Une leçon bien encadrée
Mais si campagnarde qu'elle fut, la ménestrelle n'était pas ignorante des codes de la ville. Paraître, c'était être. Toutes ses économies de l'automne étaient passées dans sa tenue citadine : des poulaines à bout pointu remplaçaient ses bottes ; point de pantalon, mais des chausses rouges vermillon ; une veste ? oh, bien mieux messer, une épaisse tunique courte aux manches bouffantes bleues orlésiennes bordées de jaune sable et couverte d'une demi cape de même couleur ; un chapeau de voyage ? un béret à plumes multicolores.
Mais dans les belles rues bien alignées de Mealluaine aux façades superbes, Anja ne se sentait pas moins pauvre d'apparence. Son luth contre elle, elle considérait avec une vague appréhension le manoir Irvine plus loin devant elle, riche, et si austère à la fois. C'était bien simple, il ne manquait guère qu'une chose pour la déconfire : des statues. Cela, au moins, restait à Hossberg et ses Anderfels natales. Un manoir sans statues grandiloquentes, de quoi pouvait-elle bien avoir peur ? « Serah Rosenmüller ? », la surprit pourtant une voix derrière elle. En se retournant, elle découvrit la simplicité ascète d'une chantriste d'âge mûr. « C'est exact. Vous... ?
– Andrasté vous bénisse, l’interrompit t-elle avec un hochement poli. Je suis Soeur Murgel. Je rentrais justement de la messe, laissez-moi vous accompagner ».
C'était une heure étrange pour revenir de la prière, mais très diligente, Anja accepta son invitation et lui emboîta le pas vers le domaine Irvine. Tandis qu'elles se dirigeaient, la Soeur commença de lui poser une succession de questions innocentes, qui pour une raison étrange, troublèrent son aise. « Avez-vous trouvé sans mal le manoir Irvine ?
– Absolument, ma Soeur. Il faut dire que le quartier de Mealluaine...
– Le plus beau de tout Starkhaven, en effet, l'interrompit-elle encore trop doucereusement pour être impolie. Andrasté a béni la famille Irvine du don d'abondance, car il est bon qu'une noble famille ait une noble demeure. N'est-elle pas splendide ?
– Je dois dire que de loin, le manoir est...
– Des générations de maîtres mais aussi de domestiques y ont servi, le saviez-vous ? Il est de coutume que ce soit la Chantrie qui veille à l'éducation de ses propriétaires. Êtes-vous croyante, mon enfant ? Comme vous me semblez jeune, tout à coup, pour enseigner ! Quel âge avez-vous, me disiez vo... – oh, messerah Eanna ! ».
En s'approchant du manoir, Anja avait été surprise d'entendre un luth voisin faire sonner ses accords. La musique, découvrit-elle, émergeait de l'instrument d'une jeune femme sous le porche. Sa présence était un triple ravissement : à la fois pour les oreilles, à la fois pour le regard, et à la fois pour son âme qui échappait à l'inquisition de la Soeur. « Ne restez pas ainsi à jouer dans le froid et l'humidité, reprenait celle-ci, vous allez attraper la mort, mon enfant. Que dira votre père si vous courrez à la maladie ?
Anja était embarrassée. Sage et ingénue, la jeune noble l'avait sauvée de son entretien avec l'ego blessé de la Soeur, et il lui semblait honorable de lui rendre la pareille. Prenant son courage à deux mains, elle joua un accord de luth qui terminait adéquatement le dernier que la demoiselle ait joué avant d'être interrompue, croisant ses jambes pour une révérence enjouée et appropriée.
– Qui craint le mauvais temps quand l'inspiration est bonne ? Ne soyez pas trop dure envers mon élève, ma Soeur, dans mon retard, elle a préféré commencer la leçon sans moi. Excusez-moi pour votre attente, messerah. Je suis Anja Rosenmüller, votre meistersingerin, termina t-elle de son accent des Anderfels.
