Prière à Andrasté | Camille et Varina
Ce mois de Primeneige commençait fort cette année-là, une belle couche de neige s'était déjà posée sur la ville, arrondissant les angles obtus de ses toitures et de ses remparts. Ce n'était même pas la première neige de l'année, mais les premières fines couches avaient fondu tout en se succédant. Il faisait froid et les tenues d'hiver étaient de rigueur, alors que Varina regrettait les habits elfiques en laines de hahl, bien plus chaudes et qui démangeaient moins que celles-ci.
C'était un jour comme un autre au Cercle des Mages. Elle avait suivi ses cours, avait poursuivi par quelques lectures et travaux dans la bibliothèque puis avait eu envie de se dégourdir les jambes dans la neige. Il ne s'était rien passé de particulier, personne ne s'était montré méchant ou pénible, ni même étonnement gentil, elle n'avait pas croisé l'enchanteur Vaël. Elle avait ri avec ses amis, s'était un peu ennuyé. En bref il n'y avait pas eu le moindre incident à noter, une journée des plus banales comme il y en a souvent au Cercle.
Elle aimait particulièrement les premières neiges, car les dernières fleurs s'épanouissent encore quand elles se retrouvent glacées sous les cristaux blanc, leurs couleurs vives tranchant joliment au milieu du paysage nivéen. En cette fin de journée, l'elfe les observe une à une, peut-être pour les dessiner plus tard, enregistrant dans sa mémoire leur beauté figée. Mais avant de finir comme elle, pétrie par le gel et l'innocence - car au bout de quelques minutes déjà, le froid se fait ressentir - Varina décide d'aller prier. L'heure du repas vient de sonner pourtant, peut-être n'a-t-elle pas assez faim, ou plutôt souhaite-t-elle profiter de ce moment particulièrement calme pour se rendre à la chantrie, de l'autre côté des jardins. Elle croise quelques apprentis, mages et templiers qui ont terminé leur prière et partent se sustenter sur le cours chemin qu'il lui reste à parcourir.
Elle pénètre la première porte, laisse encore passer quelques personnes puis pénètre la chapelle, leur chapelle, qui n'est accessible qu'aux habitants du Cercle et aux quelques sœurs et à la mère qui les accompagnent pour leur enseigner le Cantique et autres leçons profitables et leur faire la messe, bien évidemment. Le bâtiment de pierre rappelle à la piété avec ses hauts murs austères éclairé de somptueux vitraux qui racontent le Créateur et sa Prophétesse. Les bras toujours refermés autour d'elle pour se protéger du froid, c'est eux qu'elle regarde d'abord, ou plutôt les dernières lueurs du jour qui les illuminent de façon inattendue, racontant leur histoire sur les murs gris. Pourtant le cœur de Varina s'arrête lorsqu'elle réalise qu'elle n'est pas seule, elle se fige toute entière même à la vue du templier Chevaudier. Au Cercle depuis à peine un an, elle a vite appris à le craindre cet orlésien au regard charmeur et à l'accent si marqué. Il y a bien des apprenties qui gloussent en le voyant, lui faisant les yeux doux juste parce qu'elles le trouvent beau. Mais ces apprenties ne sont pas des elfes, et s'il est juste avec elle, les elfes ne peuvent en dire autant. Un homme de plus ajouté sur leur petite liste secrète des personnes à éviter, la liste de ceux qui les méprisent. Une liste plus si secrète d'ailleurs car un templier avait mis la main dessus un peu par hasard : on y trouvait une série de noms, aussi bien de mages que de templiers, néanmoins sans la moindre explication sur les raisons de cette liste. Un esprit aurait cependant vite fait le lien entre chacun des protagonistes.
A cette vision, l'apprentie n'eut plus tellement envie de prier et décida finalement qu'elle avait faim.
Elle tourna les talons.
Ce ne sont pas les premières neiges qui le rendent mélancolique ce jour-là, non, c’est plutôt l’absence du parfum caractéristique de la lande lorsqu’elle se sclérose de froid. C’est la musique du vent dans les hauts pins, et le bruit des animaux qui cherchent refuge ou bien nourriture. C’est l’absence de cette nature un peu sauvage qui sertit encore son enfance dans sa tête, ses enfances devrait-il dire. C’est sans doute le mal du pays ou quelque chose de plus profond que cela, car les parfums de la mémoire s’engluent dans des échos plus récents. En marchant jusqu’à la chapelle, il essaye d’égrainer à chacun de ses pas les douleurs résiduelles de son entraînement quotidien, qui lui coûte bien plus qu’il ne le devrait. Prier lui apparaît être le seul refuge qui soit et un sourire amer glisse sur ses lèvres comme une lame aiguisée, il en oublie de saluer ce groupe de mages qui toujours lui fait de l’oeil, trois apprenties plutôt volubiles, cherchant parfois à lui soutirer un regard, une remarque, voire une boutade lors de ses journées les plus clémentes. Elles n’ont pas encore compris que l’austérité dont il fait preuve n’est pas le glacis de sa timidité. Elles ne cherchent pas vraiment à comprendre, et il ne leur expliquera pas.
Il pénètre le havre avec plus de précipitation qu’il ne le devrait, pour oublier un chant obsédant qui fleurit dans sa tête, quand il devrait mourir telles les fleurs sous les premiers frimas. Il se demande vaguement si dans la région des marches libres, il y a des perces-neige, un songe incongru qui dissipe déjà ses velléités au recueillement et s’il cherche des yeux la révérende-mère, il ne l’aperçoit guère. Dans l’ombre, il tente de rassembler ses esprits, dans l’ombre il s’agenouille pour réciter un texte qui, les premières minutes, ne le délivre pas. Il faut que les mots le trouvent peu à peu pour qu’il s’y raccroche, des mots connus par coeur à force d’étude. Même le sang de la guerre n’aura pas su les effacer, ou les noyer, il y a dans les enseignements que l’on reçoit enfant quelque chose d’immuable. Puis, la femme qui l’a élevé était particulièrement pieuse, c’est sans doute pour cela qu’elle a toléré sa présence dans son foyer durant quelques années, et que si elle l’a soigneusement adoubé de son indifférence, elle n’a pas eu les armes cruelles qu’elle aurait pu soigneusement fourbir à son encontre.
