Ailis était à la limite d'être en retard, quand elle franchit le seuil de la salle de cours, dont elle connaissait les moindres reliefs.

Ils avaient pris l'habitude d'éterniser leurs cours, en des discussions diverses et variées, parfois sans queue ni tête, mais elle aimait bien cet exercice d'esprit. Permettant d'affûter son sens critique.

Appuyant sa canne lourdement au sol comme point final à sa marche, elle croisa finalement le regard de l'enchanteur et put y voir tout le jugement du Vaël.

« Quoi ?Posa-elle agacée. »

Un haussement de sourcils lui répondit, et si elle ne le connaissait pas, elle aurait pu jurer qu'il y avait un début de sourire sur son visage.

« Oui bon, j'ai essayé d'ouvrir une porte avec le nez. Souffla-t-elle, lui tournant le dos pour poser ses affaires sur la table, prestement. Alors déjà, ça marche pas… et ça fait mal. Ponctua-t-elle d'un geste de la main. »



Du jugement, son visage passa à la lassitude, regard du parent qui se demande comment son marmot fait pour rester en vie rien qu'en respirant, ce qui lui donna l'impression de retourner au jardin d'enfance.

OK, elle s’était pris la porte en pleine figure mais pour sa défense, elle avait réussi à ne pas tomber en se rattrapant habilement. Un grand moment de solitude en devenir évité donc. Et vu qu’elle n’avait ressenti que des picotements, elle ne s’était pas fait si mal que ça. Sûrement. Probablement.

D’aucuns lui auraient reproché de perdre son temps avec une apprentie alors qu’il avait des travaux à faire (en première place sa conscience et ses habitudes), et à chaque retard il les comprenait un peu plus. On pouvait trouver toutes les excuses possibles à l’enseignement, quand l’élève était absente, tout devenait plus compliqué. Heureusement, il s’était très vite habitué, et le livre qui ne quittait désormais jamais son sac lui épargnait des heures d’attente vide par an. Il le claqua en fin de page – quel heureux hasard – quand le bruit de canne s’annonça devant la porte.

« Quoi ?
– Je crois que tu voulais dire « Excusez-moi enchanteur Vaël de mon énième retard »,, corrigea-t-il en levant un sourcil, plus intéressé par son visage sale que ses excuses. Ne lui avait-il pas suffisamment appris à se laver !
– Oui bon, j’ai essayé d’ouvrir une porte avec le nez. Alors ça marche pas… Et ça fait mal. »

Elle souffla, lui aussi, c’était un concert de soupirs dans la salle de cours. Créateur, qui lui avait refourgué une fille pareille ? Au moins, elle était assez bien intégrée – si ce n’est appréciée – pour qu’il ne s’inquiète plus que ce soit un apprenti adverse qui l’ait blessée.

« Essaie le coup de pied, la prochaine fois. Ou le coup de canne ? » Il se redressa et lui fit signe d’approcher pour examiner son visage. « Allez, montre-moi ça. »

« Je crois que tu voulais dire « Excusez-moi enchanteur Vaël de mon énième retard. »

Elle roula des yeux en entendant l’enchanteur se plaindre, qu’elle diva…
Il souffla, elle l’imita, l’originalité ce sera pour plus tard.

« Essaie le coup de pied, la prochaine fois. Ou le coup de canne ? »


- Pour m’éclater l’arrière du crâne au lieu du nez ? Exagéra-t-elle, le regardant de nouveau, très peu pour moi, c’est triste mais je vais rester aux méthodes ordinaires. »

Elle crut qu’ils en resteraient là, mais il se redressa du siège dont il était assis.

« Allez, montre-moi ça. »

Elle haussa un sourcil avant de porter machinalement sa main à son visage, du rouge tachait le bout de ses doigts. Elle saignait finalement.
L’apprentie se sentit soudainement gênée par la situation, sans trop savoir pourquoi. Le ridicule de la situation dans laquelle elle se trouvait. Le fait de voir l’amusement dans ses yeux, qui lui donnait envie de lui balancer sa canne dans la tête, au moins ils seraient à égalité comme ça.

« C’est bon, c’est rien. » Rétorqua-t-elle, mais son regard réprobateur lui indiqua qu’elle n’avait pas le choix.

Elle souffla et s’approcha de lui cachant au mieux la honte et la gêne sous une expression la plus boudeuse possible. Sentant son regard sur elle, elle s'immobilisa aussitôt, mais cet immobilisme prolongé la fit vaciller- elle tendit son bras instinctivement prêt à prendre appui sur lui, mais finit par se rééquilibrer toute seule. Situation de merde, elle espérait que ça finisse vite.

Elle retint un grognement de mécontentement- sa rapide inspection finit après s’être attardé sur une zone en particulier, quand finalement elle l’entendit soupirer de nouveau plus affligé que réellement agacé.

Son regard exprimait la désespérance et une pointe de malice. Elle détourna la tête, rouge de honte, le sentiment d’être une enfant quand il agissait ainsi. Et elle le soupçonnait de faire exprès juste pour l’embêter, vu le sourire qu’il tentait de dissimuler.

« C’est bon, c’est rien. »

Il n’en attendait pas moins, bien sûr : Ailis est fière et entêtée, deux qualités qu’il approuve et partage, or admettre que ça ne va pas les contredirait toutes deux. Par moments elle lui ressemble presque. Il ne dit rien, laissant ses yeux faire le travail puis estimant que son silence veut dire que ça ne la dérange pas trop.

