Isbeil ne regrettait pas son dessert.

L’apprentie remontait les couloirs du Cercle d’un bon pas, serrant précieusement contre elle le résultat de son acharnement. Le fil de laine était doux contre la pulpe de ses doigts, et un sourire satisfait étira ses lèvres alors qu’elle baissait la tête pour admirer sa belle couleur blanc crème. Non, elle ne regrettait vraiment pas son dessert.

Si elle le lui avait demandé, Lachlann aurait sûrement accepté de l’aider à réunir tout ce dont elle avait besoin, mais Isbeil tenait à ne pas trop se reposer sur l’Enchanteur. La pelote devait être utilisée pour une occasion aussi spéciale que merveilleuse et, pour fêter un miracle, elle voulait un cadeau qui soit entièrement le fruit de ses efforts. Isbeil avait donc surmonté sa timidité et négocié. Elle avait porté du courrier et du thé à toute heure, rendu et emprunté des livres dans un incessant ballet, pris des notes à en avoir mal aux mains… et parfois sacrifié une partie de son repas. « Tu pourras garder les aiguilles. » L’enchanteresse avait sûrement eu conscience d’avoir un peu abusé de cette jeune fille trop serviable, à moins qu’elle n’ait su qu’aujourd’hui était un jour particulier. « Cette paire ne me manquera pas. »

Pour autant qu’Isbeil puisse en juger, avoir vingt ans n’était pour l’instant pas très différent d’en avoir dix-neuf. Son anniversaire allait toujours de pair avec une visite d’Eiric et, depuis son arrivée au Cercle, c’était là le seul plaisir que pouvait lui offrir cet évènement auquel elle n’accordait plus autant d’importance que l’enfant insouciante qu’elle avait été autrefois. Mais peut-être cela était-il sur le point de changer : cette année, c’était sur les adorables attentions de Varina et Ailis qu’elle s’était réveillée. Ses nouvelles amies avaient-elles eu alors conscience de lui offrir le plus beau des présents : une nouvelle raison d’attendre et d’apprécier le 25 Marchiver ?

L’apprentie pénétra dans le dortoir, désert à cette heure de la journée. Elle avait voulu profiter de la pause entre les leçons pour ranger ses nouvelles possessions dans son coffre et c’est là qu’elle le découvrit : sur le couvercle au bois marqué par des générations de jeunes mages. Le paquet était sobre, uniquement orné de son prénom tracé dans une écriture soignée qu’elle reconnut aussitôt. Elle le soupesa, d’abord curieuse – Que contenait-il ? – puis perplexe – Pourquoi ne pas le lui avoir donné en personne ? – et enfin décidée. Les cours ne recommenceraient pas tout de suite : elle avait largement le temps.

Cette fois ci, c’est une boite à la main que les membres du Cercle qui ne déjeunaient pas purent voir déambuler la cadette Byrne. Il n’était pas au réfectoire quand elle l’avait quitté, et elle commença par les lieux les plus évident : son bureau et la bibliothèque. Elle ne l’aperçut pas non plus lorsqu’elle jeta un coup d’œil aux jardins à travers une fenêtre couverte de givre.

C’est par hasard qu’Isbeil s’arrêta devant la porte entrouverte de la réserve pour souffler un peu. Elle s’apprêtait à repartir, prête à braver à nouveaux les innombrables escaliers du Cercle, lorsqu’il lui sembla entendre une voix.  Timidement, elle passa la tête dans l’ouverture pour trouver le mage penché sur une étagère.

« Enchanteur Vaël ! » s’exclama-t-elle gaiement en pénétrant cette fois-ci franchement dans la pièce. « Je viens de trouver votre paquet ! »

Ledit paquet fut aussitôt tendu comme une preuve. Sur le visage d’Isbeil brillait un sourire aussi éclatant que le reflet du soleil sur la neige. Son regard noisette était illuminée par une excitation qui n’avait fait que croître au fil de sa recherche. L’apprentie avait commencé par se le répéter : elle n'avait pas dix mais vingt ans ; avant de décider de ne pas s’en soucier. C’était agréable, après un début d’année si lourd, de laisser pour une fois la joie prendre le dessus.

« Si vous le permettez, j'aimerais l’ouvrir avec vous. »

Si la découverte du paquet l’avait ravie, entendre Lachlann lui souhaiter un bon anniversaire la plongea dans un enchantement parfait. Ce n’était pas le cadeau en lui-même – Isbeil ne se serait pas vexée qu’il ne lui offre rien et ne s’était même pas attendu à recevoir quoi que ce soit – mais savoir qu’il avait pensé à elle la touchait au-delà des mots.  

