Son bureau, couvert de notes à transformer en contrats et en lettres, fruit d’heures de travail et de négociations – danger ou pas, un événement comme l’enclin forçait une réorganisation d’urgence. Entre l’inflation imminente et la panique du peuple, le Cercle ne pouvait prendre aucun risque. Après une courte missive pour le Premier Enchanteur – sait-on jamais, si la situation l’intéressait – Lachlann s’était enfermé dans une salle avec d’autres mages assez rationnels pour leurs affaires, pour n’en ressortir qu’au diner, quand assez était réglé et que leurs corps refusaient d’attendre plus.

Isbeil, sur son lit, si sereine qu’on aurait eu peine à croire la panique et l’angoisse qui se l’étaient partagée toute la journée. Même un tour à la chapelle – infestée de mages soudain très pieux – n’avait pas dû la calmer beaucoup, sans parler de la compagnie d’apprenties aussi inquiètes qu’elle. Penserait-elle à Senaste et au Voile de plus en plus frêle à chaque prière, désormais ? Elle était apparue quand il attaquait le dessert, alors qu’il la croyait déjà à son dortoir – mais malgré l’heure tardive, elle s’était assise avec lui et avait insisté pour rendre grâce à la fin du repas – son repas –, ce qu’elle n’avait jamais osé avant. Au moins avait-elle accepté la tisane et les cachets, avant de s’endormir et rejoindre le décor.

La lune, juste assez proche pour baigner le cactus sur la fenêtre et l’encrier sur la table de sa lumière, douce influence qui noyait les murmures qui semblaient le poursuivre jusqu’au pas de sa porte. Si tard que le soir était fini depuis longtemps, et il entendait encore par moments des pas précipités dans le couloir… Peut-être pas pire que d’habitude, mais après cette journée, difficile de les croire innocents. Il soupira ; comme si l'agitation du tournoi ne leur avait pas suffi.

Quelques bougies, qui éclairaient ce qui n’était pas revendiqué par la lune et adoucissaient les ombres qu’elle taillait – en somme, une chambre guère différente de celle qu’il habitait depuis dix ans.
Assis entre tout cela, Lachlann ne pouvait décrire sa nuit que comme calme, et, à l’image de sa journée, motivante à avancer. Détendu et pas encore fatigué, il attrapa une plume et tira une bougie aussi près que la sécurité le permettait. Dans son dos, la porte de bois, aussi silencieuse que les murs et presque aussi oubliée.

Il ne faut que quelques secondes pour que la porte cède et laisse place à Keith et son salut, qu’il rend à l’identique. S’il pensait le surprendre, il se trompe tristement ; il ne sursaute même pas, pivotant sur sa chaise pour lui faire face comme s’il était attendu. Il l’est presque, petit enquêteur avide de coupables – son horizon aura-t-il un jour la place pour autre chose que des vilains et des victimes ?

« Oui ? Faites comme si elle n’était pas là. »

Si Keith Farwell a une qualité – et il doit bien en avoir une, au fond de lui, outre une conviction un peu trop profonde – ce n’est certainement pas de savoir faire la part des choses, et son éclat est si violent qu’on croirait qu’il n’y a ni rumeur d’enclin, ni héritier dissident. Lachlann le regarde s’époumoner puis essayer de réfléchir, en se félicitant du dosage de somnifères et du miracle qu’est la présence presque paisible des deux dans une même pièce. Quand il peut enfin en placer une c’est libéré d’une menace mais sous une autre – qui sait ce que le Chercheur inventera ensuite ? L’adolescente dort aussi sereinement que sa conscience, mais les gens et Keith particulièrement aiment tant les rumeurs…

« Sauf votre respect, c’est sous le lit qu’on dort le mieux, pas dans les placards. Je vous mets au défi de loger un apprenti entier dans mes tiroirs. »