Il inspecte d’abord ce du visage qui semble intact, avant de passer à la blessure évidente. Quelques gouttes de sang, pas plus, mais ça ne lui plait pas ; toutefois ça ne devrait pas laisser de cicatrice, et il n’y a besoin ni de sutures ni de désinfectant particulier. « Tu as raison, presque rien. » Il s’écarte pour attraper un bout de tissu qu’il trempe dans de l’eau pour nettoyer un peu, avant de se raviser en voyant ses genoux tremblants.

« Tu peux t’assoir, tu sais, » déclare-t-il en indiquant la chaise à côté. Blessée, vexée… Pas besoin d’ajouter fatiguée à la liste, et elle ne l’admettrait sûrement que trop tard.

Il passe ensuite au nettoyage, rapide. Pourquoi les blessures sont-elles toujours plus laides propres que couvertes de sang ? Ce n’est pas qu’elle soit jolie de base, raisonne-t-il, mais la plaie ne lui va pas au teint, et il ne faudrait pas qu’elle s’oublie et l’infecte de savon… Les excuses sont prêtes dans sa tête, si besoin, et son sourire se fait plus proche du moqueur, comme un enfant qui tend une ficelle à un chat avec la ferme intention de ne jamais le laisser l’attraper.

« J’ai des pansements spécialement pour ces occasions. Tu préfères avec des chats ou des dragons ? »

« Tu sais quoi m’offrir pour mon anniversaire, dit-il légèrement. Évite de te reprendre des portes avant que ça guérisse, quand même, ce serait dommage que ça s’infecte. »

Les affaires furent vite rangées et il put se rassoir au son de la curiosité, pourtant vite interrompu. Le doute n’avait pas lieu d’être sur le pourquoi, mais il marqua quand même un temps d’arrêt, surpris par l’intensité de sa réaction. On aurait dit une migraine plutôt qu’un démon, mais il connaissait trop bien les bestioles (et les expressions d’Ailis) pour se laisser tromper. Ils frappaient quand on cessait de s’y attendre, parfois en pleine crise, parfois quand celle-ci retombait, dans l’entre-deux états où le mage était le plus vulnérable. Malins qu’ils fussent, ils n’avaient pourtant d’autre arme que les mots – non, si leur présence ne l’étonnait pas, l’expression peinée de l’apprentie n’avait rien de normal. Il ne se souvenait même plus quand, si jamais, il avait été assez touché pour le montrer. Enfin, peut-être était-ce attendu chez quelqu’un qui découvrait tout juste la magie… Sans s’en inquiéter, il estima que c’était une occasion d’apprendre ; de toute façon s’énerver n’aiderait rien.

« Que disent-ils ? » demanda-t-il calmement.

« Que disent-ils ? » demanda-t-il calmement.

Ce qu’ils disent, et bien disons, « ils savent taper là où ça fait mal » quand l’enchanteur l’avait soigné, ça lui avait rappelé un bref instant les moments où sa mère pansait ses plaies, mais aussi là fois où sa sœur était restée des jours à son chevet, espérant que ça irait mieux. Ce jour-là, toutes deux sont rentrées dans l’âge adulte et sa dure réalité, les gens sont mortels et parfois l’ombre est plus proche qu’on ne le croit.
« Ma famille » poursuit-elle, « j’ai songé à eux un bref instant et ils en ont profité. » Elle se massa les tempes pour soulager un peu la sensation désagréable qu’on lui enfonçait des piques dans le crâne.

Ils essayaient encore de lui faire miroiter qu’ils pourraient l’aider à les revoir, mais elle ne voit pas comment, si ce n’est dans la mort. « Ils veulent m’aider, » ironisa-t-elle. C’est surtout eux qu’ils veulent aider, elle ne croirait pas leurs paroles, mais il ne fallait pas non plus qu’elle perde pied à cause d’elles. Réussir à gérer ses émotions était finalement plus ardu qu’elle ne l’aurait cru. Elle avait encore un long chemin à faire pour apprendre à gérer ces désagréments quotidiens.

Si le sang chante, les démons murmurent, si l’homme a la gorge les voix ont la parole – il les connait assez pour imaginer ce qu’ils promettent et ce qu’ils espèrent réaliser. Dans une autre vie il aurait fait un démon fort acceptable ; à force de les côtoyer il est devenu doué pour deviner ce qui tenterait les apprentis. Pour Ailis, les choix étaient nombreux, et même s’il aurait penché sur la fierté et l’envie de se prouver au monde, la tristesse d’une famille éloignée n’aurait pas été loin derrière. C’était le plus courant après tout chez ceux qui arrivaient juste, naturellement.