Anja esquissa un sourire navré pour la chantriste offusquée, avant d'en revenir à Eanna, intriguée. La question de la Soeur l'interrogeait également ; pourquoi rester dehors par ce temps frais où la buée jouait à faire des ronds devant leurs lèvres ? Etait-elle à ce point enthousiasmée par leur leçon ? Incongrue, l'idée la fit sourire. Elle laissa le mystère planer sur cette affaire pour désigner d'un geste large le manoir à présent tout proche, avec l'espoir par cette intervention d'éviter un nouvel assaut de la préceptrice derrière-elle.
– L'appel de l'extérieur est grand, mais Soeur Murgel a raison, ce ne serait pas raisonnable de vous donner la leçon alors que la neige couve. Où puis-je apprendre la poésie à la Belle de Starkhaven ? ».
La musique avait toujours eu un don d’apaisement sur Eanna. Depuis qu’elle était jeune, la blonde avait été bercée par diverses mélodies entendues lors de festivités ou accompagnant les messes animées. Son oreille s’était familiarisée tôt aux notes et sonorités des instruments peuplant Thédas et avait même fini par savoir jouer du luth. De ses doigts, elle était capable de reproduire bon nombre de symphonies et d’en créer quand l’inspiration s’invitait. Elle possédait une bonne maîtrise de son instrument, s’entraînant tous les jours et ne perdant pas une opportunité de s’instruire davantage. Ainsi, la venue d’une artiste itinérante dans la cité de Starkhaven n’était pas passée inaperçue aux yeux de la noble et encore moins quand cette personne semblait joindre sa route au côté de la Garde des Ombres. Sa curiosité l’avait poussée à prendre contact et à demander ses ferveurs en tant que préceptrice. Son père s’était étonné d’apprendre que sa fille souhaitait perfectionner son art du luth, mais il avait fini par céder en apprenant qu’Anja était originaire des Anderfels, nation connue pour leur fervente croyance à l’égard d’Andrasté. Ne voyant plus de point bloquant, leur dernier échange avait fixé une date de la première leçon, devant se dérouler au manoir Irvine, au cœur du quartier de Mealluaine.
Cette date, Eanna l’avait attendue avec impatience, ayant hâte de rencontrer cette Anja Rosenmüller et d’améliorer ses compétences de musicienne. Puis, ses leçons auraient le mérite de détourner l’attention de la jeune femme, vis-à-vis de la réapparition de sa sœur aînée et de l’empêcher de commettre des erreurs. Eanna pouvait encore entendre les paroles de Lachlann, lui conseillant la prudence et la patience, pour éviter de se mettre en danger. Elle essayait de suivre aux mieux les propos de l’enchanteur, mais elle n’y arrivait pas complètement, trop frustrée de devoir rester en retrait.
Voyant l’heure approchée, la jolie blonde s’impatientait et avait déjà sorti toutes ses affaires dans le salon principal, là où un feu accueillant flambait et donnait l’illusion de n’être pas en plein Marchiver. En plus d’avoir accordé son luth et sorti ses carnets de composition, la jeune femme avait réclamé de la part de ses domestiques de préparer des gâteaux et du thé pour accompagner plus doucement leur leçon. Alors que la cloche annonçait l’heure de rendez-vous, Eanna enfila rapidement un châle sur ses épaules, en n’oubliant pas de prendre son instrument et se rua vers l’entrée du manoir. Ouvrant la porte, un vent frais souleva ses longs cheveux blonds et la fit légèrement frissonner, pas suffisamment pour l’arrêter. Attendant sous le porche, elle se mit à entonner quelques notes et une mélodie pour faire venir sa préceptrice. Perdant la notion du temps, elle sursauta en entendant Sœur Murgel s’exclamer. « Oh, messerah Eanna ! » Elle finit l’air commencé, avant d’observer les nouveaux venus. Au côté de sa Sœur se tenait sa préceptrice et la noble se perdit dans la contemplation de son béret à plumes multicolores. Alors qu’Eanna eut voulu se présenter, Sœur Murgel intervint, en la sermonnant. « Ne restez pas ainsi à jouer dans le froid et l'humidité, reprenait celle-ci, vous allez attraper la mort, mon enfant. Que dira votre père si vous courrez à la maladie ? »