Entier est le mot clé, et peut-être (mais probablement pas) le Chercheur relèvera-t-il ; le voir fouiller ses meubles, parfaitement rangés et présentement innocents, pour ne rien trouver de plus que des tissus de sang délavé, serait amusant. Il ne prend pas la peine de se défendre pendant que son invité arrive à ses propres conclusions, qui rendent son éclat obsolète, son air perplexe presque attendrissant. Dans son monde, tel regard équivaut à des excuses, et l’inquisiteur est trop important pour s’énerver pour un jugement un peu hâtif. Agacé ? Oui. Assez pour jeter par la fenêtre tous les efforts qu’il a fait pour ne pas se le mettre à dos ? Sûrement pas.

« J’interromps quelque chose ?
– Vous ? Jamais. » Son ton est froid mais poli, et il se lève pour fermer la porte. « Je vous serais seulement reconnaissant de maitriser votre voix, vous n’êtes sûrement pas venu calmer une miss Byrne en plein cauchemar. »

Il retourne à sa chaise et désigne le fauteuil face à lui, notant l’air desséché de l’homme. Il n’était qu’au deuxième étage, mais la vieillesse devait se faire sentir – une chance pour Keith que ses rendez-vous récents aient affiné ses dons d’hôte. « Asseyez-vous, je vous écoute. Je vous sers quelque chose à boire ? »

Il hésita à laisser le sujet en suspens, mais c’aurait risquer de se retourner contre lui pour un bien faible gain ; eut-ce été Ailis qu’il aurait pu gagner des points d’humble bonté, mais Isbeil ne cachait rien et la bonne volonté paierait ce soir mieux. Elle payait souvent mieux, avec Keith, et Lachlann ressortait aussi satisfait de leurs entrevues qu’il avait pu donner de réponses, quelle que soit leur envergure.

« J’ignorais que Nucci était payé à bercer les petits enfants, lâche-t-il. Avant de vous monter la tête, tentez de vous rappeler à qui est mariée ma sœur et aux protégés qu’elle me recommande. »

Il sort une nouvelle bouteille, en partie parce qu’il n’en a pas d’autre – rarement sa chambre en a vu une finie, mais toujours plus amusant de les ouvrir que de les fermer, et le glouglou renversé du vin est sa meilleure qualité – et la pose avec le verre devant le chercheur. L’armure a l’air si lourde, plus lourde que celle des templiers, plus massive et plus usée. Quel poids la porter chaque jour doit être… Elle en avait moins l’air sur Fionnuala, à se demander si c’était la même. Les templiers la portent comme uniforme, sans grande variation qu’il entend, mais qu’est-ce que ça dit de sa sœur si elle est plus élégante ? Plus agile, seulement plus noble ? Mascotte mal protégée ?

Il laisse le Chercheur réciter le discours pour lequel il est venu sans l’interrompre, attendant patiemment la question finale.

Le Prince n’a pas été guide pendant plus d’un an. C’est ce qui se dit ; c’est ce qui se pense et il apprécie que le Chercheur n’en fasse pas de même. Ce serait un moyen facile de l’acculer dans une hypocrisie de surface, lui qui comprend chez Kendric l’absence qu’il utilise contre Nucci. Ils oublient vite qui les mène depuis des générations – l’étranger même est plus respectueux, plus prompt à juger qu’à douter. Peut… Sont-ce ses pensées ? Compte-t-il à ce point défendre son père contre des torts qui ne sont que des échos de frustration et des rumeurs du mois dernier ?

Ce n’est pas lui contre le peuple.

