Les nuits de Montfort
La nuit éclairée par une lune gibbeuse perçant les nuages de manière blafarde prit sa part de domination de la voute céleste lorsque la ville de Montfort s’offrit au regard du cavalier.
Campée sur la route impériale entre Ghislain et Val Royeaux, Montfort était une place importante du commerce, la région connue, entre autre, pour ses fromages, que beaucoup considéraient comme les meilleurs qui soit.
Il franchit la porte sud et croisa un garde frigorifié.
-*Le bonjour. Où auberge ?* Demanda l’étranger dans un orlésien approximatif à l’un des hommes en armes, étonné de voir cette montagne peu rassurante.
-*Une auberge ? Le Sommeil du Juste n’est pas loin. Vous continuez tout droit jusqu’à la place et vous…* Un signe presque suppliant de l’étranger fit comprendre à l’homme qu’il parlait trop vite pour lui. Peut-être en commun, ça ira mieux ?
-Oui, merci. Mon orlésien laisse encore à désirer, même si je le travaille.
-Donc, jusqu’à la place, puis la rue qui descend à gauche. Vous verrez le Sommeil du Juste. Ils ont une écurie qui s’occupera de votre monture.
-Merci beaucoup.
-De rien… et évitez le grabuge. Fit le soldat en remarquant qui, malgré le pourpoint de cuir, le plastron rangé sur la selle et les armes ne laissaient pas de place au doute quant aux aptitudes et habitudes guerrières du géant qui prenait la route indiquée.
-J’essayerai. Bonne soirée. Fit le géant descendu de cheval en se dirigeant vers la place indiquée.
Les rues désormais vides faisaient échos réguliers du bruit des fers du destrier, bruit qui attira l’attention du jeune garçon d’écurie pour découvrir l’homme le plus grand qu’il n’ait jamais croisé. Une pièce d’argent décrivit une trajectoire courbe qu’il intercepta.
-Cette pièce a une grande sœur toute jaune qui la rejoindra si tu t’occupes bien de mon cheval.
-O…oui ! Sans problème, Ser ! Fit l’enfant heureux d’une telle perspective. Cela représentait bien plus que tout ce qu’il n’avait jamais reçu pour s’occuper d’un cheval. Certainement s’agissait-il là d’un chevalier étranger.
L’homme savait qu’il lui faudrait bientôt abandonner son activité d’étude et se refaire une santé financière. Il n’avait plus de quoi financer une bonne expédition. Montfort était un carrefour où les perspectives de contrat ne manqueraient pas : caravanes et riches marchands se comptaient en nombre, ici. Il y aurait du boulot pour une bonne lame… même si c’était une masse d’armes.
Mais en attendait, il lui fallait autre chose… une chose que cette auberge pourrait lui fournir : à manger, à boire, un bon lit et, surtout, un bon bain chaud ! Il n’était pas gêné plus que cela par cette pluie, il fallait dire qu’Orlaïs était bien plus clémente niveau climat que son propre pays, mais peu importe d’où on venait, l’épreuve de la douche du ciel supportée durant plusieurs heures appelait l’envie de repos dans l’eau fumante.
De plus, cela faisait 5 semaines qu’il ne se baignait que dans les eaux froides des rivières. L’exercice était, à la longue, beaucoup moins amusant que ce que les rêveurs d’aventures en tout genre pouvaient imaginer. L’inconvénient, avec la vie au grand air, c’est qu’on devait faire avec ce qu’on avait sous la main… et ça faisait regretter le moment où on a eu la mauvaise idée de partir.
Il entra dans l’établissement, son plastron et son bouclier à l’épaule, sa besace protégeant ses précieuses notes d’un côté, tandis que de l’autre, était accrochée sa masse. Encore dégoulinant, il s’approcha du comptoir dans un cliquètement de métal et demanda calmement en posant des pièces devant l’aubergiste.
-Le bonsoir. Je voudrais une chambre pour la nuit, un repas, de la bière bien forte… et un bain.
-Z’avez de la chance : c’est ma dernière chambre, mais elle n’est pas très confortable.
-Moins confortable qu’une grotte dont on a dû tuer l’ours pour avoir de la tranquillité ?