« Ils veulent m’aider.
– Comme s’ils le pouvaient, » raille-t-il (idée intéressante que de narguer les démons en cet instant) sans manquer l’ironie de l’apprentie. Au moins est-elle consciente qu’il faut leur résister ! C’est avec un ton neutre qu’il reprend son interrogatoire. « En te faisant sortir ? En détruisant le Cercle et ses registres ? En leur infusant assez de magie pour les amener ici, ou en enfermant leurs âmes dans un bocal à ranger sous ton lit ? » Ce n’est pas la plus sérieuse des propositions, mais elle est réelle – qui sait quelle solution l’attire. « Ou restent-ils pour l’instant vagues ? Parfois ils n’offrent rien et se contentent de provoquer. Ça marche encore mieux que les négociations. »

La dernière phrase sonne comme un avertissement. Il a besoin d’en savoir plus pour cibler son aide, et espère qu’elle comprend que c’est son but et non de combler le silence ; même s’il y a de ça aussi, pour lui faire entendre autre chose que son imagination.

L’enchanteur lui répond avec la même ironie, semblant parfaitement comprendre ce qu’elle ressentait- pas étonnant puisque lui aussi a dû passer par là.
Il reprit sur un ton plus sérieux, et même si au début elle eut du mal à écouter attentivement à travers le bourdonnement incessant, ça lui permit au moins d’entendre autre chose. Des bribes qu’elle avait réussi à écouter, l’enchanteur cherchait à comprendre leurs motivations pour l’aider. Proposer ou provoquer ? « Un peu des deux en fait, je crois qu’ils se sont attribués les rôles. » Elle aurait presque pu en rire, si la situation n’était pas aussi sérieuse et même dangereuse.

L’énervement commençait à se voir sur son visage, et même si elle s’efforçait d’appliquer les quelques conseils qu’on lui avait déjà donnés, les mots pouvaient parfois être aussi tranchants que les lames, mettant son âme à vif, tant il s’appuyait sur des faits réels et immuables.

Elle tritura sa bague, qu’elle n’avait pas conscience de faire jusqu’à présent. Lachlann voulait des réponses, mais elle n’était pas sûre de ne pas faillir en les prononçant, et elle détestait donner raison aux gens quant à sa faiblesse évidente. Tiens, une autre chose que les démons tenaient sur elle.
« D’abord, ils parlent de m’aider à  retrouver ma famille,» les mots sont prononcés lentement au prix de lourds efforts, nul doute qu’elle sera épuisée après ce cours. « Puis maintenant ils semblent, » le démon qui parle n’a pas l’air d’être le même, « qu’ils préfèrent me provoquer » pour reprendre les mots de l’enchanteur, « et m’informer… » elle n’arrive pas à cacher l’amertume dans sa voix « que mes parents doivent être contents d’être délivrés d’un tel fardeau. » Elle ne réussit pas à ajouter et une joie pour mon fiancé, elle sent qu’elle a atteint sa limite, un peu plus et elle se mettrait à pleurer.

La tension dans ses muscles lui fit mal, malgré la fraicheur agréable de la pièce elle a chaud comme en témoignent la sueur qu’elle perçoit dans son dos. Les démons avaient fait fort aujourd’hui, l’angoisse germa dans son esprit, allait-elle réussir à leur résister ? Était-elle assez forte ? Elle craignait que non, et à entendre leur ricanement comparable au crissement des chaises, très désagréable donc, c’est ce qu’ils cherchaient.
Elle avait déjà dû ravaler sa fierté et sa honte pour demander de l’aide auparavant, alors aujourd’hui elle avait moins de mal à accepter qu’on l’aide parce qu’elle n’était plus capable de se débrouiller seule. Une petite voix néanmoins craignait qu’il voit en elle un échec et que l’apaisement apparaisse comme la seule solution, c’est ce qu’elle redoutait le plus.

« Un peu des deux en fait, je crois qu’ils se sont attribués des rôles. »

Ils sont doués.
Pas spécialement meilleurs qu’avant, les démons ne changent pas selon le temps, mais ils sont bons.
Et différents. Plus unis que les siens. Ceux qu’il entend n’ont jamais cessé de lutter entre eux pour s’arracher son oreille, comme si être celui qui le ferait basculer était plus important que la réussite en elle-même. Il comprend – seul un peut posséder son corps.

Et tu as promis que ce serait moi.

Il secoue la tête, fronce les sourcils, réservant le moment à Ailis et ses démons au diabolique esprit d’équipe. Pour se rendre plus sympathiques ? Parce qu’ils la savent moins individualiste ? Il peut se fier à leurs évaluations s’il les discerne, et celle-ci est… intéressante.

N’avons-nous pas déjà établi que se reposer sur des alliés ne t’apporte rien de bon ? Pourquoi perdre ton temps avec elle ?

« … mes parents doivent être contents d’être délivrés d’un tel fardeau.
– Parce que tu as refusé leur aide, probablement. La prochaine étape sera sûrement la vengeance, ou l’abandon, selon leur nom actuel. Je n’ai pas besoin de savoir, interrompt-il toute réponse, c’est entre eux et toi et un jour, tu auras ce que tu n’as pas aujourd’hui. Il est des sentiments auxquels on n’échappe pas. »

Son regard fuyant ne lui a pas plus échappé que la bague à son doigt, la cane qui avait roulé au sol et les cheveux qui se sont échappés comme par magie de sa caricature de coiffure. Il ne sait ni ce qui a réveillé des souvenirs si forts – la porte, le pansement ? – ni quels souvenirs ça peut être, son passé aussi mystérieux que celui de la plupart des apprentis, mais il sait ce que c’est d’entendre de voix étrangères ce qu’on refuse de penser. Ce qui est justement la chose à ne pas faire. Elle sera souvent seule avec elles, il faut apprendre à les gérer sans aide et sans en avoir l’air.

