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Fragments antivans [SOLO]

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Fragments antivansCHAPITRE DEUX : CEUX QUI MARCHENT DANS LES PAS D'ANDRASTÉ

Type de RP Solo
Date du sujet Dernière semaine de Drakonis 5 : 13
Participants Andra Valheim
TW Mort, Violences, Accouchement, Pensées suicidaires
Résumé La chute d'Antiva vécue par Andra, et les moments où les petites histoires se mêlent à la grande, silencieusement.
Pour le recensement


Code:
[code]<ul><li><en3>Dernière semaine de Drakonis 5: 13</en3> : <a href="LIEN DU RP">Fragments antivans</a></li></ul><p><u>Andra Valheim.</u>La chute d'Antiva vécue par Andra, et les moments où les petites histoires se mêlent à la grande, silencieusement.  .</p>[/code]

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« Si elle avait pu … Tu crois que … »

« Qu’elle pourrait survivre ? Je n’en sais rien, Jorg. »

Le Garde des Ombres antivan se mordit la lèvre, et son compagnon posa sa grosse main calleuse de forgeron sur son épaule. Le premier homme se détendit imperceptiblement en sentant la pression familière, et Andra contempla le tableau de son impuissance en silence. Derrière la porte entrouverte, les cris reprirent. Ses mains ensanglantées – déjà. Encore – la ramenèrent à la réalité. Autour d’eux, la ville était étrangement calme, probablement plus qu’Antiva ne l’avait jamais été. Mais Antiva n’était plus. Ils avaient été de déroute en fuite, abandonnant les campagnes à l’engeance, pour se replier sur la capitale. Et depuis plusieurs jours, ils attendaient. Parce que les grands de ce monde voulaient défendre leur trône, les petits périraient. Parce que les grands pouvaient se payer une place à bord d’un des derniers navires qui quittaient le Rialto, les petits se noieraient. Que restait-il, d’Antiva ? La misère et la mort. Le peuple et la Garde, ainsi que son cortège d’histoires personnelles, de choix. Il y avait ceux qui étaient restés pour accompagner un vieillard malade jusqu’à la fin, alors qu’ils auraient pu partir. Ceux qui avaient tout tenté pour s’en aller et n’avaient pu. Et ceux, abattus d’un désespoir grouillant, qui se contentaient, las, d’arpenter les rues avec leurs yeux vides, en récitant prières et imprécations. Enfin, il y avait ceux que le destin avait frappé, avec son ironie mordante.

« Je n’en sais foutrement rien. »

Un chuintement qui ressemblait à un rire étranglé s’échappa des lèvres gercées du garde. Andra l’observa une dernière fois, puis tourna les talons, retournant à son ouvrage. Délivrer la vie, avant de trouver la mort, n’était-ce pas la conclusion la plus sarcastique à son existence ? Elle avait pourtant attendu, sereinement, sur les remparts, que la fin vienne. Elle était restée, les yeux dans le vague, Jorg à ses côtés. Il parlait commun avec un accent redoutable, et était de ce Nevarra qui la poursuivait. Ils avaient mêlé leurs souvenirs des terres aimées, au milieu d’Antiva mourante. Bennett, son compagnon de vingt ans, était forgeron. Il l’avait suivi dans toutes ses affectations, ce solide gaillard aux tresses blondes et aux yeux bleus d’enfant. Les cœurs marginaux n’avaient pas de mal à se reconnaître. Elle n’avait pas demandé pourquoi il avait intégré la garde, malgré cela. Il ne lui avait pas demandé non plus. Elle lui avait raconté Orlais, lui le Rivein. Il avait évoqué, à mots doux, de ceux murmurés à l’aube, quelques souvenirs heureux d’amours délicates, à l’ombre des regards et du devoir. Elle s’était souvenue, dans le trouble de son silence, de ses derniers plaisirs, et d’une danse au troisième étage d’un bordel. Ils étaient restés ainsi, l’un à côté de l’autre, perdus dans leurs vies qui défilaient, lentement. Félicité de l’ultime voyage, que d’effacer les souffrances, pour ne conserver que les joies légères. On partait le sourire retentissant aux oreilles et le rire flottant dans ses yeux. Et puis, Bennett était apparu, demandant à voir son partenaire. Sa sœur accouchait. La nouvelle avait pris de court l’ensemble des soldats postés sur le mur. La vie, maintenant ? La vie jaillissait, têtue, parce qu’elle ne s’avouait jamais vaincue. Le silence, cette fois, s’était teinté de compréhension. Et en un regard, Andra avait acquiescé. Ils avaient couru dans les rues vides et assourdissantes d’Antiva, avant d’arriver dans la demeure que partageait le couple, qui hébergeait la cadette de Jorg, veuve portant un premier enfant qui ne connaîtrait jamais son père. Ni personne. Parce qu’Anna partait, doucement, et que la mage ne pouvait la retenir. Parce qu’elle ne voulait plus vivre, et elle ne se sentait pas le droit de l’empêcher d’obtenir ce qu’elle-même cherchait. Le sang gouttait sur le parquet, et les rigoles de vie s’en allaient doucement, râle après râle. Dans ce nevarran qui ne la quittait jamais tout à fait, Andra commença à chantonner une berceuse, pour apaiser l’accouchée. Et ses graves enflèrent, percèrent la porte, qui s’ouvrit finalement. Silencieux, les deux hommes s’assirent chacun d’un côté, et ils reprirent la musique délicate de leurs basses vibrantes de sanglots contenus. Et finalement, un cri s’éleva, et la vie se fit entendre dans les bras d’Andra. Un instant, elle croisa de son œil unique les prunelles grises de l’enfant, et une émotion bouillonnante, intense, déchirante, l’envahit. Elle regarda ce visage frippé, rougit, ces mains minuscules qui s’ébattaient contre sa poitrine, et les larmes vinrent, coulant sur sa joue. Elle tendit le poupon à son oncle et s’essuya le visage d’un revers rageur, avant dire aux deux hommes :

« Je vais … faire le nécessaire. »

Il y eut un flottement. Tendrement, Jorg se pencha vers sa sœur, embrassa son front trempé, et présenta devant ses yeux qui ne voyaient plus son fils nouveau-né. Il lui murmura ce qui n’appartenait qu’à eux, puis les laissa, Bennett sur ses talons. Dans le silence revenu, troublé seulement par la respiration sifflante de la mère, Andra répéta ces gestes de toute une vie, accomplis une dernière fois. Puis, entrouvant les lèvres d’Anna, elle versa le contenu d’une de ses fioles, et lui tint la main pendant de longues minutes. Ce qu’elle put lui dire, à cette femme qui ne l’entendait plus ? Oh, tant de choses. Il y avait tant de mots, dans la quiétude de son mutisme. Puis elle se leva à son tour, et referma la porte aussi discrètement qu’elle le put, pour former le dernier linceul. L’enfant babillait, dans les bras malhabiles de son oncle aux yeux rougis, et avec un sourire tendre, Andra s’assit à ses côtés et récupéra le petit.

« Elle ne souffrira pas. Quoi qu’il arrive … elle sera endormie. »

Survienne l’engeance et l’enfer, Anna mourrait sans le savoir, d’un sommeil sans rêve. Jorg hocha la tête. D’une voix sourde, son compagnon annonça :

« Je vais chercher de quoi nourrir le gosse. »

Ils le regardèrent partir, ce colosse qui tanguait sous le poids de l’inévitable. Parce qu’il avait voulu rester pour accompagner Jorg jusqu’au bout et ne pas laisser Anna seule, Bennett allait mourir, lui aussi. Mais eux avaient vécu. Alors que l’enfant … les regards se posèrent sur ce dernier qui, heureux de l’attention, pépia joyeusement. Les joues barbues de Jorg se mouillèrent, sans qu’il ne cherche à arrêter le flot qui l’envahissait. Jusqu’à ce qu’il demande, dans un souffle :

« Et si … si l’enfant n’était pas arrivé … »

Andra les connaissait, ces interrogations sans réponse. Ces tortures de l’âme. Cet écheveau de questions et de remords qui envahissait ceux qui restaient. Berçant le petit, elle attendit, à nouveau perdue dans son regard gris, et finit par avouer :

« Peut-être qu’Anna aurait pu vivre, oui, si l’enfant n’était pas arrivé là. Tu aurais pu la mettre dans un bateau. Mais … elle n’était pas … elle n’aurait pas pu être transportable. Pas … »

« Pas dans cet état. Je sais. »

La voix de l’homme s’étrangla. Il se leva, dans son uniforme froissé, son armure cliquetant, avant de passer la porte d’entrée. Même à travers cette dernière, Andra devina les sanglots qui venaient, accueillis dans la rue au flot gémissant d’abandonnés pleurants. Elle le laissa à sa douleur, restant à l’intérieur. Dans ses bras, la chaleur du petit être se répandait, et les souvenirs d’une autre vie vinrent, dans les Anderfels, à bercer son dernier petit-frère, à lui conter des histoires dont seuls les enfants ont le secret, lui promettre de toujours veiller sur lui.

Putain d’engeances.

« Tiens. »

Bennett la sortit de ses pensées, et elle observa l’objet qu’il lui tendait. Il avait récupéré une amphore à laquelle il avait fixé une sorte de bec, et qui contenait du lait, emprunté elle ne savait où. Avec dextérité, elle cala le bébé, attrapa l’ustensile et entreprit de le nourrir. Les gargouillis retentirent, et cette fois, ce furent les adultes qui commencèrent à être bercés. Le colosse blond posait sur ce neveu un regard dont la tendresse émut profondément Andra. D’un de ses immenses doigts, il caressa la joue encore poisseuse du nouveau-né.

« Vivre une journée … Est-ce que … ça vaut la peine ? »

Sa voix, rocailleuse, s’éleva, et la mage ne sut que répondre. Elle continua de fixer le frêle corps aux côtés de cette grosse main calleuse qui s’était mise à trembler, et soudainement, l’évidence lui vint :

« Il aura été aimé. Même si ce n’est que quelques heures … n’est-ce pas l’essentiel ? »

Le silence accueillit ses paroles. Mais elle sentit qu’ils s’étaient compris. L’enfant tétait toujours goulument, insensible à l’atmosphère sinistre autour de lui, à la douleur des siens, à la mort qui leur tendait ses longs bras consolateurs.

« Il voulait que je parte. Jorg. Que je vive. »

Le tremblement de sa main s’était accentué. Avec une infinie précaution, Andra déposa le bébé dans les bras de son deuxième oncle, qu’il accueillit avec une révérence sainte, qui eut pu être comique dans une autre situation. Hélas, c’était une tragédie qui se jouait. Et la voix bourrue continua de résonner :

« Comment j’aurai pu vivre sans lui ? »

Oh, comme elle aurait aimé le savoir ! Pour ne pas voir ce grand corps prostré, et pour ne pas avoir la certitude d’être la dernière témoin d’une histoire dont elle verrait la fin, et qui serait bien vite oubliée, comme toutes ces existences anonymes qui seraient emportées par l’engeance à Antiva. Comme la sienne. Personne ne conterait ses derniers instants, et il n’y aurait qu’elle pour connaitre ses derniers pensées, les visages vers lesquelles elle les avait tournés. Sa main se referma sur l’épaule tressautant de douleur, en un réconfort futile.