L’aubergiste fut assez surpris de la question, mais il finit par se détendre et rigola :
-Non, quand même.
-Alors ça ira.
-Pour le bain, ça prendra un peu de temps. Pour diner, vu l’heure, j’ai que de la soupe de fèves au lard encore chaude et du mortfortois, ainsi qu’un bon jambon de pays.
-Je ne suis pas pressé. Merci. Ca sera parfait.
L’auberge était modeste, mais propre. Pas un endroit où on trouverait un riche négociant, à moins que toutes les autres auberges convenables soient complètes, mais ça allait. Certains clients, probablement des habitués venant ici se désaltérer entre la fin du travail et le moment le plus tardif possible d’aller retrouver bobonne et la marmaille, dévisageaient le nouveau venu. Habitués aux étrangers à la ville, voir aux étrangers tout court, mais quelque peu suspicieux face à l’accent que, pour la majorité, ils entendaient pour la première fois. Pour l’aubergiste, cela ne faisait aucun doute : un mercenaire, une arme à louer. Tout transpirait chez lui l’être qui gagnait sa vie par les armes.
L’homme vit une table parfaite pour lui : sombre, dans un coin. Ce genre de table jamais occupée, sauf quand l’aventurier la repère. Là, dos au coin du mur, il ne pouvait rater l’ambiance qui reprenait son train-train d’habitué une fois assit. Il repéra aussi d’autres mercenaires attablés plus loin. Ca et là, ça jouait à la grâce perfide, discutait bruyamment ou s’adonnait à de petits défis comme un concours improvisé de bras de fer. Une serveuse Naine, à peine adulte arriva toute guillerette avec un plateau lourd portant plusieurs chopes et en posa une devant le guerrier :
-Bonsoir ! Vous semblez aimer les boissons plutôt fortes ! En provenance directe d’Orzammar ! Vous m’en direz des nouvelles !
L’homme frémit ! Il connaissait la bière d’Orzammar et, peu importe le cru, elle avait un arrière-goût de lichen plus ou moins prononcé que seul un Nain d’Orzammar pouvait supporter ! Même les nés surfaciens avaient du mal ! Pluie, bière au lichen… finalement, le retour à la civilisation s’annonçait plus mal que prévu…
« De la folie. De la pure folie. Voilà ce dont tu souffres, ma vieille. Et tu sais ce qui est le plus désolant dans toute cette histoire? C’est que tu vas mourir. D’une manière ou d’une autre. Fort probablement d’hypothermie grâce à cette maudite pluie. Tu frissonnes déjà. Oh. Ne t’en fais pas. Ce sera une mort beaucoup moins douloureuse que celle qui t’attend si tu t’approches de… »
La jeune femme se tut brusquement. Malgré la noirceur de la nuit qui rendait invisible la route sur laquelle elle marchait, il n’y avait aucun doute possible; un animal de grande taille, vraisemblablement un cheval, approchait à toute vitesse derrière elle. Son ouïe ne pouvait la tromper. Instinctivement, elle se jeta au sol, en bordure de chemin, et s’accroupit dans les herbes hautes et humides au moment où une monture sombre et son imposant cavalier passaient devant elle.
Elle resta immobile un moment. Jusqu’à ce que le silence de la nuit ne soit plus perturbé que par la musique de la pluie qui faiblissait. Prudemment, l’adolescente se redressa et rejoint le chemin boueux sur lequel les sabots de la bête avaient laissé de profondes empreintes.
« Un seul cavalier… Non quatre… »
Elle demeura un instant ainsi perdue dans ses pensées à fixer le sol puis soudainement, elle se remit en marche. Il y avait des jours qu’elle n’avait croisé personne sur la route, ce qui fut une chance en soi; Montfort était une ville agréable qui attirait nombreux voyageurs et marchands. La majorité pour ses délicieux fromages. Elle prit une grande inspiration; la ville devait être toute proche, car une désagréable odeur de ferment lui souleva le cœur.
