Honorer son passé
Bennett n’était pas très discret au couvent. En effet, un homme de sa taille, sa corpulence est vite remarquée au milieu des sœurs et de la beauté des jardins. Mais qu’importe. Il avait le droit d’être ici et de profiter de ce temps pour se ressourcer.
Il suffisait de connaître un tant soit peu sa vie pour comprendre comment Eibhlin Vaël en était venue à passer autant de temps auprès du peuple et à se consacrer à de nombreuses bonnes œuvres. Elle n'était pas pour autant l'une des plus grandes bienfaitrices du Couvent des Murmures, bien au contraire, elle donnait assez peu de son argent et beaucoup de son temps. Car Eibhlin, très seule dans l'immense Palais des Vaël, avait d'avantage été élevée par les domestiques elfes que par ses parents. Parmi eux, il y avait eut Neria, désormais Hahren du Bascloître et main droite de Sœur Silence. C'était elle qui l'y avait emmené la première fois, et grâce à elle qu'elle était devenue « Eibhlin la droite. »
Aujourd'hui, comme régulièrement, Eibhlin avait passé sa journée au Couvent des Murmures. D'ordinaire elle aidait au sein de l'hospice ou s'occupait de quelques taches administratives mais depuis quelques temps elle passait beaucoup de temps avec les orphelins. Aujourd'hui Néria n'était pas là, et elle avait aperçu Soeur Silence à quelques reprises. Avec elle, elle avait d'ailleurs vu un homme qu'elle avait déjà aperçu de nombreuses fois mais avec qui elle n'avait jamais parlé.
Alors qu'elle quittait le groupe d'orphelins avec qui elle venait de passer plusieurs heures, leur adressant un dernier au revoir de la main pendant que la sœur qui les accompagnaient leur indiquait à voix haute « Dites au revoir à Messerah Byrne les enfants ! » Eibhlin aperçu l'homme à nouveau dans l'un des nombreux patios du couvent, assis à l'ombre d'un arbre. Sa curiosité piquée à vif, la jeune femme s'approcha de lui avec la démarche élégante d'une femme de haute noblesse. Se faisant, elle l'observa des pieds à la tête, sa carrure, son attitude, ses mains calleuses, il ressemblait aux charpentiers et aux bucherons que son mari côtoyait si souvent, bien qu'elle n'irait pas parier sur sa profession.
« Ser, permettez-moi de vous déranger un instant. Je crois vous avoir aperçu quelques fois ici depuis le temps que je viens et nous n'avons jamais été présenté. Je suis Eibhlin... Vaël, épouse de Messer Byrne. Vous venez souvent au Couvent, je me trompe ? »
La démarche et les vêtements portés par la femme qui approche montrent déjà sa noblesse. Lorsqu'elle prononce son nom, Bennett est pris d’un sentiment d’inquiétude. Un membre de la famille Vael ! Bien que Tiarnan ait été très agréable à la forge, qu’est-ce qu’il allait arriver cette fois ? Il faut dire que la réputation et le pouvoir de cette famille est connu de tous. Ainsi, pensant que la femme voulait être à cet endroit elle aussi, Bennett se relève, baisse les yeux avant de répondre à la question qui lui est posé.
« Bonjour Messera, oui je viens ici quand je le peux. Lorsque mes activités le permettent j’aime bien venir ici pour me ressourcer. Vous souhaitez vous asseoir ici ? Je vais aller plus loin. Bonne journée. »
Certain que Messera Vael ne souhaite pas converser, ni même être vu avec un homme tel que Bennett, le forgeron se met en route vers un nouvel endroit pour se poser à peine sa phrase terminée.
Eibhlin avait rarement vécu une situation pareille et sa fierté en pris un coup. Elle était restait figée quelques secondes, complètement coi alors que l'homme s'éloignait. Il ne s'était même pas présenté, l'avait juste planté là, avec un empressement certain. Elle ne savait pas dit si c'était rustre de sa part, une volonté manifeste de se montrer impoli, ou s'il y avait eu une incompréhension quelque part ; elle lui laisserait pour sûr le bénéfice du doute. Elle le retint une seconde et dernière fois, moins confiante cette fois.
Était-elle tombée sur quelqu'un qui ne l'appréciait pas, sans qu'elle en sache les raisons par ailleurs ? Si c'était le cas, autant savoir et tenter d'y remédier.
« Ser... Pardonnez-moi si je vous ai offensé d'une quelconque façon. Je ne souhaite pas m'asseoir ici, et encore moi vous délogez, je voulais simplement converser avec un autre fidèle ami du Couvent. Si je vous dérange dans votre méditation, je vous en pries, dites-le moi et je vous laisserais en paix. »
Mais j'aimerais vraiment savoir qui vous êtes avant.