« Si tes proches sont heureux de ton départ, est-ce une mauvaise nouvelle ? Ils sont heureux. Tu ne leur dois plus rien. Cela change-t-il quelque chose à ta vie ? Ce que vous avez vécu ou ton avenir ? »

Pour sa part… Son avis importe peu. C’est à Ailis de trouver son propre raisonnement. Il peut lui apprendre cela et l’aider à se faire aux démons, mais la bague brille, la bague rappelle qu’il y a sous les émotions des sentiments, la bague rappelle que la réalité peut couper court à beaucoup d’attaques. Il ne peut l’immuniser contre les dards de la tentation, mais il peut s’assurer que ses nerfs ne soient pas à nu sous leurs assauts. Chaque crainte effacée est une torture de moins. Il se redresse sur sa chaise.

« Crois-tu que tu es un fardeau ? »

« Si tes proches sont heureux de ton départ, est-ce une mauvaise nouvelle ? »

La phrase est très dure à entendre, mais après quelques secondes en suspens, à réfléchir, il a raison au fond et elle le sait. Cela n’enlève rien à sa douleur, mais si c’est vrai alors sa famille n’en souffre pas, ce qui est bon pour eux en soi. Même sans être là, elle ne veut pas être un poids pour eux.

« Tu ne leur dois plus rien.»

C’est peut-être cela aussi, mais elle n’arrive pas à oublier tout ce qu’elle leur doit alors elle a du mal à l’accepter. L’enchanteur a néanmoins encore raison, ça ne changera ni son passé ni son futur ce que sa famille pense- ça peut la faire souffrir tout au plus.

« Crois-tu que tu es un fardeau ? »

C’est la première fois qu’elle releva la tête vers lui depuis le début de leur échange. Dans ses yeux, elle ne décela pas l’indifférence qu’il affichait d’habitude quand il lui balançait des vérités ou des piques, cette fois, c’était une vraie question, sérieuse, qui attendait donc une réponse sérieuse.

Un fardeau, la première chose qui lui vient à l’esprit est « oui. » Après sa maladie, elle n’était rien d’autre qu’un fardeau pour sa famille, trop gentille pour l’abandonner ou abréger ses souffrances, mais elle le voyait bien dans quelques regards furtifs qu’elle était une bouche à nourrir- une larme roula sur sa joue elle fit comme si elle n'existait pas, on avait dit pas de faiblesse- inutile aux travaux de la ferme, à la survie de la famille.

« Et non » un sourire furtif passa sur ses lèvres, à force de faire des réponses comme ça l’enchanteur allait encore râler.


Dès qu’elle fut remise, façon de parler, elle chercha aussitôt un moyen de se rendre utile. Elle ne chercha pas bien longtemps, Celeste avait demandé à Niklaus de lui partager son savoir en herboristerie alors elle en fit de même, ne pouvant plus travailler aux champs elle put consacrer plus de temps à cela. Elle y ajouta même l’écriture avec un simple bâton et la terre du potager, mais ni Niklaus, ni elle n’avaient de gros moyens. Elle continua aussi à apprendre les chiffres, et oui même les paysans en connaissaient un minimum, sinon difficile de quantifier et vendre leur récolte, ainsi elle pourrait aider son futur mari dans sa forge. Et le reste du temps, elle gardait ses frères ou aidait à la maison.

Niklaus fut vraiment d’une grande aide dans cette période sombre de sa vie, et elle ne le remerciera jamais assez- même si trop humble il refusait de les entendre la plupart du temps.

Elle put même par la suite s’allier à sa sœur pour aider à subvenir à leur besoin, Celeste allait (parfois avec ses frères) chercher les plantes dans la forêt, et elle les préparait pour faire des infusions. Ils en donnaient à leurs voisins qui les remerciaient en leur donnant quelque chose en échange.
Bien-sûr elle n’oubliait pas Niklaus et lui en donnait toujours une partie gratuitement pour lui et ses paroissiens les plus démunis.

Le plus important, et que finalement elle avait réussi à prouver à sa famille et sa belle-famille qu’elle était toujours là, prête à aider. « Disons que je pense avoir su me rendre utile là-bas. » Maintenant elle espérait pouvoir faire de même et trouver sa place et son utilité ici.

Elle souffla retrouvant un peu de calme, les paroles du mage qui continuait de tourner dans sa tête l'avaient aidée. Elle comprit alors qu’elle devait relativiser, ne pas voir que le noir comme les démons le faisaient.

« J’ai réussi à m’adapter. » Sa main se posa sur sa bouche, étonnée elle-même d'avoir parlé à voix haute mais ça lui fit du bien, ça chassa un peu ses angoisses et sa peur d'elle-même. Elle était capable après tout ?

Il le fallait.

La vie est une accumulation de frustrations qu’il vaut mieux ne pas partager pour qu’en échange personne n’offre les siennes ; un marchandage éternel qui récompense l’échec, par la mort au mieux, par des sentiments au pire. Garder ses faiblesses pour soi et ne pas se laisser contaminer par celles des autres est la deuxième chose qu’on apprend après « sauf moi, je dois tout savoir » – dans les bons milieux du moins, car personne ne va prêcher cette bonne parole là où l’épidémie est déjà trop étendue. La deuxième règle prime de loin sur la première.