Peut-être une heure aura passé, peut-être plus, mais les mots ont fini par dérouler leur litanie et Camille se laisse bercer, en les récitant à voix basse. Il n’a guère entendu la cloche retentir, la faim n’est plus une notion pour lui, elle bataille avec d’autres envies. Les derniers rayons du jour mourant tombent sur son profil et si ses paupières sont closes, son attention se réveille lorsqu’une présence jugée importune le sort de sa transe. Il est persuadé que c’est elle avant même de tourner la tête, et quelque chose se fige en lui. Le silence est ponctué par ce volte-face qui fait bruisser sa robe d’apprentie, et le cliquetis de son armure tandis qu’il se redresse brusquement. Les mots pieux repartent des profondeurs dont il les a tirés, d’autres termes font surface rien qu’à la considérer et s’il en conçoit parfois des remords, il ne les affiche jamais. Où vas-tu ? Le tutoiement, cette marque de familiarité qui permet surtout aux Templiers de toujours rappeler le rapport ascendant qu’ils entretiennent avec les apprentis. Ils ne vouvoient que les mages de rang. Sa phrase est plus agressive qu’il ne l’aurait souhaitée, c’est un reproche déjà sous-jacent, alors qu’il aurait pu la laisser filer, vu qu’elle ne veut visiblement pas être en sa présence, ce qu’il ne pourrait réellement lui reprocher. Depuis qu’il la connaît, il a oscillé entre une indifférence profonde et une attitude des plus venimeuses parfois, voire mesquines en de rares occasions. A cause de ses origines, à cause de son apparence, à cause de raisons plus indistinctes qu’il ne souhaite pas analyser de peur de les faire surgir. Mais peut-être est-ce le lieu et sa solennité qui le fait se reprendre, peut-être est-ce aussi parce qu’il a ressenti sa stupeur, ses instincts de fuite, ces mêmes instincts qu’il a eus bien des fois pour échapper aux jugements des autres, à leurs remarques désobligeantes. Son accent est plus chantant, son timbre moins froid : Je peux partir si tu souhaites prier… Varina. Une main tendue alors qu’il prononce son prénom, c’est la toute première fois, et il finit par sonder le sol de pierre élimé par le temps plutôt que de croiser son regard, pour peu qu’elle daigne se retourner.
Où vas-tu ?
Elle s’arrête, s’arrête même de respirer.
Trois petits mots qui la retiennent. Trois petits mots bien accusateurs.
Dit par un templier, ces mots relèvent à la fois de l’ordre et du soupçon.
Tu fuis parce que tu as fait une bêtise ? Parce que tu as quelque chose à te reprocher ? Même pas. Elle fuit parce qu’elle ne l’aime pas. Ou parce qu’il ne l’aime pas. La différence est tenue au point où ils en sont.
Une fois elle a demandé à Mirana « Tu crois qu’ils n’attendent que ça, une erreur de notre part pour nous achever ? » « Oh, c’est sûr qu’ils seront plus intransigeants avec nous qu’avec les autres. » Avec moi encore plus s’était-elle dit avant de répondre : « Non mais je veux dire, tu crois qu’ils y prendront du plaisir ? Si par exemple, j’échoue à ma confrontation, tu crois qu’ils seraient contents ? » Simple réflexion de courte durée car de toute façon, Varina entendait bien vivre le plus longtemps possible. Et par « ils », elle n’entendait pas tous les templiers mais bien ces quelques-uns qui se montraient plus désagréables avec eux. Et elle n’a jamais compris pourquoi, l'a toujours vu comme de l'égo mal placé.
Varina n’a pas le cœur à le défier, même si cela implique de supporter sa présence. Tant pis si elle s’aplatit, tant pis s’il en tire une certaine saveur égocentrique. Il a tout pouvoir de toute façon, alors ce n’est pas la peine de prétendre qu’il en est autrement. Et l’elfe n’est rien d’autre qu’une jeune femme honnête qui n’aime guère faire dans la provocation. Alors, petite apprentie obéissante, elle se retourne, préfère ses pieds à ses airs supérieurs, quand bien même il semble faire un effort. Elle se sent presque surprise d’entendre ses lèvres prononcées son prénom, comme si c’était la première fois, comme s’il était étonnant qu’il le connaisse tant il l’ignore autant qu’il le peut quand il ne semble pas la juger et la maudire.
« Non… » Usant de tout son courage, elle lève alors les yeux vers lui et reste interloquée de constater que lui aussi s’était lancé dans une contemplation fascinante des dalles. Son ton n’est pas vindicatif lorsqu’elle continue, elle relève juste un fait, il est néanmoins plus sec qu'elle ne l'aurait voulu. « … Je n’ai plus envie de prier. » Parce que c’est vrai et aussi simple que ça. Un silence gênant s’installe, l’elfe restant plantée là sans rien dire, sans savoir quoi faire ou penser. Terriblement indécise, elle pourrait pourtant fuir maintenant qu’elle a énoncé que l’avoir vu lui avait coupé toute envie de rester seule ici. Ou peut-être était-ce juste ces trois petits mots lourds de sens qui lui ont coupé l'envie de rester. Si elle ne part pas, il va pourtant bien falloir qu’elle dise quelque chose, d’autant qu’elle se tient devant la sortie. Elle sent bien qu’il se passe quelque chose, que c’est une occasion de comprendre assez unique et qui ne se reproduira probablement pas. Elle a tant de questions à lui soumettre, tant envie qu’il voit ses injustices en face. Est-elle assez brave pour l’affronter néanmoins ? Elle craint aussi que la vérité soit plus douloureuse que l’ignorance. Mais cette scène et cette ambiance si pesante ne sont-elles pas l’évidence même que la toxicité de leur relation nuit au bien-être de l’apprentie ? En être au point de vouloir quitter une pièce plutôt que de se retrouver seule avec lui est malsain. Varina réalise alors à quel point ses jugements et ses regards rendent son quotidien pénible. A quel point elle est fatiguée depuis qu’il est arrivé à Starkhaven. A quel point, elle a accumulé une certaine colère à travers leurs non-dits.
