Le respect se méritait ou se donnait, selon les gens, mais avec les maitres d’arme il se sentait. C’était comme s’ils avaient un sixième sens pour déterminer qui méritait un salut et qui un regard réprobateur, quand bien même il n’y avait rien à réprouver dans l’immédiat. Chaque échange d’hochements de tête avec un homme de cette espèce lui apportait donc une grande fierté, inférieure de peu à celle de l’approbation de son propre professeur : croiser le havenois qui quittait le terrain fut donc un pas de taille vers la bonne humeur.

« Du nerf, j’entraine pas une pucelle effarouchée ! »

Des mots du vieux maitre Arnth n’entendait que la première moitié, l’autre prenant le raccourci vers ses tripes déjà secouées. Il ne tombait plus souvent, c’était une des premières choses qu’il avait maitrisées – trébucher, chanceler, mais ne jamais toucher le sol – mais ça ne rendait pas les coups plus faciles à encaisser, malgré les dires du maitre d’arme.

« Mais tiens-moi un peu mieux cette épée, on dirait une canne... »

Le geste de bras de l’homme semblait contenir toute l’exaspération du monde, alors que le jeune homme se redressait péniblement. Sa fâcheuse habitude à ne pas se mettre en garde et à lever son arme au dernier moment ressemblait de plus en plus à un crime, alors que le professeur le houspillait avec verve et conviction.

« Ça va, c’est bon, je suis prêt !
– Alors en garde ! Et garde tes pieds plantés au sol, t’es pas une danseuse ! »

Les armes se remirent à s’entrechoquer, cliquetis tombant dans un rythme presque mélodieux dans la cour vide. Il espérait fort que le plus âgé surveillait mieux les alentours, parce que lui n’en avait plus la force après des heures d’entrainement. Il faudrait bien passer au commun avant que la porte ne s’ouvre sur un parent (ou pire, Mallory) – dernière mesure en date pour lui inculquer l’aisance manquante, y faire participer le brave homme se montrait, comme tout ce qu’il faisait, remarquablement efficace. Quoique lent. D’autant plus lent quand la fatigue embrumait les mots et l’échauffement pressait la compréhension…

« T’as des yeux, bon dieu, sers-toi en ! »

La meilleure qualité d’Arnth, c’était qu’il avait des yeux (fonctionnels, même). La deuxième, qu’il avait une ouïe tout à fait décente également. Ce n’était pas grand-chose, mais comme l’avait un jour rappelé l’estimé maitre d’armes payé par son père, c’était mieux que certains, et quelque chose dont il fallait se servir au même titre qu’une hache ou un bouclier – donc l’approche de la gamine ne le prit vraiment pas par surprise. Du coin de l’œil, il l’avait vue sautiller d’une victime à l’autre, trahir avec quelques adjectifs que c’était bien une femme, et tomber, encore et encore. Même si une part de lui s’attendait à ce qu’elle aille enfin se reposer, qu’elle vienne interrompre son entrainement solitaire n’était pas le plus choquant.

« … Oui. »

Plus qu’une approbation, un salut pour lequel elle n’avait pas vraiment laissé le temps. Il l’observa un instant, peu à l’aise avec ce mélange de bonnes manières et de combativité. Ces havenois.

« Je comptais m’en tenir à la hache pour ce matin, mais si ça ne vous dérange pas, on peut y aller. Vous êtes libre de garder votre épée, bien sûr. » Profitant de l’interruption, il se pencha vers sa propre bouteille d’eau salvatrice. Agiter une lame dans le vide lui laissait un gout amer en bouche, alors même une débutante visiblement pas très forte était bienvenue. « Ou n’importe quelle arme à ton gout, » conclut-il en se redressant pour la regarder dans les yeux.

« C’est vrai, » se contenta-t-il de dire avec un sourire entièrement mental. C’était en partie pour cette raison qu’il l’avait laissée garder son arme – et parce que hache contre hache ne s’annonçait pas passionnant, et qu’il fallait bien varier pour progresser.

Il lui laissa le temps de se préparer, notant plus ses gestes et sa dague que son état. Sans vouloir retenir ses coups, il ne comptait pas profiter de sa fatigue, alors quelle importance ? Il l’écouta en se remettant en place, s’étirant avant de se planter au sol face à elle, peu intéressé – bien que le bouclier en arme eût de quoi faire rire – jusqu’à la mention de flèches. Combien d’armes avait-elle au juste ?

« Cela fait longtemps que je ne me suis pas battu contre un arc. »

Les mots manquants exprimant ici une envie de s’y remettre, même s’il imaginait mal comment faire mieux qu’une cible vivante ; quoi qu’il en soit il apprécierait, surtout si elle était si préparée qu’il n’y avait aucun risque. Ignorant son merci et dubitatif face à l’offre, il ne répondit qu’à ses derniers mots ou presque, ne comprenant pas la moitié de ses intentions – attendait-elle plus qu’un simple affrontement ? Peut-être avait-il, contrairement à elle, trop pris l’habitude de s’entrainer en silence, mais il n’avait pas prévu de discuter de leurs mouvements ni d’échanger des astuces… Changer de plan serait une bonne idée.

