors, à la place, Andra cassa sa haute stature, s’accroupissant devant Saam et sa chaise nue, pour être cette fois à sa hauteur, être même dans un écart cette fois en sa défaveur. Elle avait parlé en Garde-Acolyte, et en mage. Cette fois, elle s’exprimerait en femme. Avec une douceur presque maternelle, elle prit le mouchoir et entreprit de chasser les derniers vestiges des pleurs passés, en une main consolatrice, de celle qu’elle aurait aimé avoir, jadis. Ces gestes, délicats et précis, rappelaient ceux qu’elle avait comme guérisseuse, et une existence entière dévouée à la sauvegarde des autres, à penser leurs blessures et fermer leurs yeux. A écouter leurs soupirs et recueillir leurs râles. A écouter et accompagner. Dans la mort ou dans la vie, elle était, en vérité, maïeuticienne de vocation, à accoucher les âmes. Son autre main, aux doigts longs et fins, enveloppa celles de Saam. Et il finit par souffler, avec une tendresse douloureuse :

« Les autres ne sont pas méchants par plaisir, Saam. Ils le sont parce que tu les juges, et ainsi, ils te jugent en retour. »

Les mouvements avaient emmêlé un peu plus sa chevelure indisciplinée, et dans un geste sec, elle remit ses mèches en place.

« Le mépris engendre la haine, et la haine, la vengeance. Et je sais qu’il y en a que l’on peut combattre, et d’autres, qui nous sont trop intolérables pour qu’on y parvienne. »

Une pointe rebiquait dans son orbite vide. Elle la chassa, dévoilant une partie de sa face gauche, de la chair blanchie, du monceau cicatriciel qu’elle recouvrait tant bien que mal, des muqueuses offertes dans l’œil absent. Avec un sourire étrange, elle commenta :

« Et cela, crois-moi, je peux le comprendre plus que quiconque. »

Les souvenirs lui revinrent, de haine et de douleur, de mépris et de colère. Il en était qu’elle ne dépasserait jamais, et qu’elle tenait serrée contre son cœur, secrètes et amères, rances et rauques. Mais les autres, oh les autres … Remettant une mèche rousse derrière l’oreille du jeune homme, en un effleurement du bout des phalanges, avec une forme de déférence respectueuse, pour ne pas incommoder le garçon tout en se faufilant gentiment dans son âme sifflante, Andra chuchota :

« J’espère juste qu’un jour, tu connaîtras ce moment d’éternité qui ne dure que quelques secondes, où tu croises un regard, et où, dans un espace de temps si fugace, tu vois ton âme dans le regard d’une autre personne. Elle t’aime, et cet amour te fait l’aimer aussi.

Et puis, tout cela prend fin, sur le moment, le lendemain, ou dix ans après. Parce que vous ne savez pas où vous vous fuirez, mais c’est ailleurs, trop loin, et jamais. »


Rarement, Andra avait été si sincère. Il y avait, au-delà du témoignage ou de la croyance, l’expression profonde d’une existence, en quelques mots. Avec un gentil sourire, elle ajouta :

« C’est cela que l’on cherche chez les autres. Par l’amitié, l’amour, le plaisir d’une conversation ou le désir physique.

On se cherche, non pour se voir, mais pour se trouver dans l’œil d’une autre personne. »

L’envie n’avait jamais été solitaire, ou si peu. Le plaisir, pourtant, se trouvait aisément dans un pan de la nuit, par sa propre volonté caressante. Mais si tant s’échinaient à combler leurs désirs autrement, ce n’était pas pour l’acmée, ou si peu. C’était parce qu’il n’y avait guère de ressemblance entre l’onanisme et le partage de ses soupirs. Autre chose se jouait, dans cet accord singulier qui se jouait à plusieurs.

« Et si cela ne vient pas, parce que tu es fait ainsi, ou parce que tu t’es fait une promesse qui ne concernera jamais que toi et tes propres valeurs, qu’il ne m’appartient pas de juger … Essaye de ne pas juger les autres sans te souvenir de ce que je t’ai dit. »

Est-ce qu’il y parviendrait ? Impossible de le savoir. Mais elle aurait essayé.

« Il y a de la beauté, dans l’œil des autres, quand, pour une raison inexplicable et inexpliquée, deux êtres s’accordent et se plaisent. Quand et seulement s’ils le désirent.