« Il ne criait jamais dans les lieux saints, non. Et il ne s’attaquait pas aux gardes des ombres. Ce que vous voulez savoir de plus sur son comportement, n’importe qui vous le dira, mais est-ce bien ce qui vous intéresse ? Tant qu’on fait illusion, la vie privée n’est pas de votre ressort, et jusqu’à aujourd’hui le Prince l’a toujours fait. » Ou jusqu’à ce qu’il s’enferme dans sa chambre, ou jusqu’à ce qu’il bannisse Eléonore, ou jusqu’à ce qu’il apporte le bâtard au palais… Ironique comme ses flanchements venaient de la lointaine fierté qu’il refusait d’accepter comme morte. Il ferait plus fiable sans ce boulet. « Le Conseil est fait de personnes qui savent suivre ses élans sans y céder. C’est ce qu’il a voulu montrer à son fils et c’est ce qui lui sert de modèle aujourd’hui. Si il s’y tient, à vous de juger. »

Mais il en a assez dit, et son regard se plie pour se faire plus interrogateur.

« Si vous me disiez pour quoi vous êtes venu, exactement ? Kendric Vaël ou ces événements ? »

« Parce que vous trouvez qu’une seule ne suffit pas ? » Il est capable de trouver ses autres protégées sans aide – et heureusement, parce que s’en remettre aux goûts d’Eibhlin apporterait des résultats… Imparfaits. Une Isbeil est appréciée, mais une de plus et il ne répond plus de rien. « Même mon temps n’est pas extensible, et j'aimerais rester bon enchanteur supérieur encore un moment. »

Il regarde Keith boire, avec une aisance qui dépasse celle de ses questions – ça va avec la profession, il faut croire. Sans doute y a-t-il du mérite à interroger tout ce qui passe, et à force d’insister il trouvera sûrement une réponse quelque part, mais l’entêtement n’est pas un talent… Vider un verre si vite, si. Il serait si facile à empoisonner… Comment personne n’a-t-il essayé ?

« Pas quand je n’ai pas soif. »

Il répond à ses questions, s’interrompant quand le chercheur se laisse distraire par les siennes.

« Nous avons deux visions opposées de vos devoir, alors. J’ai toujours estimé que la Chantrie s’occupait des cœurs et vous de l’ordre, mais si vous tenez tant à creuser nos fondations, libre à vous. Je m’interroge seulement sur le seigneur que sert votre vérité. »

Que prévoit-il si ses soupçons, quels qu’ils soient, se révèlent vrais ? Une révolution ? Un inconnu chantriste au trône ? Si son explication le convainc peu, son rappel du sujet fait pire. Vous avez tort de me demander. N’importe qui serait plus efficace que ceux pour lesquels il a toujours fait des efforts. Mais pourquoi serait-ce à lui de lui apprendre son métier ?

Se vanter ? D’Eiric Byrne ? L’idée ne lui serait jamais venue – il a beau être un bon conseiller et un mari acceptable, il fait tellement partie du paysage que Lachlann ne le remarque plus. Ce serait comme se vanter de son père – si évident qu’on n’y penserait pas. Oui, il a un avis, mais pas d’information. La famille est un sujet trop épineux pour y impliquer un homme comme lui, contrairement à Niall et Nucci ; même Lachlann ne prendra pas le risque, et pourtant Andrasté sait que Keith est une bonne arme dans les bonnes mains.

« Le Prince n’a eu qu’une femme, répond-il sèchement, et il n’a jamais eu l’audace de me présenter sa maitresse. Comme j’ai l’impression d’avoir dit, il a toujours été un bon dirigeant, et si vous voulez l’accuser ce n’est pas le passé qui vous y aidera. »

Il serait disposé à aider, puisqu’il n’avait peut-être pas tort à propos du Cercle, mais la réalité est qu’il ne sait presque rien : apercevoir Eiric et Ardal Irvine deux fois par mois ne le met pas exactement dans la confidence, même s’il fait confiance à au moins un d’eux. Pourtant, les mots font mouche, réveillant d’autres souvenirs, plus à son gout – de nez cassés, de terre rouillée… Il suppose que Keith a assisté à la petite finale – si tel n’est pas le cas, il aura au moins entendu les récits.

