Tendre la main (Pv Yehohanan)
Le temps, bien que maussade en ce début de journée, me paraît idéal pour les heures à venir. Je ne sais pas trop pourquoi, mais les temps couverts ont toujours eu mon approbation, peut-être parce qu'ils cachent ce soleil qui ne cesse de m'agresser le regard, ou alors qu'ils me permettent souvent de trouver des herbes que je ne trouve pas par d'autres temps. Il faut aussi avouer qu'en bonne bout-en-train optimiste, tu cherches toujours à tirer le meilleure partie de toutes les situations possibles et imaginables. Après tout, la pluie n'est que du soleil liquide, quant aux nuages, ils ne sont que la chantilly qui sublime l'horizon. Alors je suis d'accord avec tous les grincheux qui clament à corps et à cris que la pluie et le vent ne sont pas vraiment ce qu'on fait de plus évident quand on cherche à se détendre, mais se détendre ce n'est clairement pas mon genre. Personnellement, je préfère être occupée jusqu'à en perdre la tête. Et ce qu'il y a de bien dans mon métier, c'est que je suis constamment occupée. Pas que je n'aimerais pas une journée de libre, ou même qu'il y ait moins de gens malades, souffrant ou demandant. Bien au contraire, parfois j'aimerais voir ma boutique vide de demande car cela signifie une bonne journée et probablement d'autres à venir. Cela signifie que la misère commence peut-être bien à rendre les armes face à tout le reste. Mais soyons honnête, ce genre de choses n'arrivera jamais. Il n'y a qu'à voir le sort peu enviable des elfes des Bascloîtres, ou même des mages de la tour. L'idée même d'être à leur place me fait frémir d'appréhension. Moi qui ne souhaite que le bien des autres, j'ai dû mal à concevoir qu'on puisse parquer des être humains comme du bétail.
Ou alors qu'on puisse tuer l'esprit d'un mage parce qu'ils pourraient déraper. Est-ce réellement la seule solution à tous ces problèmes ? Je veux croire que non. Je veux croire qu'il existe d'autres solutions à ce genre de problème. Une fois encore, on me traitera probablement trop d'idéaliste, mais j'ai vécu dans tout un tas d'endroits différents. J'ai vu de nombreuses choses et je suis persuadée qu'en mettant toutes nos connaissances en commun, on peut arriver à quelque chose de bien mieux que ce qui est fait actuellement. Secouant la tête pour chasser tout ça, je finis mon breuvage du matin avant de poser la vaisselle que je ferais en rentrant. Il est temps de se bouger pour ouvrir la boutique ! Une fois prête, je me dirige tranquillement vers ma petite échoppe. Elle n'a rien de particulier si ce n'est qu'elle contient nombre de potions et autres onguent pour permettre à ceux dans le besoin de se soigner, de passer le cap, de se réchauffer. Tout dépend de ce dont vous avez besoin. Mon frère m'a trouvé un slogan récemment « Il suffit de demander, nous avons tout ce que vous voulez. » Je ne suis pas bien certaine de l'utiliser. Je trouve ça un peu étrange, d'un autre côté, venant de mon frère ça ne m'étonne carrément pas. Je me souviens encore de ses théories quand nous étions jeunes. Bien que drôle, elles étaient tellement farfelues que ça en devenait parfois grotesque... Les souvenirs de mon enfance reviennent par vague et avec eux, les sourires, les rires et les paroles de ma mère. Le temps passe et efface consciencieusement certaines choses. Parfois, j'ai dû mal à me souvenir du son de sa voix, du parfum de ses cheveux, ou encore de la douceur de sa peau.
Parfois seulement. Heureusement que j'ai une bonne mémoire. Je me souviens de chaque détail de son visage, tellement que je les dessine parfois quand le chagrin se fait trop lourd à porter. De nombreuses années ont beau être passées, sa perte est encore bien vivace dans mon cœur. Il m'arrive parfois de me lever et d'aller la chercher dans la cuisine, comme si rien ne s'était passé. Dans ces moments-là, mes réveils se font morose, jusqu'à ce que le sentiment passe et que d'autres, bien plus joyeux et bienveillants prennent sa place. Le deuil... C'est quelque chose que je ne gère pas très bien. Un soupir me prend alors qu'un enfant vient se poster devant moi, des étoiles dans les yeux. « Bonjour Elias. Comment ça va ce matin ? » Il ouvre grand la bouche alors que je me penche pour vérifier sa gorge. « Je mange tout comme avant ! » Je souris doucement devant sa mine réjouis. « Alors si tu peux tout manger comme avant, c'est parfait. Mais n'oublie pas de continuer jusqu'à avoir fini le pot d'accord ? » Il hoche la tête avant de s'en aller et de dépasser un homme qui me semble familier d'en bas. Je me relève, bien qu'un peu plus grande, je ne suis pas non plus gigantesque. Du haut de mon presque mètre soixante, je parais toujours ridiculement petite par rapport aux autres. Mon regard accroche alors l'homme en question, et les souvenirs me percutent avec la violence d'un troupeau de buffle. « Que... Qu'est-ce que.... » Je balbutie quelques mots sans pouvoir dire quoi que ce soit d'autre. Je me sens engourdie d'un seul coup, mon cœur bat à tout rompre. Et si...
