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La Controverse de Starkhaven - Sivoneii

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La Controverse de Starkhaven CHAPITRE DEUX : CEUX QUI MARCHENT DANS LES PAS D'ANDRASTÉ

Type de RP Classique
Date du sujet 8 Marchiver 5 : 13
Participants Sivoneii, Andra Valheim
TW Pour le moment, aucun.
Résumé Engagées depuis de nombreuses années dans une puissante controverse intellectuelle au sujet de leurs recherches magiques respectives, Andra et Sivoneii se rencontrent enfin en chair et en os, et non en plumes.
Pour le recensement


Code:
[code]<ul><li><en3>8 Marchiver 5 : 13</en3> : <a href="https://ainsi-tomba-thedas.forumactif.com/t1144-la-controverse-de-starkhaven-sivoneii#14899">La Controverse de Starkhaven </a></li></ul><p><u>Sivoneii, Andra Valheim.</u>Engagées depuis de nombreuses années dans une puissante controverse intellectuelle au sujet de leurs recherches magiques respectives, Andra et Sivoneii se rencontrent enfin en chair et en os, et non en plumes. </p>[/code]

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Si la matinée avait été intéressante – moins pour l’avancée de ses recherches que pour la rencontre qui avait eu lieu – le reste de la journée s’étirait studieusement. Andra avançait dans sa pile de tomes, tous dûment contrôlés comme ceux de la liste demandée pour sa venue et autorisée par les autorités compétentes – et honnêtement, à ce stade de paperasserie et de signatures diverses, la mage se demandait si la Divine elle-même n’avait pas été consultée pour apposer son paraphe – et se tenait à sa table d’études, studieusement voûtée vers la pile de notes qui s’amoncelaient au fur et à mesure, remplies par son écriture serrée et sèche, à son image, à l’élégance de lettrée, ce qui, pour le coup, n’était pas vraiment à son image. Arrivée au Cercle d’Hossburg analphabète, l’adolescente qu’elle était avait eue comme première mission d’apprendre à lire et à écrire, en ignorant les moqueries douloureuses sur son ignorance patente, ses manières rustaudes, son manque évident de culture. En même temps, comme elle avait tenté de l’expliquer à l’époque, l’intérêt de la plume était limité, les pieds dans le lisier des quelques cochons du village, à nourrir les braves bêtes en rêvant au jour où elles pourraient remplir leur office et emplir les panses. Mais ces considérations pratiques n’avaient plus droit de cité dans un endroit comme le Cercle. Alors, elle avait encaissé, et appris. De cette volonté de ne pas céder face aux autres, mieux-nés, de leur démontrer que l’humilité de ses origines n’avaient pas d’incidence sur son intelligence, était née cette envie féroce d’être meilleure que les autres sur leur propre terrain. Elle avait appris, avec cette hargne de la jeunesse. Et avait pris goût aux plaisirs intellectuels, qui étaient peut-être plus conformes à son esprit rationnel comme à son tempérament calme et posé d’antan. Difficile de considérer que cette amatrice de bouges et autres gargotes peu recommandables au juron facile était la même personne qui avait signé des opus qui faisaient autorité en ce qui concernait l’Ecole de la Création, et entretenait des correspondances discrètes mais variées pour le plaisir de la controverse littéraire. L’esprit avant la chair, disaient certains. Andra préférait affirmer que les deux n’obéissaient pas aux mêmes horaires.

Sa plume glissait sur le papier, rapide et légère, tandis que son œil parcourait avec vivacité les pages ouvertes devant elle, sous le regard vigilant des trois cerbères qui l’accompagnaient depuis le début de la matinée. Il y en avait toujours un à son côté, tandis qu’un autre était posté près de la porte, et la troisième se tenait sur le côté. Quelques fois, l’un des trois, le plus jeune et le plus zélé, s’était penché vers ses recherches. Andra lui avait obligeamment tendu les papiers. Il les lui avait rendus rapidement. Compréhensible, puisque la mage écrivait en nevarran, et qu’il ne semblait pas maîtriser cette langue. De toutes celles qu’elle maîtrisait, celle-ci avait toujours été sa langue de prédilection pour l’écriture, mais en l’occurrence, elle l’utilisait afin de préserver le secret sur ses écrits – secret relatif, si on lui demandait, elle serait dans l’obligation de fournir la chose, mais ainsi, elle s’évitait quelques indiscrétions comme celle-ci. Et il ne serait pas dur de témoigner de sa bonne foi puisque son passage dans cette contrée était connu, et qu’elle avait écrit d’autres ouvrages dans cette langue. Les heures s’écoulaient, dans cette même atmosphère studieuse, et elle sentait que ses gardiens commençaient à trouver le temps long. En même temps, hormis un passage aux lieux d’aisance, elle n’avait guère bougé – et devait admettre que se trouver flanquée de deux gardes du corps pour aller aux toilettes avait suscité une hilarité interne particulièrement intense.