Et il n’y a pas de mal à cela. Le mal vient de la perversion de cette alliance, de l’imposition d’une volonté sur une autre, de l’absence de cet échange. »


Un éclat perça dans son unique prunelle :

« Il n’est nulle indulgence dans l’autre.

Mais il est orgueil dans la conscience de sa supériorité.

A chacun son choix. »
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L'éducation sentimentale« Night of sin the eve of curses, wishing lust for wicked ways »
- Aviators, Love Bites.


Flamme vivace que la colère, énergie flamboyante, si traîtresse et libératrice pourtant, dans laquelle les âmes s’abreuvent jusqu’à l’oubli des peines qui persistent à les brûler, tisonnier, source du brasier, puissance vulnérable d’un ego crépitant la révolte contre son propre déluge. Je refusais de m’éteindre à l’averse des larmes, pas une nouvelle fois ; le fer de ma justice rougeoyait derrière les trombes, et je le brandissais encore sur mes lèvres figées après une ultime passe de mots, alors que ma poitrine pantelait et que mon corps, tendu tout d’une pièce sur ma chaise, semblait se crisper autour de la garde d’une lame véritable. Je n’avais jamais été doué pour le duel. Je n’avais pas l’adresse, ni l’agilité, ni la force, et moins encore la partition rythmée de ces trois notes accordées, pour exécuter les mouvements, presque les pas de danse, dont était capable la silhouette confuse de Narjisse dans mes lointains souvenirs. En cet instant cependant, je ne me sentais pas différent d’elle, campée, solide sur ses appuis, qui à l’attaque à venir maturait sa riposte. J’étais si prêt à encaisser la désapprobation, la lassitude, le reproche, le mépris, si désireux même que leur assaut inévitable s’abattît sur moi, m’arrêtât et me mît aux fers, me trainât dans la boue, m’humiliât et pointât vers mes valeurs trop polies un jugement piégé dans la rancœur, me frappât au cœur et m’élevât ainsi, par l’injustice d’une souffrance commandée pour continuer de dissimuler une culpabilité dénoncée, une excuse de l’âme teintée qui refusait de s’assumer, au rang de martyr, si volontaire déjà à endosser une douleur qui me glorifiait et offrait à mon outrage un gage de sécurité, de sincérité, de vérité que nul n’irait réfuter, que la seule réponse à laquelle j’eus droit, le lent départ d’Andra avec son cortège de silence imperturbable, me fit l’effet d’un affront effroyable.

Je l’observai me quitter les yeux ardents, la gorge révulsée et les mots serrés à l’intérieur, pour s’affairer autour d’une malle trop stoïque pour ne pas lui appartenir ; après quelques secondes d’une recherche appliquée, la mage en dégagea l’objet de sa soudaine digression, responsable d’avoir détourné de ma pieuse envolée les feux de sa réprobation, et d’en avoir, par là même, balayé toute l’importance.

Un mouchoir.

Elle était partie récupérer un mouchoir. L’incompréhension macula un instant mes traits, jusqu’à ce qu’elle revînt à mon niveau, toujours drapée de cette équanimité dont je ne savais démêler le fil entre dignité sobre et désabusement solennel. Elle me présenta la soie brodée.

« Tiens. Pour t’essuyer le visage. »  

La surprise dépassa l’indignation. Je contemplai le tissu aux délicats ornements qui décorait si mal les droites et les angles de la main de la Garde. Mon imagination fulgurait-elle, comme de coutume, plus loin que la réalité, ou bien ses doigts secs pressaient-ils le morceau d’étoffe avec une douceur que n’expliquait pas tout à fait sa compassion à mon égard ?

Mû par une forme de prudence indéfinissable que l’étrange mélancolie d’Andra avait su me transmettre, et peut-être un peu fragilisé par l’élan de fureur qui peinait à m’abandonner, ce fut avec précaution que je m’emparai du mouchoir ; mais au lieu de le mettre à l’ouvrage, je me contentai de le fixer d’un regard morne, tout encollé de la putrescence des larmes froides.

« Je n’en ai plus besoin, » exhalai-je, des braises mourantes dans la voix.