D'une façon ou d'une autre, il faut qu'elle ose enfin le dire à haute voix. Et il faut qu'il l'entende. Les cours de méditation et de contrôle des émotions ne sont pas sans servir puisque son ton reste neutre, bien que l’émotion perle dans les trémolos incontrôlables de sa voix.
« Vous nous détestez. Vous me détestez plus encore que les autres elfes. Vous n’êtes pas censés faire une distinction, seulement nous protéger. C’est fatigant de devoir vous éviter. C’est encore plus épuisant de devoir lutter contre les démons de colère qui profitent de la situation. »
Elle n’a toujours pas trouvé comment poser toutes ses questions. Ou peut-être qu’il est trop effrayant de demander pourquoi. Avoir fait l’effort de donner sa pensée sincère sans tomber dans l’agressivité est déjà un soulagement et un exploit dont elle peut se féliciter.
Juste quelques mots. Juste quelques mots qui dépeignent, dans la cruauté du jour qui meurt, leurs rapports tendus, où le silence porte la houle des jugements les plus méprisants. A peine les a-t-il prononcés que Camille regrette d’avoir cherché à changer le rythme de leur guerre larvée. Car il s’agit bien d’une guerre, d’une guerre inachevée, qui gronde toujours en lui, et qu’il déverse sur ceux qui ont le malheur de lui rappeler un passé qu’il aimerait refermé, cicatrisé. Abandonné, porté disparu comme lorsqu’on détourne le regard de quelques cadavres semés en chemin. Mais Varina est le rappel permanent, de ce qu’il a perdu, de ce qu’il a osé, de ce qu’il a sacrifié, de ce qu’il a trahi. Où vas-tu comme pour dire, où vais-je alors, désormais. Il n’est pourtant pas rare que les templiers soient froids, voire désagréables, parfois quelque peu cruels avec les apprentis. Une manière absurde mais répandue de se protéger de l’attachement, car les mages avant leur confrontation sont comme des âmes de passage, âmes maudites qui doivent se confronter au jugement de l’immatériel, pour savoir s’ils auront la joie d’être toujours du bon côté, nimbés par Sa lumière, ou bien l’effroi de basculer. Une chair, juste un monceau de chair que les esprits et les démons se plairont à profaner. Mais dans le cas de Camille, et avec Varina en particulier, c’est bien différent, c’est une intransigeance qu’il abat, par quelques mots encore et toujours, et bien souvent rien que par sa présence, alors que son regard pèse sur la nuque de l’apprentie, comme pour la condamner d’avance. Il a tenté de se reprendre à bien des moments, de l’ignorer tout simplement, mais elle joue parmi eux le rôle d’icône, la petite sauvage que le Créateur a sauvée, a éduquée, a choyée. Une fable, une si jolie fable à laquelle il ne saurait croire. Une fable risible. Elle est bien comme les autres, et ce qu’on lui a donné, elle le reprendra. Un raccourci, une façon de l’imaginer partir, et de le lui reprocher en permanence, une injustice qu’il porte parfois comme une honte mais qu’il ne parvient pas à freiner. Il croit un instant qu’elle ne répliquera rien, et il se surprend à ressentir la vague de sa colère, malgré toutes ses bonnes intentions de départ.
C’est rare qu’elle réplique, c’est même inédit dans son souvenir. Oh elle a bien eu parfois le courage de le regarder et de laisser transparaître une once de mécontentement, mais jamais le dialogue ne s’est noué, le besoin n’était pas là. Rapport déjà exsangue à cause de cette méchanceté qui le déforme. Mais c’est pour une fois lui qui ne trouve rien à redire. Si elle ne veut pas prier, alors qu’elle tourne les talons, quelque chose dans son visage, au moment où il le relève pour l’observer creuse de nouveau le fossé. Camille est à deux pas, mais il pourrait bien se tenir dans une autre contrée, car l’arrogance est sur ses traits. L’arrogance et aussi cette frustration de la voir repousser cette main tendue, comme si elle lui devait ce respect-là, cette reconnaissance. Un os qu’on balance à un chien enragé. Il soupire, un soupir contrarié, et il maudit la rencontre bien plus qu’il ne le devrait. Il aimerait partir, mais il faudrait pour cela qu’il se rapproche d’elle. Il ne s’aperçoit pas qu’en vérité, il souffre pour la première fois du silence, lui qui toujours le préfère aux conversations inutiles.