Une autre personne entra dans cette section de la bibliothèque. Mage de rang, par essence, puisqu’elle était interdite aux apprentis. Sans plus s’en préoccuper, Andra se replongea dans sa lecture, annotant rapidement ce qu’elle trouvait intéressant, ou reprenant ses notes quand le besoin s’en faisait sentir. D’un coup d’œil, elle vit que l’autre – une elfe – écumait les mêmes rayonnages qu’elle. Intéressant. Gardant son commentaire, elle se replongea dans son écriture. Son dernier tome se finissait, et il n’avait guère correspondu à ses attentes. Sans réfléchir – sans doute que la fatigue commençait à se faire sentir – elle se leva, le livre à la main, dans l’intention de le remettre sur son rayonnage. Aussitôt, son premier cerbère – le zélé – s’approcha, main sur le pommeau. Agacée, Andra grommela :

« J’allais juste remettre ce livre en place, ne vous inquiétez pas. »

« Nous devons veiller à ce que vous ne fuyiez pas à l’intérieur du Cercle … »

Haussant un sourcil, Andra pointa :

« Généralement, on fuit plutôt vers l’extérieur du Cercle. »

Voyant l’expression du templier s’assombrir, la mage sentit qu’il ne partageait pas sa logique et ajouta rapidement, tentant de maîtriser son agacement croissant :

« Tenez, voilà, prenez-le. »

Se rasseyant, elle ouvrit un nouvel opus. Distraitement, elle entendit un quatrième templier arriver -on n’allait quand même pas lui rajouter un garde, ça devenait grotesque ! – mais ce dernier était seulement là pour relever un des deux autres templiers, appelé à d’autres occupations. Il connaissait manifestement l’autre mage présente, puisqu’il la salua formellement, prononçant son nom, qu’Andra ne …

Sivoneii !

Alors ça, c’était la meilleure ! Immédiatement, à l’entente du prénom, elle avait relevé la tête, et dévisageait avec une curiosité réelle l’elfe. Ainsi donc, c’était à cela qu’elle ressemblait. Bon, elle savait que la mage vivait au Cercle de Starkhaven, mais il y avait un monde entre le savoir et la voir. N’y tenant plus – et se demandant comment son mabari de garde allait réagir – elle laissa sa voix s’élever, ce qui en l’occurrence, signifiait que son murmure venait briser le silence régnant aux alentours :

« Ainsi donc … nous nous rencontrons. Bonjour Sivoneii. Andra Valheim. »
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Allongée sur l’épais tapis rouge, pieds nus en appui contre le vieux bois, Sivoneii fixe le plafond – ou le dessous de son bureau plutôt, de son exacte place. Le couloir est calme à cette heure du jour, exempt de pas pressés et de gloussements d’adolescentes ou du genre de futilités quotidiennes du Cercle. Elle aime ces instants de paix volés, quand la nuit n’a pas encore enveloppé la cité de son manteau obscur et qu’un filet de lumière perce son unique fenêtre pour se poser sur ce qu’elle ne regarderait pas autrement. Une feuille solitaire bruisse au-dessus d’elle et glisse doucement pour venir se poser un peu plus loin. Elle frissonne, maudissant l’air froid se répandant à présent dans son bureau. Aérer la pièce, quelle idée de cons. Gnagnagna, ça pue le renfermé Sivoneii, il te faut un cadre plus sain. Mais qu’est-ce que tu en as à foutre, hein ? Il fait froid, et humide, et froid. Pays de cons.

La porte du bureau se referme dans son claquement habituel, et elle s’avance prudemment dans ce couloir qu’elle ne connait que trop bien. Trop longtemps éprouvé. Ses chaussures, trop neuves, grincent atrocement à chacun de ses pas et elle grince des dents en tentant de surmonter cette aversion immuable. La bibliothèque n’est heureusement pas très loin, et elle y trouvera une chaleur réconfortante, à défaut de quiétude et d’absence de regards lancés à la volée. Toujours vivante, l’ermite ? Va niquer un cochard. Qu’ils jugent et se gaussent, oui, les faibles d’esprits, endormis dans leur confort quotidien. Qu’ils n’en fassent surtout pas trop, en ce qu’elle est un exemple parlant de ce que la reconnaissance apporte dans un Cercle de mages.

Rares sont les fois où elle s’arrête dans la plus grande aile de la bibliothèque : passage obligé pour les apprentis et les mages désireux d’aborder un sujet qu’ils ne maîtrisent pas, les ouvrages manquent souvent de profondeur, trop superficiels pour sa curiosité ou ses recherches. Bien sûr, elle couine et son apparence détonne, mais pas plus qu’habituellement. Tout le monde la reconnait de loin ici, seule mage à porter des patchworks de tissus colorés en guise de semblant d’uniforme – associations parfois hasardeuses, jusqu’aux liaisons par des attaches en ruban. Quelques mois plus tôt, on aurait pu se surprendre et s’inquiéter même de sa mine creusée, de ses cernes débordantes et de ses yeux plissés et rougis, mais tel est son quotidien à présent et tous la connaissent assez bien pour ne pas risquer de la questionner dessus.

