Elle avait hésité avant d’oser frapper à la porte. Sa main avait tremblé en rencontrant le bois, et ses trois petits coups lui avaient parus bien faibles. Elle devait se ressaisir, paraître sûre d’elle et même déterminée. Cela ne pourrait que l’aider à obtenir ce qu’elle était venue chercher. Elle comptait bien évidemment se montrer polie et respectueuse, docile même s’il le fallait. Mais ce n’était pas en tremblant et en bafouillant que l’on obtenait ce que l’on voulait.

Quand elle avait appris le prochain mariage de son frère, Isbeil avais été comblée. Mais la joie d’imaginer son cher Eiric bientôt heureux en ménage et fondant une famille avait vite laissé place à de la peur. Elle n’avait pas pu être près de sa famille pour partager leur chagrin après la plus tragique épreuve de leur existence. Et si elle se retrouvait également incapable de partager avec elle une telle occasion de bonheur ? Dans l’espoir d’être autorisée à y assister, elle avait redoublé de rigueur et d’obéissance, allant jusqu’à mettre autant de ferveur dans ses lectures religieuses que dans l’étude de la magie, et cela sans même grimacer comme il lui arrivait parfois de le faire de manière involontaire. Elle s’était donné pour objectif de ne laisser aucune occasion à un membre du Cercle de se plaindre d’elle, et depuis chacune de ses actions, toute son attitude criaient : je suis responsable, consciencieuse, digne de confiance.  Oui - sa  gorge se serra à cette pensée -  on ne l’avait pas autorisée à assister aux funérailles de ses parents, mais deux ans s’étaient écoulés depuis. Elle savait qu’elle avait gagné la réputation d’une élève appliquée et obéissante, et elle avait même obtenu accès à la bibliothèque avant de nombreux camarades. Elle ne pouvait s’empêcher d’espérer que ses efforts, ainsi que les nombreuses prières que qu’elle avait adressées à Andrasté, seraient récompensés.

— Entrez.

Isbeil poussa la porte et pénétra dans un bureau. Le mage qu’elle venait solliciter, Lachlann Vaël, se tenait debout, un livre à la main. L’apprentie espérait qu’elle ne l’avait pas interrompue dans quelque tâche importante, car cela ne l’aurait pas mis dans les meilleures dispositions à son égard. Elle en avait pourtant cruellement besoin, puisqu’elle venait pour demander son aide.

Isbeil avait croisé Lachlann Vaël quelques fois depuis son arrivée au Cercle, mais ils ne s’étaient jamais adressé la parole. Elle conversait sans problème avec les novices de sa classe, mais elle avait encore l’habitude d’éviter les mages confirmés si elle le pouvait. Le don avait beau couler également dans ses veines, elle ne pouvait oublier aussi facilement les enseignements du Créateur et du Cantique à propos de la magie et la méfiance de la Chantrie à leur égard. Ils avaient tendance à la mettre mal à l’aise. Et c’était pire en cet instant, car elle avait l’impression de brûler sous le regard scrutateur du mage qui attendait qu’elle prenne la parole : il l’intimidait.

L’adolescente inspira, croisa sagement les mains devant elle pour s’empêcher de triturer nerveusement sa robe de lin, et se lança finalement :

— Bonjour enchanteur Vaël. Je suis l’apprentie Isbeil Byrne. Mon frère épousera votre sœur dans trois jours, et j’ai appris que vous étiez invité au mariage. Si vous comptez y assister, pourrais-je vous y accompagner ?

Voilà, c’était dit. Peut-être un peu trop vite, et, elle s’en rendait maintenant compte, de manière un peu trop directe. Comme son interlocuteur ne répondait pas immédiatement, elle ajouta.

— S’il vous plait ? Je n’ai pas vu ma famille depuis trois ans.

« Deux morts et un frère invisible. »

Les mots, durs, claquèrent aux oreilles d’Isbeil, la laissant abasourdie. Le choc d’entendre ainsi décrire sa famille lui coupa le souffle. Ce Lachlann Vaël avait-il donc si peu de considération pour les sentiments d’autrui ? Un manque de tact ne pouvait expliquer une telle réponse, non, elle avait beau avoir grandi dans un environnement protégé, elle savait reconnaître la cruauté pure quand elle y avait affaire. Cela la perturba tellement qu’elle mis un moment à réaliser que le mage continuait de parler.