Le timbre est distant, mais il ressent malgré tout l’émotivité de celle qui ose enfin le confronter, et il se complaît dans ce rapport hiérarchique, quelques secondes seulement, avant de comprendre qu’elle est en train de lui cracher la vérité. Cette vérité qui, tant qu’elle demeurait mutique, n’existait pas tout à fait, hormis dans le secret de ses pensées. Il sait que la réponse appropriée serait de la prendre de haut, et de nier. De la renvoyer à l’écueil, tout en réfutant en bloc son petit laïus, mais ses yeux sont plus éloquents que la rhétorique, surtout lorsqu’il la considère ainsi, dans les feux de son désaveu. Oui. Tout ce qu’elle dit est vrai. Il la déteste, bien plus que les autres mages, et bien plus que les autres elfes. Toutefois, il comprend avoir perdu de vue, à force de s’aveugler, l’élément essentiel de la relation entre un mage et un templier, cet équilibre qu’ils doivent l’un et l’autre garantir, pour éviter le pire. Camille ne baisse plus ses yeux, mais ses prunelles tremblent un instant de cette honte qu’elle se permet de lui faire subir, il lui en veut d’autant plus qu’elle a raison. Sa posture est plus austère encore, tableau outragé de son aspect supérieur, éminemment factice. Je ne t’ai jamais demandé de m’éviter, c’est ridicule. Sa voix est sourde, mais il demeure en retenue, et demeure dans cette relative distance qui apporte à la solennité. Et si tu crois que je perds de vue mon devoir envers toi ou un autre mage, tu te trompes. Une demie vérité, mais sa fierté lui indique de se raccrocher à ces lambeaux de piété, qui demeurent en lui, comme une toile dévoyée. Quant à ne pas faire de distinction, tu es bien naïve, comment pourrait-il en être autrement ? Tu ne devrais pas te laisser désarçonner pour si peu. Ce mépris toujours, mais moins cruel qu’à l'accoutumée, comme s’il acceptait de converser, ou au moins de l’entendre, plutôt que de la bousculer et de sortir en trombes d’ici.
Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi se confronter enfin à ce regard sombre qui la juge, ces œillades méprisantes, ces lèvres au rictus détestable ? Il n'y a rien qu'elle apprécie chez cet humain, rien qui lui donne envie d'être là à tenter de le raisonner, ou même juste de lui parler. Elle qui choisit si souvent la fuite et l’évitement, plutôt que la confrontation. Mot au double sens étrange dans ce bas monde.
Pourtant les templiers leur parlent peu, et il ne fait pas exception. Ils interagissent rarement, les traitent d'avantage comme du bétail que comme des êtres vivants, les transférant d'une étable à une autre. Certains pourtant parfois les rassurent quand la plupart les ignorent et d'autres les regardent de haut. Camille, lui, n'est pas si différent des autres, ils les ignorent, sauf les elfes qu'il ne peut s'empêcher de regarder de travers. Et là dessus, il n'est pas le seul non plus. Pourtant Varina l'a toujours senti différemment des autres, quand bien même elle fait en sorte de tous les éviter ; quelque chose qu'elle ne saurait expliquer et qu'elle a senti au plus profond de ses tripes la première fois qu'ils ont échangé un regard. Et qu'elle sent encore lorsque cela arrive, et jamais par hasard, croit-elle fermement. Un chevalier-capitaine lui faisait faire le tour du Cercle lors de son premier jour. « Voici Varina, notre petite convertie qui fait la fierté de la Chantrie. » Elle s'était légèrement inclinée comme on lui avait appris, puis avait relevé le menton, le visage orné d'un léger sourire poli qui s’évanouit dès qu'elle plongea dans ses yeux abyssaux et haineux. D'ordinaire, elle délivrait un simple « Messer » par pure convenance, mais cette fois elle avait juste laisser son menton pendre bêtement, incapable de sortir le moindre son. Comment pouvait-il la haïr au premier regard ? Et la jeune elfe n'était pas folle, il n'avait autant de mépris pour les autres elfes. Depuis, elle l'avait évité et certainement que lui aussi, trêve tacite d'une guerre qui n'eut jamais commencé.
Alors pourquoi rompre la trêve ? Etait-ce inévitable du moment qu'il avait engagé un semblant de conversation ? Ou bien était-ce devenu simplement insupportable au milieu de ces murs déjà trop étroits ?
Alors qu'elle exprime une vérité qui lui semble si factuelle qu'elle doit être irréfutable, Varina se conforte peu à peu, les poings serrés, elle reporte son poids au milieu de ses deux jambes, bien ancrées dans le sol. Même si lui en face, quelque soit sa position, ses tentatives, transpire l'arrogance. Hautain dans chacun de ses gestes. Elle ne se démonte pas, croit en l'impossible. Les mots cependant rejoignent le langage du corps, se faisant injurieux dans leurs mensonges, emplissent la chapelle d'un dédain qu'elle ne supporte plus. La colère monte.
« Comment pouvez-vous être aussi irrespectueux dans la maison du Créateur. Et menteur en plus de ça. Jouez sur les mots ne changera pas ce que je ressens. »
La pauvre Varina n'est pourtant pas au bout de ses peines, et ses phrases tournées à l'orlésienne la débectent. Il se moque d'elle, il se moque tant, même là, yeux dans les yeux, coincé sans option de fuite. Elle se détache de son regard quelques secondes et secoue la tête en guise de désapprobation. Doit-elle lui dire que certaines nuits, des démons viennent lui proposer de l'aider à le faire souffrir ? Glisser des offres qu'ils jugent juteuses pour s'emparer d'elle ? Il a de la chance, d'une qu'elle ne soit pas dupe, de deux qu'elle n'ait jamais souhaité faire du mal à qui que ce soit. Tout ce qu'elle demande, c'est une raison. Pourquoi.
La suite la laisse dans la plus grande sidération. Elle le fixe à nouveau de ses grands yeux curieux devenus ronds, de son visage encore marqué d'insouciance et aux traits que certains jugent ahuris, la prenant pour plus bête qu'elle ne l'est. Elle se repasse ses mots plusieurs pour bien être certaine. Est-ce un blague ? A-t-il bien dit ce qu'il vient de dire ? Elle est abasourdie. Voilà maintenant qu'elle devrait savoir, comprendre et accepter, comme s'il s'agissait d'évidences et de normalité. Son visage peu à peu se transforme, mélange d'un brin de défi, de frustration et de colère, d'une déception immense et d'une peine incommensurable.
Elle songe à s'en aller.
Partir.
Fuir.