Au fond du patio, les frères et sœurs circulent régulièrement, assurant que cette entrevue ne puisse faire mauvais genre. Eibhlin était une femme mariée et respectable qui ne mettrait jamais sa réputation en danger de cette façon.
« Oh non non ! Je pensais que vous souhaitiez la place. Il n’est pas rare que des personnes me demandent de partir. Excusez mes manières, je n'ai pas l'habitude que des gens de votre rang souhaitent converser avec moi .
Vous souhaitez vous asseoir ici, sur le banc à côté de nous ? Je serais ravi d’échanger avec vous Messera. »
Le maître forgeron ne souhaite pas mettre mal à l'aise son interlocutrice. Il en avait déjà bien fait assez en étant impoli il y a quelques secondes. Bennett décide donc de se présenter et d’expliquer la raison de sa présence
« Je me permets de me présenter. Je m'appelle Bennett. Comme vous, je viens régulièrement au couvent. Cela me permet de faire le point, d’être loin du tracas de mon quotidien voyez vous. J’ai été accueilli et ai grandi ici. Les sœurs m’ont transmis un semblant d’éducation. Aujourd’hui je suis maître forgeron dans le quartier de Clattercraft. Mon maître m’a légué son affaire il y a quelques années. »
Bennett reprend son souffle après cette tirade. Sans savoir pourquoi, il était possédé par une sensation de pression sur lui. Converser avec une femme de la famille Vael était inimaginable il y a quelques secondes mais alors se dire qu’il y a quelques temps Tiarnan, lui aussi membre de la famille Vael, passait la porte de sa forge. Cela fait beaucoup de choses invraisemblables dans une courte période !
Verdict pour l'incompréhension ce qui soulage fortement la Dame : point de confrontation à venir et cela lui va bien, elle n'a pas tout à fait la force pour ça. Elle lui sourit légèrement, une tentative pour le rassurer que son erreur n'aurait pas la moindre conséquence. Et puis, elle a beau être Vaël, elle reste un être humain comme les autres, et il ne risquait rien d'autre que de froisser son égo - qui s'en remettrait.
« Je vous en pries, vous ne seriez pas le premier à ne pas en avoir l'habitude. Après tout nous ne sommes qu'une poignée de Vaël pour plusieurs centaines de milliers d'habitants, et certains appartiennent à la Chantrie plus qu'au peuple. J'espère qu'au moins je vous laisserais une bonne image de notre famille. »
Eibhlin note que cet homme doit avoir l'habitude de croiser des gens bien rustres et avec bien peu de manières si on lui demande régulièrement de partir. Elle hoche du menton et s'assied à l'autre bout du banc. Ce n'est peut-être pas la façon la plus convenable de converser avec un homme mais dans sa condition, s'asseoir devient une bénédiction.
« Si vous me le permettez. »
Elle s'assoie alors, avec l'élégance de la noblesse, sans s'adosser et passe sa main sur sa jupe pour la remettre bien en place, tout en écoutant ses présentations et son histoire. Et quelle histoire ! Si seulement tous les orphelins pouvaient avoir le même destin.
« D'orphelin à Maître Forgeron, voilà un beau et honorable parcourt ! Sœur Silence fait un formidable travail ici, si seulement c'était suffisant. J'aimerais que la cité lui donne plus de moyen afin d'aider d'avantage ceux qui en ont besoin. »
Elle marque une pause, sourit poliment.
« Je ne manquerais pas de venir visiter votre boutique avec mon époux à l'occasion. Peut-être accepteriez-vous d'accueillir un groupe d'orphelins pour cette visite ? »
Heureusement, l’échange se poursuit et vient le sujet de la venue du couple à la forge. Même si sa clientèle connaît un renouveau en cette période de Grand Tournoi, le maître forgeron a toujours ce sentiment d’être le forgeron par défaut ou des urgences. Entendre alors son interlocutrice lui demander si elle pouvait venir avec des enfants dans sa forge ravit Bennett.
« Bien sûr. Ma forge est ouverte à tous. Les enfants des rues, les gens de votre rang, nos artisans et voyageurs, tout le monde peut entrer. Ces derniers temps il y a pas mal de passage et pas que des gens recommandables. Je pense qu’il serait plus judicieux d’attendre la fin du Grand Tournoi afin de protéger les enfants de mauvaises rencontres. »
Bennett essaye de rester droit et de regarder Messera Byrne dans les yeux comme les sœurs lui avait appris. C’est d’ailleurs ces dernières qu’il aperçoit au loin, souriantes à la vue du maître forgeron aussi peu à l’aise. Lui aussi se met à sourire en réponse.
« Excusez ce petit sourire. Les sœurs rient de moi et de mes manières. Il m’est très rarement donné l’occasion de me tenir ainsi.