Avant que la jeune femme n’aperçoive les premiers remparts de la porte sud de Montfort, la pluie cessa complètement. Le ciel se dégagea et une brillante lune gibbeuse éclaira le paysage endormi. Lorsqu’elle entra dans la ville, le garde posté à cette porte ne posa sur la voyageuse solitaire qu’un demi-regard intéressé; une femme à l’apparence si disgracieuse et qui baissait la tête comme elle le faisait ne pouvait être qu’une mendiante honteuse.
Une mendiante… En était-elle devenue une? Après tout, elle en avait l’apparence; outre la pluie qui l’avait trempée jusqu’aux os, ses vêtements étaient difformes, sales et usés, ses cheveux s’entremêlaient dans son dos et son teint n’avait jamais été aussi blafard. Elle était maigre de malnutrition et souffrait d’une vilaine toux depuis des jours à laquelle s’ajoutaient ses frissonnements. De plus, la blessure à son œil avait mal guéri, ce qui lui laissait une vilaine cicatrice… Non, elle n’était pas une mendiante. Du moins, accepter cette idée lui était inconcevable.
Tel un esprit égaré, elle déambula dans les rues désertiques de Montfort d’interminables minutes puis arriva sur une rue descendante. Au bas de celle-ci se trouvait une modeste auberge qui semblait animée de nombreux clients. À ce moment, elle aurait dû rebrousser chemin. Repartir d’où elle était venue. S’éloigner de ce rassemblement de gens. Au lieu de cela, la jeune femme se laissa attirer par les échos de voix et se retrouva bientôt sur le pas de porte du Sommeil du Juste.
Elle hésita un instant. La perspective d’y entrer pour se restaurer n’était qu’une chimère, car elle n’avait aucune pièce dans sa bourse. Elle possédait bien quelques babioles et souvenirs dans son unique sac de voyage, mais elle ne pourrait jamais consentir à s’en départir, quel que soit le prix de son obstination.
Cette folie avait suffisamment duré… Néanmoins, elle y succomba à nouveau et poussa la porte de l’auberge pour y entrer.
Aussitôt, la jeune femme se trouva étourdie par la cacophonie de ce lieu et par sa chaleur soudaine. Cette dernière lui déclencha même une quinte de toux grasse, ce qui attira immédiatement l’attention de l’aubergiste sur elle. Ce dernier tenta par tous les moyens de l’accompagner vers l’extérieur de son établissement, croyant que l’air frais pourrait calmer sa toux, mais il bâtit en retraite lorsqu’elle insista et se mit à tituber vers une table située dans un coin sombre. Le regard de la belle s’était posé sur une chope de bière pleine qu’une serveuse Naine venait de poser devant un client et qu’elle revendiqua d’un geste inattendu.
Dès que ses lèvres s’humectèrent de la boisson et qu’elle prit pleinement conscience de la déshydratation dont elle souffrait, la jeune femme souleva la chope de ses deux mains et pencha la tête vers l’arrière pour avaler le liquide rapidement. Son visage fut recouvert de bière et de mousse et avant même d’avoir vidé la chope, elle bascula vers l’arrière et tomba mollement au sol, évanouie, alors que des éclats de rire s’élevaient de part et d’autre chez les clients ayant assisté à cette scène.
Un bien étrange client, menu, aussi détrempé qu’on puisse l’être partit dans une quinte de toux qui au timbre féminin mais, surtout bien mauvaise.
Une belle pneumonie en préparation, au son du chercheur qui, certes, n’était pas médecin, mais tout à fait capable d’entendre quand ça n’allait vraiment pas.
Cette fille semblait être une mendiante, ou du moins quelqu’u de très basse extraction. La mort à plus ou moins court terme l’attendait, surtout si le temps ne s’arrangeait pas, dehors.
Mais Adam ne pouvait sauver tout le monde… et n’en avait pas l’intention. Non pas par égoïsme, mais par simple impuissance. Tout au plus pourrait-il faire don d’une aumône, mais guère plus.
Pensif, il se concentra sur l’épreuve que la serveuse avait posée devant lui. Créateur que ça risquait d’être dur ! La bière naine, breuvage Ô combien fort et adapté aux palais dépourvus de papilles gustatives lui faisait face avec la suffisance de l’adversaire qui se savait puissant, pour ne pas dire invincible !