Pourquoi s'infliger cela ? Il n'y a véritablement aucun intérêt à discuter avec ce templier. Il est odieux, malveillant et incapable de la moindre remise en question. Beau parleur toujours, n'admettant que la vérité qui l'arrange.
A quoi bon ?
« Comment pourrait-il en être autrement, hein ? »
Le maigre face-à-face qu'elle avait entamé disparait en même temps que sa voix s'estompe vers la dalle de pierre. Elle a songé à s'avancer, le provoquer, soutenir son mépris. Tenter d'obtenir une réponse à cette remarque odieuse. Lui offrirait-il seulement ?
A quoi bon.
Le visage fermé, elle tourne les talons et fait quelques pas pour rejoindre la porte où elle s'arrête et tente un dernier regard, pas tout à fait vers lui, plutôt vers l'autel et le vide qui l'habite.
« Vos paroles sont aussi méchantes que vos yeux. Mais je préfère encore les seconds. Qui sait ce que vous pourriez dire que les démons me ressortiront quand je dors. J'entends déjà ces quelques mots en boucles. Elle le regarde. Comment pourrait-il en être autrement, Camille ? Puis dans une murmure, à nouveau dans le vide : Comment pourrait-il en être autrement ? »
Elle disparait, sans pour autant aller bien loin, bifurquant dès que possible dans un couloir, d'espoir qu'il ne la voit pas lorsqu'il sortira.
J’aimerais qu’elle ne reste pas plantée là. J’aimerais qu’elle agisse en dessinant ce mouvement de fuite qui toujours la rend plus détestable dans son humilité. Une fausse humilité car je sais de quel matériau inflexible elle est faite, je sais qu’elle ne rompra pas qu’importe le temps que je mettrai à la maudire. Non. Elle ne fera que partir. Et je pourrai plus encore la détester pour cela. Je la regarde, j’essaye de ne pas la voir, de ne rien soutenir dans son expression qui puisse lui servir d’appel, après ce commentaire trop doux qui me terrifie. Je n’aurais pas dû lui proposer de m’effacer, inverser ainsi les rôles me donne un goût amer qui s’enfonce dans ma gorge à chaque déglutition. Je ne sais pas pourquoi j’ai voulu l’aube d’une trêve quand depuis trop longtemps je ne fais que la guerre. Je ne sais pas, je choisis de ne pas réfléchir à ça, de laisser l’abandon dans mon esprit et surtout dans mes muscles qui se tendent dès qu’elle se voit en ma présence. Je me souviens de la toute première présentation, oserais-je dire la toute première confrontation. Je me souviens de l’avoir considérée comme une injure que l’on me balançait à la gueule, je me souviens de l’avoir mal vécu, bien pis que cet exil que je n’ai pas totalement choisi. Je me souviens d’avoir ressenti la honte, morsure ignoble qui vient toujours après les convictions que me donnent les gens de sa race. Je me souviens de l’avoir fusillée de mes yeux noirs et de l’avoir ensuite pertinemment ignorée. Non sans ponctuer le portrait idyllique qui en était fait d’un hoquet dédaigneux, une brutalité froide en une seule expiration. Trop brusque pour qu’elle ne l’entende pas, pour qu’elle ne la comprenne pas. En plus, elle m’avait fait l’offense de ne pas me saluer, et cela je ne l’ai jamais oublié.
Alors pourquoi maintenant. Pourquoi tendre la main pour la lui attraper et la tordre ? Pourquoi la cruauté ? Pars, je te dis, pars, ce n’est pas le moment de m’affronter. Mais elle reste là. Elle reste là et elle réplique, instinct tragique des animaux qu’on accule. Je saisis aussitôt le changement de posture, la sienne évolue en miroir, et nous nous faisons face. Irrémédiable asymétrie. Ce que tu ressens n’a absolument aucune importance et ne change rien aux faits. C’est un couperet, j’ai la voix trouble et le regard assassin. Qu’ai-je à faire de son ressenti quand j’ai déjà le mien ? Comment pourrais-je m’encombrer du bagage supplémentaire de sa fragilité, qui transpire dans ses grands yeux troublés, et trop clairs ? Pourquoi devrais-je la considérer de façon bien plus tangible que l’horizon que l’on conspue car l’on ne saura jamais l’atteindre, ni jamais mieux le comprendre qu’une fresque de couleurs qui meurent dans les bras du néant ?
J’ai le langage pour moi, elle a l’émotion pour elle. Un mur face à l’onde. Fragile, fragile, petite fille futile. Si tu ne sais résister au démon pour un simple jugement alors que fera-t-on de toi, de ta soi-disant excellence de convertie, comment pourrais-tu servir de modèle. J’appuie une oeillade farouche qui l’éloigne encore plus de moi, il y a un feu qui sourde, qui est mort un instant, que je découvre ou que je retrouve sans trop savoir l’appréhender et qu’elle semble bien être seule à savoir déclencher. Et je la maudis plus encore pour cela. Voilà pourquoi je ponctue de ma cruauté, rappelant un fait, comme immuable sans pour autant expliciter la raison. La raison ne la regarde pas, elle ne la regardera jamais. Mais toujours elle lui ressemblera. Toujours elle saura me rappeler le manque. Double. Dualité d’un passé qui continue de me hanter. Pourtant, en cette seconde là, j’ai l’impression de fouler d’un coup de talon la fragilité des pétales qui couraient le long des routes où l’armée avançait. Toujours en avant, vers le charnier, des plis, des fêlures, des blessures. Je me suis demandé si l’on pouvait voir une fleur pleurer. J’en ai la certitude aujourd’hui en la regardant. Et quelque chose en moi, se serre violemment devant le spectacle de sa stupeur. Je tente de savourer cette seconde qui m’échappe, n’y parviens pas et me retrouve face au vide qui s’inscrit dans ma tête. Il y résonne des cris. Il y résonne le sien. Celui qu’elle ne poussera pas. J’entends à peine l’ironie de la question qu’elle répète, hébétée. Je ne l’entends plus, Je ne fais que la regarder. Puis le temps me ranime, le temps de l’outrage, celui que j’ai inscrit sur son front, celui que je reçois quand elle exprime enfin ce qui la terrifie. Il y a un souffle. Une sorte de saccade dans l’air, puis je considère de nouveau le sol, alors que la honte me ravage. J’ai honte de m’être laissé allé à lui parler ainsi, j’ai honte de la splendeur de la détresse que j’ai su verser. J’ai honte d’avoir oublié le serment de la protéger. J’ai honte de la condamner pour la mort de celle qu’elle ne sera jamais. J’entends ce qu’elle me dit désormais, mais elle part et je peine à bouger. Je demeure et je regarde de nouveau le haut vitrail de la chapelle, tout tourne autour de moi, dans ma tête aussi. Ses mots, et surtout ce dernier regard. Varina.