« Comment j’aurai pu les laisser profaner son … »

Il jeta un regard vers la porte fermée. Andra aurait voulu dire que les engeances le feraient de toute façon, après avoir marché sur son propre cadavre. Mais à quoi est-ce que cela servirait ? Rien n’avait de sens. Alors, elle le laissa se raccrocher à cette ultime justification de sa propre mort. Là encore, la sienne n’avait pas forcément plus de logique. Il n’y avait pas que les fous qui choisissaient de regarder leur fin en face. Aujourd’hui, à Antiva, ils étaient nombreux, à contempler l’horizon de leur existence, à l’attendre. Elle viendrait, oh, elle viendrait. Agité de soubresauts de plus en plus intenses, l’homme lui tendit à nouveau l’enfant, avant de se recroqueviller sur lui-même, laissant échapper un long hurlement étouffé. Et la garde ne savait que dire, que faire, hormis regarder, douloureusement, s’écouler les minutes de leurs vies. Elle sentit le bébé enrouler ses doigts menus autour de son index, comme s’il cherchait un jouet, et elle pensa aux noms qu’elle laissait derrière elle. Elle ne s’aperçut même pas que Jorg était revenu. Ils étaient assis tous les trois, en silence, à contempler sans la voir la porte fermée. A contempler sans la voir leur vie écartelée. Finalement, la voix du garde s’éleva :

« Tu as quelqu’un qui t’attendait, à Starkhaven, Andra ? »

La question, inattendue, lui noua la gorge. D’autres yeux gris lui vinrent en tête. Elle regarda l’enfant, et sa trachée piqua avec virulence.

« Pas comme vous deux, non. »

La solitude l’écrasa, dans cet aveu brûlant. C’était beau l’amour, même avant de mourir. C’en était même encore plus joli, de voir deux mains qui se tenaient, doucement, nouées aussi sûrement que les âmes.

« Et … en dehors d’une relation de vingt ans ? »

La question leur arracha à tous un rire nerveux, sec, de ces rires qui déchirent les poumons et vomissent leur anxiété. Andra sentit son regard se voiler, et l’aveu résonna doucement dans la maison aux murs tristes :

« Dans une autre vie, dans un autre monde … Il y aurait eu quelqu’un, oui. »

C’était étrange, de le dire à voix haute. Un accent orlésien vint tinter à ses oreilles. Sa voix s’étrangla un peu plus tandis qu’elle osait enfin :

« Peut-être qu’elle m’aurait aimé, et que je l’aurai aimée aussi. »

Cela n’adviendrait jamais. L’enfant choisit cet instant pour que son estomac gargouille, et d’un geste expert, Andra le renversa contre son épaule pour éviter un jet de lait assassin, avant de lui tapoter le dos doucement. Et contre cette peau de bébé, elle laissa perdre ses souvenirs. Avant d’observer, attendrie, les deux hommes enlacer, les caresses sur les paumes. Le soir venait. Elle lâcha doucement à l’enfant :

« Viens avec moi. Tu veux voir le soleil ? »

Elle laissa les amants à leur intimité, la dernière, et attendit sur le pas de la porte, l’enfant dans ses bras. Le ciel rougeoyant les observait de ses lueurs fantômatiques. Lui aussi, semblait-il, se préparait à mourir. Mais il y avait la vie derrière cette porte, une pulsion terrible une pulsion de mort aussi, sur le parquet qui crissait et dans les râles de plaisir qui succédaient aux hurlements de la fin. Vivre, encore un peu. Vivre, encore une fois. Se murmurer que l’on s’aimait, se jurer de partir ensemble, là-bas, ailleurs, de se retrouver dans le Néant. Se chuchoter des mots doux, et se promettre de n’avoir que le nom aimé sur les lèvres, lorsque sonnerait le glas. S’avouer les regrets et les remords, pour les oublier enfin. Andra, sur le perron abandonné, avec le bébé dans les bras, sentit sous les doigts de son imagination un corps se tendre, pendant qu’elle le parcourait de sa pensée, une dernière fois. Et tandis que l’envie, brutale, se finissait, restait ce qu’ils se disaient, et ce qu’elle ne pourrait jamais admettre. Elle songea à ses quelques amis, à l’Union de Saam. Elle espéra qu’il survivrait, et un sourire doux lui vint quand elle se le représenta, boucles rousses et joues rougies, à tenir du bout des mains l’Hymne aux femmes des autres qu’elle avait conservé dans sa chambre, incapable de ne pas s’arrêter. Elle se demanda s’il lirait les vers qu’elle avait laissée pour Vera. S’il comprendrait. Elle s’aperçut avec curiosité que l’inverse l’aurait peiné. La porte derrière se rouvrit. Les cheveux un peu en bataille, Jorg s’excusa :

« Désolé, on … »

« Ne t’excuse pas. C’est beau, tu sais, les gens qui s’aiment une dernière fois. »

Avec précaution, elle déposa le bébé dans les bras de Bennett, et manqua chanceler lorsque le colosse la serra dans ses bras. Et de sa voix grave, il tonna :

« Au cul l’Enclin ! »

La phrase roula dans la rue silencieuse, et quelques têtes se levèrent, sorties de leur torpeur par cet appel étrange, par cet instinct brutal d’un monde en train d’être massacré. Et Andra, soudain, eut envie de rire. De pleurer aussi. Levant son bras, elle gueula, de toute la force de ses poumons, de toute l’ivresse de sa rage :

« Au cul l’Enclin ! »

Le cri fut repris, enfla, bouillonna dans la ruelle d’Antiva. Au cul l’Enclin, au cul la mort ! Le nourrisson joignit sa voix à celles des adultes éperdus, et dans ce glapissement d’enfant, la vie jouait ses derniers feux. Bientôt les cloches retentiraient. Bientôt, Antiva brûlerait. Bientôt, ils mourraient. Et d’Antiva, il ne resterait rien, sinon l’écho d’un hurlement de défi, jeté à la face de l’Archidémon.

Il pleut sans cesse sur Antiva
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abîmé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Antiva
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin d’Antiva.
Dont il ne reste rien.
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« T’es plus douce qu’il n’y paraît, morveuse. »

« Et toi, moins grincheuse qu’il n’y paraît, l’ancêtre. »

Les deux femmes se sourirent – édenté pour l’une, flottant pour l’autre. Avec une attention réelle, Andra termina de passer le gant humide sur la peau tachetée et craquelée de ridules, affaissée par les années et qui, par cette histoire qui se dévoilait à chaque cicatrice et bourrelet, n’en était que plus douloureusement belle. Délicatement, descendant au fur et à mesure de son office le linge qui recouvrait le corps vieilli pour préserver sa pudeur, la mage acheva sa besogne, une once de tendresse dans son œil unique pour cette vie qui se finissait, et qui se finirait encore plus vite que prévu, dans les ruines futures d’Antiva. Une fois les ablutions finies, elle récupéra la chainse de nuit, et entreprit d’en revêtir Dolorès, ce qui fut fait au prix de quelques contorsions difficiles. Contemplant son œuvre, la garde s’attarda un instant sur la trogne bougonne, le nez pointu et les veinules sur les mains, au milieu de cette chambre à l’arrière d’une taverne, aux murs nus et laids. Sur la commode, non loin, vestige d’une époque révolu, un portrait jauni d’un beau jeune homme aux yeux rieurs et au sourire brillant, qui contemplait le monde avec une vitalité qui paraissait déborder de l’esquisse. A côté reposait une chaîne dorée, avec un anneau au bout – ce n’était pas pratique, avait expliqué Dolorès, pour faire la vaisselle de la taverne, alors elle avait préféré porter l’alliance à son cou plutôt qu’à son doigt. Depuis la mort de Pablo, néanmoins, elle avait remisé la relique dans le secret de sa chambre, ultime richesse. Il semblait pourtant à sa visiteuse qu’elle n’en était pas l’ornement le plus joli. Comme un papillon attiré par la lumière, son œil revint sur le portrait, ce que devina la vieille femme, toujours de dos, qui grinça :

« Il était beau, hein, mon Pablo ? »

Andra acquiesça, et demanda de son contralto grave :

« Il a quel âge, sur ce portrait ? »

« Dix-neuf ans. Y avait une elfe qu’avait un joli coup de crayon au bascloître, alors j’lui ai commandé pour not’ mariage.

C’pas les femmes qu’offrent les bagues, mais j’voyais pas pourquoi il aurait rien d’ma part. »


Le sourire de la mage s’élargit, presque malgré elle, et se teinta d’une légère mélancolie. D’une main ferme, elle posa le bras de la vieille dame autour de son cou, glissa le sien entre son dos et le siège de la chaise, avant de prendre une grande inspiration et de tirer. Cahin-caha, elle parvint à maintenir Dolores debout et, son autre bras passant sous les genoux, s’arc-bouta pour soulever l’autre femme, ce qui fit immédiatement mugir sa carcasse sèche et peu habituée à un tel effort. Heureusement, il ne lui fallait que quelques pas, et elle lâcha son précieux fardeau sur le lit, ce qui fit grommeler à l’irascible tavernière :

« J’retire c’que j’ai dit. La douceur, c’est pas ça qu’est ça … »

« Je voudrais t’y voir … Il ne manquerait plus que je me fasse un lumbago. »

« C’est sûr que pour combattre l’engeance, ce serait ballot. »

Le rappel, douloureux, de leur situation, pesa soudainement dans la pièce à la lueur tremblotante, éclairée par une bougie allumée tantôt. Que pourrait bien faire la paralytique, clouée depuis deux ans dans son lit, et qui ne se déplaçait que grâce à un ingénieux fauteuil à roulettes inventé par son fils, davantage bricoleur que tenancier, mais qui avait repris la taverne familiale essentiellement, d’après le voisinage, pour ne pas subir les remontrances de sa terrible mère, qui, depuis sa chaise, continuait toujours d’accueillir les clients au comptoir – et qui avait toujours un œil de faucon pour repérer les mauvais payeurs et compter avec acharnement la monnaie. Parce que le frère de son épouse était pêcheur, ils avaient mis, dès l’annonce de l’Enclin, tout le monde sur le frêle esquif pour tenter de se mettre à l’abri. Et l’ancêtre, difficilement transportable, était restée en arrière, abandonnée à une mort certaine. Si ce n’était l’engeance, les charognards des villes s’en chargerait. Il ne faisait pas bon être vieux et impotent seul, dans une cité comme Antiva. Sans les solidarités familiales, restait la charité … et l’oubli, qui faisait dire un jour aux voisins qu’il y avait une odeur étrange, jusqu’à retrouver la carcasse déjà verte, endormie en solitaire dans son dénuement. Elle ne paraissait pourtant pas leur en vouloir : c’était la vie, que les plus jeunes se sauvent et laissent derrière eux les vieux. Le deuxième jour de son arrivée à Antiva, le soir, Andra était par hasard passée devant sa taverne, et alertée par le boucan, avait bifurqué de son chemin avec Jorg. Ils avaient mis en déroute une bande de petits merdeux qui avaient trouvé dans l’abattement régnant sur la ville un exutoire pour leur violence. Délits de la faim. Délits de la fin. Et depuis, la garde revenait, pour aider la vieille dame, et lui prodiguer, comme elle avait pu le faire à certains patients en fin de vie, les soins qui, à défaut de réellement soigner, permettait de maintenir la dignité. Jusqu’à ce que les engeances ne viennent et ne dévorent tout. Faiblesse de caractère, que d’avoir le cœur trop tendre, derrière le visage si dur, et de s’attacher aux exclus comme elle n’avait jamais cessé de le faire. Comme si, en dépit de ses dénégations, l’enfant solaire des Anderfels n’était pas tout à fait morte, ce jour-là. Comme si elle s’efforçait, jusqu’à son dernier souffle, de ne pas être ce qu’ils haïssaient tous. Mage, telle était sa malédiction. Mage, tel était son fardeau. Mage, tel était son destin. Ironique, d’accomplir ainsi le souhait de la Chantrie, et ce qu’elle détestait si fort, dans ces sermons. Mais elle était partie mourir pour des gens qu’elle ne connaissait pas. Elle ne croyait pas. Cela ne l’empêchait pas, peut-être, d’être quelqu’un qui n’était pas tout à fait mauvais. Et ça … elle avait envie d’y croire. Pour se consoler de cette vie absurde.