Si vous me le permettez à mon tour, puis-je vous poser une question ? Pourquoi une femme telle que vous, vient rendre visite aux orphelins ? C’est une chose rare en ce monde. »
Bennett se sentait de plus en plus à l’aise grâce à Messera Byrne et après Tiarnan découvrait une nouvelle jolie facette de la famille Vael.
Il était certain que le tournoi ramenait son lot de voyageurs plus ou moins fréquentables, mais sans doute n'avait-elle pas réalisé à quel point. Dans tous les cas, les raisons ne manquaient pas pour repousser une telle visite à une période plus propice : le tournoi, le manque de temps, la fin de sa grossesse...
« Cela peut attendre le printemps. Les enfants seront ravis de découvrir votre métier et peut-être que cela créera quelques vocations. Le compagnonnage et l'artisanat sont de formidables voies pour eux, il me semble. »
Elle ne peut s'empêcher de sourire en réponse, la maladresse, quand elle est sincère, est toujours touchante. Et puis elle se retourne et salue d'un simple mouvement de tête les sœurs, qui s'éloignent aussitôt, tout aussi mal à l'aise que leur victime. Eibhlin ne s'en offusque pas, elle a l'habitude que sa naissance créé un malaise et en joue parfois, comme à l'instant.
« Je vous en pries. »
Il poursuit et elle aquiesce doucement, acceptant bien évidemment la question. La réponse, pourtant, est complexe.
« C'est une question assez personnelle en réalité, mais je vais vous répondre sincèrement. Vous savez sans doute que je suis la dernière née du Prince et de la Princesse, et qu'ils n'avaient pas de fils capables d'hériter ? Vous imaginez donc leur déception à la vue de cet enfant, fille, et plus encore lorsque les années passant, Eugénie Vaël ne tombait plus enceinte.
Je ne vous dis pas ça pour me faire plaindre, ni pour comparer des situations incomparables, simplement que mes parents ne s'occupaient que peu de moi. Néanmoins j'avais un percepteur, une nourrice et de nombreux domestiques elfes, surtout ces derniers qui me prirent sous leurs ailes. Ce sont eux qui m'ont élevée. Parmi eux vint Neria, la hahren, que vous devez forcément connaître : c'est elle qui m'a emmené ici-même pour m'y faire travailler ; habitude que j'ai gardé. Jusqu'à maintenant, je venais plutôt m'occuper des malades et des vieilles personnes. Et puis, peut-être est-ce la maturité, ou peut-être est-ce parce que j'attends moi-même un enfant, car je passe de plus en plus de temps avec les orphelins. J'essaye de leur apporter un peu de réconfort et de chaleur humaine, et de l'espoir surtout.
Je suis heureuse qu'une telle institution existe pour ces enfants. Avez-vous déjà songé à en prendre un sous votre aile à votre tour ? »
Car si elle avait bien compris, il avait pu être recruté comme apprenti par une homme honorable, qui avait fait de lui un homme honorable et pouvait rendre la pareille à un autre orphelin.
« Vous savez, votre histoire, la mienne, celles des enfants ici, il n'y a pas de comparaison à avoir. Votre histoire est tout aussi difficile que la leur. Mais par contre ce qui est beau à mes yeux c'est que malgré votre éducation dans le monde noble, vous ayez vu et compris vos domestiques. Et ça, croyez moi, peu de gens qui appartiennent à la noblesse en sont capables. Beaucoup aurait caché cette blessure d'enfance par de l'argent et des dérives. On les voit dans nos bars venir oublier leur détresse. »
Lorsque la question sur le recrutement d’un élève lui est posée, Bennett se remémore toutes les réflexions qu’il a pu se faire sur le sujet. Il a toujours laissé la porte de sa forge ouverte mais le peu d’enfants qui ont osé franchir le pas ne sont guère restés longtemps.
« J’ai eu quelques adolescents qui m’ont demandé un peu de travail. Mais vous savez, la rue offre quelques raccourcis pour avoir quelques pièces et il est très fréquent que ce soit ce choix qui est fait. Je les comprends. J’ai moi même fait ce choix parfois mais heureusement mon maître m’a sorti de là. Avec quelques renseignements et un couteau, il est simple d’extorquer quelques pièces à un noble à la sortie d’un bar où il ne devrait pas se trouver. En tous cas ma porte et mon savoir son grand ouvert pour quiconque serait intéressé !
Mais sachez que je fais aussi travailler les mauvais payeurs ! Qu’ils soient de votre famille ou membre du peuple, si mes clients n’ont pas de quoi faire le compte, je trouve un arrangement autre pour éponger la dette voyez vous ! »
A ces quelques mots, Bennett rigole de gêne. A-t-il fait une erreur en parlant d’un membre de la famille de Messera Byrne ?