Un sourire gêné se dessina sur la commissure de ses lèvres, Eanna allait répliquer mais étonnamment, Anja continua l’air débuté auparavant et finit sa prestation par une révérence enjouée. Impressionnée, la noble en fut sans voix alors que celle-ci se présenta avec un accent exotique à ses oreilles. « Qui craint le mauvais temps quand l'inspiration est bonne ? Ne soyez pas trop dure envers mon élève, ma Soeur, dans mon retard, elle a préféré commencer la leçon sans moi. Excusez-moi pour votre attente, messerah. Je suis Anja Rosenmüller, votre meistersingerin. » La jeune femme sourit, tout en faisant une légère révérence et s’exprima à son tour, sans être coupée par Sœur Murgel. « Je suis enchantée de vous rencontrer, Serah Rosenmüller. Eanna Irvine, votre élève bien trop impatiente de commencer la leçon. Puis, se tournant vers Sœur Murgel, elle prit un ton navré. Je m’excuse ma Sœur, j’ai voulu bien faire en voulant accueillir de moi-même, serah Rosenmüller. » Elle espérait prononcer correctement le nom de sa préceptrice, essayant d’imiter au mieux la prononciation entendue. Sans perdre un instant, Anja désigna le manoir d’un large geste et l’accompagna de propos. « L'appel de l'extérieur est grand, mais Soeur Murgel a raison, ce ne serait pas raisonnable de vous donner la leçon alors que la neige couve. Où puis-je apprendre la poésie à la Belle de Starkhaven ? » Lançant un regard entendu à Sœur Murgel, la jeune femme emboîta le pas et précisa. « Suivez-moi serah, le salon principal fera office de lieu de leçon, si cela vous va naturellement ? »
Dans l’entrée, une domestique se tenait prête à débarrasser les invités de leur veste, elle patienta quelque seconde, laissant le temps à Anja d’enlever sa veste colorée. Or, ce temps fut accompagné des questions de Sœur Murgel. « Le salon principal, mon enfant ? Cela ne risque pas de déranger, messer Ardal ? » Eanna hocha les épaules, avant de préciser. « Aucunement, il s’est absenté plus tôt dans la matinée lorsque vous étiez partie à la messe, ma Sœur. » Sœur Murgel semblait satisfaire de la réponse et suivit le petit groupe se dirigeant vers la fameuse pièce. Tout le long du couloir, les murs étaient ornés de tapisseries et de tableaux mettant en scène l’histoire de Thédas ou tout simplement les portraits d’ancêtre de famille Irvine. Devant une porte à deux battant magnifiquement ouvragés, une domestique ouvrit et dévoila un salon spacieux pourvu de différentes assises près d’une cheminée brûlant d’une chaleur bienvenue. Eanna invita sa préceptrice à prendre place près du feu, où sur une table basse était disposée des diverses sucreries et des tasses avec une théière. « Désirez-vous boire du thé avant notre leçon ? Vous avez certainement fait un peu de route pour arriver jusqu’au manoir. Se tournant vers Sœur Murgel. Si vous voulez vous joindre à nous, ma Sœur, vous êtes la bienvenue. » La Sœur n’hésita pas longtemps à la proposition et pris place en face des deux jeunes femmes, dévisageant la nouvelle venue et voyant bien que des questions lui brûlaient les lèvres. Innocemment, Eanna poursuivit, en ne laissant pas la possibilité à Sœur Murgel d’étaler sa curiosité. « Vous allez me trouver impatiente, mais avez-vous prévu quelque chose en particulier pour notre première leçon ? Au besoin, je peux partager avec vous mes dernières compositions ou jouer la mélodie de votre choix. Aussi, ne soyez pas gênée de demander quoique ce soit ! » A sa dernière phrase, elle vit du coin de l’œil, Sœur Murgel lui lançait un regard en biais. Bien vite, son attention se reporta sur la jolie rousse, prête à boire la moindre de ses paroles.
Le salon principal. Y avait-il d'autres salons ? La petite troupe s'était mise en marche et Anja commençait à mieux mesurer l'étendue du manoir, plus grand qu'il ne lui avait semblé de prime abord. Sourire aux lèvres dans sa tenue haute en couleur, la ménestrelle donnait le change. Cela faisait longtemps dorénavant qu'elle avait quitté Hossberg, et même là bas, l'hospitalité ne lui avait pas souvent été donnée dans des lieux d'une pareille démesure.