Il n’y eut pas de réponse ; pas, du moins, de celles que les mots savaient délivrer. Pour tout l’amour que je concevais envers l’art de l’oralité, il était nécessaire de reconnaître, dans les situations les plus tourmentées, l’incapacité des paroles à parer aux naufrages de l’âme, et comment, parfois, un simple geste donnait consistance à un message que les plus harmonieuses associations de verbes, les plus belles assertions et les plus ferventes déclarations s’épuisaient à asséner, comme si la répétition pouvait, à elle seule, invoquer la réalité. Car un mot, pour ce qu’il convoyait de sens, restait limité par essence, enchaîné à son évanescence.

À l’insuffisance.

Serah Andra céda l’ascendant surplombant de son ombre sur moi. Bientôt, un demi-visage apparut dans mon champ de vision, et malgré moi, il y prit toute la place. L’absence, surtout, de ce qui aurait dû se situer là où cascadait désormais des courants véloces de cheveux, restait la présence la plus prégnante de toutes ; mais je m’efforçais de ne pas regarder, de fixer l’autre côté, l’œil brun qui me dévisageait aussi, probablement d’un tout autre regard. J’essayais d’y lire ce qu’elle n’expliquait plus, ce qu’elle voulait signifier et ce qu’elle réserverait toujours aux méandres de son esprit. Après tout, ne disait-on pas que les yeux forment le miroir de l’âme ?

Je vis un reflet brisé.

Le mouchoir s’arracha de ma prise indécise, sans que je n’eusse un réflexe pour le retenir. Je ne l’avais pas lâché. Ma main restait crochée sur le vide. Andra l’avait repris, tout naturellement, et tout naturellement commença-t-elle de nettoyer mes joues souillées de tristesse soluble, avec une simplicité qui, si elle illustrait l’habitude des réconforts que son rôle de guérisseuse l’amenait à prodiguer, confinait aussi à une tendresse particulière, nette et diffuse à la fois, une tendresse que j’avais trop bien connue et dont j’avais été trop tôt amputé, lorsque les mains templières étaient venues me réclamer.


À la surface de ma mémoire, des images brouillées se pressaient pour émerger, mais ce furent les rondeurs juvéniles du visage de Narjisse qui resurgirent en premier. Pleure pas, Saam ! fit une voix enjouée au travers du passé, alors que je me recroquevillais sur les fragments démantibulés de mon jouet préféré. On te le réparera, je te promets. Regarde ! Et de ses mains effacer les grosses larmes désemparées qui chauffaient mes joues, sans quitter son sourire – ce sourire qu’elle avait unique, plein de dents blanches et de soleil, au sommet duquel rayonnait une fossette, un petit astre aux commissures de ses lèvres qui faisait rire ses rires. Je suis encore là, moi !

Et les années qui s’écoulaient. Ne pleure pas, Narjisse. Elle ne souriait plus ; son regard d’ambre s’était vieilli sous les larmes. Tu le sais comme moi. C’est l’unique chose à faire. Mes mains glissèrent sur ses pommettes humides, celles que ne quittait pas un instant le soleil, et qui, en ce jour, connaissaient pour la première fois la nuit. Je serai toujours là, quelque part.



Je me raidis par instinct, par pudeur et par honte, sentiments contrariés face à la subite abolition de frontières essentielles, de distances personnelles instaurées à la mesure de nos différences, de nos âges, de nos rôles, de nos expériences. Devant cette affection muette qui soulageait en lentes caresses mes paupières gonflées du fardeau que je leur avais imposé, le flamboiement de la colère insistait, consumé de ce désir de survivre envers et contre tous les maux, mais aussi et surtout contre toutes les pitiés ; car que devenait la colère lorsqu’elle n’avait plus d’ennemi à frapper ?

Elle me soufflait de me rebeller, de concevoir quelque offense d’être ainsi materné. Aurais-je dû m’offenser ? Peut-être. Sans doute. En vérité, je ne sus rien faire d’autre que d’accepter l’étreinte aimante du mouchoir de soie qui achevait d’absoudre mon visage de ses dernières souffrances. Patiente comme une mère, Andra lava l’eau de mes yeux sans omettre un scintillement, jusqu’à mes narines rougies, jusqu’à mes lèvres serrées d’amertume. N’étais-je donc plus un Garde, plus rien d’autre qu’un enfant, digne de consolation mais point de considération ? Pourtant, aussi pathétique que cela fût, une part de moi désespérait d’être rassurée.