Il tendit lentement la main vers la chope… qui disparu d’un coup !
Etonné, il leva la tête et vit la mendiante boire sans discontinuer le contenu de la pinte !
Il pouvait distinguer quelques mèches rousses, une stature assez frèle mais était surtout tétanisé par le fait qu’elle ne recrache pas cette chose.
Elle but tout… un exploit que jamais Adam n’aurait cru humainement possible… Il entrevit son visage caché en majorité par sa chevelure hirsute. C’était à peine plus qu’une enfant ! Sale, les vêtements en mauvais état, Elle sembla tourner de l’œil et s’écroula au sol, lâchant la chope vide, sous les rires de ceux qui avaient observé la scène.
Il se leva et regarda la fille inanimée.
-Ben merde ! Ne pu-t-il que commenter.
Le patron de l’établissement se confondit en excuses et intima à la Naine de sortir cette gueuze, mais il fut arrêté d’un geste de la main par le géant :
-Combien de degrés fait cette bière ? Demanda Adam à la Naine.
-32.
-Autant dire un supplice à boire ! Et pourtant elle l’a vidée d’un trait. C’est un exploit qui mérite le respect pour n’importe qui non originaire d’Orzammar.
Il s’accroupit près du corps et pris le pouls.
-… et elle est encore vivante.
Cette remarque fit rire les clients proches.
-Elle est mal en point.
Il lui tâta les joues.
-Frigorifiée, elle n’a pas connu un repas correct depuis des jours, peut-être même des semaines, et elle traîne une mauvais toux… tu connais un apothicaire ?
-Il est retord, et il ne se déplacera pas pour une mendiante.
-Tu la connais ?
-Je ne l’ai jamais vue en ville.
Le regard du chercheur se porta sur les mains de l’évanouie et il tiqua. Il les examina, puis regarda plus attentivement les vêtements.
-Föck ! Souffla-t-il dans un soupir, vieille interjection alvar qui pouvait se traduire par « merde ! » en commun.
Il la prit dans ses bras un peu comme un enfant et parla à l’aubergiste :
-Fais monter mes affaires et mettre un chauffe-lit et doubler les couvertures.
Il s'installa sur la chaise et commença à fouiller dans son sac pour en extirper sa couverture de camp, encore sèche et emmitoufler la jeune fille dedans
-Qu’est-ce qu’il se passe ? S’enquit la Naine.
-Ce n’est pas une mendiante ! Aide moi ! Fit Adam en prenant une bourse accrochée à son sac et en en dépendant le contenu sur la table:
-De l'eau bouillante ! Surement dans la salle de bain ! Fit-il en prenant 2 orchidées séchées.
-C'est quoi, ces fleurs ?
-De l'embrium. Ca l’aidera à respirer… De l'eau bouillante, allez!.
-D’accord ! mais comment tu sais que c'est pas une pouilleuse ?
-Ses mains. Elles sont écorchées, mais pas calleuses. Et ses vêtements. Ils sont dans un état lamentable, mais crois-moi que t'aurais pas les moyens de te les payer.
C’était bien joli d’aider son prochain, mais bon, il ne lui resterait plus beaucoup d’argent. Le bain était un luxe qu’il s’offrait mais bon, mais qu'il lui faudrait peut-être renoncer… peut-être de temps en temps compenser les vies qu’on prenait rétablissait quelque peu l’équilibre naturel… ou alors y avait-il l’espoir que cette jeune fille était une bonne naissance kidnappée qu’un parent serait assez heureux de revoir pour offrir une bonne compensation. Don ou investissement ? La frontière ne tenait qu’à des événements passés et un jeu de hasard. Adam misait sur l’investissement. Avec de la chance, le retour vaudrait le sacrifice d’un bon bain. Ca pouvait aussi être une servante, comme une dame de parage... c'était un risque.
Il regarda la jeune fille inconsciente en lui tapotant les joues et en se demandant à quel genre de famille elle pouvait bien appartenir. La Naine, après voir demandé à une collègue d’aller chercher l’eau , le tira de ses pensées :
-Lui arrache pas la tête, avec tes battoirs !