« Insinuez-vous que Kendric était aussi enragé que Tiarnan et que tout Starkhaven le cache ? »

« Il est des gens qu’il vaut mieux éviter de prévenir. Vous pardonnerez un mensonge par omission s’il évite une abomination terrifiée, n’est-ce-pas ? » Il regarde Isbeil, pensif. L’Apaisement n’est jamais vu comme une solution chez les mages – sa folie passagère d’antan exceptée – mais il fait un effort pour l’envisager. Elle n’aime même pas la magie. L’adolescente remue dans son sommeil, marmonnant quelque chose, et il chasse l’idée. Non ; il ne l’a jamais envisagé pour une raison. « Rassurez-vous, je ne pense pas que ce soit nécessaire. » Regardez comme elle dort paisiblement. Keith enchaine sur ses propres raisons de l’aider, qui ont presque un arrière-gout de flatterie qu’il ne s’explique pas quand les mots sont presque insultants.

« Tous ceux qui en manifestent le besoin ou l’envie, corrige-t-il. Je n’ai pas besoin que le monde me surveille pour vouloir que mes élèves réussissent, mais je prendrai cette confiance comme un compliment. » Le ton sarcastique susurre que c’est bien un choix qui n’a plus rien à voir avec les intentions initiales, et qui n’invite à aucune correction.

Il évite. Lachlann le signale presque, mais le chercheur est trop emporté pour être interrompu et il laisse la flamme soudaine toucher les cieux et s’éteindre avant de parler, alors obligé de répondre – mais qu’il ne se fasse pas d’illusions, c’est la dernière qu’il aura avant de s’expliquer.
Souvenirs à toute allure, il cherche qui jeter dans la fosse aux lions – Varina, l’évidence ? Non, il a promis, s’est promis, et c’est bien trop tôt. Personne ne vient vraiment qui aide Farwell et lui à la fois, d’utile mais pas trop compromettant, qui respecte la prudence qu’il a mise à ne pas mêler le fou à la famille… Mais Tiarnan n’est pas la famille – s’il peut le distraire des vrais Vaëls, il a tout à y gagner.

« Pourquoi ne suis-je pas cette personne ? Si vous consentiez à définir cette nébuleuse direction, je pourrais vous raconter mes entrevues avec Tiarnan. Autrement, je ne vois personne de mieux placé que la femme qui l’a élevé malgré elle. La Princesse Eugénie saura sûrement vous renseigner. »

Si Keith insiste pour des noms, le sien est le seul que Lachlann peut donner : il fait confiance à sa mère – elle est forte et intelligente, elle saura tourner l’interrogatoire à leur avantage.

« Mais vous évitez la question, Chercheur Sénior. Que voulez-vous ? Je refuse de croire que vous cherchez à l’aveugle. » Entièrement, au moins. Personne ne doute qu’il s’acharne à moitié par instinct.

Son visage masque son étonnement quand bien même il est présent. Chaque souverain a sa fin, mais il a toujours vu celle de Kendric dans un futur lointain. Il les aurait tous survécu que ça ne l’aurait étonné qu’à moitié ; mais le chercheur a raison, il est grand temps d’y penser et ses critères ne sont pas déraisonnables, quoique désagréablement dénués de magie – la liste des Vaël est réduite, ils ne sont vraiment plus que deux, quand avouera-t-il s’il n’en voit qu’une ?

« J’ai celui de l’homme qu’il a harcelé pendant des années quitte à troubler tout le cercle. Le registre attestera du nombre de templiers qui ont dû écouter ses plaintes avant de lui céder le passage à mon bureau. »

Qu’importe qu’il les ait, au moins la moitié des fois, laissés, fastidieuses que soient les conversations – c’est le négatif qui intéresse et pour ça il n’a pas à se forcer. L’inspection publique l’intrigue, néanmoins, peu au fait des méthodes de l’ordre et doutant du résultat ; la vérité est bien quand elle le sert, mais si par un immense malentendu ils voyaient en Tiarnan un héritier parfait tout serait à refaire. Il fronce les sourcils, sans montrer autrement son mécontentement.