De sa main libre, la Garde attrapa les miennes – celle qui se tenait encore au vide, d’abord, puis l’autre, convulsée si fort autour de mon pendentif que l’empreinte grossière des plumes gravées s’était imprimée en marques vives, presque sanglantes, dans ma peau livide. Lorsque ses doigts serrèrent les miens, l’oiseau de bois retomba mollement contre ma poitrine. « Les autres ne sont pas méchants par plaisir, Saam. » La voix rauque s’était muée en murmure, vouée à ma seule affliction. « Ils le sont parce que tu les juges, et ainsi, ils te jugent en retour. »  

Ce n’était pas vrai. Ô Créateur, que ce n’était pas vrai. Il y avait eu un temps où je n’avais pas jugé. Où j’avais cherché à écouter, véritablement, à comprendre, à compatir aussi, aux tristes récits qui peuplaient les enfances avortées des apprentis du Cercle. Je n’avais pas voulu de cette vie ni de ce monde, mais je n’avais pas pu rester insensible à l’horreur que j’avais devinée au fond de leurs expressions hagardes. J’avais tenté de leur parler, de recueillir leur malheur ; j’avais voulu les guider vers le chemin d’une rédemption salvatrice ; mais ils n’en avaient pas voulu. Ils s’en étaient détournés. Et n’avaient pas su le faire autrement qu’en me marquant au fer, à leur tour, par goût de la violence, ou par soif de vengeance.

« Le mépris engendre la haine, et la haine, la vengeance. » Je ne les avais pas haï ; jamais au début ; la haine était venue avec leur mépris, c’étaient eux qui m’avaient méprisé, qui m’avaient jugé et continueraient de le faire ! Je n’avais jamais riposté. Cette vengeance était la leur, pas la mienne. « Et je sais qu’il y en a que l’on peut combattre, et d’autres, qui nous sont trop intolérables pour qu’on y parvienne. »  

Andra tenta de remettre en place sa chevelure fuyante. Réflexe irréfléchi ou volonté appuyée, je ne le saurais jamais, elle rejeta les mèches récalcitrantes loin des décombres charnus de ce qui s’était appelé, autrefois, un œil. Le demi-visage redevint complet, dans sa définition la plus odieuse, avec le néant insupportable de l’orbite énucléée, engoncée dans les bourrelets flasques des cicatrices comme pour s’y cacher, rejouant à l’infini la funeste destinée du globe crevé, et peuplant seulement d’ombres et de regrets cette face de champ de bataille. Vivante incarnation d’une lutte intestine, lovée à même la chair. « Et cela, crois-moi, je peux le comprendre plus que quiconque. »  

Malgré moi je fixai, incapable d’ignorer ce que l’orgueil avait forgé. L’indélicatesse flagrante de ma fascination révulsée me fit rougir, et je finis par détourner le regard, nauséeux à la vision, ce qui était certainement insulte plus terrible encore. Cela n’empêcha pas Andra de repousser doucement mes propres cheveux vers mon oreille, dans un geste si marqué de respect que je voulus disparaître pour cette miséricorde imméritée, et qui ne fut pas sans rallumer les reflets d’une image similaire, quoique distincte de temps et de lieu, m’apprêtant de la même manière.  

« J’espère juste qu’un jour, »  reprit-elle sa confidence, « tu connaîtras ce moment d’éternité qui ne dure que quelques secondes, où tu croises un regard, et où, dans un espace de temps si fugace, tu vois ton âme dans le regard d’une autre personne. Elle t’aime, et cet amour te fait l’aimer aussi.

» Et puis, tout cela prend fin, sur le moment, le lendemain, ou dix ans après. Parce que vous ne savez pas où vous vous fuirez, mais c’est ailleurs, trop loin, et jamais. »
 

Chaque mot comme un lien enserrait mon attention ; il y avait dans cette proximité, peut-être physique, indubitablement personnelle, où s’écoulait aveux immergés et révélations vaporeuses, un refuge tissé avec soin par mon aînée à ma seule destination, et qu’elle s’employait à préserver de ses inflexions vespérales. « C’est cela que l’on cherche chez les autres. Par l’amitié, l’amour, le plaisir d’une conversation ou le désir physique.