-T'inquiète ! On ne m'a pas payé pour la tuer. Ca serait du gaspillage.
-Tu pourrais faire du bénévolat malgré toi !
-Pitié ! Ne m'insulte pas ! La philanthropie est une abomination !
Adam rigola et continua à tapoter les joues pâles:
-Hey ! On se réveille ! Allez !
Des sons bourdonnaient dans ses oreilles. Des voix qui semblaient lointaines. Ou d’un autre monde. Était-elle submergée sous l’eau? Ou flottait-elle à sa surface? C’était une possibilité qui expliquerait les maux de cœur qu’elle ressentait. Elle avait toujours eu le mal de mer. Ses yeux étaient clos, mais elle percevait des mouvements autour d’elle. Était-ce le monde qui tournait? Sa respiration devint plus saccadée et soudain, elle sentit un contact sur sa joue. Puis un autre. Sa tête s’enflamma et devint douloureuse.
Elle se mit à marmonner. D’abord des supplications. Ensuite des questions. Finalement des insultes. Les sons qui sortaient de sa bouche étaient intelligibles.
Il lui sembla s’être écoulée une éternité entre le moment où elle tenta d’ouvrir les yeux et celui où elle réussit enfin. Au-dessus d’elle, elle vit un visage qui lui était inconnu. Était-elle couchée? Était-ce un matelas moelleux qu’elle sentait sous son corps?
« Où-ch’uis-che? », demanda-t-elle en Orlésien, la bouche terriblement pâteuse. « Où-ch’uis-che? », répéta-t-elle avec impatience. Elle tenta de se redresser, mais son corps était lourd, sa tête tournante et son estomac fragile. « Qu’m’avez-vous-fait? ». D’un mouvement lent, elle attrapa l’une des mains du géant qu’elle relâcha aussitôt. « Ch’veux-ma-maman. ». Cette fois, elle se mit à pleurnicher. Elle ne se souvenait pas avoir un jour demandé sa mère, mais à cet instant précis, c’était la seule personne qu’elle voulait auprès d’elle.
Avec un effort quasi surhumain, l’adolescente se tourna sur le côté et chercha le bord du lit. « Ch’vais-être-malade… », annonça-t-elle alors que la dignité qui lui restait lui interdisait de l’être en étant étendue sur le dos.
La gamine ne gardait aucun souvenir de toute la bière qu’elle avait ingérée, mais refit connaissance avec celle-ci lorsqu’elle s’étala sur le plancher. Elle sentie une présence près d’elle et tendit le bras pour empêcher quiconque de s’approcher. Elle ignorait toujours qui était cet homme et la Naine qui l’accompagnait ou cette autre femme qui entrait dans la chambre où elle se trouvait, mais ce qu’elle savait était que le spectacle qu’elle offrait à tout ce beau monde n’avait rien d’agréable.
Elle resta un moment ainsi, penchée vers la honte, à tenter de comprendre ce qui lui était arrivé. « D’la-folie… Mourir… Un-cheul-cavalier… », marmonna-t-elle visualisant les derniers événements dont elle se souvenait dans sa tête. Elle sentait son corps bouillant et se rappela sa toux. Elle revit la chope de bière sur la table et…fut malade à nouveau.
Quelqu’un lui tenait les cheveux. La personne devait se trouver sur le lit avec elle. Depuis combien de temps? N’avait-elle pas tenté de repousser tout le monde plus tôt?
Elle reprit conscience, au moins une nouvelle rassurante
Le jeune homme de 23 ans vit la petite passer par tous les stades, demandant ce qu’on lui avait fait, puis appelant… sa mère… Oui : elle utilisait le mot orlésien pour « Maman ». Peut-être dans son triste état, cherchait-elle le réconfort maternel ?
Donc, elle connaît sa mère ? Pas une orpheline, c’était déjà ça. Il s’assit sur lit et essaya de trouver les mots pour la réconforter quand elle tenta de le repousser avec bien peu d’énergie avant de péniblement se redresser pour s’assoir.
Il reconnut les signes de la digestion inversée et releva les jambes juste à temps pour ne pas se faire éclabousser.