« Si ça te fait plaisir, j’imagine que je n’ai rien de trop urgent à faire. »

La jeune femme remarqua enfin le panier coincé sous le bras du mage, déjà rempli de quelques fioles et sachets. Evidemment : personne ne venait dans la réserve sans raison. Flacon en main, Lachlann ne semblait toutefois pas contrarié d’avoir été interrompu dans sa tâche.

« Préfères-tu le faire ici ou dans mon bureau ? J’ai des fraises et sûrement un peu de lait, mais je comprendrais que tu aies d’autres plans. » proposa-t-il sans se départir de son sourire.

Des fraises en plein hiver et alors qu'un enclin menaçait ? Les enchanteurs supérieurs étaient décidemment loin de partager les difficultés en approvisionnement des apprentis. Ou peut-être était-ce simplement Lachlann qui disposait de bons contacts. L’héritier déchu avait toujours semblé un peu à part des autres membres du Cercle, moins écrasé par l’absence de liberté.

L’apprentie imaginait déjà le goût sucré et acidulé du fruit sur sa langue. La saveur du printemps alors que la neige et le vent continuaient de mordre au dehors… La proposition était aussi tentante que la voix suave d’un démon. Isbeil se doutait bien que, si elle la laissait filer, une telle occasion ne se représenterait pas de sitôt.

« Ne vous dérangez pas pour moi. » répondit-elle pourtant.

Elle s’approcha de l’étagère qui avait intéressé l’enchanteur. Cette dernière, légèrement de biais, avait sûrement été déplacée pour faciliter l’accès aux autres rangements qu’elle apercevait derrière. Un regard circulaire permettait de se rendre compte que la pièce avait probablement souffert du passage de mages peu soigneux et aurait eu besoin d’une bonne réorganisation.

« Cela peut attendre que vous ayez fini ici. Je peux vous aider ? »

Anniversaire ou non, Isbeil restait Isbeil : toujours prête à offrir son assistance, et cela même si l’assouvissement de sa curiosité devait s’en retrouver différé.

« Tu veux m’aider à chercher ? »

A la deuxième demande de l’Enchanteur, le visage de l’apprentie avait légèrement pâli. Isbeil fuyait la plus innocente colombe et tremblait face aux rapaces de son frère, mais tout cela n’était rien face au malaise que suscitaient chez elle les oiseaux nécrophages. Leurs habitudes alimentaires participaient à l’équilibre de Sa création en évitant la propagation de maladies, elle le savait, mais rien qu’imaginer leur tête dépourvue de plume et leur bec sanglant suffisait à lui retourner l’estomac.

« De la grâce et des… yeux. C’est compris. » acquiesça-t-elle avant de poser le paquet en lieu sûr.

Au moins les fraises ne la tentaient plus.

Isbeil secoua la tête, chassant les volatiles et leurs petits yeux perçants de ses pensées pour leur superposer l’image des délicates clochettes bleu pâle des grâces cristallines. Elle avait toujours apprécié la beauté aérienne de ces fleurs qui semblaient perpétuellement sur le point de tinter dans la brise.

« A quoi vont vous servir ces ingrédients ? » s’enquit-elle après une hésitation.

L’apprentie plissa les yeux dans un effort : le contenu des bocaux relégués au fond de l’étagère n’était que formes incolores et difficilement reconnaissables.  Sa main se tendait parfois pour les approcher doucement de la lumière et révéler ainsi une inscription manuscrite. Canelle, elfidée, embrium, girofle… Isbeil était si concentrée sur sa tâche qu’elle ne remarqua que Lachlann – ou elle même – s’était rapproché que lorsque son coude le heurta, heureusement sans violence.

« Si tu comptes rester, assieds-toi au moins. » répondit-il à ses excuses empressées. « Il est déjà assez difficile de circuler tout seul. Et puis, n’étais-tu pas venue pour une raison ? »