— Fais leur passer une carte de félicitation, c’est tout ce que je peux faire pour toi.

Alors c’était tout ce qu’il avait à dire. Tous ses efforts, toutes ses nuits à prier et à espérer… Il estimait qu’elle pouvait se contenter d’une carte, qu’un triste bout de papier pourrait combler le manque de trois d’années d’absences.  Il souriait même ! S’attendait-il à ce qu’elle le remercie pour sa froideur et sa malveillance ? Elle dû se faire violence pour retenir ses larmes le temps de formuler sa réponse.

— Ne vous donnez pas cette peine. Je ferais passer mes félicitations à mon frère par mes propres moyens.

Et comme elle craignait de ne pouvoir continuer bien longtemps sans qu’un sanglot lui déchire la gorge, elle s’inclina la tête avec raideur avant de conclure :

— Désolée de vous avoir dérangé.

Elle n’attendit pas qu’il lui donne congé pour sortir de la pièce, et elle ne regretta pas ce manquement aux bonnes manières, car elle avait à peine refermé la porte qu’une grosse larme roulait sur sa joue pour s’écraser sur sa terne robe d’apprentie. Oh Andrasté, cette sensation brûlante dans sa poitrine, ce n’était pas que de la déception, c’était de l’amertume et de la colère, toute entière dirigée vers l’homme qu’elle venait de quitter - et elle n’arrivait pas à en avoir honte - de façon si cavalière. Ressaisis-toi Isbeil !

Il lui fallait aller prier sans attendre.

Quelques jours plus tard

Bois, cuir souple ou craquelé, dorure et orfèvrerie.  Les doigts d’Isbeil couraient distraitement sur les reliures des livres placés devant elle. Il était affreusement tard, ou affreusement tôt selon le point de vue, aussi était-elle la seule à arpenter pour l’instant les allées de la bibliothèque du Cercle.

La déception de ne pas avoir pu assister au mariage de son frère était encore vive. Après tout, l’évènement ne datait que de l’avant-veille. Le jour même, elle avait été incapable de trouver le sommeil. L'apprentie était restée allongée dans son lit, suffoquée à l’idée de tout ce qu’elle était en train de manquer, tandis que la respiration, paisible elle, de ses camarades de dortoir semblait vouloir la narguer. Elle avait fini par s’abrutir de prières jusqu’à l’heure du lever pour ne plus y penser.

Cette nuit-là ne s’était pas révélée plus agréable. Un énième cauchemar - de ceux dont elle avait du mal à se souvenir une fois les yeux ouverts, et qui n’en était souvent que plus terrifiants - l’avait réveillé en sursaut. La jeune fille était habituée à manquer de sommeil, et savait quand il ne cessait à rien de s’entêter, aussi s’était-elle levée le plus discrètement possible. Ses pas silencieux l’avaient menée dans cette pièce dont l’odeur de vieux papier avait sur elle un effet apaisant.

Isbeil attrapa un exemplaire du Cantique et commença à le feuilleter en fredonnant à voix basse. Elle était en quête de ses passages favoris, ceux dont la lecture ne manquait jamais de la réconforter, lorsqu’elle entendit un bruit léger dans son dos. Elle se retourna vivement, et manqua d’échapper son livre de surprise lorsqu’elle reconnu Lachlann Vaël.

— Miss Byrne.
— Messer Vaël.

Isbeil envisagea quelques secondes l’idée de partir, avant d’y renoncer : il lui semblait impoli de quitter ainsi une pièce aussi peu de temps après l’arrivée d’une personne. Elle ne voulait pas de nouveau se montrer discourtoise avec l’Enchanteur Vaël, ni lui donner l’impression qu’elle fuyait devant lui, aussi rejoignit-elle le siège qu'elle avait repéré avant son apparition.

Elle réprima un mouvement de surprise lorsque le mage s'assit en face d’elle. L’apprentie tenta de nouveau de se concentrer sur les lignes devant elle… Impossible. Lachlann Vaël n’aurait-il pu pas s’installer un peu plus loin ? Il ne compte sûrement pas engager la conversation avec moi après tout, et j’étais là avant lui. Cette pensée mesquine qui lui ressemblait si peu fit grimacer Isbeil, qui s’en voulu aussitôt. Certes, l’Enchanteur Vaël l’avait blessé, de façon volontaire qui plus est, mais elle devait se montrer meilleure que lui. Le pardon était une vertu enseignée par la Chantrie après tout. Il n’était pas bon de garder de mauvais sentiments à l’égard des personnes qui nous avaient offensés. Cela rongeait l’esprit, alourdissait le cœur, et Isbeil préférait garder les deux aussi léger que possible.