» On se cherche, non pour se voir, mais pour se trouver dans l’œil d’une autre personne.

» Et si cela ne vient pas, parce que tu es fait ainsi, ou parce que tu t’es fait une promesse qui ne concernera jamais que toi et tes propres valeurs, qu’il ne m’appartient pas de juger… Essaye de ne pas juger les autres sans te souvenir de ce que je t’ai dit. »
 

Au fil de ses murmures, qui n’avaient plus rien d’une semonce de Garde de rang ni d’un sermon de prédicateur du vice, je pinçai les lèvres. Je restais l’accusé. Que les mots fussent compréhensifs ou non n’y changeraient rien. Pourquoi ne voulait-on pas entendre que la véhémence de mes discours n’était dictée que par l’envie sincère, désespérée, d’élever ceux qui m’entouraient loin de leurs malheurs ? Pourquoi me refusait-on le droit, le devoir de les aider, pourquoi étais-je puni pour la droiture que je cherchais à embrasser ? « Il y a de la beauté, dans l’œil des autres, quand, pour une raison inexplicable et inexpliquée, deux êtres s’accordent et se plaisent. Quand et seulement s’ils le désirent.

» Et il n’y a pas de mal à cela. Le mal vient de la perversion de cette alliance, de l’imposition d’une volonté sur une autre, de l’absence de cet échange.

» Il n’est nulle indulgence dans l’autre. Mais il est orgueil dans la conscience de sa supériorité. À chacun son choix. »

 
Je rassemblai mon courage, et, cette fois, plongeai corps et âme au-devant de l’abîme.

« Jamais n’ai-je remis en cause la puissance de l’amour. S’il ne s’agit pas d’un sentiment que j’ai bien connu, je reconnais sa valeur et sa beauté. Mon ire ira à l’endroit de ceux qui bafouent son symbole au profit de plaisirs bassement accomplis, oublieux que ces envies ont une autre raison d’être. Je n’entends pas qu’on puisse justifier l’assouvissement des unes sans le pardon de l’autre.

» Me pensez-vous vraiment orgueilleux, Andra ? »
  La demande, la confession à demi admise de ma vulnérabilité, fit trembler ma mâchoire, mais je parvins à intimer le calme à mon corps. « L’unique chose que je cherche dans le regard d’autrui, c’est le soulagement d’une vie que mon sacrifice aura permis de perdurer. Il ne m’appartient pas de les juger ; de cela, seul le Créateur peut s’en réclamer. Je ne fais qu’appliquer Ses lois et… suivre mon cœur. Et je ne peux… Je ne peux vraiment tolérer certaines choses, certains propos que j’ai entendus, certaines attitudes qu’on a tenues, car – à mes yeux, si vous préférez – ces dévoiements nous attirent loin de l’idéal qu’Il nous destine, à nous tous, et Le confortent dans Ses raisons de nous avoir abandonnés. Nous invoquons notre propre perte, autant en provoquant Sa négligence qu’en nous dévorant les uns les autres, à l’impulsion de nos pulsions les plus putrides. Croyez-vous vraiment que ces gens qui riaient grassement de vos plaisanteries grivoises ont à cœur d’honorer le noble partage d’émotions dont vous me vantez les louanges ? En ont-ils seulement conscience ?

» Je ne me considère pas supérieur, serah, »
plaidai-je d’une voix douloureuse. « Je veux juste aider. Mais ignorer les torts causés et les vilenies dispensées sous mes yeux, je… Ce serait m’en faire complice. C’est ignoble. Je ne peux… Ce n’est pas la justice que je veux servir. Et vous devez bien le comprendre, n’est-ce pas ? La mission de la Garde est de garder les yeux ouverts sur les plus abjectes productions de la nature humaine, faites souillure et sang. De les combattre et de les défaire. Et fermer les paupières, s’en détourner relèvent d’une défection à Thédas tout entier. On n’excuse pas les déserteurs, ni ici, ni ailleurs. Pourquoi, puisqu’il s’agit de conflit moral, serait-ce différent ?

» Qui s’élèvera si je ne le fais pas ?