Couinement qui s’interrompt tandis qu’elle se fige, jambe tendue devant elle, interdite face à la présence surprenante de plusieurs templiers dans cette section de la bibliothèque. Ses mains s’enfoncent dans ses poches par réflexe et elle les jauge un instant, impassible. Une femme est installée à une table, sous leur surveillance évidente, figure inconnue mais portant à sa robe un emblème bien connu. Oh, une Garde des Ombres. Rares sont les fois où elle a pu croiser des membres de l’Ordre au sein des murs. Ironie bien présente quand on pense qu’ils disposent d’un des plus grands centres de recherche de Thédas mais viennent tout de même écumer parfois les ouvrages des Cercles, à défaut surement de pouvoir voyager si souvent. Hochement de tête entendu en direction du groupe, avec lequel elle n’a aucune intention de se mêler. Le couinement reprend, et Sivoneii se dirige vers l’allée non loin de là.

Soupir. Trouver un bouquin à présent, assez imposant pour justifier de s’installer à une table une heure ou deux, jusqu’à ce que le repas soit fini probablement. Pupilles ambres parcourent les rayons familiers sans enthousiasme. Cliquetis d’armure à côté d’elle, le jeune Lucien pose sa main sur le pommeau de l’épée. « Oh, tout doux. » grommelé, les sourcils plissés.

« J’allais juste remettre ce livre en place, ne vous inquiétez pas. »

« Nous devons veiller à ce que vous ne fuyiez pas à l’intérieur du Cercle … »

Ricanement goguenard qui s’échappe par mégarde, Sivoneii soutient le regard intimidant d’un templier. Absurde, comme toujours. L’étrangère a un peu de répartie, une bonne chose, mais sa virulence est clairement muselée, retenue par ce qui ressemble vaguement à du respect. La mage ravale sa pique d’un sourire moqueur et se détourne à nouveau, main tendue vers les couvertures.

« Sivoneii. » Elle lève les yeux vers le nouveau venu, et acquiesce lentement. « Baelon. » Le chevalier lieutenant, grisonnant, est un des seuls membres de son ordre qu’elle considère avec respect. Mesuré, l’homme n’est pas connu pour son zèle mal placé, et n’a jamais tenté de la pousser dans ses retranchements, d’aussi longtemps qu’elle se souvienne. Un homme de devoir comme il en manque parfois, bon modèle pour ces recrues encore trop avides de faire leurs preuves. « Estrela te cherche, je crois. » La mage hausse les épaules en grognant. « Elle sait où me trouver. »

« Ainsi donc … nous nous rencontrons. Bonjour Sivoneii. Andra Valheim. » Ses muscles se tendent sous la surprise, et son regard file en direction de la femme installée à table. Andra Valheim. Elle connait ce nom. La femme est une des plus grandes figures vivantes dans le domaine très convoité de l’Ecole de Création, et ses publications sont des références en la matière. Chacune de ses notes finit toujours par paraître dans les Cercles, où qu’ils soient, attisant la curiosité des quelques rares esprits qui savent ce que recherche veut dire. Quelle probabilité pour que cette Andra Valheim se retrouve au Cercle de Starkhaven, si bien escortée de surcroit ? Infime, certainement. L’espace d’un instant, une douce chaleur l’enveloppe et elle sent ses joues rosir légèrement. Elle connait son nom aussi bien sûr, les deux chercheuses n’hésitant pas à discourir par publication interposée dans un exercice aussi stimulant qu’assassin.

« Andra… Quelle douce surprise… » Sivoneii dévisage les trois templiers, elle bien petite face à ces hommes en armure. « Je peux ? » Sa main désigne une chaise libre en face de la Garde, et elle s’y assoit sans attendre de réponse de qui que ce soit. « Personne ne m’a prévenu que tu venais me voir, vieille amie. » Sa voix est douce et ses yeux scintillent de lueurs qu’elle pensait enfouies pour de bon, amusées et… hargneuses. « Tu aurais dû demander, des hommes avisés comme Baelon savent bien que je n’habite pas vraiment entre ces étalages. » Elle ne prête pas attention aux notes mais la dévisage, tente de capturer ses traits si longtemps imaginés, fantasmés même parfois. Nul doute que si la mage a un charme certain sous sa plume, cela ne transparait pas de manière évidente sous ses traits qui pourtant, ne sauraient laisser indifférents. Elle ne tressaille pas pour autant en découvrant l’orbite vide. Comment reprocher de l’étroitesse d’esprit à une borgne ?

« Je constate que le Cercle de Starkhaven te fait bon accueil aujourd’hui. Notre estimé chevalier commandant craint-il que tu extirpes un peu de bon sens chez nos apprentis ? »
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« Tu n’as donc pas entendu ma sérénade à ta porte ? Le Chevalier-Commandant en a été si jaloux qu’il a décidé de m’adjoindre toute une escorte pour éviter que mon attention se porte sur un autre être que lui. »