— Mal dormi ?

Elle leva la tête, arrachant son regard à un paragraphe qu’elle ne lisait de toute façon plus depuis un moment. Pourquoi cette question ? Rares étaient les membres du Cercle qui ignoraient ses insomnies et ses déambulations nocturnes, et Lachlann Vaël ne semblait pas faire partie de ceux là, puisqu’il n’avait pas eu l’air étonné de la trouver dans cette salle. Il était déjà arrivé  à Isbeil de croiser quelques personnes lors de ses errances - bien qu’aucune à cette heure si matinale où personne de censé ne désirait quitter ses couvertures – mais jamais le mage qui lui faisait face, réalisa-t-elle soudain. Il lui vint à l’esprit que le poids de sa faute pesait peut-être sur lui, le tenant éloigné d’un repos paisible, et qu’il cherchait maintenant à faire preuve de gentillesse pour se racheter.

— Comme souvent. Vous devez bien savoir le nom que me donnent les autres membres du Cercle.

Elle sourit timidement.

— Et vous ?, ajouta-t-elle d’une voix douce. Est-ce votre mauvaise conscience qui vous tient éveillé ? Il ne faut plus que le remord trouble vos nuits, j’ai décidé de vous pardonner.

Et pour lui prouver sa bonne foi, elle referma son livre pour poursuivre la conversation :

— Peut-être pourriez-vous me donnez des nouvelles de mon frère. Comment était le mariage ?

Se concentrer sur ses propres fautes... Depuis son arrivée au Cercle, elle ne faisait que ça, redoublant d’efforts pour tenter de racheter le péché qui l’avait menée ici. Et elle au moins avait la décence de reconnaître quand elle était en tort. Ainsi donc l’Enchanteur Vaël estimait ne rien avoir à se reprocher ? Et avec quel ton cinglant il s’adressait à elle, allant jusqu’à retourner le couteau dans la plaie en évoquant si sèchement l’avenir dont elle avait été privée ! Cela lui apprendrait à prêter de nobles intentions à un homme qui s’était déjà montré si grossier lors de leur première rencontre. Elle saurait désormais à quoi s’en tenir : Lachlann Vaël était visiblement un odieux personnage. Il ne lui avait même rien dit à propos de son frère, préférant évoquer le repas et une femme à qui elle n’avait jamais encore adressé la parole…

Son sourire resta malgré tout en place sur son visage. Elle avait décidé qu’elle ne s’abaisserait pas à son niveau. Non, si lui voulait se montrer insultant, elle serait elle irréprochable. Elle avait été élevée dans la foi Chantriste, et comptait bien, malgré sa condition de mage, continuer d’être une jeune femme à la conduite convenable et digne. Elle ne perdrait pas son calme, resterait toujours la plus civilisée des deux. Qui sait, peut être pourrait-elle-même lui montrer un exemple à suivre et ainsi le ramener sur un chemin et à un comportement plus respectable.

— C’est très gentil de la part de votre sœur d’avoir pensé à moi. Vous pourrez la remercier et lui passer également mon bonjour lorsque vous la reverrez. En ce qui concerne le pardon, que je sois sœur ou non n’a pas d’importance. Je conviens qu’il n’est pas en ma capacité de vous offrir l’absolution, et je n’oserais jamais prétendre à un tel rôle, mais je peux choisir de pardonner moi-même les offenses qui me sont directement faites. De plus, il appartient en revanche à chaque Chantriste d’aider leur prochain à soulager leur cœur et leur conscience avec les moyens à sa disposition. Comme je ne vous ai jamais vu prier à part dans les situations où cela était obligatoire, permettez moi de vous conseiller de saisir toutes les occasions que l’on vous donne de vous améliorer, et cela même si elles ne viennent pas d’un membre du clergé.

Isbeil se tut, plutôt satisfaite de sa tirade. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que la révérende mère aurait sûrement approuvé sa démarche et ses choix de formulation. L’étincelle de plaisir que cette idée allumait en elle venait s’ajouter à la douce certitude d’une personne qui sait avoir accompli son devoir, et lui avait permis de retrouver toute la tranquillité d’esprit que les remarques désobligeantes du mage avaient mise à mal.