« Peu importe, je n’ai plus besoin de cours. Faites ce que vous pouvez et je m’adapterai. »

Même si son arc l’intéressait vraiment. Sa posture était celle d’un arbalétrier, un profil mal équilibré – parfaitement adéquat pour une épée. Lui se plaça de face, comme il l’était déjà, raffermissant seulement sa prise sur le manche qui avait rejoint son autre main : une force inutile pour le poids dérisoire, mais qui ajouterait à son élan. C’était ce qu’il avait de mieux à faire quand il n’avait besoin de bras libre pour rien, sa position trop stable pour nécessiter un contre-poids et en l’absence de bouclier.

Décidant de passer quelques étapes du salut, il se contenta de jauger la distance entre eux – suffisante – et d’un hochement de tête.

« Allons-y. »

Il laissa la jeune femme prendre l’initiative, refusant de l’attaquer malgré l’avantage que le signal lui donnait. La situation avait beau être en sa faveur, il l’oublia vite une fois le signal donné. Il parvint à esquiver son premier coup, en profita pour plonger sa propre lame vers son bras gauche pour s’assurer une ouverture vers le torse.

Le coup réussit et l’arme percuta sèchement la poitrine de la femme, à peine retenue par une conscience de dernière seconde et un début d’esquive au cas où elle penserait à tourner l’épée contre lui. Un pas en arrière, sans la lâcher des yeux – s’arrêtaient-ils quand elle était à terre, techniquement morte ou quand elle le voudrait ? Dans le doute, parce qu’au moins une des conditions n’était pas remplie, il garda son arme, retrouvant une posture similaire à celle de départ. Tant que la maille qui lui servait d’armure tenait bon.

« Ça va ? »

Il ne répondit pas à sa question, qui n’était là que pour combler le vide et voler un souffle déjà court. Soudain, il avait la certitude qu’elle en aurait demandé autant à un vrai ennemi… Juste avant de mourir, certes. Il appréciait l’intérêt toutefois, même joué par réflexe. S’il était sincère, peut-être avait-elle la passion nécessaire à un bon soldat ? Elle ne ménageait pas son énergie, et à se jeter à corps perdu dans ce petit affrontement à forces inégales elle inspirait un certain respect.

Pendant quelques minutes il laissa sa hache tournoyer dans les mouvements basiques, se défendant et rendant les coups sans réel effort si ce n’était celui de l’attention – elle n’était pas mauvaise au point de le faire automatiquement, malgré tout. Il aurait aisément pu la désarmer, mais à part se fatiguer le poignet il n’y voyait pas plus d’intérêt qu’à continuer de parer ses attaques maladroites. Pour lui comme pour elle, ça ne menait à rien.
Il y a que les incapables sans technique pour bouger pour bouger.
Il renvoya enfin un coup un peu plus fort que les autres, poussant la femme quelques pas en arrière, avant de baisser son arme.

« Arrêtons là. »

Une part de son esprit rappelait en boucle qu’il l’avait frappée, définitivement trop fort même s’il ne pouvait pas savoir, et la honte s’associait désagréablement à l’inquiétude. Il n’avait certes pas été très attentif en cours de soin, mais ce n’était pas une excuse pour ignorer une camarade blessée.

« Ou faisons une pause, adoucit-il devant l’expression de la guerrière d’un ton sans appel. Enle… » Il s’arrêta brusquement, les joues plus rouges de gênes que de fatigue. L’exercice l’avait rendu facile à oublier, mais il avait bien affaire à une femme, et une déjà pas très habillée, comme le rappelaient suffisamment – « Enfin, euh. Vous êtes sûre que ça va ? »

Il s’éclaircit la gorge en détournant le regard, mortifié. Le terrain de Starkhaven n’était pas celui de l’académie – il avait été assez gêné face aux camarades de longue date, protégées du presque uniforme qui accompagnait ou remplaçait chaque armure, mais le peu qu’il avait pu s’habituer avec elles n’approchait pas ce qu’il aurait fallu aujourd’hui. Désireux de changer de sujet, il enchaina un peu vite, coupant court à toute hésitation qu’il aurait pu avoir.

« Vous avez déjà eu un vrai professeur ? » Avez-vous. Tant pis. « L’épée n’est pas ma spécialité, mais je sais qu’on est censé choisir entre la pointe et le… côté long. Pas changer en milieu de mouvement, c’est encore moins efficace que frapper en plein dans l’armure. »

Ce n’était pas souvent qu’il avait l’occasion de donner des conseils, ni qu’il en avait envie, et les deux en même temps étaient d’une rareté certaine – mais il avait l’impression qu’elle apprécierait l’effort, même inutile. Pourquoi s’entrainait-elle à l’épée, en fait ?

[…]

Essoufflé et les doigts en feu, il se laissa tomber sur un banc. Greer, templière, comme elle s’était présentée en échange à son « Arnth, Nevarran », était loin d’être parfaite au corps à corps, mais chaque heure passée réduisait l’écart entre eux ; et quand ils étaient passés à l’arc, elle avait vraiment brillé.

« Merci. J’avais oublié beaucoup de bases. »

Témoin en était son index brûlé par la corde ; une fois lancé il s’en sortait aussi bien qu’un autre, mais les quelques tirs qu’il avait fallu auraient pu être fatals en combat réel.

« Je dois rentrer au Cercle, mais voulez-vous qu’on se retrouve un autre jour ? Si vous me laissez votre adresse, je peux vous prévenir quand je serai disponible ! »

Il hocha la tête, et quelques minutes plus tard ils se séparèrent.