Lucien ne parut pas goûter au trait d’humour, mais le nouvel arrivant, Baelon, émit ce qui ressemblait à un reniflement rieur, de ceux qui traduisent un rire qui monte et qui est étouffé autant que possible. Andra aurait tout aussi bien pu dire qu’elle avait une mission à accomplir, ou encore qu’il y avait peu de chances qu’on lui laisse visiter qui que ce soit. Mais cette version était tout de même plus agréable. En vérité, elle ne savait jamais si c’était une bonne idée de rencontrer des esprits appréciés à distance en chair et en os. L’imaginaire, fouetté par la plume et le stimulis intellectuel, avait ce charme caractéristique, inimitable, à nul autre pareil. Et en un sens, là encore difficilement explicable au profane, il y avait quelque chose de très intime à discourir d’idées, à débattre à l’autre bout d’un continent, à réfuter et à argumenter avec quelqu’un qui vous suivait depuis des années, et réciproquement, dont on appréciait les succès comme s’ils étaient les siens, avec l’illusion agréable d’avoir participé à la formation d’une thèse audacieuse par le constant titillement agaçant sur ses précédentes failles. C’était là un art presque aristocratique, que celui de la controverse, mais la mage éprouvait envers ce dernier une appétence certaine. Sans doute parce que, apanage de ceux qui les avaient connus tardivement, les mots et l’écriture recelaient encore une magie toute particulière à ses yeux, et qu’elle se plaisait à les manipuler à sa guise, à briller dans un exercice qui aurait dû lui être interdit. Et puis, sur le papier, les cicatrices, les souvenirs, tout disparaissait, pour ne plus laisser place qu’à la main écrivant, et aux mots qui prenaient toute la place, légitimement. Tandis que Sivoneii la dévisageait, elle soutint son regard, glissant de temps en temps une œillade vers sa main qui continuait rapidement à écrire pour clore son paragraphe, avec une habileté qui ne pouvait être l’héritage que de longues sessions d’études.

Il semblait en tout cas que sa théorie sur le fait que les esprits les plus brillants devaient forcément avoir une once d’originalité en eux se vérifiait. L’elfe en face d’elle arborait un patchwork de tissus colorés au-dessus de sa robe, donnant un aspect bohème à l’ensemble. Ce qui ne détonnait finalement pas avec son esprit foisonnant – comme les contours anguleux d’Andra et sa silhouette longiligne et osseuse témoignaient de son appréciation pour les démonstrations logiques et pour les débats tranchés. Même le physique, finalement, n’était qu’une illustration des esprits. Il n’empêche : c’était étrange de se trouver face à une compagne de route, de mettre un visage, un corps, d’incarner finalement un nom trouvé en bas de publication, murmuré parfois les yeux brillants. Elle se demanda, très brièvement, ce que sa propre apparence inspirait. Nul doute qu’elle n’avait pas grand-chose à voir avec ce que ses écrits pouvaient évoquer. Mais Andra ne ressemblait pas à l’image commune de la sainte Loyaliste dévouée à la Création par amour de celui à qui elle devait son nom. Les aspérités de son visage, naturelles ou nées de la main de l’homme, comptaient une autre histoire. La mage, fait rare, passa sa longue mèche derrière son oreille, dévoilant l’entièreté de sa face. Elle sentit clairement Lucien se raidir en face d’elle, et lui adressa un sourire plein d’une morgue qu’elle avait trop longtemps réprimée depuis son arrivée. La jeunesse se voulait zélée, mais n’avait probablement jamais réellement été confrontée à la crudité de l’existence. Ses yeux – ou plutôt son œil et son orbite vide – se posèrent sur Sivoneii, en un regard perçant, et, tout en essuyant méthodiquement sa plume, elle énonça l’évidence :

« Mais je crains que ma présence ne puisse que corrompre des esprits restés si purs dans un Cercle. »

La neutralité de son expression s’alliait avec le velours du verbe.

« C’est pour cela qu’il m’est adjoint trois charmants gardiens. Un seul n’aurait pas suffi face à ma présence imposante, deux est indigne de mes appétits, trois commence à être raisonnable. »

Son œil s’attarda sur les cernes, sur le teint hâve – rendu encore plus visible par la pigmentation sombre, comme les cicatrices sur sa propre peau hâlée par le soleil des Anderfels et les travaux des champs décoloraient toute la partie droite de son visage en une superposition de tons blanchâtres rehaussés par les nodules et crevasses brunes. Et elle demanda, à voix plus basse :

« Sont-ce ces apprentis qui te causent tant de soucis, pour afficher de telles cernes ? »
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Andra a un certain sens de la répartie, ce qui ne la surprend pas vraiment compte-tenu de l’habileté que Sivoneii connait à sa plume, mais ses formulations lui arrachent un rare sourire amusé. « Quelle tristesse que notre Chevalier-Commandant soit si avide d’attention. Je fais ma part pourtant, lors de mes longues visites à son bureau, mais les hommes sont prompts à se lasser de nos bonnes grâces dit-on, et je ne peux décemment lui reprocher d’être tombé sous un charme aussi évident que le tien. » Elle lâche un soupir en levant les yeux au plafond comme si elle tentait de réprimer un vif sentiment de jalousie. L’espace d’un instant, elle se satisfait à voir transparaitre le doute dans la posture du plus jeune templier – si délicieusement crédule qu’il puisse seulement envisager que Niall se livre à de tels écarts avec des mages comme elle.