« J’pensais pas qu’il te f’rait autant d’effet mon Pablo … »

Dolores avait grommelé, demi-sourire aux lèvres, et Andra se reprit, sortant de sa contemplation silencieuse. Un rire léger lui vint :

« Quelle prestance aussi, comment m’en vouloir ? »

« C’est tout Pablo ça. L’est mort qu’il fait encore tourner des têtes. L’gredin. »

L’air parfaitement sérieux de la vieille femme acheva de déclencher chez la garde un fou rire nerveux, de ceux qui prennent soudainement, envahissent la gorge et explosent dans les poumons, qui ravagent tout, de ces fous rires contagieux qui illuminent le plus terrible, parce que le rire avait toujours été la politesse du désespoir. Dolores la rejoignit bientôt, de son rire sifflant et lourd, qui soulevait si difficilement sa frêle poitrine. Elles rirent longtemps, jusqu’à s’en brûler la bouche et à s’en tordre le ventre, dans un réflexe fou, impérieux, de vie qui trouvait malgré tout à s’exprimer. Les larmes vinrent, et cette fois, Andra les accueillit, parce qu’elles étaient amères et joyeuses, et que ce n'était pas la pluie, de feu d’acier de sang, qui maculait Antiva depuis leur arrivée. Encore agitée de soubresauts de l’hilarité douloureuse, la mage se leva et regagna l’office, pour récupérer la soupe préparée. Elle revint s’asseoir aux côtés de Dolores, et entreprit de la nourrir, et bientôt, les éclats moururent pour laisser place à l’ultime tendresse d’un humain envers un autre. Et, entre deux bouchées, la vieille femme murmura finalement, aveu déchirant :

« T’es pas obligée. J’pouvais rester quelques jours sans manger. Pour c’que ça changera. »

L’émotion, à la violence sournoise, revint, brutale et sans concession, nouant la gorge de la garde. Pitié pour les abandonnés, les démunis et les désespérés. Pour ceux qu’on avait laissé en arrière, parce que la vie, pour perdurer, devait parfois sacrifier les siens. Restait alors la générosité des damnés. Cantique ordurier des déshérités. Et elle murmura :

« Ça change tout. C’est pour ça que je le fais. »

Parce que ce n’était pas, finalement, la mort d’Antiva, qui la désarçonnait. C’était cet effacement idiot, cette absurdité d’une violence sans nom, qui engloutissait ceux qui étaient laissés pour compte. C’était cette condamnation sordide à l’enfer, sans échappatoire. Elle, au moins, partirait dans un dernier combat, sans doute. Elle ne se verrait pas mourir, ou si peu. Saurait pourquoi le trépas la saisissait. La mort oui : mais une mort digne, au moins. Pas celle qui lui avait été promise dans les Anderfels, dans ses suppliques d’enfant, massacrée par ceux qu’elle aimait. Et pourtant, c’était la même, si vide de sens, qui était promise aux âmes qui hantaient Antiva. Alors jusqu’au bout, ce serait son ultime leg que cette volonté d’aider, comme elle le pouvait. Si elle ne le faisait pas … ?

« … Ou alors, t’aime les p’tites vieilles. Bas les pattes, jeune fille : mon cœur est déjà pris. »

« Dolores, quelle cruauté, me rejeter ainsi … »

« J’y peux rien, j’brise les cœurs, c’est mon destin, t’as vu les chicots que j’ai ? Avec un sourire pareil, ça tombe trop vite ... »

L’hilarité monta, à nouveau, profonde, à s’en briser les côtes – et les deux dents de Dolores restantes claquèrent avec vigueur leur mesure. Quand enfin, Andra parvint à se calmer, elle reprit son ouvrage, achevant de vider le pot de soupe. Et son regard dériva, encore, sur le portrait. La vieille dame suivit ce dernier, et elles restèrent longuement, sans mot dire, à contempler le fragment jauni d’un fiancé antivan. Et finalement, Dolores pépia :

« Ah, Pablo … Y en avait pas tant, des comme lui. Juan, à côté … pfwaaaaa ! »

Haussement de sourcils :

« Juan ? »

« Ben, mon deuxième. Après Pablo. Veuve à trente ans, j’allais pas rester comme ça. La marchandise avait servi, m’enfin c’était pas encore trop défraîchi en-dessous l’jupon. »

Un sourire canaille vint :

« Mais Juan était charpentier, j’vais te dire, la poutre, il savait s’en serv- »

Eclat de rire franc, qui résonna doucement, colorant la chambre grise.

« Un homme de qualité, pour sûr. »

« Un abruti. Mais hé, l’avait d’autres talents qu’être mari et père. Ça, il savait pas faire, mais courir la gueuse … »

Reniflement :

« Il avait un sourire … T’l’aurais vu. Quand il te souriait … madre, l’pays y disparaissait. »

La vieille dame parut se perdre dans ses souvenirs, et Andra n’eut pas le cœur de l’en détourner, alors, elle attendit simplement que Dolores reprenne le cours de des pensées. Qui arriva, d’un bref :

« C’est dangereux, les sourires. T’as l’monde illuminé d’un coup, pis après … »

Andra repensa aux sourires qui avaient peuplé sa vie. Oui, c’était dangereux, un sourire. Une arme terrible, à même de défaire la plus haute des forteresses. Elle revit le sourire du Cercle, celui du Nevarra, celui de Starkhaven. Et tous les autres, demies-lunes ou rondes lèvres franches, multitude de rictus et de joie libérée. Sourires d’antan, sourires antivans.

« Pis après, t’as les regrets. »

Oh, eux aussi étaient dangereux. Sournois, vils, des démons tapis dans l’ombre qui se glissaient dans les âmes esseulées, abandonnées, pour leur susurrer les mots doux qu’elles n’entendraient plus. Sauf que …

« Mais, si on regrette … c’est qu’on a vécu, en un sens. C’est … ça prouve qu’on a essayé d’être heureux. On a … ça n’a pas marché, mais on l’a fait. »

« … T’es sûre qu’t’a pas mon âge ? »

Andra ne répondit pas, laissant un sourire flotter sur ses lèvres. Et Dolores de reprendre :

« … T’as vécu en tout cas. Et t’as un beau sourire. »

« Ça rattrape le reste. »

« J’voulais rester polie. »

« Grande première. »

« J’me ramollis, c’toute l’eau qu’tu m’fous d’ssus. »

Nouveau silence. Andra glissa ses doigts dans ceux de la vieille femme, les serrant doucement. Et finalement, la question s’éleva, perçant la quiétude, s’élevant avec son cortège d’angoisse et d’ultimes craintes :

« Tu crois que ça fait mal ? La mort ? »

La mage l’avait déjà entendue. Elle y avait déjà répondu, à tous ces mourants auxquels elle avait fermé les yeux. Elle les avait rassurés, comme elle pouvait, pour les accompagner sereinement, pour calmer la peur. Mais là, face à ce corps raide – bientôt roide-  et à ces yeux trop brillants, l’horreur la saisit. Elle resta muette, figée. Avant d’avouer, dans un éclat rauque d’honnêteté rare :

« Quand … le coup n’est pas net … Oui. On se sent … on se sent partir. On sait … qu’on va mourir. Et, peu à peu, tout se mêle, on ne voit plus, mais on est encore en vie. C’est long, parfois, de mourir. »

Oui. Cela avait été long de mourir, dans les Anderfels. Est-ce que ce serait long, à Antiva ? Elle n’en savait rien. Peut-être que les engeances, ivres de sang, seraient rapides. Peut-être qu’elles s’amuseraient à déchiqueter leurs proies. Elle sentit le regard de Dolores sur elle, perçant, trop perspicace aussi. Et finalement, la vieille femme murmura :

« T’es morte là-bas hein ? J’sais pas où. Mais t’es morte là-bas. »

Andra sentit sa gorge se nouer, son souffle s’étrangler. Et elle souffla, expirant les trois lettres d’aveu :

« Oui. »

« Ça faisait mal ? La mort là-bas ? »

« … Oui. »

Sa vue se brouilla, et elle détourna le regard. N’existait plus que la voix qui la berçait :

« Moi aussi, je suis morte un jour. Mais j’ai continué. Parce que sinon, on crève. »

L’histoire de Dolores s’écrivit soudain entre les pointillés de son âme, et Andra reprit sa main, et la serra à s’en détruire les phalanges. Les barrières cédèrent, et ce fut la mage qui sentit les larmes couler, et les mots s’éparpiller :

« Je suis désolée. Je suis désolée. »

Litanie des infortunés.

« Faut pas. »

Elle sentit une main rêche chasser les perles humides.

« J’ai bien vécu. Les engeances … J’les attends. »

D’un geste rapide, elle rabattit la couverture de la partie non-occupée du lit, dévoilant une épée.

« J’en emport’rai bien une avec moi. »

En contemplant la vieille femme et l’épée, Andra ne put s’empêcher de penser que certaines personnes étaient plus courageuses, infiniment plus courageuses qu’elle. Parce qu’elle cherchait la mort, alors que peut-être … Mais Dolores l’avait vue fondre sur elle, et, sans jambes pour marcher, trouvait encore la force de se battre. D’affronter la peur.

Était-ce lâche, finalement, de vouloir l’oubli, pour s’empêcher d’avoir vécu plus longtemps ?

« Fais un truc pour moi, p’tiote. »

La demande fusa, et la mage releva la tête, un peu perdue, un peu hagarde. Elle ne put qu’hocher la tête, pour reprendre le fil de ses idées, le contrôle de ses pensées. Dolores demanda :

« Donne-moi l’anneau. »

Sans comprendre, Andra se détendit pour attraper la chaîne avec l’objet, puis, délicatement, le déposa dans la main parcheminée. Qui le serra doucement, l’observa. Elle ne savait exactement ce que cela signifiait, mais n’osait interrompre l’instant.

« Le portrait. »

A nouveau, la garde s’exécuta. Dolores apposa ses lèvres fines sur l’anneau, puis serra le portrait contre elle. Douleur incandescente, rage brûlante. Contre l’Enclin. Contre Antiva. Contre elle-même. Et soudain, la sensation de froid au creux de sa paume. La pesanteur d’une réalité qui prend la forme d’une alliance contre sa paume sèche.

« T’es morte là-bas. T’mourras ici, aussi. Mais j’dis, t’mourras ailleurs. Et entre les deux, essaye d’vivre. »

« Je … »

« Discute pas. Les vieux, ça a pas sa tête hein ? Alors tu fais comme si, tu m’fais plaisir. Laisse les vieux partir en rêvant qu'les jeunes les suivront pas. »

Ses longs doigts se refermèrent sur l’objet. Andra se leva, regarda un long moment, gorgé de silences et de larmes ravalées, la vieille femme dans son lit, serrant le portrait du premier amour et sa frêle main convulsivement serrée sur le pommeau de l’épée.

Une fois sortie, Andra se rendit compte que la pluie avait repris. Et tandis que les rigoles d’eau emportaient Antiva, loin, si loin, pour aller crever au loin, elle sentit que son cœur les suivait, et partait jusqu’aux Anderfels, dévalait Orlais, se perdait au Nevarra, avant de s’échouer à Starkhaven. Elle serra l’anneau dans sa main.

