Une main de fer (dans un gant de fer aussi)
- J'pensais que tu devais me payer aujourd'hui, Tullor ! Tu te fous de ma gueule !
- C'est à dire que j'ai eu un léger contretemps et que - la voir du dit Tullor mourut lentement dans sa bouche quand il sembla se rendre compte que ses créanciers étaient trois, et qu'il était un.
Le Nain mieux armé et plus accompagné s'appuya sur la table dans un geste d'intimidation clair et limpide.
Elle se retourna légèrement sur sa chaise, un sourcil levé. D'habitude, elle n'était pas du genre à laisser les affaires de nains aux nains, mais le Tullor avait l'air d'être en mauvaise posture. Elle soupira, avant de se lever, armure et emblèmes de la Chantrie visibles pour tous. De telles incivilités n'arriveraient sûrement pas à Orlaïs, où les gens savaient se comporter, eux.
- Qu'est-ce donc que cela, messieurs ?
La voix de Cordélia était douce mais ferme, auréolée du prestige que lui apportaient ses atours de Templière. Aux yeux des civils, ceux-ci faisaient la moitié du travail, n'importe quel péquin habillé en armure -même si celle de Cordélia commençait à accuser son âge- rayonnait d'autorité dans une taverne telle que celle-ci.
- Ne voulez-vous donc pas régler cela à l'amiable ? Vous êtes des hommes civilisés, de telles méthodes sont l'apanage des brigands.
Le spectre des forces de l'ordre planait désormais au-dessus des agitateurs, qui tournèrent le regard vers la jeune femme qui venait juste de faire irruption dans leurs négociations avec un insupportable accent de bouffeuse de fromage. Le reste de la salle retint son souffle, de plus en plus de têtes se tournant vers le petit groupe, comme Cordélia venait de le préciser - très poliment, d'ailleurs.
Putain. On peut pas passer une soirée de tranquille ? Je sais pas moi, le Cochard ça a toujours été ma taverne depuis la fermetures des Cents Fleurs. Alors pourquoi bordel, pourquoi ces derniers temps y’avait toujours soit un nain, soit un elfe, soit un bourgeois pour venir foutre la merde ? Je posais avec violence ma choppe sur le comptoir, et m’essuyait les lèvres avec la manche de ma chemise.
L’histoire était assez simple. J’étais arrivée tranquillement en début de soirée comme à mon habitude, après une dure journée de labeur. Je m’étais assise, j’avais commandé ma première pinte, puis la deuxième, etc. Mon steak n’était même pas encore arrivé c’est pour dire. Tout commençait bien. La taverne grouillait, les conversations fusaient, ça me cassait les oreilles et m’irritait mais c’était habituel.
Dans un coin, un petit groupe de personnes semblait absorbé par une conversation houleuse. Et évidemment, une BOURGE avait trouvé intelligent de la ramener. Evidemment que c’était une bourge, je pouvais me voir dans son armure. Mais c’était quoi son problème ? Chercher la merde aux malfrats du coin ? Elle allait juste se faire tuer, comme l’autre imbécile d’il y a quelques semaines. Les deux camps s’étaient déjà levés, et étaient prêts à dégainer. Je ne doutais aucunement du tranchant de son épée, mais je la voyais à peine entre les trois brutes qui s’étaient redressés.
« - Ne voulez-vous donc pas régler cela à l'amiable ? Vous êtes des hommes civilisés, de telles méthodes sont l'apanage des brigands, » avait susurré sa voix dans un accent Todien insupportable.
Je poussais un long, très long soupir, et me levais à mon tour. Bah oui, ça me saoulait mais je voulais pas d’un cadavre dans ma taverne, encore moins d’un cadavre en ivoire comme le sien. Sinon adieu les pintes et les steaks.