« De tout le temps qu’il perd à parler du beau temps quand il pleut et de la boue qu’il traine sur les tapis des autres. Quelques disputes qui font aussi bien crise d’adolescence qu’emportement fou et des questionnements aussi académiques qu’hérétiques. Pour ce qui est d’Eugénie – il prend soin à utiliser son prénom cette fois – vous verrez vous-même, mais je doute que le couple princier soit aussi soudé qu’il l’a été il y a quarante ans. Et si par sœur vous voulez dire Eibhlin Byrne, elle n’a jamais été assez calculatrice pour réussir à vous mentir, quelque affection qu’elle puisse avoir pour Tiarnan. Je ne vous ennuierai pas à parler de celle que vous connaissez mieux que moi. »

Il le remercierait de ses services et de sa bienveillance envers la cité – au moins sa tranquillité – mais il a assez aidé avec le catalogue des Vaël qui ne le satisfera encore sûrement pas – à deux doigts de lui vendre sa biographie – et c’est bien suffisant dans un moment où le temps est précieux. La politesse ne remplacera pas son père. Remplacer. Le mot est encore si étrange. Keith est-il au fait de ses prières toujours régulières ?

« Qui votre enquête favorise-t-elle pour l’instant, si ce n’est pas Tiarnan ? »

Son ricanement n’est pas sans ressemblance avec un qu’aurait produit Fionnuala, quoique sa moquerie soit bien plus ciblée et maitrisée – la surprise ne sied guère à Keith, et qu’elle découle d’une erreur si naïve la rend encore plus comique. S’attendait-il à ce qu’ils ne parlent jamais, comme si se nier mutuellement pouvait effacer leur existence ? Deux ans – alors que Tiarnan apprenait à parler, ou se servir d’une serrure, ses souvenirs étaient un peu vagues sur les âges – avaient suffi pour accepter que ça ne marchait pas comme ça.

« Nous sommes demi-frères, messer, » rappelle-t-il, le mot dispersant son amusement comme le ferait le vent à un nuage de fumée, le laissant froid. Il hausse simplement les épaules. « Il est de coutume que ce lien soit accompagné de conversations régulières. Je doute qu’il veuille beaucoup plus, et j’irais même jusqu’à admettre que le sujet de leur fréquence est un que j’ai soulevé plus de fois que lui… Comme vous vous en doutez, rien d’intéressant n’en est jamais ressorti. »

Mais peut-être est-ce encore trop vrai pour le chercheur. Les phrases simples doivent lui faire plus d’effet, et s’il n’a pas dépassé le stade « sujet verbe complément » il risque encore d’en tirer une image déformée… Laquelle, il ne saurait dire, mais flatteuse pour personne – sans que ça descende assez Tiarnan pour valoir sa propre critique. Enfin. Peut-être qu’il le sous-estimait.

« Définissez étranges. Vous n’avez pas envie d’en débattre et je n’ai pas envie de toutes les réciter. » Il le pourrait, dans la seconde et sans réfléchir s’il le voulait ; la voix de sa mère gravée dans son esprit, relatant toutes les idioties du garçon, condamnables par le prisme calomniant de Farwell seulement mais largement. Il n’hésiterait pas à crier les pires horreurs sur Tiarnan si on lui donnait une foule et un balcon, mais les questions du chercheur le retiennent étrangement, l’insistance le mettant mal à l’aise alors même qu’il se propose comme aide et qu’il s’est déjà montré utile plus d’une fois. La faute n’en revient pas tant au chercheur qu’à la place dont il démonte les murs, brique par brique et Vaël par Vaël ; si seulement il s’en était tenu aux templiers, où réside sa vraie responsabilité, sans s’incruster dans l’équilibre précaire de la politique. Il est des gens qu’il y accueillerait volontiers pourtant, adaptés ou non, naturels ou perdus d’avance. Possiblement Keith Farwell fait-il exception parce qu’il n’a toujours rien changé à la situation du Cercle, malgré les beaux mots. Et qu’il ne peut pas faire bon ménage avec les Byrne.