Obole des indigents. Don des miséricordieux.
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Suant et ahanant, le jeune garçon, aux joues dont la rondeur encore adolescente trahissait l’âge, répétait avec acharnement les quelques passes d’armes apprises à la va-vite, l’épée en mauvais état dans ses mains ainsi que sa vêture de bric et de broc ne laissant que peu de doutes quant à son origine sociale, et à sa survie. Impassible, ses pensées tourbillonnantes à l’abri derrière son crâne, Andra observait ses efforts d’un œil distrait, devinant aisément l’impréparation. Pour une fois, néanmoins, elle ne regretta pas la sentence évidente face à de tels talents : ils mourraient tous, alors autant tomber en premier. Son silence se fit plus froid, néanmoins, quand elle vit une haute silhouette aux tempes grisonnantes et à la jupe violacée sous l’armure rutilante se placer contre la bleusaille, empoigner l’épée à son côté au pommeau gravé d’un soleil, avant d’entamer avec nonchalance quelques mouvements secs du poignet, qui désarmèrent promptement l’épéiste débutant. La manœuvre se répéta plusieurs fois, et à chaque fois que l’acier dénudé s’approchait de la peau du gamin, en dépit de la précision des gestes du templier qu’elle devinait, un frisson glacé la parcourait, la renvoyant de nombreuses années en arrière, face à la pointe de l’arme dressée en direction de sa gorge. Le vétéran avait un style qui marquait le poids des ans, fait d’économie de mouvements et de replacements prudents, mais le bras était encore suffisamment vif pour se détendre au bon moment. En sus, sa feinte de corps était parfaite, l’une des plus élégantes auxquelles Andra avait pu assister. L’escrime était belle, et la mage supputa une naissance favorisée, de celles qui offraient un entraînement au plus jeune âge, avec une attention particulière sur le beau geste et l’esthétique, quand le ruffian moyen s’intéressait bien plus à la finalité ultime, à savoir l’élimination de l’adversaire. Ce qui ne voulait pas dire que le premier n’était pas aussi mortel que le second : elle l’avait appris, au sein de la Garde, en côtoyant quelques fiers duellistes qui, pour maniérés qu’ils soient, n’avaient pas leur pareil pour embrocher des engeances à la rapière. Coup sec dans la poitrine ou estoc précis dans la gorge, à la fin, les créatures finissaient mortes de la même façon aux pieds des gardes, et c’était ce qui comptait. Du moins, quand les forces pouvaient se valoir. Ce qui les attendait, néanmoins, ne serait pas de cet acabit. La force ou l’adresse n’auraient guère d’incidence sur le devenir final : ils finiraient macchabés, et Antiva deviendrait la plus grande nécropole de Thédas. Pourquoi, alors, se donner la peine d’une telle démonstration ? N’était-ce pas plus humain, de laisser le môme se complaire dans l’illusion que ses pauvres mouvements saccadés pourraient avoir une quelconque influence sur sa destinée déjà toute tracée, écrite en lettres de sang sur le sol boueux d’Antiva ? Le templier dut sentir son regard peser sur lui car il s’arrêta, non sans une dernière botte qui envoya le gosse au tapis, promptement, d’un croche-pied bien placé. Ramassant l’épée adverse qui avait sauté des mains gourdes, l’homme s’ébroua et l’apostropha d’un rigide :

« Un commentaire, mage ? »

Ladite mage ravala l’acidité qui venait soudainement d’envahir sa gorge et s’efforça de maintenir un ton neutre tandis qu’elle répondait :

« Ma place n’est pas en première ligne, templier. Je vous laisse seul juge. »

A sa grande surprise, le vétéran ne parut pas se formaliser de l’adresse, ni de la dénégation polie, et à la place, grommela un fruste :

« Création, hein ? »

Acquiescement silencieux.

« Alors, vous avez dû voir suffisamment de personnes mourir pour savoir évaluer qui vivra. »

Andra haussa un sourcil étonné. Peu avaient énoncé avec une telle tranquillité le grand secret des guérisseurs envoyés sur le champ de bataille : leur capacité à trier, en quelques secondes, qui devaient rester debout et qui devaient être laissé pour compte. Elle en aurait presque oublié le garçon, qui s’était relevé, jambes légèrement flageolantes mais la même lueur flamboyante dans les prunelles, qui observait l’aller-retour avec circonspection. L’œil de la mage allait de l’un à l’autre et, finalement, elle se détacha avec souplesse de son point d’appui pour avancer vers le gamin, qui eut le bon goût de ne pas reculer, même si elle sentit la crainte tapisser ses pupilles écarquillées. Se positionnant derrière ce dernier – qu’elle dominait encore de quelques centimètres – elle entreprit de corriger sa posture en quelques mouvements, pointant ça et là un défaut de placement du pied, un problème d’alignement du buste, ou encore un mauvais balancement du coude qui limitait la prise sur l’arme et donc son utilisation pour la taille. Voilà qui était plus correct. Et la voix du templier s’éleva :

« Bonnes connaissances théoriques. Vous auriez fait une bonne templière. »

L’assertion arracha un rictus à la garde, qui répliqua sur un ton dont la douceur velouté cachait mal l’amertume latente :

« Il semblerait que j’ai raté ma vocation. »

Les mots étaient à peine sortis de sa bouche qu’ils ravivèrent le souvenir d’une chambre de bordel, encore, toujours, et d’une voix qui transperça sa conscience et sculpta l’image gravée sur sa rétine du corps nu allongé à ses côtés, se coulant vers elle tandis qu’elle offrait le secret du tatouage, et que l’ironie, à nouveau, frappait les âmes aux destins emprisonnés par des chaînes bien lourdes à porter. Elle s’efforça de chasser la remémoration, mais cette dernière persista avec obstination. Heureusement, elle n’était pas la seule que sa phrase paraissait avoir rappelé à d’autres temps, plus doux, car le templier ne disait rien non plus, yeux légèrement dans le vague. Puis, il se ressaisit et, s’adressant au gamin, déclara :

« Voyons voir si c’est mieux ainsi. »

Andra s’écarta, tandis que le templier cherchait immédiatement la passe haute, qui fut détournée du plat par son jeune opposant, qui tenta une plongée basse, qui ne trouva que le vide alors que l’aguerri vétéran se décalait d’un pas pour se repositionner, et cueillir l’impudent d’un estoc bien placé, qui zébra le pantalon sans percer la peau, démonstration de l’habileté acquise avec les années, et que la mage admira discrètement. L’échange, toujours déséquilibré, n’en était pas moins plus intéressant, maintenant que le garçon avait compris l’avantage de maintenir sa posture. Les gestes, saccadés, avaient gagnés en efficacité, même s’il maintenant une affection tout à fait ridicule pour les grandes envolées désordonnées qui bousculaient le bassin et perdaient l’équilibre général. Au détour d’une passe enlevée, le jeune se découvrit trop, et la garde put prédire ce qu’il allait advenir une seconde avant de le voir. La réplique vint, vivace et fourbe, et l’arme gît bientôt sur le côté. Vaincu, le garçon leva les mains en signe de respect, et commenta :

« Messer, vous êtes doué. Merci pour cette précieuse leçon. »

Avant de se tourner vers la mage et de réitérer ses remerciements :

« Vous aussi, Messerah. Vos conseils étaient avisés. »

Les deux plus âgés se regardèrent, et bredouillèrent de concert un « Ce n’était rien. » qui les amusa, à en juger par les sourires discrets arborés, et dont ils se rendirent compte mutuellement. Rare instant de camaraderie entre une apostate et un templier senior. Ce dernier, gauchement, vint se poser auprès d’Andra et rompit finalement le silence d’un rugueux :

« Rafaele d’Otranto. »

Le nom résonna, et la mage laissa flotter quelques secondes, avant de répondre :

« Andra Valheim. »

Et un troisième nom vint s’ajouter à cette liste des condamnés :

« Morenon Alcazar. »

Ils restèrent un instant, à graver ces noms destinés à l’oubli dans leurs esprits. Puis Rafaele demanda, de sa voix rocailleuse :

« Pourquoi être venue mourir pour Antiva ? »

Une paire d’yeux aux reflets durs comme de l’acier croisa celui, indomptable et fier, d’Andra, qui soutint le regard perçant avec la même intensité, et répliqua avec une simplicité confondante :

« Parce que c’est là que je devais être. »

Nouveau silence.

« Pourquoi être resté mourir pour Antiva ? »

« Parce que c’est là que je devais être. »

Les deux voix masculines répondirent en chœur, et la complicité sardonique jaillit encore une fois. Chacun d’une génération différente, d’horizons divers, voire opposés, ils se comprenaient, à l’aube de la bataille, aux dernières lueurs de leurs vies, courtes ou longues. Et soudain, comme un torrent, la langue du plus jeune se délia :

« C’est juste que … On nous enseigne de faire face, que le Créateur reviendra quand nous nous montrerons digne de son Amour. Alors … si nous ne nous dressons pas contre son Juste châtiment, quand serons-nous réellement prêts à témoigner de Sa Gloire ?

Alors … Dès que nous avons su, je me suis armé. Je … je ne partirai pas sans combattre. Sans défendre ma terre, ma maison, ma patrie.

C’est sûrement idiot mais … j’ai eu le sentiment que … c’était ma place. D’être ici. »


Le templier pesa sa main gantelé sur l’épaule du jeune homme, et répondit dans un grondement sourd :

« Ce n’est pas idiot. C’est courageux. »

Brave, oui. Et fou. Mais, après tout, Andra n’était pas la mieux placée pour le dire. Elle se contenta d’observer la silhouette longiligne, les traits ardents, et se demanda si, au même âge, dans les mêmes conditions, elle aurait fait le même choix. Difficile à dire, mais elle accueillit le doute sans honte : il était facile de juger la lâcheté, quand on avait pas vu de ses propres yeux l’enfer. Le templier dut se faire la même réflexion, car il parut profondément plongé dans ses pensées, avant qu’il n’avoue finalement, d’une voix d’outre-tombe :

« Il y avait … des choses que je ne pouvais laisser. »

Aucune invocation du Créateur ? Surprenant. Andra lui jeta un regard circonspect, mais ne dit rien. Ses propres décisions, elle les garda pour le secret de son âme, jugeant qu’aucun ne pouvait comprendre. Ils restèrent longuement, tous les trois, dans ce silence. Puis finalement, elle décida de le rompre, et, hélant Morenon, elle expliqua :

« Viens avec moi. Ton épée ne servira guère dans cet état. »

Rafaele observa le duo, s’attarda sur la mage, inclina légèrement la tête et, au lieu du salut traditionnel de son Ordre, commenta un simple :

« Puissions-nous voir un autre jour se lever. »

Il partit dans la direction opposée, tandis qu’Andra, le jeune homme sur les talons, se dirigeait vers l’intérieur de la ville, navigant dans les ruelles avec l’habileté des rats d’égout qui sont bien trop habitués à humer l’odeur du caniveau. Il était des réflexes utiles à acquérir, en dehors du Cercle. Une fois arrivés à destination, Andra et son comparse s’arrêtèrent un instant devant l’entrée de la forge, puis la mage entra et attira l’attention de Bennett, dont la crinière blonde et les muscles saillants semblaient engloutir la pièce toute entière, tandis que le marteau tombait avec une régularité de métronome sur l’enclume. Le spectacle était sublime, et malgré elle, la garde se figea devant le rougeoiement des braises, l’ondoiement du métal chauffé à blanc, l’âtre ronflant et la silhouette autour de laquelle s’articulait ce tableau fascinant. Elle sentit néanmoins une main timide tirer sur sa manche, et se rappela brutalement ce pour quoi elle était venue. Alors elle héla le colosse, qui lui adressa un sourire surpris mais immense, et expliqua en quelques mots l’objet de sa visite. Le compagnon de Jorg récupéra l’épée malmenée avec précaution, l’examina sous toutes les coutures, et se mit immédiatement à l’ouvrage, donnant congé au jeune garçon pour quelques temps. Ce dernier le remercia avec enthousiasme, et Andra resta seule avec l’homme. La quiétude ne fut bientôt plus troublée que par la chaleur d’étuve et le martèlement. C’est pourquoi elle manqua sursauter en entendant la voix de Bennett résonner par-delà le fracas de la forge :

« C’est bien, que tu ailles aider Dolores. »

Haussant les épaules, Andra répondit, un peu maladroitement :

« Ce n’est rien de bien important. »

« C’est important. Demeurer des humains … c’est tout ce qu’il nous reste, maintenant. »

Elle se revit dire, peu ou prou, le même sentiment à la vieille femme, et la mage sentit son cœur gonfler d’un élan qui monta envers l’immense blond. Curieuse soudainement, comme habitée par une pulsion inexplicable, elle demanda, tout à trac :

« Quand est-ce que tu as rencontré Jorg ? »

L’homme parut surpris, puis pondéra sa réponse, et Andra crut qu’il se renfermerait dans sa tâche monotone. Pourtant, finalement, il expliqua :

« J’avais dix-sept ans, ma fiancée venait de me quitter pour un fils de marchand qui promettait une vie bien plus attirante que celle d’un modeste apprenti forgeron.