« La noblesse est régit par ses propres règles, qu'il est difficile d'appréhender lorsque l'on n'en fait pas partie. Il est facile de la critiquer, néanmoins je crois qu'elle est indispensable au bon ordre des choses au même titre que la Chantrie. Elle est moins régit par l'or que par la bonne réputation, dans notre belle cité en tout cas. Cependant je vous rejoins, certains nobles oublient les responsabilités qui vont de pair avec leur rang. »
Le ton est ferme mais bienveillant, pas tant une mise au point qu'un rappel qu'elle est noble et qu'elle n'est pas là pour critiquer ses pairs. Et puis Eibhlin l'a vite compris, on ne change pas les choses en se conduisant comme une hurluberlue ou une excentrique, ce qu'elle ne sera jamais. Les autres nobles écoutent à conditions de ne pas les prendre à rebrousse-poil, simplement en leur expliquant qu'il y a d'autres solutions, d'autres façons de faire. C'est long bien sûre, il faut être patient mais elle y croit et y passe beaucoup de temps.
Elle l'écoute ensuite alors qu'ils poursuivent leur discussion sur les orphelins et leur avenir, et pour l'un d'eux peut-être un jour, celui de devenir forgeron. Et finalement cela fait écho à son propos sur les nobles, les raccourcis sont faciles, et être droit et se tenir à ses principes est une quête, un chemin bien plus ardu à emprunter et pourtant bien moins risqué. Mais il faut s'accrocher, et surtout ne pas être seul pour le choisir. Cela ne fait que renforcer les convictions de la dame à accompagner ces enfants.
Eibhlin prend soudain une tête étonnée, à peu de chose près de se sentir offensée. Qu'entend-t-il par des mauvais payeurs, et de sa famille en plus. Byrne, ou Vaël d'ailleurs ? Dans les deux cas, ça ne fait pas sens.
« Je ne suis pas certaine de bien comprendre, Ser, ce que vous faites aux mauvais payeurs, et ce que ma famille vient faire là-dedans. Je vous serais gré de bien vouloir vous expliquer. »
La brune lui laisse tout de même le bénéfice du doute, après tout leur discussion a été agréable jusque là, ce n'est sans aucun doute qu'un malentendu, alors elle reste calme et aimable.
« Rien de grave Messera. Tiarnan est une connaissance de la forge. Il m’a dit comme vous être un membre de la famille Vael. Participant au grand tournoi il est venu me demander une épée de grande qualité. Malgré son impossibilité de payer nous avons convenu un accord. Mais sachez que bon nombre de gens sont dans sa situation. Le plus souvent le paiement arrive après ou alors les dettes sont convertis en main d'œuvre et parfois malheureusement je suis juste floué et donc je ne vois jamais mon paiement. »
Bennett espère que son explication permette de détendre à nouveau la conversation. Jusque là l’échange avec Messera Byrne était intéressant même si Bennett continuait à être très tendu.
« Je tiens à m’excuser si mes propos vous ont choqué ou pire, blessé. Je voulais amener un trait d’humour. »
Bennett sort avec hésitation un chiffon noir de suie pour s’essuyer le front. Lui qui d’habitude est à l’aise avec ses clients, se retrouve comme un enfant face à ses bêtises.
Un simple quiproquo, donc, qu'il vient aussitôt démêler pour apaiser les tensions naissantes. Eibhlin acquiesce au nom de Tiarnan, puisqu'il s'agit bien de son frère même si la proximité l'étonne un peu, bien qu'elle ne la juge pas. Il semble y avoir bien pire et bien plus déshonorables fréquentations qu'un honnête et généreux forgeron. Et généreux, il l'est, Eibhlin n'en revient pas. Son regard passe de outrée à choquée, mais point contre lui évidemment.
« Tiarnan est mon frère effectivement, le Prince-héritier de cette cité. Vous dîtes qu'il n'a pas pu payer pour le fruit de votre dur labeur ? Les mots me manquent pour exprimer mon incompréhension, et ô combien je suis désolée au nom de notre famille. »
Mais ce n'est pas que cela, c'est aussi tous ces mauvais payeurs auxquels il fait à nouveau référence. Cela lui semble impensable.
« Et encore plus désolée que cela vous arrive souvent et que vous fassiez face à tant de mauvais payeurs. Les havenois ne vous méritent pas, Bennett le forgeron. »
Eibhlin réfléchit un instant puis se lève, déterminée.
« Il est temps pour moi de prendre congé, mais si vous me permettez, j'aimerais vous rendre visite à votre forge pour voir votre travail, avec mon époux et peut-être en compagnie d'orphelins si les Sœurs le veulent bien. Enfin, à propos de la dette que les Vaël ont contractée... Les relations entre moi et mon frère ont toujours été compliquées et je souhaiterais lui offrir cette épée en gage de bonne foi. Cela serait, je l'espère, une belle surprise. Qu'en pensez-vous ? »