-Ben tiens ! Fit la Naine en sautant brusquement en arrière.
-Il fallait s’y attendre. Répondit le mercenaire avec un petit sourire en coin. Pauvre enfant ! Ingurgiter une bonne pinte de bière naine comme si c’était du thé froid. C’est pas l’Enfer, mais ça a de quoi en donner une bonne idée… surtout la gueule de bois que tu vas te payer demain.
Il ne se voulait pas moqueur mais bon... la situation était tout de même amusante par certains aspects. Pas pour elle, d'accord, mais l’œil extérieur avisé sait voir la bonne occasion de prendre les choses avec légèreté. Sa vie n'était pas en danger, donc autant retirer du positif dans cette soirée où tout ou presque avait mal commencé, entre une pluie à tremper les canards, une pinte de bière naine, dont la sinistre réputation faisait hésiter entre un malheur ou une bonne étoile qu'elle soit avidement vidée par une inconnue à moitié boueuse. Elle devait avoir combien ? 14 ? 15 ans, peut-être. Probablement sa première cuite.
On se souvient toujours de sa première fois, surtout avec de la bière... surtout le lendemain... la première cuite est un moment sacré où, sur le coup, on regrette seulement d'être là, victime de son intempérance, Mais avec le temps, une fois passée la grande honte, elle en rigolera probablement avec une certaine émotion. Lui, en tout cas, c'était le cas. Pourtant il n'avait aucune raison d'être fier quand, à seulement 12 ans, il avait fait main basse sur une bouteille de calva, un violent alcool de pomme dont le goût sucré-acide le rendait facile à descendre. La remontée, elle, avait été nettement plus dure ! Pourtant, aujourd'hui, il en rigole sans aucune gêne, voir une certaine fierté.
-Héloïse ! Va chercher de quoi nettoyer ça ! Fit la Naine à sa jeune collègue qui posa l’écuelle fumante à côté d’Adam avant de sortir.
La jeune mendiante, quant à elle, répondit de manière inintelligible. Elle était clairement mûre à point. Cette idée fit sourire Adam. Peu importe son origine, elle parcourait les sentiers du déshonneur par l’absence de prestance. Dans ce pays si soucieux des convenances au sein de la noblesse (habitude déteignant avec abjection sur les petites gens), elle sombrait dans les tréfonds de la déchéance. Si elle était impliquée dans le Noble Jeu, elle aurait signé l’arrêt de mort de sa réputation.
« Noble Jeu »… fallait-il être une belle bande de tarés congénitaux pour oser appeler « jeu » des manipulations, trahisons, malversations et autres meurtres perpétrés par pure envie de prestige, et en plus de qualifier cela de noble… Ou les Orlésiens étaient des fous, ou ils avaient un curieux sens de l’antiphrase et du sarcasme.
Pourquoi se mit-il à penser à ça ? Certainement les vêtements où il avait reconnu des broderies qui coûtaient un bras. Une gosse à la rue depuis quelques temps, mais ça n’a pas toujours été le cas. Sinon, elle aurait su que vider une chope dont on ignore le contenu est une erreur !
Elle repartit dans une quinte de vilaine toux. Depuis combien de temps vivait-elle dehors, dans le froid de la fin d'hiver? Peu importait, fugueuse ou enlevée, la seule chose qui comptait était de la revigorer... et savoir ce qu'elle racontait.
-Qu’est-ce qu’elle baragouine ? Demanda l’étranger à la Naine avec son accent typique, fait de "R" longs et ses fin de mots coupés secs.
-Je sais pas. Elle parle de cavalier, de folie… et de mourir. Elle délire, quoi. Répondit celle-ci en haussant des épaules.
-Mouais ! On a souvent envie de mourir quand on est dans son état.
Le géant mit les fleurs dans l’écuelle quand une deuxième nausée atteint la petite. Cette fois-ci, il eu le réflexe de lui tenir les cheveux en arrière. Il avait vu sa sœur dans le même état quelques fois… en fait assez souvent pour qu’elle se décide finalement à se couper les cheveux court, par intérêt pratique au combat et lors des cuites mémorables qu’ils se payaient régulièrement.