Et non, je ne lui en voulais pas. C’était le meilleur choix pour elle, et je lui ai dit de le faire. Je préférai qu’elle soit heureuse loin de moi, que malheureuse avec moi. »


La mage ne dit rien, mais ne pouvait qu’aisément comprendre la cruauté d’une telle réalisation.

« Une nuit, notre village a été attaqué par des brigands. Ils crevaient la dalle autant que nous. J’ai assommé le gars qui essayait de pénétrer dans la forge, mais je l’ai pas tué. Heureusement, parce que c’était Jorg, et je m’en serai voulu plus tard. »

Ah. Ca, elle ne l’avait pas vu venir !

« Je sais, c’est bizarre, hein ? Mais … on avait le même âge, il était maigre comme un clou. Je me voyais pas … Je l’ai soigné, je l’ai hébergé. Et … ça s’est fait. Je ne sais pas pourquoi, ni comment, parce qu’on avait rien en commun. Mais son sourire me rendait heureux, et je crois pas qu’il y ait besoin d’une autre explication. »

Celui d’Andra fut d’une rare douceur, tandis qu’elle commentait :

« Je ne crois pas non plus. »

« On a quitté le village parce que c’était … compliqué, j’ai trouvé une place d’apprenti ailleurs, et Jorg un boulot de manœuvre. C’était pas … la grande vie, mais le soir, j’étais heureux quand il me regardait, et j’avais toujours pas besoin d’une autre explication. »

La mage se souvint de tous ces yeux qu’elle avait adoré, de tous ces regards qu’elle s’était plu, peut-être plus que quiconque, à déclencher, en observant le désir qui perlait dans la prunelle et l’affection qui coulait entre les gestes et les pupilles. Non, il n’y avait toujours pas besoin d’une autre explication.

« Puis … y a eu un problème. Et Jorg a dû rejoindre la Garde, ou embrasser la corde. Le choix était pas dur à faire. Je lui en ai voulu, de m’imposer ça. Mais même en partant … J’avais toujours son sourire en tête, et j’arrivais pas à m’en défaire. Alors, je suis revenu. Et on a fait comme on a pu. »

Le colosse posa ses instruments et alla chercher son soufflet. Tout en le manipulant, il lâcha finalement :

« Je crois pas que ça ait été une mauvaise vie. Je sais pas si c’est celle que j’aurai choisi, mais c’est celle que j’ai vécu. »

Et peut-être que c’était suffisant, se rendit compte Andra. Qui demanda néanmoins, emportée par la curiosité, et sans trop savoir pourquoi – ou plutôt, en essayant de ne pas savoir :

« Tu as … des regrets ? »

Le forgeron posa le soufflet, prit sa pince dans une main, cala le tranchant, et agrippa le marteau de l’autre côté, avant de répondre :

« Comme tout le monde. Y a des choses que j’aurai aimé dire, à ma famille. J’ai gravé une plaque. Je me dis qu’un jour, quelqu’un la trouvera. Et si c’est pas le cas … C’est un peu comme si je l’avais fait quand même. »

Calme, toujours. Et puis …

« Et toi ? »

Elle aurait voulu assurer que non. Mais … maintenant, elle n’en était plus si sûre. Le silence s’épaissit, tandis qu’elle se perdait dans ses souvenirs, et essayait de démêler ce qu’elle ressentait, sans y parvenir tout à fait. Elle ne s’aperçut que trop tard du temps écoulé, et de la lueur de compréhension dans le regard de l’homme, qui demanda timidement :

« Ton peut-être, à Starkhaven. Tu regrettes ? »

Andra hésita. Et se rendit compte qu’être en paix avec son choix ne signifiait pas … Elle inspira et répondit, avec franchise :

« C’est trop tard. »

« Peut-être. Mais, ça n’empêche pas. »

Ils restèrent ainsi, longuement, et la mage se laissa bercer par le vacarme de la forge.

« Tu pourrais faire comme moi. »

« Pardon ? »

« Graver ce que tu n’as pas pu dire. Ou ce que tu voudrais dire. Et l’emporter avec toi. »

Le regard d’Andra alla du sourire doux de Bennett à ses mains calleuses sous les gants de forgeron, en passant par la forge en elle-même, se heurta aux murs. Elle sentit sa poche lui peser, pondéra la suggestion. C’était inutile, sentimental, idiot. C’était … Et après tout, pourquoi pas ? Quitte à mourir, pourquoi ne pas se dire que si jamais, si jamais … N’était-ce pas le moment des élans désespérés ? Des consolations que personne d’autre ne connaîtrait ? La gorge soudainement sèche, la garde chercha ses mots, et murmura :

« Tu peux … me reforger quelque chose ? »

« Montre-moi. »

La mage sortit la bague de sa poche, et Bennett la prit dans ses mains, l’examina attentivament, et pointa :

« C’est la bague de Dolores. »

« Oui. Elle me l’a confiée. Elle m’a dit … qu’entre la mort, il fallait que j’essaye de vivre. »

Faisant rouler l’anneau entre ses doigts, le forgeron demanda :

« Tu as besoin qu’il soit à quelle taille ? »

« Est-ce que ça compte vraiment ? »

« Non. Mais autant faire comme si c’était vrai, pour que ça le soit, tu ne crois pas ? »

Cruelle et impitoyable logique que celle-là, doux réconfort stupide que celui-ci. Andra tenta de fouiller dans sa mémoire, évalua au jugé, et parla. La forge se remit en route, et enfin, Bennett demanda :

« Qu’est-ce que tu aurais voulu dire ? »

Une vie entière défila. Les déceptions, les regrets, l’amertume, les joies. Et l’aube qui perçait trop tôt, le matin, envahissait la chambre, avec le soleil qui caressait le visage mince, avec des allures d’évidence, comme si tous les matins du monde se trouvaient entre les quatre murs et les trois tentures. Elle se souvint de la quiétude de l’instant, et de sa pensée, qu’elle pourrait rester aussi longtemps que … tant que …

« Tant que tu voudras. »

Bennett hocha la tête, et plus aucun ne parla. Enfin, il lui présenta l’objet, et murmura :

« C’est ce Jorg m’a dit. »

« De quoi ? »

« Tant que tu voudras. Après avoir rejoint la Garde. »

« Et … ? »

« Alors, tant que je voudrai, ça se terminera ici, à Antiva. Mais même là … Je n’ai pas voulu autre chose. »

Ils se sourirent, dans une complicité douce. Interrompue par le gamin qui revenait chercher son épée et les trouva là, dans ce silence délicat, dans les souvenirs finissants et la quiétude des regrets qui n’en étaient plus. Morenon soupesa son épée. Bennett demanda :

« Est-ce que tu veux que je grave quelque chose ? »

Le garçon réfléchit, intensément, et proposa :

« Tant que je vivrai. »

Les trois se regardèrent. C’était un bon choix. Qui arriverait vite à son terme mais … L’important, en effet, n’était pas là. Ils le comprirent sans le dire, et dans le vacarme de la forge, chacun se réfugia dans le réconfort de ses choix.

Tant que …
Tant que.
Tant pis.
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« Dolorès, je ne pense pas que … »

« Tu penses pas, c’pour ça que c’est moi qui dit c’qui faut faire ! »

Vaincue par la logique imparable de l’irascible vieille dame, Andra abdiqua toute tentative de protestation et se remit à l’ouvrage. Transformer la taverne en une salle de réception pour un mariage n’aurait jamais dû être dans la liste de ses activités face à l’arrivée imminente d’un Enclin, mais la voilà pourtant qui déchargeait des caisses depuis une bonne heure en accrochant des décorations qui, avec beaucoup d’imagination, pouvaient ressembler à quelque chose de cohérent. Mais parce qu’un jeune idiot avait demandé sa fiancée garde des ombres en mariage, ils avaient tous été recrutés dans une frénésie de vie étrange pour préparer l’heureux événement. Evidemment, tous les détails ordinaires n’avaient plus court : on célébrait la vie avant la mort, alors il fallait se hâter. Bientôt, les heureux mariés seraient ensemble pour l’éternité. En attendant, beaucoup s’étaient pris au jeu, pour oublier la longue et morne danse des heures qui passaient, et les regrets qui, sournois, déferlaient par vagues brûlantes, quand on s’y attendait le moins, et que l’horizon se noircissait peu à peu, des pluies acides comme des engeances que la terre entière vomissait un peu plus chaque jour. Au début, la mage avait décidé de se tenir soigneusement éloignée des préparatifs, mais un Bennett à l’enthousiasme contagieux l’avait convaincu de renoncer à son isolement. Quand elle avait su que la taverne de Dolorès accueillerait, elle avait résolu – pour s’assurer que la vieille dame ne se fatigue pas trop, évidemment – de donner un coup de main. Ce qui expliquait pourquoi elle se trouvait à tendre des guirlandes fânées à une jeune prêtresse qui chantonnait avec entrain au milieu d’Antiva désertée. Son œil lorgna sur sa voisine : la prêtresse était jolie. A une époque … Des souvenirs lointains lui vinrent, et un sourire lui vint. L’autre femme le capta et le lui rendit, timidement, pensant qu’il lui était adressé, ce qui amusa grandement l’acolyte. Ne résistant pas à ces jeux trop tentants, elle adressa une œillade particulièrement intense à sa comparse, qui rougit doucement. Son sourire s’agrandit.