La jeune femme récupéra son paquet, tira d’un recoin de la pièce un tabouret puis chassa de sa main libre la fine couche de poussière qui s’y était déposée avant de s’asseoir. Son dos était droit, sa jupe sagement ramenée contre ses jambes. Dans un élan de coquetterie – parce qu’elle attendait une visite d’Eiric – elle avait vêtu sa plus belle robe. Rien de bien extravagant : la coupe simple et la couleur neutre étaient celles des tenues réservées à toute apprentie, mais les discrètes broderies qui s’épanouissaient sur les manches – menue modification qu’elle se plaisait parfois à suivre du bout des doigts – en faisait tout l’attrait. Le motif ondoya légèrement alors que ses mains dénouaient la mince cordelette entourant le paquet. Elle pouvait sentir sur elle le regard attentif de l’Enchanteur et se rappelait avoir guetté sa réaction d’une manière similaire lors d’un après-midi ensoleillé de Voiréale. Eprouvait-il un sentiment similaire à l’impatience nerveuse qui l’habitait ce jour-là ? Elle accepterait et chérirait pourtant ce présent quel qu’il soit, et sûrement le lui aurait-elle dit si elle n’avait été si occupée à sourire, animée par un enthousiasme qui lui donnait l’impression d’être de nouveau une petite fille.

Enfin, le tissu s’affaissa pour révéler son secret. Le flacon tenait au creux de la paume d’Isbeil, le verre captant les minces rais de lumière si bien que l’encre qu’il renfermait semblait luire. L’apprentie ne l’avait jamais vue, mais c’était de cette couleur qu’elle imaginait l’océan. Les yeux pleins d’étoiles, elle reposa délicatement la bouteille pour se saisir de la plume qui l’accompagnait. Ses doigts la démangeaient, impatients déjà de gratter le papier. L’usage de ces cadeaux serait réservé aux lettres les plus spéciales, dont la première irait au mage en face d’elle.

Les pieds du tabouret crissèrent contre la pierre du sol alors qu’elle se relevait dans un élan soudain. Ses bras frêles entourèrent le mage, se refermant sur le tissu qui couvrait son dos.

« Je l’adore. Merci Lachlann. »

« À empoisonner mon frère.  Ou lui faire un nouveau parfum, fait pas cette tête. »

Isbeil s’empressa d’effacer toute trace d’affolement de son visage.

« Vous ne devriez pas dire cela, même pour plaisanter. »

La voix de l’apprentie avait conservé sa douceur habituelle, atténuant l’aspect quelque peu moralisateur de ses propos. Si les traits d’humours du mage continuaient de la perturber, elle avait fini par comprendre qu’il ne pensait généralement pas ces mots lâchés par amusement.

« Vous auriez des ennuis si l’on vous prenait au sérieux comme je viens de le faire. » continua-t-elle en reprenant ses recherches. « Mais je suis ravie d'apprendre que cette réserve n'abrite pas les yeux de quelques vautours infortunés. »

[…]

C’est en entendant l’Enchanteur supérieur insister sur le sien qu’Isbeil réalisa qu’elle avait utilisé son prénom. Seul. Sans aucune forme de politesse. La relation des deux mages avait évolué au fil des mois. Le jour de la clôture du tournoi, c’était sa main qu’elle était venue saisir pour se rassurer et c’était encore lui qu’elle était venue trouver lorsque la nuit lui avait paru trop menaçante. Depuis cette triste soirée d’Auguste, elle lui avait confié des choses qu’elle n’avait dit à personne d’autre, l’avait laissé lui parler de magie et veiller sur son sommeil, mais jamais encore n’avait-elle osé franchir ce pas.  

Quelques mois plus tôt, l’apprentie se serait promptement répandue en excuses embarrassées. Lachlann n’avait toutefois pas semblé s’offenser de cette soudaine familiarité, aussi recula-t-elle avant de lui adresser un sourire timide :

« Je me suis laissé emporter. J'espère que vous n'avez pas été trop surpris. »

Depuis l’annonce de l’Enclin, la tristesse était plus écrasante, la peur plus étouffante, mais les émotions négatives n’étaient pas les seules à se retrouver exacerbées. Si les occasions de réjouir se faisaient plus rares et les petits bonheurs plus difficiles à apprécier dans la morosité ambiante de cet hiver aussi froid que gris, ils paraissaient aussi plus précieux, plus intenses lorsque l’on finissait par les trouver.

Isbeil serra le flacon. Frais lorsqu’elle l’avait saisi, le verre s’était peu à peu réchauffé entre ses doigts.

« Heureusement que je ne l’ai pas échappé dans ma précipitation. » observa-t-elle avec soulagement. « Je devrais aller ranger tout ça avant la reprise des cours. »

Encre et plume retrouvèrent rapidement l’étoffe protectrice. Le paquet reconstitué, Isbeil le saisit d’une main, désignant de l’autre le panier bien rempli du mage.

« Avez-vous besoin d’aide pour transporter tout cela ? »