Jusqu’au point où ses propres frustrations sont si fortes qu’on a plus à gagner qu’à perdre à les partager, et que dans un élan regrettable, on se laisse tromper par l’espoir des basses classes. Mais bien sûr, cet espoir n’est que le masque d’un ver qui cherche à planter ses dents et déverser son poison dans quelqu’un d’autre – une fois qu’on a pris gout au masque, bien sûr, donc on se gave d’antidote en espérant qu’un peu passera dans les veines de la sangsue. On essaie, parce qu’abandonner maintenant serait admettre à ce nous étranger qu’on a fait le mauvais choix.

Et on se prend des « oui et non ».

Dix fois on a pensé à laisser tomber, bien sûr, à chaque réponse trop faible ou absente, mais la bestiole est difficile à ignorer quand elle hante une tour au lieu d’une ville – et puis, avant l’autre nous il y a nous, guère plus cléments envers nos propres erreurs. Mais parfois on regrette vraiment. L’honneur nous perdra, un jour. Il est trop tard pour partir en tout cas, raisonnons-nous, alors on ne soupire que mentalement et se contente d’un silence qui en dit long – on a l’habitude de rester de marbre alors qu’intérieurement on rêve de tout plaquer et vivre dans un grenier. Un joli grenier tout en bois, toujours éclairé par le soleil, sans âme qui parle, avec quelques animaux tout au plus.

La question n’est pas difficile, en plus. Enfin, aucune ne l’a jamais été, mais celle-ci demande un simple constat : on sait si on se sent fardeau et on sait pourquoi, non ? Elle a intérêt à trouver mieux à dire sinon, et c’est une promesse, elle devra se débrouiller toute seule avec une salle vide pendant qu’on se plaint avec les voix qui elles, au moins, savent faire la conversation. C’est quand même fou d’être pire compagnie qu’un démon.

La promesse, sincère qu’elle soit, ne suffit pourtant pas à effacer le passé, alors on attend un peu plus longtemps qu’on ne le ferait avec une inconnue. L’effet des larmes ou de l’investissement qui a su rendre l’apprentie agréable si ce n’est précieuse, peu importe.

« Disons que j’ai réussi à me rendre utile là-bas. J’ai réussi à m’adapter. »

Ah bah enfin, quand même ! On aurait pu entendre ça directement au lieu de passer dix minutes à attendre, mais passons. Peut-être pourra-t-on le mettre sur le dos des voix qu’elle entend et qui l’ont distraite… Ce qui n’est pas  bon signe non plus, cela dit. On observe son visage un instant, à la recherche des égarements d’il y a quelques minutes, mais elle a l’air présente, concentrée sur nos paroles. Que nous n’avons toujours pas préparées, bien sûr, mais elles viennent facilement – Ailis a laissé une zone d’ombre, après tout.

« Dans ce cas tu n’es pas un fardeau. Tant que la vie n’est pas plus difficile avec toi que sans, c’est bon. »

Se demandera-t-elle comment on la voit, nous ? Voilà qui clôt cette question, et on décide d’ignorer les tourments pas très intérieurs de la jeune fille pour des conseils plus généraux. Les démons sont trop créatifs pour se laisser abattre par une idée contestée, après tout – on en sait quelque chose.

« Les démons prennent des sentiments très réels pour base, donc les ignorer sera difficile pour toi. Essaie plutôt de remonter leurs mots pour mieux cerner ce que tu ressens vraiment, quand ce n’est pas amplifié. »

Amplifié, détourné, presque inventé… Ils sont doués. Et assez pratiques pour qui sait écouter, mais peu le savent et Ailis n’est en aucun cas prête ne serait-ce qu’à l’envisager comme possible – il faut déjà assez longtemps pour apprendre à résister à la tentation, on ne va pas jouer avec le feu et demander aux mages de s’y exposer par curiosité. Les démons aussi sont un don du Créateur, mais il vaut mieux ne pas trop le partager.

Après un agacement très visible sur le visage de l’enchanteur, dont elle n’en comprend pas le sens- elle voit en être la source, mais peine à comprendre ce qu’elle a fait de travers. Il ne voulait pas trop de détails ? Eh bien voilà, une réponse claire et concise, à moins qu’il ne sache pas ce qu’il veut, soupira-t-elle intérieurement. Bref. L’enchanteur reprit la parole.

« Dans ce cas tu n’es pas un fardeau. Tant que la vie n’est pas plus difficile avec toi que sans, c’est bon. »

Ce n’était pas totalement vrai, puisque la vie de sa famille avait été bousculée pendant un temps, mais comprenant qu’elle ne baissait pas les bras et chercherait à les aider, ils ont été indulgents, peut-être que l’amour qu’ils lui portaient avait aussi joué, malgré leur pauvreté.

« Les démons prennent des sentiments très réels pour base, donc les ignorer sera difficile pour toi. Essaie plutôt de remonter leurs mots pour mieux cerner ce que tu ressens vraiment, quand ce n’est pas amplifié. »

Elle se repassa les mots de l’enchanteur et décortiqua leur sens, au moins quand elle faisait ça les voix se tarissaient.