Un souffle, un appel, une seule ponctuation qu’elle ne peut pas entendre. Je me précipite à sa suite, j’ai peur qu’elle ait disparu, j’ai peur de ne jamais la rattraper. J’ai peur de ne jamais plus savoir lui parler ou lui expliquer. Soudain, je suis terrifié. Il y a certaines errances, dictées par la détresse qui font que les déambulations font sens. Les nôtres aujourd’hui se tissent dans un même élan. La fuite et la poursuite. Je la retrouve, encombré par ma honte, mon armure, et l’aveu criant qu’elle ne souhaite plus jamais être en ma présence. Je la lui inflige pourtant, d’ailleurs je me plante trop près d’elle, et si ma main dessine un geste elle ne le termine pas, de peur de la répugner plus encore. Varina… C’est son prénom, comme une psalmodie, sans doute la seule douceur qu’il n’y ait jamais eue entre nous. Un plaidoyer fébrile pour la rasséréner, la ramener sur un chemin qu’elle ne devra jamais quitter. Je m’adosse à ses côtés, et soupire doucement, tout en veillant à ne pas faire peser ce regard qu’elle vient de portraiturer. Ça ne devrait pas être ainsi, je sais. Je ne devrais pas être une menace pour toi, car j’ai promis d’être le bouclier des apprentis. C’est juste que quand je te vois… Je pèse mes termes, et aussi la douleur qui me nargue à seulement trop lui parler, comme si je devais me forcer à la considérer comme un être qu’il me faudra ensuite apprécier. À chaque fois, j’oublie. Je suis désolé. Tu n’as pas à payer pour quelque chose qui ne t’appartient pas.
Et qui ne devra jamais t’appartenir.
Tu as raison, je suis un menteur. Depuis longtemps. Ce que tu ressens, c’est bien la vérité. Mais je ne parviendrai pas à changer. Pas tout seul. Un aveu d'impuissance face à ce destin fracturé et qui malgré moi la place sur ma route pour me rappeler mes manques, mes troubles et mes rêves déchus.
Ce que je ressens est tout le problème.
Je devrais avoir appris à ignorer ces regards dédaigneux, ces phrases malveillantes, je devrais avoir trouvé en moi mon propre amour-propre. Comment m’aimer alors que je déteste ma vie ? Alors qu’ils sont si nombreux à nous haïr pour une paire d’oreilles ? Je suis arrivée ici et ait découvert ce que cela voulait vraiment dire, être une elfe dans un monde d’humains. Encore que je suis enfermée dans ce Cercle, je n’ose imaginer ce qu’ils vivent là dehors, les elfes citadins. Je comprends pourquoi les miens vivaient reclus, le plus loin possible des shemlens.
Et toi Camille, quand tu as ce regard cajoleur pour elle qui devient glacial dès lors qu’il tombe sur moi, je devrais mieux savoir que d’y laisser un peu de mon orgueil à chaque fois. Je ne devrais pas me laisser atteindre comme je le fais. Je devrais mieux contrôler mes émotions, ne pas les laisser prendre le dessus, au risque d’y perdre la vie. Je n’y peux rien, je ne supporte pas la gratuité de ton jugement. La façon dont tu regardes les autres, même les elfes, pour ensuite te tourner vers moi, ou simplement faire un bond jusqu’à l’apprenti d’à côté, comme si je n’étais pas là. Et parfois je suis même sûre que tu le fais exprès. Et tes sourires, tes rictus narquois ou cyniques... Je préfère ne même pas y penser.
Peu importe ce qui est vrai ou faux dans tout cela, si j’ai tort ou raison. Ce que je ressens est la seule chose qui compte, le danger qui pèse sur moi et sur les autres. Ce que tu me fais ressentir t’empêche de me protéger, et si tu ne comprends pas ça alors nous sommes condamnés.
J’ai fui.
Je n’aurais pas dû, mais j’ai fui.
Emporté avec moi les démons, la colère et la frustration. Tout m’a suivi, n’a fait qu’empirer.
Adossée contre le mur froid, je pensais retrouver mon calme, chasser ce qui vient de se passer et reprendre le cours de ma journée. Ô comme j’ai eu tort…
Le cœur s’emballe, la respiration se fait haletante, même bruyante. Si forte que c’en douloureux à chaque fois que la poitrine s’élève et se referme. La peur et la peine sont venus s’ajouter à ce cocktail déjà trop explosif. Elle sent le flux de magie dans tout son être, et plus que tout, la douleur dans chacun de ses muscles contractés pour le contenir. En réalité la détresse est plus intérieur qu’extérieur et lorsqu’il la rejoint, avec son prénom sur les lèvres, il n’y a guère plus à voir qu’une jeune elfe en larmes, visiblement mal mais qui en montre moins que ce qu’elle croit. Il ne comprend pas et elle n’ose pas ouvrir la bouche pour l’appeler à l’aide, comme si au moindre geste de trop c’en était finie, le démon prendrait sa place, la figeant pour toujours en une créature hideuse.