Non, ce n'est pas possible. Pas après tout ce temps n'est-ce pas ? Mais d'un autre côté, si c'était possible ? Est-ce que je dois me cacher ? Est-ce que je dois avoir peur ? Est-ce que je dois m'enfuir ? Aller voir mon frère ou mon père et leur raconter ? Je tourne en rond comme si tous ces pas superflus allaient m'apporter une solution. La vérité, c'est que je crève de trouille, mais que de toute façon, vu que nos regards se sont croisés, je ne vais pas pouvoir couper court ou m'enfuir. De plus, ce serait foncièrement malpolis, il a l'air totalement en panique. Peu importe ce qui peut se passer, je ne peux clairement pas le laisser dans cet état. Prenant une grande inspiration, je laisse l'ouverture de la boutique pour plus tard et me dirige vers lui. « Je ne pensais pas vous revoir et encore moins ici. » Un sourire bienveillant plaqué sur mon visage, je me dis trop tard que si ça se trouve, il ne se souvient pas de moi. Après tout, je suis banale à souhait si ce n'est mon envie constante d'aider les gens, je n'ai rien de particulier qui capte l'attention. « Vous avez l'air paniqué, est-ce que je peux vous aider ? » Je me souviens de sa fille, j'espère qu'il ne lui ait rien arrivé et qu'elle va bien. Rapidement, ma peur laisse place à l'angoisse qu'il soit arrivé quelque chose à l'enfant, malgré tout, je me tais pour le laisser parler.
Je salue mon voisin en sortant, un elfe miraculeusement sorti du bas-cloître, peut être grâce à son épouse humaine. Toujours est-il que je les trouve tout à fait adorable. Affable et toujours prêt à rendre service, nous avons échange aussi rapide que courtois après lequel il me conseil sans hésiter d'aller à la rencontre d'une herboriste qui vit à quelques rues d'ici et qui ferait, selon lui, des miracles.
Je presse le pas à travers les rues et venelles du quartier, ne faisant attention à rien ni personne, la panique et le manque de sommeil faisant difficilement bon ménage. Malgré tout j'arrive à me faire rediriger dans la bonne direction à plusieurs reprises, la plupart des personnes croisant mon chemin évitant de contrarier un homme pressé et armé de surcroît.
J’essaie parfois de reprendre mon souffle, de calmer les battements de mon cœur, je tente même d'être aimable lorsque je m'adresse aux passants pour leur demander mon chemin. Mais c'est peine perdue... je ne fais plus qu'effrayer ceux qui me croisent à présent et ai même parfois droit à voir un poignard s'agiter sous mon nez. Et si encore il n'y avait que le souffle et le sang-froid qui me manquait... mais non, la poudre bleue aussi commence à se tarir et je commence alors à voir ton visage sur chaque passant, chaque badaud dans ce qui me semble être une course effrénée et interminable.
Etonnamment, malgré mon malaise grandissant, avoir des hallucinations semble me calmer... ou bien est-ce simplement ta présence, même indirecte, qui m'adoucit naturellement. "Elle est là-haut vot' bonne femme, faites gaffe à pas nous la faire fuir avec vot' tête d'ahurit, c'est qu'on y tient à not' rebouteuse". Je lève le nez dans la direction que l'on m'indique et croise un instant le regard de la dites rebouteuse... et visiblement pour ce qui est de ne pas lui faire peur, c'est déjà raté, et puis sa tête me dit quelque chose, pas la tienne, la sienne, enfin... oh et puis zut. Ma tête s'éclaircit un peu, les hallucinations refluent, et je me prends à croire que je vais arriver à avoir un discours cohérent face à la guérisseuse.
Je monte les marches quatre à quatre tout en essayant d'arranger un peu ma tunique pour ne pas paraître trop négligé, puis je m'arrête un instant devant la porte qu'elle a refermée derrière elle, je reprends mon souffle, je tends la main pour frapper puis je me souviens de l'épée à ma ceinture. Je la détache avant de la déposer sur le rebord de sa fenêtre en essayant de ne pas déranger les plantes qui s'y trouvent. Avec un peu de chance elle notera le geste et sera un peu plus rassurée.