« Vous voulez dire que je dois connaître mes faiblesses pour ne pas leur laisser cet avantage-là ? Que ça me permettra de mieux les contrer ? »

Cela avait du sens, si on sait ce qui nous atteint, on peut se préparer et ainsi mieux supporter le choc. Après encore fallait-il réussir ce travail sur soi, parfois on préfère vivre dans le déni. Le voyant se dérider un peu, elle poussa plus loin ses questions.

« Et quand ils se contentent de juste nous ennuyer avec des répliques agaçantes. Quelle est la stratégie ? »

Lachlann hoche la tête.

« On peut dire ça comme ça.
– Et quand ils se contentent de juste nous ennuyer avec des répliques agaçantes. Quelle est la stratégie ? »

La même que face aux cris des apprentis bravant le couvre-feu. Qu’est-ce qu’il en sait ? C’est le genre de petites gênes faciles à ignorer pour lesquelles il n’a pas de moyen miracle, surtout qu’elles sont généralement rares – il n’y a aucun profit à gaspiller toutes ses occasions jusqu’à ce que les meilleures perdent leur impact.

« Ignore-les ? Si jamais ça devient si fort que tu n’entends rien d’autre, il parait que chanter aide. Cherche ta voix dans la cacophonie et prends-la comme le fil rouge qui te ramènera à la réalité. » Il hausse les épaules. « Ils le font peut-être beaucoup maintenant, mais ils se calmeront dans quelques mois, le temps de se lasser de leur nouveau jouet. »

Cela faisait un peu moins d’un an que ses pouvoirs s’étaient révélés et que son esprit s’était ouvert aux intrusions, n’est-ce-pas ? Une fois qu’elle et eux y seraient habitués, ce ne serait pas pire que les remarques des autres mages et templiers sur son passage.

« Ça va mieux ? »

« Ça va mieux ? »

« Oui, Messer. »

.

Après avoir réglé le problème des démons et approfondi le cours à ce sujet pendant une bonne heure - Ailis avait conscience qu’il y avait encore du travail, mais l’enchanteur avait réussi à la rassurer- la conversation se fit plus légère.

Le sujet du jour ? La campagne, tout était parti de la discussion sur ce qui avait attiré les démons : les souvenirs de sa famille, le vent frais du dehors infiltré par une porte mal refermée fit le reste.

« Les soirs les plus froids on faisait chauffer des pierres, astuce de mère, » adossée contre la chaise, le regard dans le vague Ailis se remémorait sa vie d'avant, « dans une casserole, l’âtre était au centre de la maison. » Son sourire se fit nostalgique, « c’est là qu'on entrait en jeu, mes frères, ma sœur et moi. On construisait une cabane, avec les chaises, la table et les couvertures au-dessus de l’âtre, comme ça la chaleur restait dedans.»

Elle fit la moue, « bon fallait faire attention à prendre large, histoire de pas faire cramer les chaises ou les couvertures ! On se mettait ensuite tous en dessous avec de la paille pour plus de confort, quand il en restait pour nous. » Elle leva un doigt en l’air, « toujours en faisant attention. Et on dormait tous là. On avait un stratagème similaire pour les animaux, » ajouta-t-elle.

Elle jeta un regard à Lachlann assis en face d'elle, dans une posture décontractée, « ça va vous sembler bizarre mais malgré le froid menaçant et le sol pas franchement agréable, j’aimais bien ces moments, on était comme dans une bulle hors du temps…des soucis, parenthèse agréable, il nous arrivait même de jouer quand le sommeil se faisait attendre. »

Elle se redressa pour s'adosser à la table « Et vous, à quoi occupiez-vous, vos froides soirées d'hiver ? »

Pittoresque.

S’il fallait mettre un mot sur ce que lui décrit Ailis comme s’il s’était agi du paradis, c’aurait été cela ; s’il y avait droit à deux mots, pittoresque et déprimant. Les paysans existent dans sa conscience, bien sûr, aussi havenois que les bourgeois sous sa fenêtre, mais comme des concepts lointains, et ce qu’il entend ne les rapproche aucunement. On dirait plus des tribus lointaines que des hommes, et l’idée qu’ils puissent en être satisfaits est inconcevable. La chaleur était agréable, certes – la famille appréciable, pourquoi pas – la proximité, si vraiment on aimait la pauvreté, pouvait plaire à certains. Mais s’en contenter, comme si survivre grâce à une casserole et une poignée de briques était un succès et une fierté ? Il n’y voit pas beaucoup plus qu’une perte de temps inexcusable.

« Et vous, à quoi occupiez-vous, vos froides soirées d’hiver ? »

Une image, souvenir ou fabrication, d’eux trois et d’un bébé brun mâchonnant le tisonnier ; puis le bébé s’efface, remplacé par une Eibhlin minuscule, mains tendues face aux flammes qui dansent à son gré ; tous des mensonges. C’est il y a si longtemps – Tiarnan et Eibhlin n’étaient pas nés quand il est parti.

Puis Fiona, très floue dans le couloir tremblant, Mère qui cherche des allumettes, Père qui s’interrompt pour replacer le col de sa cape et promettre de lui expliquer quand montrer qu’on a froid et quand se contenter du tissu le plus fin, un jour ; des tables, grandes et petites, deux tapis et le crépitement du feu. C’est déjà plus vrai – on ne s’assied pas par terre chez les Vaël.