« Andra, j’te paie pas pour faire les yeux doux à la prêtresse … »

« … Tu ne me payes pas. »

« Et tu peux faire qu’un œil doux, c’pareil. »

Ladite prêtresse piqua un fard monumental et marmonna qu’elle devait s’éclipser, tandis qu’Andra hésitait entre un soupir dramatique ou un œil furibond envers la vieille dame. Finalement, elle opta pour un rattrapage en catastrophe de Dolorès qui, en voulant donner un coup de canne à Bennett qui avait une version bien à lui des couleurs qui devaient aller ensemble, avait manqué basculer en avant de sa chaise roulante. La catastrophe évitée, ce fut une Dolorès grommelant qu’elle était parfaitement stable qui renvoya la mage, laquelle ne savait plus très bien ou elle en était de ses décorations. Une voix sourde la tira de son dénuement, tandis qu’une poigne froide comme l’acier mettait dans sa main un nouvel attirail :

« Je crois qu’il y a encore ça à accrocher. »

La silhouette du templier se détachait aisément au milieu du bleu des Gardes des Ombres, et de la taverne en général. Engoncé dans son armure chantriste, l’homme paraissait étrange au milieu de tes préparatifs. Pourtant, Rafaele d’Otranto était bien là, et Andra acquiesça. Ensemble, et en silence, ils commencèrent à décorer leur bout de salle. Les deux évoluaient côte à côte, leurs guirlandes criardes dans les mains, comme des passerelles grotesques de ce qu’ils étaient l’un pour l’autre. Ils ne se parlaient pas, ou fort peu, mais les années de discipline de l’un et la rigueur de l’autre les amenaient à travailler avec efficacité, sans qu’ils n’aient besoin d’échanger. Ils tombèrent dans une routine aisée, et continuèrent bien plus longtemps que tous les autres, qui prenaient congés au fur et à mesure. L’on allait retrouver une personne aimée pour la nuit, des amis, contempler la mer et rêver à l’ailleurs qui n’adviendrait jamais. Bientôt, il ne resta plus qu’Andra, Rafaele et Dolorès. Et comme ils l’avaient fait auparavant, le templier et la mage s’accordèrent en silence pour cuisiner de quoi dîner pour la vieille dame. Tous les trois s’assirent sans mot dire devant un bol de soupe. Le silence les enveloppa, qu’aucun ne voulut tout d’abord briser. Puis, finalement, Dolorès grommela à l’encontre du templier :

« Ch’uis pas habituée à voir des templiers ici. »

Rafaele eut un petit rire, comme un chuintement, et acquiesça :

« Non, ce n’est pas commun. »

« Pourquoi qu’t’es là alors ? »

Andra releva la tête, remerciant silencieusement Dolorès pour son manque absolu de tact. Elle s’était également posé la question, mue par la curiosité, et la méfiance qui l’obligeait à considérer toute présence templière autour d’elle comme un danger potentiel. Bien entendu, en ces heures, il y avait peu de chances que … Mais après tout, la Chantrie n’avait jamais été avare de bûchers, même dans les pires circonstances. On n’égayait jamais mieux une foule apeurée et affamée qu’en massacrant un mage, après tout. Pour rappeler qu’il y avait toujours des coupables à jeter à la horde, et que celle-ci aimait se repaître de leurs cris horrifiés, comme se tourner vers les mages qu’on sortait de leur Cercle pour assister, apeurés, au sort d’un des leurs, et contempler avec délectation leurs traits de plomb pour les plus âgés, de porcelaine brisée pour les plus jeunes. Le templier, néanmoins, sourd à ses souvenirs criards, répondit après un moment :

« Je connais la mariée. »


"C'tout?"

Nouveau silence. Non, ce n’était pas tout. Andra se souvint brusquement de ce que l’homme avait dit : il n’avait pas voulu partir pour ne pas laisser certaines choses à Antiva. Peut-être que … ? Elle observa le visage buriné se froncer, et attendit, toujours silencieuse. Finalement, l’homme soupira et admit :

« Je l’ai vue grandir, c’est un peu comme ma fille. »

La chaleur dans la voix de l’homme donna l’impression confuse que ce n’était pas un peu, mais beaucoup. Toujours en silence, Andra remplit une choppe de bière et la posa devant le templier, comme pour l’encourager. Il la remercia d’un signe de tête, dans ce même échange qui se passait de mots. Mais Dolorès, impitoyable, continua :

« C’pas la fille de la madone Montilyet ? Comment qu’elle s’appelle … »

« Anna-Lisa. »

La rapidité de la réponse, qui fusa, fit comprendre aux deux femmes qu’il s’agissait là d’un prénom très bien connu de l’homme. Et ce dernier se rembrunissait considérablement. Heureusement, Dolorès eut la bonne idée de bailler, et Andra saisit la balle au bond pour se lever et proposer de donner ses soins à la vieille dame. Comme tous les soirs, elle l’amena dans sa chambre, s’occupa de la laver et de la vêtir pour la nuit avant de la déposer sur son lit. En revenant, elle fut surprise de voir que le templier n’était pas parti. Alors, elle fit ce que toute personne censée aurait fait dans une telle situation : elle remplit une choppe pour elle-même et s’assit en face. Ils restèrent ainsi longuement, à boire. Et finalement, le templier demanda :

« Vous êtes pas mariée, mage ? »

« La réponse est dans la question, templier. »

Son œil d’acier croisa celui de fer de l’homme.

« La Garde des Ombres ne l’autorise pas ? »

Bonne question, nota Andra.

« Les engeances font rarement de bonnes mariées. Mais je crois que je vais avoir l’occasion de faire ma demande très prochainement. »

A sa grande surprise, un rire caverneux sortit de la bouche pâteuse du templier. L’homme vida d’un trait sa choppe, et ânonna :

« C’est donc ça que ça veut dire, épouser la grande gueuse … »

Sa propre plaisanterie le fit hoqueter de rire. La garde se contenta d’un sourire poli. Un éclat passa dans son œil et elle répliqua :

« Et vous ? Marié, templier ? »

La question ramena le soldat chantriste avec elle. Son rire cessa. Et elle vit une expression douloureuse dans ses yeux clairs. La réponse claqua, sèche, précise :

« Non. »

Elle se le tint pour dit. Ils restèrent à nouveau en silence, mais cette fois, il était pesant et désagréable. Le templier regardait toujours le fond de sa choppe, d’un œil vitreux. Finalement, il demanda, d’une voix d’enfant soudainement fatigué :

« On mourra tous, hein ? »

Andra haussa les épaules. Oui.

« Quand l’engeance déferlera, les murs ne tiendront pas. Avec un peu de chances, il leur faudra … une demie-heure pour les éventrer. Une autre demie-heure pour tailler en pièce les défenseurs qui y seront. Peut-être une heure pour massacrer tous les habitants et arriver jusqu’au palais. Allez, une heure pour l’envahir.

Ça fait trois heures pour tout détruire. »


Elle vit l’homme blêmir. Mue par un sentiment sordide et âcre, se délectant de la souffrance qu’elle infligeait à cette armure qui peuplait encore certains de ses mauvais souvenirs, Andra continua, dissimulant la joie mauvaise face au malaise qu’il ressentait et qui était de plus en plus visible :

« Les plus chanceux mourront. Les autres … les engeances aiment parfois s’amuser avec leurs victimes. Et les femmes … ah. C’est autre chose encore. »

« ASSEZ ! »

La voix de Rafaele tonna, coupant net la mage dans sa description odieuse.

« Assez … »

« C’est la réalité, templier. Navrée qu’elle ne soit pas à votre goût. »

« Cela vous plaît, de me voir ainsi affligé, n’est-ce pas mage ? »

Le venin dans le ton égalait celui d’Andra, qui pondéra sa réponse. Son œil se figea dans le regard de son vis-à-vis et elle cracha cette vérité suintante et humiliante :

« Oui. »

L’aveu, simple et direct, parut prendre le templier de court. Ce dernier ne pipa mot. A la place, il se resservit de l’alcool, avala une nouvelle lampée, et d’une voix sourde, finit par dire :

« Si nous étions au Cercle … »

« Nous n’y sommes pas. »

Œil contre Yeux. Acier contre Fer. Haine contre Haine. Finalement, ce fut lui qui baissa le regard en premier, et qui se prit la tête dans ses mains. Andra le contempla, satisfaite et dégoutée de sa victoire, tandis que des sanglots se mirent à retentir dans la pièce. Elle observa les larges épaulières se soulever au rythme des hoquets silencieux, la voix de basse emplir la pièce de sanglots caverneux. Et elle demeura ainsi, sirotant sa bière, sans un geste, sans un mot. Mais quand, enfin, il releva la tête, elle tira un mouchoir d’une de ses poches et le déposa sur la table à ses côtés :

« Séchez vos larmes, templier. Nous ne sommes pas encore morts. Et chaque engeance tuée ici sera une engeance qui n’emportera pas un innocent ailleurs.

C’est la seule occasion que je puis offrir, et elle devra être suffisante. »


Il la contempla, stupidement, avant de hocher la tête et d’attraper le mouchoir. Le silence s’épaissit. Finalement, l’homme tendit à nouveau l’objet et murmura simplement :

« Merci. »

« De rien. »

Tout semblait avoir été dit, dans cet échange minimaliste. Et pourtant … Andra sentait le regard du templier posé sur elle. Quand sa voix perça le silence :

« Vous devez me trouver pathétique. »

Elle hésita.

« … On a tous … nos moments de doute, face à la mort. Quand on a fait le choix de rester … »

Une pause.

« On dit souvent qu’il faut apprendre à vivre avec ses choix. Nous, nous devons apprendre à mourir avec les nôtres. »

Son œil se planta dans ceux du templier :

« Pourquoi être resté, Rafaele ? »

L’usage de ce prénom, soudain, parut saisir son vis-à-vis, qui manqua frissonner sous l’appel. N’était-ce pas finalement l’outrage suprême, que templiers et mages s’appellent ainsi, en toute familiarité, abaissent leurs barrières ? N’était-ce pas la démonstration que l’Enclin ravageait toute norme sociale, que plus rien n’avait d’importance de ce qu’ils avaient connu avant ? Sans doute. Andra le ressentit brutalement, et elle se demanda si l’homme avait eu aussi cette sensation confuse.

« Parce que je ne pouvais pas laisser ma fille ici, et qu’elle a refusé de partir. »

Oui, il l’avait senti. Cela s’entendait dans l’aveu sincère, dans l’affaissement des barrières, dans l’abandon face à une mage inconnue. Liant les informations les unes aux autres, Andra demanda, prudemment :

« C’est … elle qui se marie ? N’est-ce pas ? »

« Oui. »

« Et c’est … ? »

« Ma fille. L’enfant que j’ai élevée. Que j’ai aimée comme la mienne. Ma filleule. Choisissez ce qui vous convient comme mot, Andra, et jugez-moi. »

Il avait relevé le menton, fier dans sa douleur, dans son humanité dénudée, et la mage eut un élan de compassion profonde pour ce colosse qui représentait tant de ce qu’elle détestait. L’Enclin, en effet, balayait tout. Même ses certitudes.

« Pourquoi devrais-je juger ? »

« Parce que ce n’est pas ma fille. »

Elle ne pouvait savoir ce qui se cachait sous de tels mots. Le devinait néanmoins, par ombres tracées ça et là. Et brusquement, le sourire de sa propre mère lui revint. Ainsi que son visage déformé par la haine, ce jour-là. Les caresses. Les coups. Les mots d’amour. Les cris de haine. Et son propre hurlement, ce « Maman » qui résonnait, encore et encore, avant de s’éteindre sous les bottes, les fourches et les bâtons, parce que sa mâchoire se … Le poing de la mage se serra.

« Certains ne méritent pas le nom de parents. D’autres le méritent mais ne peuvent y prétendre. A choisir, je préfère les seconds. »

Le templier l’observa, vit sa main tendue, refermée.

« Peut-être que je ne suis ni l’un ni l’autre. »

« Peut-être. »

Il pondéra un instant ce qu’elle venait de dire. Un nouveau soupir résonna.

« Je n’ai jamais voulu être templier, Andra. »

Le changement brusque de sujet désarçonna la mage, qui ne sut quoi répondre.