La Garde-Acolyte poursuit, presque sur le ton de la confidence, légèreté et sérieux déconcertants par leur décalage avec les non-dits et les réalités silencieuses d’un Cercle ou de sa condition présente. Elle ne peut pas se retenir de rire doucement, Sivoneii, quand l’étrangère évoque ses appétits. Ses jambes s’étirent devant elle et ses mains se croisent derrière sa nuque, ambres vagabondant sur la mine déconfite des templiers. Ces derniers sont habitués à sa véhémence et son impertinence mais ce spectacle est certainement une première pour eux tous, même elle qui se surprend à être parfaitement à l’aise dans ce petit jeu. Ces hommes de Foi comprendront peut-être, après tout, combien il peut-être pesant de les avoir toujours aux trousses, combien il peut-être exténuant de ne jamais rien dire qui ne soit pas écouté et analysé, toujours dans le soupçon de la corruption ou de la trahison. « J’ignorais que les armures complètes éveillaient chez toi de telles… dispositions. »

« Sont-ce ces apprentis qui te causent tant de soucis, pour afficher de telles cernes ? » Le sourire de Sivoneii se fige mais ses yeux ne rient plus quand elle les pose à nouveau sur sa rivale. Ses bras se tendent, son dos se redresse, tension évidente qui se révèle. « Chers gentilhommes », commence-t-elle doucement sans pour autant cesser de la fixer, « votre compagnie est charmante et très agréable comme toujours, mais vous pouvez prendre un peu de liberté à présent si vous voulez. Il n’y a qu’une porte, je ne bouge pas et elle non plus. » Lucien siffle entre ses dents, main posée sur le pommeau de son épée. « Notre devoir… » « Votre devoir est de nous protéger de nous-même et de protéger le monde extérieur de la magie. Il n’y a pas de civil dans cette salle et nous ne faisons pas de magie. Nous maîtrisons toutes deux plus de langues que vous et nous pouvons discourir autrement si tel est notre bon vouloir. Je vous offre un peu de repos, c’est tout. »

Plus aucune chaleur n’émane de ses mots. L’absurdité est amusante à un certain point, mais navrante quand elle persiste au-delà du bon sens. Les templiers se regardent en silence avant que Daemon n’acquiesce et qu’ils se retirent un peu plus loin, non sans que Lucien ne jure et leur lance un regard assassin. Les mains de la mage se détachent pour se poser sur la table. « Mes soucis ne regardent que moi, ma chère, qu’ils soient liés à la bêtise environnante ou à d’autres maux. Je te remercie de t’enquérir de ma santé mais je vais bien. » La conviction froide ne saurait cacher la réalité trop visible mais pose une première limite à leur conversation. Parlons de tout mais pas de moi, en ce que je ne suis pas ton amie et que tu n’as pas à en savoir plus sur mes faiblesses. Je ne te donnerai pas cet ascendant.

Un silence s’étire dans le prolongement naturel d’une porte ainsi fermée, conversation avortée, mais l’absence de discours ne semble pas la troubler plus que cela. Son attention se porte sur l’ouvrage ouvert et les notes éparses d’Andra – appréciation discrète de la finesse de sa calligraphie, même à cette distance, même à l’envers. « Tu n’es que de passage à Starkhaven ou ton Ordre a-t-il décidé qu’il serait bon pour toi de profiter un peu plus longtemps de notre si beau climat ? » Nombreuses sont les questions muettes étouffées dans cette interrogation, assez évidentes tout de même pour qu’un esprit comme le sien puisse en saisir la mesure. « Je suis étonnée que tu consacres de ton précieux temps à relever de telles absurdités d’une si mauvaise référence. Tu m’as habitué à mieux. Aurelia Invidus persiste à affirmer que les humeurs ont une incidence sur la bonne temporalité et la qualité des soins, tout de même. Sa crédulité idéalistique est assez navrante. »

Du mépris. Du bon gros mépris, si cher à Sivoneii. Invidus reste une figure de pointe dans leur domaine de recherche, mais tous les vices et maux du monde peuvent être attribués aux tévintides, n’est-ce pas ?
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« Je sais, je repousse les galants jusqu’aux Tréfonds. »

Andra porta la main à son cœur, le buste droit et le visage de profil, comme une peinture classique, se délectant des sourcils tressautant du jeune templier qui passait de Sivoneii à elle, se demandant rapidement s’il fallait croire ces deux femmes, ces deux mages. Deux serpents tentateurs donc, dont on l’avait tant encouragé à ne rien croire. Elles n’étaient même pas de nature à perdre un homme du commun, alors le Chevalier-Capitaine ! L’une était une elfe, et tout de même … Même si son allure singulière avait ce charme fou des personnalités bouillonnantes. L’autre … Maintenant qu’il pouvait voir son visage entier, il ne se posait plus de questions. Et pourtant, le plus âgé semblait lui trouver une attention particulière, avec cette ombre de sourire, de rire même, qui flottait sur ses traits. Il faudrait lui apprendre, un jour, que l’esprit avait sa propre beauté … du moins, c’était ce que tous les laids aimaient à répéter. La mage avait depuis longtemps accepté de se battre avec ses propres armes, en toutes choses. Ironiquement, peu importait le combat, elle avait souvent trouvé davantage d’usage à son intellect qu’à d’autres atouts plus communs, que ce soit un beau sourire, des muscles solides ou encore des sorts destructeurs. Il y avait une beauté certaine à se jouer des habitudes pour défier les probabilités. Après tout, ne venait-elle pas d’arracher un rire à son interlocutrice ? Un instant, la Garde des Ombres en savoura le son. Elles auraient pu être dans un salon, à se moquer délicatement des nobliaux paradant non loin, et une lueur éclaira son œil tandis qu’elle passait son regard si particulier sur les trois templiers, tour à tour. Elle s’attarda sur Lucien, et dévoila un sourire volontiers prédateur, avant de susurrer son aveu d’un accent velouté aux tonalités délibérément carmins :