« Les mêmes choses. Se tenir au chaud, classer les livres qu’on brûlerait en premier… Certains faisaient des concours de dessin sur vitre. Ceux en éléments, généralement. Les apaisés venaient régulièrement s’assurer que nous avions assez de bois, et certains restaient profiter du chaud du dortoir le temps d’une partie de cartes avant de partir. Ce n’était pas très différent des soirées d’été, à part qu’on ne pouvait pas s’éviter sans geler dans une salle vide. »

Parler du Cercle est plus facile, et pas moins vrai, et un sourire doux efface l’arrière-gout écœuré du récit des pauvres. Pas si différent, au fond, à part que les apprentis tuaient le temps sur des lits.

« Ma sœur adorait venir à cette époque. » Peut-être parce que contre le froid Eugénie était obligée de la serrer plus fort. Il haussa les épaules, détendu, et retourna son regard clair, perdu vers la fenêtre, sur Ailis. « Tu as déjà dû en avoir un aperçu ces derniers mois. Ceux qui sont ici depuis un moment forgent des liens qui se réveillent chaque hiver, même s’ils ne s’adressent pas la parole de toute l’année. »

Elle ne manqua pas le dédain dans les yeux de son interlocuteur, quoi le quotidien paysan était d'un tel ennui ? Désolée de ne pas avoir une maison de la taille d'un champ comme vous. Et navré de passer nos journées les pieds dans la boue, pour remplir vos estomacs.
Elle ne peut cependant s'empêcher de sourire en repensant aux paroles de son père, quand après une dure journée de travail il pestait contre la noblesse.

« Ce n’était pas très différent des soirées d’été, à part qu’on ne pouvait pas s’éviter sans geler dans une salle vide. »


Oui l'été était plus agréable en ça, pas besoin de chercher désespérément un coin au chaud. Bon, après la chaleur étouffante de certains après-midi n'était pas toujours des plus agréables.

« Ma sœur adorait venir à cette époque. »

Elle ne manqua pas la nostalgie avec peut-être une pointe de tristesse dans sa voix. La séparation avec la famille était dure pour tout le monde après tout. Même pour les riches arrogants et prétentieux.

« Tu as déjà dû en avoir un aperçu ces derniers mois. Ceux qui sont ici depuis un moment forgent des liens qui se réveillent chaque hiver, même s’ils ne s’adressent pas la parole de toute l’année. »

Elle souffla du nez amusée.

« En effet, c'est l'un des rares moments où je peux converser avec mes camarades de chambre. »

Évidemment ils l'avaient mis avec d'autres apprenties de son niveau social pour éviter les problèmes. Il y avait une fille de fromager, qui adorait parler du métier de ses parents et Ailis aimait beaucoup l'écouter. Elle parlait en retour des travaux aux champs parfois et des quelques animaux qu'ils avaient également, mais rien qui n'égalerait leur bergerie, ni leur autre camarade, fille de pêcheurs, un peu plus aisés qu'eux.

« C'est vrai qu'il est parfois préférable de supporter la conversation ennuyeuse sur des rideaux. » Petit coup d'œil espiègle à Lachlann. « Plutôt que de risquer des engelures et perdre une main… un pied. » Souligna-t-elle plus sévèrement, le nombre de fois où ses parents lui avaient dit de faire attention. « La campagne et l'hiver à Cairnyr ça ne pardonne pas. »

Elle reprit plus guillerette.

« Et puis ça me change du reste du temps, ou je ne peux pas rejoindre leurs jeux, et je me contente de regarder de loin. Peut-être devrais-je me faire embaucher comme arbitre ? » Le sarcasme était presque trop facile, allégeant la réalité moins agréable.

« En effet, c'est l'un des rares moments où je peux converser avec mes camarades de chambre. »

Ce n’est pas toujours évident, entre les affinités et l’intimité. Il la suppose plus isolée que lui ne l’a été, mais il comprend – l’écart, même s’il est censé être effacé par la Chantrie, sépare et ralentit les rapprochements. Sa façon de le dire est un peu pathétique et ne laisse aucune place à l’espoir d’un changement, incomparable avec sa propre approche et intégration fulgurante peu de semaines après l’arrivée, mais il laisse passer sans commenter.

« C’est vrai qu'il est parfois préférable de supporter la conversation ennuyeuse sur des rideaux. » Peut-être qu’il aurait dû. « Plutôt que de risquer des engelures et perdre une main… un pied. La campagne et l'hiver à Cairnayr ça ne pardonne pas.
– Cairnayr ne connait pas les rideaux ? » Il s’installe mieux sur sa chaise, jambes croisées, un sourcil moqueur accompagnant la pique. « Il fallait le dire, le Prince vous en aurait envoyés. J’espère que tes camarades de chambre t’ont suffisamment expliqué combien ils peuvent faire pour l’isolation… »