« - Non Messerah, ce ne sont pas des hommes civilisés, ce sont des brigands, même un aveugle le verrait. »
A sa table, l’ancien charpentier aveugle acquiesça. Les hors-la-loi ricanèrent. Je m’avançais dans leur direction, la main sur ma garde. Une fois à leur hauteur, ils n’étaient que légèrement plus grand que moi. Je m’arrêtais, et toisais leur regard, sans douter une seule seconde de ma supériorité sur les trois hommes. S’ils voulaient se battre, je me battrais. Mais il faudrait les faire sortir à la pelle.
« - Par contre, la dame à raison. Si vous prévoyez de vous battre cassez-vous, c’est ni le lieu ni le moment. Si ça ne vous suffit pas je peux me montrer plus convaincante. »
Je dégainais légèrement mon arme, en montrant le tranchant, en guise de menace. S’ils le souhaitaient, je me battrais. Mais il faudra les faire sortir à la pelle.
Rires gras et visages goguenards. Ne leur en veux pas, ils ne savent pas ce qu'ils font, dit la voix fictive d'Andrasté dans les parois de son esprit, et Cordélia trouva aussitôt le calme dont elle avait besoin. Cependant, le décor était bien loin d'être celui d'une église, et les fauteurs de trouble des enfants de choeur venus pour chanter la messe. Mais il n'y avait pas de bon ou de mauvais endroit où commencer si l'on voulait répandre la paix du Créateur. Même si le lieu de culte en question puait l'alcool, la sueur et le bois humide. Peut-être qu'elle pourrait faire entendre raison à ces hommes qui étaient au fond, elle en était sûre, des enfants perdus du Créateur, victimes de leurs plus basses émotions.
Telle Andrasté, dans sa bonté infinie, elle tendrait la main de la paix et le laurier de l'apaisement vers-
- Non Messerah, ce ne sont pas des hommes civilisés, ce sont des brigands, même un aveugle le verrait.
L'armure avait fait disparaître les regards gouailleurs ; pas la sienne, cependant, mais celle d'une femme rousse derrière elle. Ils se tournèrent comme un seul homme vers la nouvelle venue. Si la voix de la femme lui était inconnue, leur intonation en revanche était une vieille connaissance, celle qui vous tape sur l'épaule en vous disant « Regarde bien, ça va chier des chardons dans pas longtemps ».
- Par contre, la dame à raison. Si vous prévoyez de vous battre cassez-vous, c’est ni le lieu ni le moment. Si ça ne vous suffit pas je peux me montrer plus convaincante.
Tullor, le nain encore assis, qui recula aussitôt son tabouret pour s'en aller mais un geste de main de Cordélia le stoppa net au milieu dans son mouvement ; il valait mieux qu'il reste par ici si les trois autres décidaient de l'attendre à l'extérieur.
- Peut-être devriez-vous suivre le conseil de cette dame et aller prendre l'air, messieurs, poursuivit la voix chantante de Cordélia. Cela vous fera le plus grand bien. Le Nain lui lança un regard de haine absolue, et un autre, moins assuré, vers la femme rousse à cause de qui il venait de laisser passer sa seule occasion de pouvoir un jour mettre la main sur ses sous. Pas ce soir, semblait dire l'épée de Cordélia, au fourreau mais à portée immédiate de sa main gantée. Rééssaie une autre fois, ajoutait l'armure de la femme aux cheveux auburn.
Là-dessus, elle se retourna pour adresser un sourire à la jeune femme. Voilà une affaire qui se terminait sans effusion de sang, pour une fois, même si elle n'était pas dupe, la "paix du créateur" instaurée par la templière prendrait fin dès que celle-ci ne serait plus là pour le protéger. Mais en attendant, steaks, verres et planches de charcuterie étaient sains et saufs. Elle s'inclina légèrement vers Nora, ses manières et son accent faisant par un quelconque miracle encore plus tâche dans le décor que les bandits qui venaient de le quitter.