« Les armures sont les ornements les plus charmants des couloirs d’un Cercle … Qu’y a-t-il de plus délicieux que d’imaginer ce qu’elles cachent à notre vue, et plus encore de le constater ? »

Le pauvre Lucien se raidit, tandis que son teint virait à un cramoisi de pucelle qui donna une furieuse envie à Andra de continuer à titiller le jeune templier. Le jeu était bien trop amusant. Asticoter les templiers lui avait manqué, tiens. Et elle avait désormais l’âge et l’expérience pour le faire avec davantage d’adresse … Ainsi que la porte de sortie affichée sur ses épaules pour ne pas les craindre, même si elle tenait à demeurer sur une ligne fine afin de ne pas entacher les relations entre le Cercle et la Garde des Ombres. Le pire ? Elle n’avait jamais éprouvé l’attrait d’autres comparses pour les membres de l’Ordre. Sans doute parce que l’interdit n’avait été suffisamment fort pour oublier la menace constante. Cela n’enlevait rien au plaisir des yeux, de l’imagination, ou d’autres expériences, loin de ces murs. Un autre avantage d’une vie bien remplie, par monts et par vaux.

Malheureusement, elle n’aurait pas le loisir de continuer. Sivoneii venait de renvoyer ses chers gardiens, et Andra nota donc avec intérêt le fait que l’autre mage parvienne à les faire partir. Deux hypothèses : soit ils étaient moins regardants qu’à Hossburg – ce qui était possible, même si à vrai dire, un autre mot lui aurait paru plus approprié, soit il y avait là une lutte de pouvoir quelconque. Ce n’était pas n’importe quel mage qui pouvait se le permettre, surtout quand on n’était même pas enchanteur supérieur. Elle remarqua la posture plus tendue, le ton moins badin, et ne se départit pas de son sourire avenant. La réponse qui venait ne la surprit pas outre mesure. Ni ne la décevait. Il y avait davantage à apprendre dans ce qu’on ne disait pas que dans ce qu’on disait. C’est pourquoi Andra préférait les traits d’esprit au blocage complet. Il y avait trop qui transparaissait dans le second cas. La courtoisie parfaite demeura :

« Bien sûr, j’ai parfois des sursauts de déformation professionnelle. Nous avons tous nos maux pour ne pas avoir besoin de les exprimer en mots. »

Ni dupe, ni aveugle. Seulement borgne. Le silence se fit, et Andra, avec adresse, trempa à nouveau sa plume et continua à prendre quelques notes. Aucune tâche d’encre venait maculer ses doigts ou ses papiers, prouesse que nombre de jeunes mages auraient pu lui envier, et qui tranchait avec son apparence ordinairement négligée. Passer de la conversation à la graphie ne semblait pas lui être problématique, comme une seconde nature – et c’était peut-être le cas. Elle reposa la plume en entendant la nouvelle question, et sans se départir de son aplomb, contra avec malice :

« Crains-tu donc à ce point que nous soyons si vite séparées ? »

Elle ne répondit pas immédiatement, terminant un nouveau paragraphe.

« Mais je note donc qu’il est commun ici d’apprécier ce climat. A chacun ses petites originalités. Je saurai m’y faire. »

Ce n’était pas exactement la bonne question, ce ne serait donc pas exactement la bonne réponse. Un léger rire la prit néanmoins en entendant Sivoneii et sa langue venimeuse s’attaquer à ses recherches. Ah, la flagrance délicieuse du mépris … Il était curieusement aussi piquant dans la réalité qu’en écrit, et donc tout aussi inconséquent. Avec une neutralité parfaite, elle expliqua :

« L’intérêt d’un ouvrage n’est pas toujours dans ce qu’il contient, mais dans ce qu’il ne contient pas. »

La lueur curieuse de la savante s’illumina brièvement dans sa pupille.

« Confronter les traductions est toujours un exercice intéressant à cet égard, surtout concernant la littérature tévintide.

La purge de certains passages est un excellent thème de recherche. »

Reposant sa plume, Andra entrecroisa ses doigts et les porta sous son menton, en un appui-tête de fortune tandis qu’elle posait son œil sur l’autre mage. L’orbite vide la fixait également, et elle savait que peu de personnes aimaient être sous le feu de sa pupille tout aussi sombre, comme si la droite avait corrompu la gauche.