Elle essaye pourtant, elle a les yeux rivés sur ses lèvres, s’accrochant à ses mots comme s’il s’agissait du dernier fil la reliant au monde et à la vie. Sa mâchoire claque, incontrôlable et puis c’est tout son corps qui tremble. La colère a cédé face à la peur, bien qu’en le voyant à nouveau elle avait eu un rictus mauvais et une terrible envie de le frapper, peu importe si ses poings se seraient cassés sur son armure reluisante. Ça n’avait pas durer, car il n’était pas venu pour remettre le feu aux poudres, il avait cédé, finalement… Un peu trop tard.
Son talon tape frénétiquement le sol, les sanglots nouent sa gorge et bientôt elle ne respire même plus, ou bien dans un râle empreint d’angoisse. Elle lève ses mains, les regarde, dans la panique la plus totale et profonde : La magie s’échappe, vague changeante encore inoffensive, derrière ses iris émeraude, elle croit voir se dessiner une forme, celle de mains monstrueuses et dégoutantes. Illusion de son esprit terrorisé par l’éventualité, ou triste réalité d’un point de non-retour bien trop proche ? Dans son état, elle est incapable de savoir ; elle est à bout, effrayée et épuisée.
Elle tend ses mains vers lui, paume vers le ciel, alors que les sanglots repartent de plus belle. S’avance pour trouver sa protection et murmure : « Aide-moi… »
Puis plus fort « Aide-moi ! » et dans un sanglot, encore « Aide-moi ! » Elle s’effondre contre son armure.
Lorsqu’elle sera calmée, ils auront fort à dire car elle a bien entendu chaque mot et compte bien en élucider tous les silences.
Elle attend de moi ce que je suis bien incapable de lui donner, cette compassion qui s'est enfuie dans la nuit, tout comme moi je suis parti à ce moment là. Je suis parti pour ne jamais revenir, dissociant toutes les envies et les idéaux d'un parcours de plus en plus tortueux. De moins en moins pieux. Ce qu'elle attend, ce qu'elle veut, je ne saurais le lui accorder sans abandonner un peu plus que je n'ai déjà fait. Et quelque chose en moi se froisse de seulement y songer. Pour chasser de ses grands yeux l'affront du rejet, pour effacer la douleur et la peur qui s'empare de ses traits. Mais elle disparaît. Elle disparaît. Et je devrais la laisser faire. Arrêter là la course folle qui s'amorce quand je m'elance sur ses talons, les mots dans le coeur, les mots bientôt sur les lèvres, tentant pathétiquement de lui expliquer. Je la déteste de m'y forcer. Je me hais plus encore.
Mais c'est trop tard quand je la rejoins. C'est trop tard pour comprendre ce qui se dessine. Ce qui nous destine à la fresque qui bientôt dépassera nos silhouettes pour des imaginaires qui n'ont ni commencement ni fin. Il y a toujours dans les aveux un sursaut d'éternité. Les mots tombent dans l'oubli aussitôt que mes yeux saisissent l'abîme dans les siens. Ça n'a rien à voir avec nos illusoires combats, rien à voir avec nos frustrations emmêlées. C'est ce que l'immatériel sait feuler d'immoralité, c'est le souffle de cet autre monde qui nous caresse sans cesse, nous contraint sans discontinuer. Mais sur le seuil du combat j'ai cette seconde d'hésitation car la mémoire me trahit, dessine en elle la détresse qui fut jadis et contre laquelle je ne pus strictement rien. Elle était tout. Absolument tout. Et elle a été prise par des sentiments inavouables, envoûtée par les harmoniques indelicates de la liberté. Pour toujours nous sommes enfermés. Et pour toi et moi c'est bien pareil. Nous sommes enfermés. Nous le serons toujours. Et tu ressens les récifs acérés d'une prison qui s'ouvre sur le gouffre. Et le néant. Les sanglots et le ravage des mots. C'est tout ce qu'il faut pour qu'elle soit au bord de basculer. Autour de nous, déjà ces relents doux amers d'une magie duelle, la sienne et la mienne qui répond aussitôt. Ou plutôt qui cherche à l'annuler. J'ai mal soudain, parce que je sais où il faudra puiser et j'ai l'angoisse de devoir le faire. Surtout pour elle. Je me rappelle du champ de bataille, je me rappelle de Vol Dorma. Je me rappelle de ce qui s'est produit avant cela. Et des enfants, et des femmes, et de la chair hideuse de la monstruosité. Je me souviens et la mémoire plaque son masque mortuaire sur Varina. Aussitôt tout en moi se révulse de l'imaginer tomber. Succomber. Non, ça jamais. C'est une certitude si profonde et si invincible que lorsque son filet de voix tremblant me trouve, j'ai aussitôt mes mains autour d'elle et mes yeux rivés au creux de l'abîme pour l'affronter. Et le refermer. Les mots filtrent, d'abord intérieurs ils deviennent psalmodie. C'est une force que je me surprends à encore posséder, quand la prière à Andraste devient vérité. Mon unique vérité, la seule que la ferveur est capable de dicter. Je tiens l'elfe trop fort contre moi, comme si je cherchais à l'étouffer, mais c'est viscéral, c'est le seul ancrage pour mieux repousser la brèche ouverte sur l'immatériel. Au seuil. Au seuil. Je sens le fil acéré, une danse dangereuse et fourbe qu'il nous faut improviser. Les mots sont plus affirmés, dans ce couloir désert, ils sont musique, ils sont l'air que nous respirons, ils sont l'ancre à laquelle nous nous raccrochons. J'ai douté de qui j'étais. Depuis si longtemps. Et je douterai encore après ça. Mais à ce moment là je sais.
Je sais que je peux être là pour toi. Je sais que je suis capable d'être ce que tu attends de moi. Pardonne-moi. Pardonne-moi.