Je me plante à nouveau devant la porte et donne deux coups secs pour me signaler. J'entends alors le bruit d'un pas, puis plus rien, un instant d'hésitation peut-être ? J'éclaircis ma voix puis m'adresse à elle de la voix la plus nette que je puisse avoir après ce qui m'a paru être une éternité de panique "S'il vous plaît, ma fille est malade, on m'a dit que vous pourriez l'aider... je n'ai pas énormément d'argent, mais si vous êtes patiente ou avez besoin d'un service, je suis certains que nous pourrons nous arranger !"
La peur est insidieuse et elle ne vous lâche jamais. J'en sais quelque chose. Au départ, je n'ai jamais eu peur de ce dont j'étais capable. Malgré ce que je pouvais entendre, malgré tout ce qu'on pouvait dire. Je ne me suis fié qu'à moi-même et mes capacités à faire ce qui devait être fait quand cela devait être fait. Bien évidemment, je ne dis pas que mes voyages ne m'ont pas fait flipper. Il y a une myriade de personnes dans ce monde, une myriade de possibilités, toutes plus effrayantes l'une que l'autre. Dire que mon apprentissage des plantes ne m'a pas fait voir le monde d'une autre manière serait injuste. En vérité, même mon côté doux et aimant n'a pas réussi à tout encaisser. Parfois, la misère est réellement trop dur à porter sur les épaules. Parfois, on en oublie ce qui fait de nous ce que nous sommes, trop perdu dans la contemplation des autres. C'est en partie pour cette raison que j'ai voulu m'éloigner de Riveïn, emportant Tolan avec moi. Car si le monde est très sauvage et pas forcément agréable, il y a aussi de très belles choses à voir et à faire. Peut-être est-ce pour cela que j'ai décidé de consacrer mon temps aux autres. Peut-être est-ce pour cela que je ne peux tourner le dos au monde, alors que ce dernier ne cesse de nous mettre des bâtons dans les roues. Je ne sais pas trop, tout ce que je sais en revanche, c'est que j'aime ce monde, sa complexité, ses implications et que je ne compte pas le laisser sombrer sans rien faire pour y remédier. Peut-être que tout ça est peine perdue, je ne sais pas. Mais je ne serais pas celle que je suis sans tout ça. Et puis, comme dit mon père, c'est un but noble que d'essayer de relever le monde.
Il n'empêche que pour l'instant, j'ai une frousse de tous les diables. Je me souviens parfaitement de la première fois que je l'ai rencontrée, de sa petite fille qui souffrait. Je me souviens de ce regard triste mais déterminé et je me souviens aussi d'un nombre incroyable de choses le concernant. C'est fou ce qu'on peut apprendre en regardant les gens. Je ne dis pas que je ne connais par cœur, mais de tous ceux que j'ai rencontrés durant mon voyage, il m'a fortement marqué. Peut-être parce qu'il revêtait l'armure des templiers à cette époque. J'ai toujours eu un peu peur des templiers, il faut dire que dans le village où nous habitions avec mes parents, personne ne les portait dans leur cœurs, alors forcément, on finit par se poser des questions. Heureusement, mes voyages m'ont appris à passer outre ce genre de considération, car si le travail d'une personne détermine en partie ce qu'elle est et deviendra, il arrive qu'on ait de belles surprises avec les gens. Il n'y a qu'à voir ce que certains deviennent et ce que d'autres sont devenus bien avant eux. Quoi qu'il en soit, je dois prendre une décision et il semble d'ailleurs ne pas m'entendre quand je lui parle, ça se trouve, je marmonne plus que je ne lui parle, mais peu importe. Quand il dit que c'est sa fille qui est malade, mon sang ne fait qu'un tour dans mes veines. Terminé la peur, envolé toutes les questions, toutes les interrogations. Elles n'ont plus lieu d'être alors que quelqu'un a besoin de mes talents d'herboriste. Je ne compte certainement pas laisser une petite fille en proie à des soucis juste parce que je flippe.
Secouant la tête, je récupère ma besace dans un coin. Je me souviens de ce que je lui ai donné la dernière fois, alors je récupère tous les onguents possible et imaginable. Il doit se poser mille et une questions alors que les bruits de fioles se font entendre au-delà de la porte. Je récupère mes plantes séchées, mon carnet de note, mon fusain pour noter tout ce dont je vais avoir besoin. La plume est agréable sur le papier, mais elle n'est pas pratique quand on a besoin d'écrire vite. Une fois ma besace entièrement pleine, je récupère mon manteau et ouvre la porte. Mon regard se plante dans le sien. « Nul besoin d'argent ou de quoi que ce soit. Amenez-moi jusqu'à votre fille. » J'ai tout ce qu'il faut dans mon sac et au besoin... J'ai tout ce qu'il faut pour soigner quoi qu'il en soit. C'est ma vocation, pour ça que je suis née et je ne compte laisser tomber personne. Même si pour cela je dois braver le monde entier, les brimades ou l'enfer.