« Après tout, la publication impose certaines restrictions, mais tu le sais aussi bien que moi. »
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Les templiers sont un sujet de conversation commun dans les Cercles de Magie, incontournable même. Les mages entretiennent avec leurs gardiens des relations si particulières et leur présence comme seul lien réel avec le monde extérieur, la normalité d’au-delà des murs, qu’il est naturel que l’Ordre chantriste nourrisse mépris et méfiance, attirance et fantasmes. Le tabou est là cependant, bien présent, en ce que les mages ne doivent jamais détourner les chevaliers de leur Saint Devoir – et les interdits s’accumulent ainsi, s’ajoutant à la liste déjà conséquente des hôtes des lieux.

Aussi Sivoneii n’insiste pas davantage quand bien même il serait aisé de continuer de se jouer des hommes en armure. Leur conversation risquerait de prendre la triste tournure du trop commun, trop entendu, trop facile. Il y a ce nom et cette ombre aussi, libérés par Baelon, froissement dans les limbes, silhouette qu’elle ne veut pas voir. Les écarter alors, de toute l’autorité qu’il lui reste ou par évocation plutôt du sale moment qu’ils pourraient passer si elle revenait à son état naturel : de mauvais poil, insolence exacerbée dans le plus strict respect des règles et limites du Cercle.

Recadrer Andra ensuite, frontalement, et dessiner une première ligne à ne pas franchir. Certaines valent la peine d’être dites, et elle préfère cela à un autre petit jeu qui laisserait l’illusion à la Garde qu’elle puisse continuer de creuser. La mage ne semble pas lui en tenir rigueur, une bonne chose. Un silence s’installe, uniquement rompu par le grattement de la plume et les quelques passages de mages dans les allées. Sivoneii observe avant de s’enquérir un peu plus.

« On ne se fait pas au climat de Starkhaven, à moins de venir d’une contrée du Sud, où le froid et le gris sont un quotidien accepté. » Elle bougonne, incapable de faire quelque trait d’humour concernant l’affreux hiver havenois. Pendant quelques instants, l’elfe ressemble à une enfant boudeuse, lèvres pincées et épaules haussées d’agacement et de dépit. « Ta fierté te poussera sûrement à vouloir me contredire, mais écoute mon conseil et fuis, Andra, tant qu’il est encore temps. Tu vaux certainement mieux que cet endroit. » Combien n’aurait-elle pas donné elle-même, il y a quelques années, pour être envoyée à Antiva ou encore à Dairsmuid ? Entendre chanter la mer, encore une fois.

Elle pique, plus par plaisir que par conviction, sûrement pour juger des réactions d’Andra sur le vif, quand elle-même est consciente que ses recherches ne sont pas exemptes de défauts. L’origine de l’autrice n’est qu’un argument facile, évident. Un sourcil dubitatif se hausse à sa réponse mais elle ne la coupe pas, retenue et polie, attentive à ses mots et gestes. Finalement, la Garde s’installe de manière à pouvoir ancrer son regard, expérience étonnante quand un de ses puits de lumière n’est plus. Sivoneii ressentirait presque de la compassion pour cela si ses digues n’étaient pas en place – distance imposée avec le réel, distance imposée avec soi. Elle a vu pire, et cela ne l’empêche pas de vivre.

« La Chantrie veille assurément à ce que nos publications soient exemptes de vices, et nous pouvons remercier ces gardiens du bon sens face aux aberrations profanes des tévintides. » Elle sourit avec ce qui ressemble à de la politesse, regard toujours ancré dans le sien. « Je m’étonne simplement que la Garde des Ombres soit dépourvue au point de te priver des versions originales, certes indisponibles dans les Cercles mais bien présentes au-delà. Le travail que tu entreprends est celui, fastidieux, des esprits critiques… protégés par le bon sens, mais tu n’es plus cela, n’est-ce pas ? Tu n’as plus à te soucier de la morale, en ce que tu seras toujours une apostate aux yeux du Créateur désormais. »

Elle ne sait pas ce qu’était Andra avant, ni comment elle a été recrutée dans son Ordre. Elle ne s’en soucie pas vraiment. Quel que soit leur passif, les mages de la Garde s’extirpent de la vigilance des templiers. Maléficiens, tous ne le sont pas, mais Apostats, certainement.

« Ton Ordre est infoutu de présenter une recrue capable de manier correctement une petite flamme lors d’un grand événement comme la démonstration de magie du Grand Tournoi, et maintenant je constate qu’il ne se soucie pas de la formation de ses mages, qu’il envoie errer dans des bibliothèque sous la surveillance de groupes de templiers, à étudier les traductions obscures de bouquins encore plus obscurs. Permets-moi donc d’être surprise, quand vous êtes censés représenter l’élite, le seul groupe d’hommes et de femmes en mesure de mettre fin à un Enclin. »