Il attendit que la vague passe avant de prendre l’écuelle d’où s’échappait un parfum très agréable, capiteux, apaisant, un peu épicé. Il la mit sous le visage de la jeune fille.
-Respire à fond ! Ca va apaiser ta toux. Allez, t’as rien à craindre.
Elle avait l’impression d’être penchée par-dessus un petit bateau qui tanguait sur un plancher souillé de vagues étourdissantes. Le monde tournait autour d’elle et les voix qu’elle percevait étaient les seuls points d’ancrage avec la réalité. Une réalité dégueulasse qu’elle espérait oublier…
Elle avait cessé d’être malade, mais ne s’en était aperçue qu’au moment où une serpillère passa sous ses yeux pour nettoyer le sol de la chambre. L’odeur qui s’éleva jusqu’à ses narines congestionnées lui fit détourner la tête et de ses bras tremblants, elle se redressa tant bien que mal pour retrouver une position assise. Ce simple mouvement l’essouffla et l’enfant se remit à tousser comme si la mort chantait sa venue prochaine.
« Respire à fond ! Ça va apaiser ta toux. Allez, t’as rien à craindre. »
L’homme était assis sur le lit, à ses côtés et lui glissa sous le visage une écuelle d’où s’échappait un parfum agréable et réconfortant. La vision de la gamine était floue et son corps bougeait dans tous les sens, trahissant ainsi les vertiges qui continuaient de l’accabler. Croyant perdre l’équilibre en baissant les yeux sur le bol que lui tendait l’inconnu, elle s’agrippa à ses poignets et obéit comme l’enfant sage qu’elle n’avait jamais été.
Elle respira profondément. Le plus qu’elle put malgré l’état avancé de son rhume. La vapeur chaude qui pénétra ses poumons fut si soudaine qu’elle crut manquer d’air. Elle recula la tête, les muscles de son visage contractés par l’inconfort. Elle secoua la tête en produisant des sons semblables à des lamentations. Ce refus de collaborer au traitement lui sembla durer une éternité pendant laquelle ses doigts continuaient de s’agripper aux poignets de l’homme devenu son prisonnier. Puis, comme si rien ne s’était passé, elle se pencha à nouveau au-dessus de l’écuelle pour respirer sa vapeur.
« Merchi… », dit-elle en se laissant tomber mollement sur le dos pour retrouve une position allongée, ses mains libérant l’inconnu. « Ch’ai-l’impression-d’respirer-pour-la-première-fois… ». Les paupières lourdes, elle ferma les yeux, mais continua de marmonner pendant un moment des paroles incompréhensibles. « Vous-ch’êtes-très-beau… », dit-elle plus clairement avant de sombrer dans le sommeil de l’ivrogne et de ronfler à la hauteur de la cuite qu’elle s’était prise.
Quand ses mains se refermèrent sur les poignets d’Adam pour pouvoir respirer les vapeurs d’embrium, il pu constater à quel point elles étaient fines et petites comparées à ses battoirs.
« Vous-ch’êtes-très-beau… »,
Cette phrase le fit sourire tandis qu’elle s’endormait du sommeil du juste.
-Elle perd pas le nord ! Fit la Naine.
-Certainement un syndrome de la kidnappée. Demain, je serai un gros ours mal léché qui l’a saoulée pour profiter d’elle, tu verras. Dit Adam avec un petit rire.
-Meuh non ! Tu exagères les ours sont plus propres que toi… et encore plus qu’elle, soit dit en passant ! Plaisanta la petite serveuse qui se prit un regard faussement outré.
C’était vrai qu’elle devait être mignonne, sans cette crasse accumulée. D’ici quelques années, elle serait un joli brin de femme. Mais pour l’instant, c’était juste une enfant qui avait eu une certaine chance dans sa sacrée panade.
Il remarqua que cette auberge n’avait pas de salle de bain. Les baignoires étaient directement dans les chambres, et le bain qu’il avait commandé était prêt, bien que l’eau fumait déjà un peu moins.