- Le Créateur vous garde, je vous remercie de votre aide. N'importe qui devrait pouvoir trouver refuge s'il le désire. Je vais rester jusqu'à la fermeture, pour m'assurer qu'il n'ait pas de souci en sortant, fit-elle en jetant un oeil de biais au Nain assis. Voulez-vous vous asseoir à ma table ? Elle ajouta presque aussitôt : Si ce n'est pas malpoli, bien entendu. Navrée si j'outrepasse les convenances, je ne suis pas encore tout à fait au fait de la culture locale. Il n'y avait qu'un Orlésien pour se demander si inviter son débiteur à sa table constituait une offense gravissime dans une taverne crasseuse mais Cordélia, comme toujours, pensait bien faire.
- Spoiler:
- Petit TW : Nora n’aime pas les religieux (c’est bien connu), mais je n’ai personnellement aucun problème avec un quelconque culte ou quoi que ce soit ! Chaque personne à la foi qu’il souhaite ! (je préfère reprévenir que je ne pense pas comme Nora, mais je pense que vous vous en doutez !)
La lame de mon épée était toujours en exposition devant ces abrutis. Si mon message n’était pas clair… non, en fait il était même plus que clair. Ils dégagent, ou je les découpe, et du coup ils dégagent. La solution était vite trouvée. Aucun d’entre eux n’osait bouger. La situation était tendue, mais ils n’avaient pas les tripes, ils allaient s’aplatir.
« Peut-être devriez-vous suivre le conseil de cette dame et aller prendre l'air, messieurs. Cela vous fera le plus grand bien. »
Un blanc. Puis l’un d’entre eux s’avança vers la femme. Il cracha au sol. Je sorti mon épée de dix centimètres de plus. Toute la taverne avait les yeux rivé vers nous. Le gars fit une sorte de grimace, puis recula et indiqua à ses compagnons de le suivre. Leur honneur, s’il existait avant, venait de s’envoler une bonne fois pour toute. Je ne pris même pas la peine de souffler, la situation ne m’avait pas stressée un seul instant, juste saoulée incommensurablement. Je rangeais totalement mon épée, et j’étirais mes doigts. La taverne reprit petit à petit ses discussions d’avant, comme si rien ne s’était passé. J’admire toujours cette inconscience collective. Enfin, elle me fait rire jaune. La jeune femme s’adressa au nain qui était à côté de nous.
« Restez à l'intérieur, mon cher, nous vous accompagnerons à l'heure de la fermeture au cas où ces malfrats vous attendent à la sortie. »
Puis elle se retourna vers moi, pour m’offrir son plus beau sourire. C’en était presque déstabilisant, les gens ne me souriaient pas normalement. Et les gens en armure ne souriaient pas. C’était qui celle-là ? Une noble, une religieuse ? Son armure… Putain oui, c’était une templière. La joie passagère qui avait accompagnée son sourire s’envola. Je déteste les religieux. Enfin elle n’a pas l’air méchante, mais je les trouve tellement stupide…
« Le Créateur vous garde, je vous remercie de votre aide. N'importe qui devrait pouvoir trouver refuge s'il le désire. Je vais rester jusqu'à la fermeture, pour m'assurer qu'il n'ait pas de souci en sortant, Voulez-vous vous asseoir à ma table ? »
A la table d’une… templière ? Euh… Ah bon ? Certes, la dame n’avait pas l’air méchante. Elle était souriante, rayonnante, et semblait profondément empathique. Mais je n’avais pas prévu de passer la soirée avec l’une d’entre eux. Je pensais être tranquille.
« Si ce n'est pas malpoli, bien entendu. Navrée si j'outrepasse les convenances, je ne suis pas encore tout à fait au fait de la culture locale. »
Les convenances ? Je ne pus m’empêcher de pouffer. Peut-être que les orlésiens ne s’invitent pas à manger entre eux (ça ne m’étonnerait pas, ces gens sont souvent peu recommandables), mais les havenois n’ont rien contre ça. Au contraire. Je ne tentais même pas de redresser ma stature une nouvelle fois. C’est bon. Je n’aime pas les templiers. Certes. Mais soyons fou.
« En effet Messerah, la culture locale permet qu’on s’invite à manger dans une taverne. J’ai pas l’habitude de manger avec des soldats obtus, mais vous m’avez fait rire, alors je vais faire exception à la règle ce soir. Mais vous payez. »
Je n’attendis pas son aval, et m’assis à sa table. Je fis signe à Abi pour qu’elle me ramène mon repas et ma bière ici.