Le rêve perce et je ne sais plus trop si c'est elle qui pleure ou si c'est moi à l'intérieur. Sur celle que j'ai perdu. Sur ceux que j'ai vaincus. Sur ce que je suis devenu. La foi transperce et les mots commencent à s'assécher quand la sphère bleutée nous environne. Le lyrium nous enferre comme dans une gangue bienveillante, j'y trouve tout ce que je lui ai pris en ne la regardant jamais que pour la repousser. Et je lui offre ce que j'ai refusé. Encore et encore et encore. Jusqu'à ce qu'elle redevienne moins frêle contre l'armure. Moins évanescente dans notre réalité. Moins prise entre les griffes du démon de la colère qui sans doute l'a regardée. Je n'ai pas eu le temps d'avoir peur mais la peur me trouve lorsque je réalise ce qui a manqué se produire et je la serre un peu plus contre moi, mes murmures versés à son oreille. Tu peux revenir désormais. Tu peux revenir et ne plus avoir peur. Je te le promets. J'avais oublié. J'avais oublié ce pour quoi je m'étais un jour engagé. Et sans le savoir elle m'a rendu quelque chose de perdu en chemin. Je le lui dois. Je sais que ce lien ne sera pas simple à apprivoiser pour moi. Mais il est là dorénavant, bien ancré. Je cesse de l'oppresser et me détache quelque peu, mes mains autour des siennes et je la regarde, maintenant le pouvoir de prière autour de nous, utilisant un peu trop longtemps ce qui cette nuit me dévorera.
Orgueil : Ils ne cessent de te rabaisser, parce que tu es une elfe. Pour eux tu es une moins que rien, tu ne vaux rien, quantité négligeable qui ne manquera à personne. Ensemble nous leur montrerons ce que tu vaux et ils trembleront devant notre puissance.
Envie : Lui et son joli minois, regarde comme il sourit aux autres. Charmeur jusqu'au bout des ongles, mais pas avec toi, pourquoi ? Tu n'es pas assez bien pour lui.
Désespoir : Tu n'as pas ta place dans ce monde. Prends-ma main. Moi je ne te rejetterais jamais comme ils l'ont fait, comme ils t'ont tous abandonné les uns après les autres, comme lui aussi va t'abandonner.
Paresse : Cette vie qui est la tienne n'en vaut pas la peine. Cesse de te battre contre ce que tu ne peux pas changer, rejoins-moi, je te promets le calme et la paix, pour toujours.
Elle n'a pas envie de céder, à aucun d'entre eux. Elle ne veut pas croire leurs promesses, leurs mensonges et pourtant le voile s'effrite et elle se sent disparaitre. Âme aspirée dans une spirale sans fin, sans porte de secours. Elle quitte son corps, l'observe contre l'armure du templier ; elle ne sent plus le métal froid, ni la chaleur de l'air estivale, ni quoique ce soit d'autre. Elle voit son hésitation, mais ne peut rien y faire. Et puis il l'entoure de ses bras, glisse ses mains dans sa nuque. Elle voit, une lumière bleue. Elle entend sa prière.
Et puis, plus rien. Les murmures se taisent, le silence absolu, le vide total. Elle se sent flotter dans l'immensité silencieuse comme si elle était au fin fond de l'océan. La sensation est douce d'abord alors que son corps se vide de sa magie, qu'elle coule dans des eaux tièdes. Elle sent son plastron si froid contre sa joue, tel un courant marin plus froid, et soupire de soulagement. Sa prière encore lointaine pénètre ses oreilles à nouveau conscientes, elle se laisse bercer par sa voix venue de la surface, comme filtrée et distante. Puis le vide devient angoissant. Apaisée, trop apaisée. Il n'y a plus rien, plus d'envies, plus de désirs, plus de peurs non plus. Plus rien, mais elle le réalise parce que son âme est encore là quelque part, blottie et sanglotante et que la magie revient doucement, et à ses mots susurrés elle la laisse reprendre place, ou plutôt c'est lui qui le permet. La magie retrouve son corps, elle ses émotions et sentiments. Elle tremble comme un linge, réalise qu'elle a faillit passer du mauvais côté et qu'il l'a sauvée. Réalise aussi ce que serait une vie d'apaisée, et qu'elle ne serait même pas capable d'y mettre fin par elle-même. Il n'y aurait plus rien, même pas cette envie là : de vivre ou de mourir. Surtout elle n'esquisse aucun mouvement, reste contre lui, dans ses bras qui la rassurent.
« Promets-moi de ne jamais les laisser m'apaiser. Je préfèrerais mourir tant que j'en aurais encore le choix... » Inquiétude tragique des apprentis, d'une pression monstre qui les pousse parfois à commettre l'irréparable alors que la Chantrie a juré de les protéger.
Elle reste un peu comme ça, jusqu'à ce que ses mains et ses yeux viennent trouver les siens. Elle se sent faible, mais elle se sent bien, en sécurité, grâce à lui. Elle murmure : « Merci. » Je te pardonne. Même s'il l'a provoqué, elle ne pourrait lui en vouloir, elle se sent fautive et misérable d'avoir ainsi cédé aux démons, presque trop facilement. Elle se croyait plus forte que ça. Que va-t-il penser d'elle maintenant ? Que vont-ils penser d'elle lorsqu'il leur racontera ? Non, non, non, elle ne peut pas se laisser aller à ses angoisses à nouveau, elle les chasse en trouvant du réconfort dans ses prunelles sombres devenues soudain si douce. Elle n'a pas l'intention de bouger, de remettre de la distance entre eux, elle a trop peur d'elle-même pour ça.
Elle se souvient de ses mots un peu plus tôt, juge qu'il est temps de reprendre calmement cette discussion.
« Camille, tu as dit : quand tu me vois ? Qu'est ce qu'il y a quand tu me vois ? Qu'est ce qui ne m'appartient pas ? »