Dire qu’il n’avait pas fait attention quand l’autre serveuse qui était là tout à l’heure était revenu très vite avec de l’eau chaude
-Pffff ! Un bain fichu en l’air, une chambre louée et je dois la partager. Tu parles d’un repos bien mérité… quoique…
Il posa le récipient à côté de la tête de l’inconnue pour qu’elle puisse profiter des bienfaits du remède. Il pris le broc de débarbouillage et alla le remplir.
-Un bon pourboire pour toi si tu la nettoies un peu, et que tu lui passes des vêtements secs
-Oui, si elle dort dans ceux-là,, elle va attraper la mort.
-Oui, moi, en attendant, je vais aller manger un morceau et ramener un truc si elle se réveille et qu’elle a faim.
Il revint une demi-heure après avec du pain, du fromage et du jus de pomme. Certes, la nuit n’allait pas être pleinement confortable, mais le lit était assez large. Normalement, il aurait installé son couchage par terre, mais il fallait absolument qu’elle reste sur le côté et qu’elle ne se tourne pas sur le dos, ce qui pourrait s’avérer dangereux dans son état.
Plein de questions le taraudaient : qui était-elle ? Comment elle avait fini dans cet état ? Depuis combien de temps était-elle dehors ? Des questions qui attendraient le lendemain.
Il se contenta d’enlever ses bottes et son armure, restant en chemise à pantalon, pour se coucher à côté de l’inconnue, bloquant son dos de son épaule et la tête passant en revue pleins de scénarios laissant entrevoir une belle récompense à la clé.
Lorsque la gamine s’éveilla, le jour ne s’était pas encore levé et bien que plus lucide, son esprit était toujours embrouillé par l’alcool naine. Les maux de cœur semblaient terminés, mais les vertiges demeuraient. Elle se souvenait de certains moments de la soirée si bien qu’elle ne fut pas paniquée de reprendre connaissance avec des vêtements propres et dans un lit bien chaud. Lit qu’elle n’occupait pas seule. La respiration régulière qu’elle entendait derrière elle se synchronisait parfaitement aux mouvements du matelas. Perception de mouvement qu’elle avait d’abord cru être due à son état d’ivresse. Ce qu’elle sentait entre ses omoplates devait être une épaule et lui indiquait que cette personne devait être étendue sur le dos. S’agissait-il de la naine qui avait réussi à lui donner un bain malgré ses protestations incompréhensibles? Peut-être était-ce l’autre femme qui avait nettoyé les dégâts causés par son estomac… Ou alors…
L’idée de pivoter discrètement et silencieusement sur elle-même pour observer celui qu’elle espérait être le bel inconnu endormi à ses côtés lui traversa l’esprit.
Dès qu’elle amorça son mouvement, le bois de la base du lit craqua si bruyamment qu’elle le cru en train de se casser et bondit instinctivement hors du lit pour retomber avec fracas sur le sol. Loin de posséder l’agilité légendaire d’un chat, elle tomba sur son bras et poussa aussitôt une lamentation de douleur.
Pendant qu’elle se tortillait sur le dos en frictionnant vigoureusement son bras douloureux qu’elle avait replié sur sa poitrine, une ombre apparue au-dessus d’elle. Alors que sa vision s’acclimatait à la pénombre de la chambre, elle distingua le visage de l’homme qui, elle se souvenait maintenant, avait pris soin d’elle plus tôt. Elle s’immobilisa et cessa toute lamentation. Malgré la noirceur, elle pouvait voir que l’homme semblait plus amusé qu’inquiet de la situation. Ses longs cheveux blonds tombaient de chaque côté de son visage et alors qu’elle sentait le pouvoir enivrant de son regard bleu polaire sur ses sens, elle s’exclama, prise de panique et dans une diction orlésienne plus claire : « Vous m’avez poussé! ». Cette fausse accusation sembla la surprendre elle-même. Soudain, elle se mit à rire. Et rire de bon cœur comme il lui semblait ne jamais avoir ri ainsi depuis longtemps. « J’ai… mal… au… ventre… », réussit-elle à dire alors que des larmes coulaient sur ses joues. Tout à coup, comme si un ogre venait de pousser un hurlement, l’estomac affamé de la jeune fille lui rappela son existence depuis des jours ignorée.