« Je n’ai jamais voulu être templier. J’aimais … j’étais jeune, et amoureux d’une fille qui était promise à un autre. Anna-Lisa. »

Oh.

« J’étais, jeune, amoureux, et stupide. Alors, pour nous éloigner, ma famille a convenu de me faire devenir templier. Ça m’apprendrait la vie. »

Oh.

« Et maintenant, je suis vieux, amoureux, et stupide. Parce que j’ai aimé toute ma vie une femme mariée, que j’ai élevé avec elle l’enfant d’un autre, que je n’ai jamais réussi à détester son mari qui était un brave homme qui n’a jamais fait grand cas de nos écarts – tant qu’il pouvait mener les siens. Parce que, quand on nous a prévenu de l’Enclin, ils sont partis … mais moi je suis resté, parce que la gosse a voulu rester avec son fiancé. Et que ma gosse, je la quitterai pas. »

Sanglots dans la voix, encore.

« C’est pas ma gosse, mais c’est ma fille. »

Pleurs redoublés.

« Et je vous déteste, mage, mages, pour m’avoir volé ma vie. »

Humanité pathétique, prisonnière de ses regrets, d’une vie passée à l’ombre d’une autre. Humanité sincère, curieusement belle, dans ses torts et ses démons. Humanité qui reflétait la sienne, alors qu’Andra admit tranquillement :

« Je vous déteste, templier, templiers, pour ce que vous faites. Pour ce que vous avez choisi d’être. »

Ils se jaugèrent. Ils se détestaient, dans la souffrance de leurs histoires. Ils comprirent, avec ironie, qu’ils ne se haïssaient pas. Cruelle réalisation, alors qu’ils allaient mourir.

« Pas d’enfant non plus ? »

Nouvelle question, nouvelle surprise. Andra haussa un sourcil, et répondit :

« Mage et Garde des Ombres, la réponse aurait pu être dans la question. »

Encore. Toujours.

« Vous en auriez voulu ? Dans une autre vie ? »


Une autre vie … laquelle ? Celle dans la boue des Anderfels ? La sienne, mais sans la magie ? Celle qu’elle pourrait fantasmer de vivre, si elle survivait et qui n’adviendrait jamais ? Difficile de répondre. Elle avait enfoui la possibilité profondément.

« Je ne sais pas. Je n’y ai jamais … »

Un soupir.

« Je n’ai jamais pu y songer. »

Et elle ne pourrait plus jamais le faire, dans quelques heures, dans quelques jours. Ils restèrent ainsi, longuement. A boire. Sans mot dire.

Mais le lendemain, quand ils se réunirent dans la petite chapelle qui accueillait l’union des heureux fiancés, et que la prêtresse demanda si un membre de la famille était présent pour conduire la future mariée, Andra s’éclaircit la gorge pour dire :

« Il y en a un. »

Coup de coude vigoureux à Rafaele. Qui la regarda, ébahi, surpris, hagard, perdu, avant de se diriger d’un pas lourd vers sa fille, qui lui souriait à pleines dents. Les chants commencèrent à retentir. Et dans sa chaise, aux côtés d’Andra, Dolorès piailla joyeusement :

« C’quand donc qu’on finit d’chanter, y a une nuit d’noces et des engeances qu’attendent, et c’pas les secondes qu’ont les pieux les plus … »

Jamais Andra n’avait chanté aussi fort dans une chapelle chantriste qu’à ce moment-là. Et tandis que quelques regards courroucés se tournaient vers elles, que la grande silhouette de Bennett, de l’autre côté de Dolorès, tentait de calmer son fou rire, et que les deux amoureux échangeaient leurs vœux, la mage croisa le regard du templier. Ils se sourirent. Et se comprirent.

Humanité condamnée, humanité à l’inaltérable beauté fanée.

Humanité que l’engeance allait briser.

Humanité que l’engeance ne réussirait pas à emporter.
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L’aurore se levait timidement. Mais ses éclats rosâtres s’étaient teintés d’un mauve maladif, comme si les raies de lumière attendue n’étaient plus que les veinules boursouflées d’un ciel mourant qui déversait sur le monde le pus de ses plaies béantes, qui vomissaient depuis le sol le limon martelant la terre. L’Engeance arrivait. La masse noirâtre et informe qui perçait Antiva s’approchait, et sa forme odieuse s’observait désormais à l’œil nu, depuis les remparts de la cité, bien frêles face à cet océan infernal. Il restait deux heures. Peut-être trois. L’attente des défenseurs touchait bientôt à sa fin. L’odeur de la mort enveloppait la cité, et une flagrance poisseuse empuantissait l’air. Les visages s’étaient faits de plus en plus sombres, à mesure que le flot s’amoncelait, au loin, et de plus en plus près. Les mains se serraient sur les armes, les derniers adieux avaient lieu, que la lourdeur de l’air rendait sobres. Plus d’effusion : la certitude de la fin avait séché les larmes du désespoir. Andra balaya la lande gonflée par l’Enclin, dont les flancs alourdis par les créatures souterraines traçaient dans la terre fertile des ruisseaux d’agonie. Elle se rendit compte qu’elle n’entendait plus ni oiseaux, ni insectes. Seulement un vent à la puanteur âcre : le dernier souffle âcre de la mort qui révélait ses dents gâtées.

« Arrière, abomination. »

Et il y avait l’idiotie humaine, qui rappelait qu’ils étaient encore en vie – hélas. La garde détourna son œil du spectacle aussi fascinant qu’odieux qui se tenait devant elle pour voir deux mages aux prises avec un homme étendu sur le rempart, le souffle court et le teint gris, son armure de cuir percée et les deux mains qui pétrissaient une blessure au flanc tapissant le sol de sang vermillon.

« Si c’est que tu veux … Seris, laisse-le. »

L’autre mage parut hésiter, avant qu’un sourire mélancolique n’apparaisse sur son beau visage fatigué et qu’il ne hoche la tête. Il s’écarta doucement. Les deux elfes portaient les robes du Cercle. La première semblait en avoir arraché les bords ainsi que les symboles brodés, comme si elle refusait de mourir en portant les fers de la Chantrie, mais le tissu ne pouvait tromper Andra, qui l’aurait reconnu avec aisance. Le second avait une robe de mage parfaitement droite, sans qu’un mauvais pli ne vienne gâcher la perfection de l’ensemble. La borgne hésita un instant, et son œil vogua de la marée insurmontable d’engeances au visage déformé par la douleur et la haine de l’homme par terre. Il faisait partie de la poignée de survivants des villages alentours, dévorés entre le soir précédent et la nuit, qui avaient réussi à fuir pour se réfugier entre les bras consolateurs de la mort-vivante Antiva. Leurs yeux vitreux, agités, fous racontaient tout ce qu’il y avait à dire sur l’avancée inexorable de l’Enclin. Et les fantômes qui surgissaient derrière eux contaient le massacre qui colorait le sol d’Antiva d’un carmin de cendres et d’impuissance. Andra s’approcha.

« J’ai dit … »

Le soufflet partit. La tête de l’homme valdingua sur le côté, et un glaviot sanglant atterrit sur ses vêtements déchirés. Sans mot dire, la mage rajusta son gant et en chassa la traînée rougeâtre qu’il avait laissé. Puis elle s’accroupit à sa hauteur, le temps qu’il reprenne ses esprits, et le blessé glapit en sentant la trace fuselée d’un scalpel contre sa gorge.

« Sans magie, si tu y tiens. Mais on n’a pas besoin d’un bras inutile ici. »

L’homme tenta de se cabrer, les insultes affluant sur ses lèvres. Un gantelet d’acier s’abattit sur son épaule et le maintint en place, l’empêchant de bouger. Les yeux exorbités, révulsés, il leva les yeux et vit la silhouette massive de Rafaele d’Otranto, son armure de templier brillant doucement dans la semi-pénombre, qui darda son regard insondable depuis son casque sur le malheureux. Il déboucla son ceinturon et le tendit à son prisonnier :

« Mords. Et ferme-la. »

Un monde passa dans les yeux de l’homme, et Andra se demanda si c’était à cela que ressemblait un mage qu’on humiliait suffisamment pour se résigner à baiser les pieds de la Chantrie. Le blessé empoigna le cuir et planta ses dents dedans, son regard lourd de haine ne quittant pas Andra. Elle le soutint, s’en gorgeant presque, dans le défi brûlant qui s’installait. Sa main experte palpa la blessure, avec une délicatesse étrange … et avec un visage imperturbable, après avoir désinfecté, elle commença à suturer à vif, fouaillant la chair avec une précision perverse. Elle vit l’homme blêmir, renâcler, mordre encore plus furieusement. Se rendait-il seulement compte des efforts qu’elle faisait pour le maintenir conscient, profitant de sa maîtrise de l’Immatériel pour sentir jusqu’où elle pouvait pousser sans franchir la limite ? Non, bien sûr. Quelle ingratitude, murmura-t-elle pour elle-même avec une ironie mordante. Son ouvrage fait, elle se releva et jeta :

« Tu pourras tenir une arbalète appuyée contre les remparts. »

Et crever dans les premiers, comme le chien que tu es, aurait-elle pu ajouter. Elle ne sut s’il l’avait compris. Elle se détourna, rejoignant les deux autres mages qui l’avaient observée, silencieux.

« Tu aurais dû le laisser se vider de son sang. »

Le regard flamboyant de l’elfe à la robe déchirée pesa sur Andra.

« J’aurai dû. Mais il n’aurait servi à rien. Peut-être qu’il tuera une engeance avant de succomber, et ce sera peut-être une minute gagnée pour emporter une dernière personne loin d’ici. »

Turab n’était pas encore parti avec la famille royale. Et peut-être que sa garde rapprochée pourrait prendre quelques personnes en plus sur les griffons. Peut-être que des radeaux de fortune pourraient encore larguer les amarres. Peut-être que … A présent, ils ne vivaient plus que pour des peut-être, parce que la seule certitude qu’ils avaient était celle de la chute imminente d’Antiva, de sa mort et de la leur, enseveli sous les flots de l’engeance.

« Était-ce juste de lui infliger de telles souffrances ? »

La question de l’autre elfe, dite avec une douceur confondante, ne portait aucune trace de jugement. Son regard, mélancolique, paraissait perdu dans une contemplation qu’Andra reconnut comme celle d’un passé qui se refusait à lui. Un instant, la honte la submergea. Non, bien entendu. Elle y avait pris plaisir, évidemment. Le devoir était une justification bien commode pour autoriser les actes les plus sordides. Il était trop tard pour s’en soucier.

« Les siens ne s’en privent pas. »

Bigots envers mages. Humains envers elfes, aussi, raisonna-t-elle en s’attardant sur les oreilles pointues de ses acolytes. Non, ils ne s’en privaient pas, ces autres qui lui étaient trop semblables. Eux aussi invoquaient le devoir, voire même leur protection, dans un renversement hideux de la réalité – parce que si les mages souffraient de leur condition, c’était de leur faute, parce qu’il fallait les aider à ne pas être un danger. N’était-ce pas le rôle de père, de frère, de mère et de sœur, d’amis aidants que de tendre une main secourable pour leur inculquer une juste place dans ce monde ? Ce n’était pas important, qu’ils n’en veuillent pas, après tout. C’était pour leur bien, n’est-ce pas ? Pauvres mages bornés, qui ne voyaient pas les efforts que les autres faisaient pour les protéger d’eux-mêmes. Et les privations n’étaient que la preuve de cet amour envers leur don si précieux qu’il convenait de l’étouffer, et dont on leur serinait les oreilles à travers le Cantique. Ils auraient dû être reconnaissants, de tout ce que l’on faisait pour eux. Après tout, le Créateur les aimait.