Il admettra que les siens n’ont aucune utilité autre qu’esthétique, pas tirés depuis des années, mais elle n’a pas besoin de savoir ; elle a déjà trop deviné que c’est une décoration à laquelle il tient, sans qu’il ne lui en ait dit un mot, pour avouer que c’est un lien frivole à son autre vie. Il n’a pas menti, de toute façon – ils sont réellement utiles à d’autres – de quoi parlent les pauvres si ce n’est des rideaux salvateurs qu’ils n’ont pas ? Obsédés par la survie qu’ils sont, ils laissent les solutions au second plan des distractions ? Ça doit être pour ça qu’ils sont encore pauvres. Il tente d’imaginer un hiver où le bois est compté et où il faut le chercher dehors, sous la neige qui efface le chemin à peine frayé. Des mois où le vrai amusement est dehors avec la mort, où la chaleur de l’intérieur est compromise et faiblarde. Contrairement aux nobles, Ailis a de la chance d’être venue au Cercle, conclut-il. C’est un miracle qu’elle ait survécu si longtemps à Cairnayr – et pourtant elle voudrait y retourner…

« Et puis ça me change du reste du temps, ou je ne peux pas rejoindre leurs jeux, et je me contente de regarder de loin. Peut-être devrais-je me faire embaucher comme arbitre ? »

Elle devait jouer avec ses petits frères, chez elle, si elle se plaint d’ici ? Ça devait être mignon. Il hausse les épaules – il n’a jamais eu ce problème, jamais eu de mal à se faire les amis qu’il voulait – certains attirés par son nom, certains sincères – alors il ne voit pas vraiment quoi dire.

« Tu veux un sifflet pour ton anniversaire ? » Il fronce les sourcils, pensif. « C’est quand, d’ailleurs ? »

« Cairnayr ne connait pas les rideaux ? Il fallait le dire, le Prince vous en aurait envoyés. J’espère que tes camarades de chambre t’ont suffisamment expliqué combien ils peuvent faire pour l’isolation… »

Elle l'a bien cherché mais elle l'assume totalement. Elle répond d'un air désinvolte.

« Nous les pauvres on a rarement une chose, une utilité. Alors oui aussi ignares que nous sommes, nous connaissons les rideaux, mais ce ne sont que de vulgaires tissus aux motifs débraillés, mosaïques aux vestiges de leurs anciennes appartenances. »

Coude sur la table, tête soutenue par sa main, « mais quelle générosité, j'ignorais que ça en existait par chez nous. » Le ton est léger, même si ça soulève chez elle des sentiments plus complexes, comme l'indifférence et le mépris qu'elle a souvent observé à leur égard. « Si j'avais su… ça m'aurait évité de me les geler en hiver. » Avec les tensions actuelles la condition paysanne avait été reléguée au dernier rang de leurs soucis, mais il se sera toujours temps pour la noblesse de s'inquiéter quand leurs assiettes se videront, faute de paysans en état de travailler, ou faute de paysans tout court.

Elle le voit bien caché au fond des yeux de son interlocuteur, le dédain et le dégoût pour son espèce, mais c'est l'ignorance d'un homme qui croit tout savoir de par son éducation et sa naissance. Parfois elle espère que les gens puissent changer, encore faudrait-il qu'ils se rendent compte à quel point ils sont insultants. Frère Niklaus dit que si on se donne les moyens -et si on est suffisamment patient et indulgent très indulgent- on peut changer le regard des autres, mais plus elle le regarde et plus elle se demande si c'est seulement possible.

Alors elle décide de laisser couler encore une fois, même si ça lui coûte un peu de sa patience, et continue son histoire, sa bonne humeur revenant en force. Puis elle le voit réfléchir quelques secondes -sûrement en recherche d'une autre pique- mais non.. cette fois c'est elle la mauvaise langue.

« Tu veux un sifflet pour ton anniversaire ? »

Elle le regarde surprise et commence à ouvrir la bouche mais ne sait pas quoi répondre, heureusement sans s'en apercevoir il résout son dilemme en continuant.

« C’est quand, d’ailleurs ? »

Encore étonnée par le changement soudain d’attitude de l’enchanteur, elle reste une seconde ou deux sans rien dire, après le dédain, la considération ? Cet homme est une énigme, une énigme pour lui-même certainement sourit-elle.

« Le 22 Marchiver » ayant repris ses esprits, elle reprend plus espiègle. « Vous n'avez pas peur que je devienne insupportable avec un sifflet ? » avant de poursuivre sérieusement « Et vous c'est quand votre anniversaire ? »

Pas sûre qu'elle ait grand-chose à offrir, mais ne dit-on pas que c'est l'intention qui compte ?

Comme quoi la vie à dure n’aiguise pas forcément l’esprit.

« Pauvre petite, ironise-t-il. Tu devrais abandonner la poésie, elle ne fait que mettre en valeur les vestiges de ton manque flagrant d’intelligence. »

Son potentiel se serait-il éveillé, serait-il seulement né, sans l’influence du Cercle ? C’est une question pour un autre jour, quand ils seront moins près de se disputer ou quand il aura plus de motivation pour ce faire.

« Tu ne devrais plus avoir ce problème ici, au moins, » offre-t-il pour terminer sur une note plus positive – n’ayant naturellement en tête pas les malentendus sur les achats des nobles mais le froid, qu’il imagine aisément douloureux sans l’aide du Cercle. Il limite ses propres sorties en hiver pour une raison…

La tentative semble avoir marché, puisqu’ils passent à autre chose, puis autre chose encore, la blessure initiale oubliée et la rancœur éveillée également ; même si l’heure de partir arrive vite, ils ont le temps de ficeler la conversation plus adroitement que n’importe quel papier cadeau. Avec même un sourire poli au moment de se quitter.