Elle se fit réprimander vers l'entrée par Soeur Murgel, pour ne pas avoir assez bien essuyé ses pieds sur le tapis. A y voir de plus près la qualité du revêtement, Anja commença à se demander si elle n'aurait pas mieux fait de marcher pied nu pour ne pas l'abîmer. Toutes se dévêtirent de leurs plus chauds vêtements. Le salon fit l'objet d'un bref débat entre la douce Eanna et son austère religieuse ; la jeune femme gagna. Le nom du conseiller Ardal, qui avait été soulevé, crispa la poétesse. Quelle redoutable réputation avait l'homme ! En enseignant à sa fille, elle s'était bien préparée à le fréquenter épisodiquement, mais c'était plus fort qu'elle, l'idée la mettait mal à l'aise. Sans doute y avait-il beaucoup de Hossberg chez les Irvine. Le rigorisme du Cantique, la ferveur des lois, les pensées redoutables masquées derrière de riches reliefs. S'il semblait impossible de se défaire de la préceptrice religieuse pour cette leçon, Anja priait en son for intérieur pour que le retour du paternel intervint bien, bien plus tard dans la journée. Une prière néanmoins interrompue par la demande de son élève, qui s'interrogeait sur ce sur quoi leur entretien commencerait.
« Quelque chose de particulier ? Évidemment. Peut-être même quelque chose d'exceptionnel. Mais avant, vous avez raison, tout commence souvent par un thé ». A vouloir entamer derechef la leçon, Eanna ne lui sembla non pas impatiente, mais admirablement confiante. Dans ce monde si grand et trop étroit à la fois, cela l'étonnait. Sa candeur apparente trompait l'aisance qu'elle devait avoir à être chez elle. Derrière ses jolies phrases, Anja, elle, se donnait un peu de temps pour humer l'air ambiant et se décontracter également.
Elle observa. Le foyer crépitait, entretenu par les passages discrets des domestiques. Les fenêtres, aux lourds rideaux entravés, donnaient sur un ciel gris tacheté de flocons blancs. La rumeur de l'agitation lointaine des cuisines était tout juste perceptible lorsque des ustensiles s'entrechoquaient. A côté, Sœur Murgel, dans un grincement, s'était installée proche du mur, un ouvrage de broderie entre les mains. Le thé arrivait, placé dans un petit récipient de porcelaine orlésienne, et commençait à infuser son parfum. Assise en face d'elle, son élève la regardait de ses yeux bleus innocents. Il y avait dans cette seule pièce de quoi écrire une anthologie lyrique complète, constatait la rousse.
« Nous allons habiller ensemble le salon de la précieuse poésie des petits auteurs et des grands, introduisit-elle à Eanna la leçon, comme on partage un secret. Tous les auteurs ne composent pas sous la même langue, j'aurais voulu savoir avec lesquelles vous étiez à l'aise ?, demanda t-elle avant d'énumérer. Le lyrisme orlésien est le grand maître des romances chevaleresques, de l'honneur et des blessures de l'amour ; son apprenti des anderfels, lui, le mêle plutôt à la célébration des grands espaces entre les montagnes, et à la rhétorique de la poésie critique ; Antiva, pour sa part, joint la tragédie au raffinement avec un vocabulaire que je ne connais qu'en partie encore. Selon ce que vous connaissez le mieux, nous verrons avec quels vers nous chausser ».
On servit le thé. Anja en profita pour se réchauffer les mains en dégustant une première gorgée. Aussi parfumé que les tisanes qu'elle pouvait concocter durant ses pérégrinations, le breuvage s'avéra toutefois plus riche. A la mode des Irvine, sans doute ? En reposant avec confiance la tasse sur la table basse entre elles, Anja étira un sourire à l'intention de sa voisine.
« Et puis, j'aimerais beaucoup que vous me fassiez entendre l'une de vos propres compositions. Ce sera une merveilleuse entrée en matière pour que nous explorions ce qui vous tient à cœur.
Une toux légère la fit tourner brièvement la tête vers Soeur Murgel. Elle en revint à son élève :
– ... Mais bien évidemment, ce sera principalement pédagogique. »