Qu’importe que cet amour les détruise.

« Et pourtant, maintenant, nous sommes tous réunis au même endroit. »

L’elfe à la voix mélancolique avait prononcé ces mots avec la même sérénité dérangeante, et leur vérité résonna longuement dans le morne silence des désespérés qui attendaient à présent l’heure de l’ultime combat, et du dernier repos. C’était vrai. Sur les remparts, civils et gardes des ombres, humains et elfes, mages et templiers, nobles et roturiers, de tous horizons et de tous âges se confondaient en un même flot dispersé d’ombres qui contemplaient l’abîme devant eux qui ne cessait de se remplir d’engeance. Et pourtant, aurait voulu pointer Andra, il y avait ceux qui s’étaient portés volontaires pour ce sort funeste, et ceux qui, abandonnés là, avaient préféré tenter de mourir les armes à la main plutôt que d’attendre leur heure dans les rues désertées, ou d’assaillir le palais pour un secours incertain. Il y avait, à Antiva, les naufragés et les damnés, unis dans le même radeau de civilisation qui se dirigeait sur le récif qui le fracasserait. Lentement, les trois mages s’éloignèrent et se retrouvèrent devant les remparts, faisant face à la marée et à ses premières vagues à l’écume noirâtre. Et doucement :

« Je m’appelle Seris. »

« Andra. »

« Myhr. »

Un nouveau coup d’œil vers l’immensité nauséeuse. Puis, fendant la tranquillité des derniers instants :

« Pourquoi être restée ? Tu es libre, comme Garde. »

Myhr avait prononcé ces mots avec une colère contenue, une rage amère qu’Andra reconnut sans peine comme étant celle qui avait été la sienne après avoir quitté les Anderfels, et qui continuait à bouillonner doucement dans ses veines, affleurant dans certains de ses écrits avec la véhémence qu’elle s’autorisait dans ses pensées. Elle comprenait, que ce soit incompréhensible, que d’avoir choisi consciemment de venir mourir à Antiva, alors qu’elle avait tout ce que des mages enfermés dans un Cercle pouvait rêver : la liberté d’aller et venir, de pratiquer son art, de vivre comme elle l’entendait, à la vue et au su de tous, et un statut qui la protégeait de l’ire templière et des autres séides de la Chantrie afin d’échapper un peu à la marque d’infamie qui pourchassait les Apostats.

« Tu peux aller où tu veux, tu peux rire sans qu’on te dise de baisser la voix, tu peux respirer à l’air libre sans regarder sans cesse derrière toi, tu peux … »

Myhr serra ses poings et sa colère claqua dans l’Immatériel, vivace et sincère.

« Tu aurais pu vivre en mage libre, et pas crever en mage sacrifiée, comme nous. »

Ses paroles heurtèrent Andra avec violence, et elle en eut le souffle coupé pendant quelques secondes. L’égoïsme de sa décision la submergea. Oui, elle aurait pu vivre. Elle aurait pu … Mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus. L’Archidémon avait réveillé dans son âme la folie et la mort, et le poids sur ses épaules n’avait jamais semblé aussi lourd. Parce qu’en vérité, la mage n’avait jamais été libre. Les Anderfels avaient détruit à jamais ce sentiment en elle, en l’enracinant dans les fers de ses souvenirs. Chaque jour, son reflet venait lui susurrer ce qu’elle était : une abomination. Chaque nuit, les échos d’antan lui chuchotaient de s’abandonner. Et un jour, elle ne pourrait plus les repousser. Mieux valait partir avant, de son plein gré. Donner du sens à sa fin. Plutôt que de subir, encore et encore, le chemin tracé pour elle par d’autres, et d’aller mourir au creux des Tréfonds avant de se transformer en une autre abomination, tout aussi horrible, tellement différente. Elle avait le choix entre devenir le monstre que les autres voulaient qu’elle soit, ou être le monstre que les autres l’avaient condamné à devenir.

« On n’est jamais libre réellement, en tant que mage. Parce qu’on n’échappe ni au Cercle, ni au regard des autres.
Ni à nos souvenirs. »


Andra parlait lentement, à mesure que les pensées cheminaient en désordre dans son esprit.

« C’est toujours mieux que d’y être, au Cercle ! »

Myhr avait explosé, et son ressentiment fouetta l’air comme son aînée avait une vigueur stupéfiante. L’Immatériel gronda.

« Parfois, c’est plus facile d’être dans ce que l’on connaît, Myhr C’est … »

« Confortable ? »


L’autre elfe avait craché ces paroles comme s’il fallait impérativement qu’elles quittent sa bouche révulsée tant elles la heurtaient. Seris hocha la tête. Son regard se perdit dans le lointain.

« Toi aussi, tu as été comme ça. On l’a tous été. »

« Tu as été comme ça. »

« Tu t’es accommodée des règles du Cercle. Tu as fait en sorte d’y construire ta vie. N’est-ce pas la même chose, finalement ? »

« Je n’avais pas le choix ! »

Il y eut un très long silence. Et finalement, Seris assena :

« On a toujours le choix. On peut accepter son sort, s’y résigner. Apprendre à le considérer comme une opportunité et en tirer le meilleur parti. Choisir de le voir comme juste. Se laisser porter et refuser de se questionner. Ou se rebeller – et mourir.

On a toujours le choix de vivre ou de mourir. »


Andra acquiesça :

« La liberté, pour un mage, c’est de choisir comment vivre sa mort. »

Myhr les regarda alternativement, yeux brûlants et mâchoire contractée. Et la réponse claqua, sèche et méprisante :

« Vous ne valez pas mieux que les Loyalistes qui baisent les pieds de la Divine. »

Seris haussa les épaules. Andra, en revanche, encaissa l’affront avec beaucoup plus de difficultés, et un instant sa propre main s’enroula autour de son bâton comme pour se retenir d’un accès de violence qui affluait par tous les pores de sa peau et faisait bouillir son sang. Elle toisa l’elfe de toute sa hauteur et siffla, serpent venimeux qui mordait sous la colère :

« Qui crois-tu que je sois ? »

« Une mage. »

Et, dans un reversement étrange, Andra se rendit compte qu’elle ressemblait à Myhr, dans sa colère aveugle, dans sa lutte contre la condition des mages – qu’ils le veuillent ou non, dans sa condamnation sans équivoque de ceux qui ne pensaient pas comme elle. Elle n’avait jamais compris ceux qui défendaient les Cercles et l’oppression de la Chantrie, ou rationnalisait leur comportement en pointant, souvent, leurs origines qui leur assuraient un meilleur traitement que la moyenne, démontant la cage dorée dont ils croyaient s’extraire. A cet instant, sa liberté, ses choix, heurtaient avec fracas la cause qu’elle avait défendu toute sa vie, qu’elle avait théorisé avec détermination. Son individualité trahissait le collectif, parce qu’elle n’était plus capable d’endurer les sacrifices à faire pour supporter sa condition imposée. Tandis qu’elle demeurait muette, frappée, fragilisée, longue figure à l’âme branlante dans le petit jour d’Antiva condamnée, ce fut Seris qui répondit, de son calme profond :

« Pourquoi n’es-tu pas partie avec Rita ? »

Eclat de surprise, mouvement de recul. Andra passa son regard de l’un à l’autre. Tout se savait dans un Cercle.

« C’était mon choix. »

« Vous auriez pu vous enfuir, ensemble, ailleurs. Est-ce que ça n’aurait pas été cela, la vraie rébellion ? Mage et templière ? »

L’elfe se rembrunit considérablement. Et contre-attaqua :

« Tu aurais pu rejoindre … »

Elle n’acheva pas. Seris venait de lever son index, comme pour lui signifier de ne pas continuer. De ne pas prononcer le prénom qui venait poindre. Et pour la première fois, Andra vit également de la colère dans ses yeux, comme de la surprise.

Tout se savait, dans un Cercle.

« C’est lui qui est parti. Et je n’ai jamais retenu quiconque contre sa volonté. »

Les mots avaient la couleur de l’amertume et du dédain. Sous la rancœur, néanmoins, brillait la flamme des amoureux déçus, de ceux qui ont aimé, et n’ont pas été récompensé. Qui se sont donné, dans la douceur de la jeunesse et l’insouciance des premières étreintes, pour n’obtenir que le silence des abandonnés, plus tard, et des excuses qui sonnent comme des insultes et piétinent ce qu’ils ont cru partager.

« C’est mon choix, d’être ici. Qu’on me l’ait donné ou non. C’est mon choix. »

Une pause.

« J’ai été laissé derrière. Mais c’est mon choix de l’accepter. »

Courage des maltraités, bravoure des abandonnés, lucidité des lâches qui admettaient se laisser porter, et dont la force, au seuil de la bataille, n’en était que plus admirable.

« J’ai choisi de mourir ici. D’être libre, au moins un peu. »

Folie des laissés pour compte, détermination des méprisés, puissance des rebelles tardifs qui rompaient furieusement leurs chaînes, et emportaient avec elles les attaches qui pouvaient avoir été douces.

Andra aurait voulu se joindre à eux. Myhr l’en empêcha, d’un rugueux :

« Je vais pisser. Ce serait bête de mourir la vessie pleine, quand même. »

Un rire nerveux, âcre, s’échappa des lèvres de la native des Anderfels. Tandis que l’autre mage s’éloignait, la tension parut disparaître. Seris, à ses côtés, était perdu dans ses pensées. Soudain, elle sentit les mains de l’elfe toucher les siennes, et y faire apparaître un petit objet :

« Je ne veux pas mourir avec. »

L’anneau pesait, contre sa peau.

« Peut-être que si tu le portes, tu ne mourras pas non plus.

Si jamais ton choix n’est pas le bon. »


Andra haussa un sourcil, que l’elfe interrompit d’un sourire pénétrant. Il se pencha à son oreille, délivra un nom, quelques mots. Et pendant que Myhr revenait, il chuchota :

« J’avais besoin de le dire, une dernière fois. »

Libre de mourir. Mais libre, dans les derniers instants, de se souvenir. De regretter. D’espérer, curieusement. Ils se tinrent ainsi, tous les trois.

Les engeances étaient désormais entièrement visibles.

Un sourire étrange, heureux, sincère, apparut sur le visage de Myhr, qui murmura :

« J’aurai aimé voir la mer. »

Le flot de l’ennemi s’écrasa sur les remparts. Andra et Seris empoignèrent leurs bâtons pour se retirer vers la seconde ligne, comme il convenait aux mages de la Création. Au dernier moment, la mage regarda son acolyte, et lui murmura :

« Elle n’est pas si belle, tu sais. Tu l’es davantage, avec ta colère qui brille comme un soleil. »

La surprise, à nouveau. Et une once de reconnaissance, pour être vue comme il lui convenait.

Une flèche barbelée se ficha à quelques centimètres de leurs pieds. Les grognements perçaient la lande et les remparts.

« A jamais, Andra. »

Myhr se retourna. Seris avait déjà tourné les talons. Autour d’eux, l’on hurlait, l’on s’activait, et déjà, l’on mourrait. Lentement, Andra laissa l’Immatériel couler dans ses veines. Un corps s’effondra à ses côtés puis se releva douloureusement, à mesure que sa magie agissait.

A jamais, oui.
A jamais mages.
A jamais libres.

Et le tombeau d’Antiva pour témoigner de leur fierté.





Ce post est le fruit de l'emprunt des PNJ de @Rita Aelesia et de @Nucci Mansilla, joués avec leur accord I love you
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Fragments antivans [SOLO]