« Vous êtes une templière non ? Qu’est-ce que vous faîtes chez les gens normaux ? »
Sans même attendre qu’elle se soit assise en face de moi, je commençais à la questionner. C’est bon, j’étais sympa, on mange un moment ensemble, mais je ne vais pas passer la nuit avec une templière. Donc autant ne pas perdre de temps. La question m’avait échappée, mais en vrai, c’était plutôt intrigant. Que fais une templière ici ? Je m’en fou un peu, mais je veux quand même savoir.
- Nombre de mes collègues fréquentent des endroits comme celui-ci. Ils ont simplement l'habitude de le faire sans leur armure. Quand à moi, j'avais fini ma ronde, et un peu de temps devant moi avant de rentrer, bien que le quartier me soit inconnu. Ce qui n'a pas l'air d'être votre cas ?
Ils venaient en civil pour une raison qui lui apparaissait évidente, maintenant qu'elle sentait le regard de Nora sur elle. Un Templier hors du Cercle ne laissait jamais personne indifférent. Crainte, mépris, respect, cela dépendait, mais sa proximité suscitait toujours une réaction particulière.
- Pour ma part, j'ai un estomac comme vous et les autres clients, et je peux vous assurer que nous ne passons pas notre vie enfermés dans le Cercle, ma chère, loin s'en faut ! Elle ponctua sa phrase d'un sourire aussi propre qu'une dalle du Promontoire des Princes en poussant la planche qu'elle avait commandée plus tôt vers Nora, sur laquelle s'alignaient de nombreuses tranches de jambon sec, invitant sa comparse à se servir. Moi... je viens pour la charcuterie.
On a toujours les idées claires après un bon repas, surtout quand il est gratuit et offert par la Chantrie. Au moins une chose que Nora ne saurait nier.
La templière sembla presque… surprise. Je sentis dans ses gestes une légère hésitation. Mais sans attendre plus longtemps, elle retira sa chaise et s’assit en face de moi.
« Nombre de mes collègues fréquentent des endroits comme celui-ci. Ils ont simplement l’habitude de le faire sans leur armure. Quand à moi, j’avais fini ma ronde, et un peu de temps devant moi avant de rentrer, bien que le quartier me soit inconnu. Ce qui n’a pas l’air d’être votre cas ? »
Alors comme ça les templiers étaient des habitués des tavernes… J’avais toujours pensé que ces abrutis de religieux étaient cloîtrés, soit dans leur cercle de soie, soit dans leurs missions divines. Mais bon, finalement, ça ne m’étonnait pas plus que ça. J’avais déjà croisé des consommateurs rigides, c’était probablement des templiers déguisés. Je devrais y faire plus attention, histoire de. Mais franchement… Pourquoi toute la noblesse de la ville venait-elle se réunir dans cette taverne paumée au fin fond de Chowconer ? Le gamin, puis elle ? N’importe quoi…
« Pour ma part, j’ai un estomac comme vous et les autres clients, et je peux vous assurer que nous ne passons pas notre vie enfermés dans le Cercle, ma chère, loin s’en faut ! Moi… Je viens pour la charcuterie. »
La templière poussa sa planche de charcuterie vers moi, probablement pour partager. Je me servit sans me faire prier, et commença, la bouche pleine de viande, à lui répondre.
« Ouais, je passe le plus clair de mes soirées en ville ici. J’allais autre part avant mais ça a fermé, commençai-je, la bouche pleine. Mais je viens surtout pour boire et manger. Et puis la serveuse est gentille, c’est Abi, la fille là-bas. C'est bon, c’est du porc salé ? »
J’avais parlé assez vite, sans faire attention, de manière peu audible. Mais bon, pour la religieuse, la situation devait déjà être assez cocasse comme ça. Je pris deux minutes pour respirer, et ralentir un peu le rythme.
« Pourquoi avoir rejoint les templiers ? »