Il ne manque pas le regard du chercheur qui glisse vers le lit, et il chasse la vague gêne qui l’a pris – ce n’est que Tiarnan, il n’a rien à perdre à lâcher un chien trop hargneux.

« Il me reste de la potion, si vous l’enviez tant que ça. Je ne puis vous offrir le lit, mais avec un coussin de plus ce fauteuil est bien assez confortable. Les nuits doivent être courtes en ce moment ? »

« C’est tout à votre honneur. »

Peut-être inutile, mais c’est un choix digne du Chercheur-Sénior qu’il annonce être – dommage que la sobriété ne suive pas l’intention, mais personne n’est parfait, les guerriers de la perfection avant tous. Il regarda Keith se resservir sans qu’il sache s’il refusait l’hospitalité ou le remède ; il le découvrirait bientôt, et c’était le genre d’incertitude qui le gênait moins que celle qui planait sur sa famille. Keith s’assoupira-t-il après tout ce vin ? Eugénie aura-t-elle à répondre de son éducation ? Si sa curiosité n’a pas de limites, sa patience en a de bien réelles, aussi laisse-t-il Keith répondre et, enfin, exposer une nouvelle pensée, dont il semble avoir à foisons quand on l’encourage un peu – jamais les siennes, toujours des bribes volées, des rumeurs ramassées dans la rue ou sur les tables des mauvais payeurs, mais des pensées tout de mêmes, qu’il a le mérite de ne jamais oublier. Il n’aurait pas dû espérer échapper à celle-ci, même si amenée ainsi elle l’arrange tellement qu’il ne s’en plaint pas.

« Ah oui, ça. » Il affecte un air écœuré qui vient plus de Tiarnan que de son amoureuse, pas que Keith voie la différence. « Le Créateur soit loué, Tiarnan n’a pas mis les pieds au Cercle depuis. C’est une affaire qui porte plus de honte à la famille qu’à cet inconscient, mais il n’y a rien à en dire de plus. C’était stupide, et irresponsable, et dangereux – les apprentis ne doivent pas interrompre leur isolement pour n’importe quoi et le Cercle n’a pas à les aider à le faire. » Chaque phrase est comme un coup de marteau, sèche et froide. Il marque une pause et la colère s’estompe, recentré sur le présent même si le ressentiment revient vite – à son nom, bien sûr, où ailleurs ? « Mais en ce qui me concerne, le problème était dans la gestion des templiers, ce que je vous ai laissé gérer, rappelle-t-il, et sur quoi je n’ai plus de raisons de m’attarder. Le rôle de Tiarnan est important mais fini, et nous n’en avons jamais parlé ensemble, aussi je ne voyais pas de raison de vous rappeler le sujet sans rien y ajouter. Son existence même est gênante. » La note acide finale, et le feu qui accélère ses phrases sont trop sincères pour manquer leur cible ; tout ce qui touche au bâtard est désagréable, alors il suffit de penser à lui pour que tout cette affaire le devienne. C’est une excuse plus que suffisante pour le chercheur, et il s’en féliciterait si même intérieurement le mécontentement n’était pas de mise. Mâchoire toujours crispée, regard planté sur le meuble à côté de Keith comme s’il pouvait le réduire en échardes par la force de la pensée, il soupire avant de reprendre.

« Pardonnez cette omission, mais j’espère que vous comprendrez. Tout ce qui vient à l’esprit n’est pas forcément bon à dire, après tout. » Mais son verre était de nouveau vide, et la bouteille presque pareille. « Je vous en prie, finissez. »