» Je me refuserai l’amour pour que d’autres puissent aimer. Mais je ne me le refuserai pas pour que des âmes s’en défient au profit de la concupiscence. Ce n’est pas là la vertu que je veux protéger. »
Comme je savais, confusément, que ma déclaration ne susciterait que distance et déception, et que je me sentais pétri de regrets à l’idée de m’opposer à une main qui s’était avérée plus généreuse que je ne l’eusse jamais espéré, je levai, sur l’œil noir et l’orbite vide, un regard plein de tristesse. « Je suis désolé. »
   
Et si, sur l’instant, je ne savais de quoi je m’excusais, je puis l’affirmer, maintenant. J’étais désolé, Andra, de ne pouvoir me montrer à votre hauteur.  

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« Je pense que … le monde est parfois plus complexe que ce que nos idéaux nous poussent à rêver, Saam. »

Chaque mot avait été pesé, et Andra avait pris mentalement le temps de tourner sa réponse, pour ne pas heurter davantage le jeune homme. Parce que, si elle avait été entièrement honnête, elle lui aurait répondu « Je pense que tu es jeune Saam. Et que tu n’as pas pu voir le monde, au Cercle, dans ses petites beautés et ses grandes laideurs. » Mais elle s’abstint, se contentant de l’observer, ce jeune homme malmené par sa vertu, à la voix tremblante. Face à la plaidoirie qui s’éleva, elle sentit une fatigue l’envahir, sans doute l’effet, enfin, des heures écoulées, de cet instant suspendu au Cercle, de la peur, de l’ivresse de la proximité de la mort, aussi. Institution malheureuse, qui façonnait des inconstants ou des valeureux, qui les voyaient tous s’écraser sur la réalité d’un dehors par-trop fantasmé, pour ces oiseaux en cage qui ne pouvaient que caresser du bout des doigts la liberté, à travers les barreaux de leur prison. Sivoneii, Saam … elle-même. Trois versions, trois visions, trois destins de mage, chacun persuadé de mieux savoir ce qu’était le vrai, chacun avec ses failles béantes, dans lesquelles il était si facile de s’engouffrer. Heureusement, Saam n’avait pas vu les siennes. Heureusement, son jeune âge l’avait touchée. A quoi cela tenait, la haine ou la consolation ? A bien peu de choses, en somme. Et pourtant, la pesanteur tomba sur ses épaules, et elle se sentit … âgée. Non, elle n’était pas la seule à avoir vécu. Mais parfois, elle se disait qu’elle avait trop vécu, et surtout, qu’elle en avait tiré une certitude douloureuse sur leurs existences, et le moyen de supporter d’être en vie.

« Peut-être. Peut-être pas. Leur vision est ce qu’elle est, et elle ne me regarde pas. Pas plus que leurs raisons d’être là. »

C’était bien là, le problème. Andra avait depuis longtemps laissé glisser le regard des autres sur elle, et cessé de les voir sous son propre prisme. Ne pas avoir rejoint la garde de son plein gré avait, en outre, eu l’avantage de lui faire comprendre aisément les parts d’ombres des uns, les secrets des autres, et d’apprécier la camaraderie qui régnait dans les rangs de l’organisation, indépendamment des positions de chacun. Alors bien sûr, il était des différences qui ne s’effaçaient pas. Mais cela, là encore … il fallait avoir vécu, pour le comprendre. Avoir passé l’Union aussi, sans doute, et contemplé les cadavres de ceux qui avaient trépassé. Avoir ramassé leur sang et l’avoir introduit dans le pendentif traditionnel, et mesuré le poids de ce dernier, et cette chaîne invisible qui les reliait tous à l’engeance, aux Tréfonds, et à cette mort qui les attendait, un jour. Elle ne pouvait lui dire, lui expliquer cela. Lui faire voir à quel point cette vie raccourcie, pétrie de sacrifices, engendrait forcément le besoin impératif d’apprécier davantage cette vie qu’ils défendaient. Chacun, à leur façon, ils l’honoraient, des plus contemplatifs aux plus bruyants. Il n’y avait pas de bonne façon d’être garde, hormis en se dressant face à l’engeance. Ainsi, en dépit de sa distance vis-à-vis de l’Ordre, elle n’avait pas démérité, accomplissant finalement, même à son corps défendant, ce qui lui avait été confié, jusqu’à obtenir cette distinction de Garde de Rang. Ironie, qu’elle ait finalement été à chaque fois douée dans ces organisations qu’elle détestait, et qu’elle n’avait pas choisie ? Elle se souvenait, au Cercle, des paris sur son ascension. La plupart des Enchanteurs de Rang d’Hossburg pariaient déjà sur son nom pour gravir les échelons, parce qu’elle était talentueuse, travailleuse, et que sa sensibilité créative pour ladite école n’était pas sans intérêt envers l’extérieur. Au sein de la Garde, elle avait enduré, accepté, et s’était pliée au devoir. Par manque de choix. Mais aussi parce que les Anderfels se rappelaient à elle, dans le combat contre l’engeance. Et cela, elle n’avait pu entièrement le rayer de sa mémoire. Elle savait ce que cela en coûtait, de laisser l’horreur balayer les landes. Probablement mieux que quiconque. Et elle n’était pas la seule, au sein de la Garde. Saam n’avait pas vu la face hideuse et grotesque de ce mal, il n’avait pas vu que, face à la puanteur, l’épée brandie d’un guerrier solide valait tout, et absolvait du reste. Néanmoins, elle se sentit tiquer en entendant le jeune homme conclure, et réprima un soupir. Son regard se fit, malgré elle, plus sévère, bien que sa voix grave ne changea pas d’intonation, tandis qu’elle prit la parole, finalement, après un long silence.

« Ne le sois pas. Deviens-le après avoir passé l’Union. Pas avant. »

Parce que, d’une façon ou d’une autre, il serait trop tard.

« Mais sache que la mission de la Garde des Ombres est de protéger le vivant. Pas de le juger. Si l’engeance envahissait une prison pleine de condamnés à mort … Nous ne nous demanderions pas s’ils sont coupables ou pas. S’ils méritent de vivre ou pas.

On n’excuse pas les déserteurs. Mais on ne juge pas les victimes. »


La tessiture chuta, dans ce grave qui annonçait un sérieux particulier chez la mage :

« Et on rend hommage aux sacrifices de ses frères et sœurs d’armes. Peu importe qui ils sont, ce qu’ils sont.
Parce qu’ils servent. Il n’y a rien à demander de plus. Ils offrent leur vie, et leur mort.

Leurs nuits leur appartiennent. C’est tout ce qu’il nous reste. »


Glissement du pluriel impersonnel au pluriel de la première personne. Glissement des autres à eux. Engloutissement dans la Garde, qu’ils le veuillent ou non. Délicatement, Andra récupéra le mouchoir, et entreprit de le replier méthodiquement, son œil accrochant les broderies, et partant dans des contrées qui n’appartenaient qu’à elle. Oui. C’était tout ce qu’il lui restait, ses nuits, et celles qui les peuplaient. Et parfois, ce n’était pas suffisant. Mais toujours, c’était assez. Enfin, elle reposa l’objet sur le bureau, et son attention se porta à nouveau sur Saam :

« Bien. Je dois retourner à mes recherches. Je t’assigne aux écuries des griffons pour la journée, tu t’occuperas du mien. »

Il y verrait sans doute une punition, quand elle préférait l’éloigner des autres recrues pour la journée, le temps que le brouhaha que l’esclandre au mess ne manquerait pas de créer se tasse. Mais elle pouvait supporter sa déception et son antipathie. Ce ne serait pas la première fois. Même si … ça la peinerait un peu, étrangement. Chassant le sentiment, elle ajouta, retrouvant la légèreté de son ton :

« Et je te préviens, il ne s’appelle pas Grincheux pour rien. »

Pétillement doux dans l’œil : non, elle ne lui en voulait pas. Non, elle ne lui reprochait rien. Le temps n’était pas encore venu. Il avait le droit de croire. Le temps se chargerait de le détromper. Ou bien, ce serait son choix, et elle ferait comme avec tous les autres, le laisserait libre de se fourvoyer, pourvu que, face à l’effroi, il sache où était sa place : à ses côtés, sur la ligne de front, qu’il le veuille ou non.

« Passe une bonne journée, Saam. »

Et elle l’invita à sortir. Avant, une fois le jeune homme parti, de s’écrouler sur le matelas dur et étroit.

Foutue ville. Foutus mages.

Foutue Garde.
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L'éducation sentimentale - Saam van Cauwenberghe