Une lueur nait au fond de ses ambres, écho d’un combat perdu quoi que mené avec brio et détermination. La mage se fait guerrière, dressée seule contre tous, mais quand sa voix se casse subitement. Le souffle revient finalement, écorché, fluctuant. « Rassure-moi tout de même, chère amie. Tu es capable de faire bouger une flamme ou tu n’as jamais vu l’ombre d’un combat en réalité ? L’ombre d’une engeance ? »
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Le silence, assourdissant, hurla. Puis un chuintement rauque vint le rompre. Un soubresaut agita le calme irréel de l’étude, tandis que les épaules se mirent à tressauter. Le silence gémit. Il se rompit, mais ne céda pas. Le chuintement devint sifflement, écorchant les oreilles, et le contralto ordinaire se mit à vibrer. Une basse s’ajouta, déformant la gorge palpitante. Les omoplates se mirent à frémir, secouant la maigre carcasse osseuse, tandis que le sifflement prenait de l’ampleur, arborait une tessiture rauque, semblable à l’aboiement sec d’un mabari. Soudain, il enfla, et la posture de sphinx s’effondra. L’œil unique se ferma, et alors que sa bouche s’ouvrit, Andra se laissa aller au sentiment qui la gagnait peu à peu. Un rire profond retentit dans la pièce, ample, douloureux, de ceux qui brisent les côtes et massacrent les sourires. L’hilarité, incontrôlable, la dominait, et ses mains jointes se tordirent sous l’effet de la vague inarrêtable. Mais son visage ne souriait pas, malgré celui qui ourlait ses lèvres, qui s’agrandissaient peu à peu. Son œil se rouvrit, et dans la prunelle unique, dansa les flammes noires d’une joie froide. L’expression croissait, se tordait, et les angles prononcés du visage hâve se recomposaient pour former une lance cruelle, d’os et de chair. Le rire aurait pu échauffer la pièce. Il n’en fut rien. Il la balaya comme un courant d’air glacé, de ceux qui soufflaient dans le froid de l’hiver des Anderfels, semblable au cri lointain de l’engeance qui demeurait dans les ombres tapies des cauchemars enfantins et des désastres adultes.

Andra haïssait sa contrée d’origine. Le nom roulait sur sa langue comme une insulte lancée à la face du monde. Durant des années, elle avait perfectionné sa maîtrise linguistique pour effacer la moindre tracer du parler rugueux de son enfance, à tel point qu’il était difficile de reconnaître une once d’accent dans son phrasé lent et précieux, davantage tourné vers le raffinement orlésien que le tranchant andérien. Mais tout, dans sa silhouette longue et heurtée, rappelait les pics et les déserts de la patrie natale. Et à cet instant, elle portait les stigmates visibles d’une existence à la rudesse typique de Hossburg et de ses environs. Les Anderfels avaient failli la briser, physiquement et mentalement. Les Anderfels avaient été la tombe de sa jeunesse, pour avoir manqué d’être celle de son existence tout entière. Les Anderfels avaient été le creuset de haine dans lequel elle avait été forgée, et un instant, une ombre cruelle traversa son visage. Elle avait enduré. Toute sa vie n’avait été, finalement, qu’un long chemin de souffrances qui l’avait obligée à développer une carapace d’acier sur ses réels sentiments, à être cette créature dépassionnée, au cynisme consommé et à l’attrait prononcé pour les vérités désagréables.

Et pourtant. Une fragile lueur s’était allumée, en entendant la voix de l’elfe se fissurer. Un instant, Andra contempla son miroir, cette arrogance mâtinée de défi craché à la face du monde, cette volonté d’écraser pour ne pas être broyée. Elle avait été ainsi. Différemment. La vulgarité de l’attaque gratuite la laisserait à jamais de marbre. Il était des indignités de l’intelligence auxquelles elle refuserait sans cesse de s’abaisser, peut-être parce qu’elle avait connu la réalité du tranchant de la pierre, le fracas des os qui se brisent, l’agonie hurlante des muscles qui se déchirent. Un mot n’aurait jamais cette force, cette monstruosité, cet enfer. Parce qu’aucun mot ne pourrait jamais égaler l’horreur des crachats de ses propres parents, livrant l’enfant honteuse à la foule vociférante. Qu’étaient, face à ce déferlement, la pique idiote d’un manque rigoureux de connaissances élémentaires en géographie, ou encore l’insulte à un Garde-Acolyte pour une démonstration ridicule destinée à abreuver cette même foule aveugle de son quota de crainte et d’envie ? La réputation de l’Ordre l’indifférait. Elle savait jusqu’où ce dernier allait, jusqu’où il s’abaissait. La vérité la plus froide, personne n’aimait la regarder en face.

Tout aurait pu s’arrêter à l’urbanité, et à ce rire qui ne parvenait pas à se tarir, dont les aigus ne venaient pas et descendaient, au contraire dans des notes de baryton sinistres. Ce rire sans joie résonnait, encore et encore, déchirure sanglante d’une fente réduite à deux lignes minces qui dévoilaient des dents à la blancheur immaculée, et dont les ombres des braseros autour de la table accentuaient le tranchant. Ce ne serait pas le cas. Parce que dans les fantômes du regard tronqué dansaient les hurlements de l’amie d’enfance, les cris des camarades, les hurlements brisés des corps martyrisés. Andra avait de l’empathie pour Sivoneii, pour ce double dont elle devinait aisément les fêlures, cachées malhabilement sous cette montagne d’assurance et cette volonté farouche d’être seule, d’attaquer avant d’être mordue. Ni pitié – à quoi cela avait-il jamais servi ? – ni dédain : seulement la conscience aigüe de ne pas être différente. Mais d’être plus âgée. Plus expérimentée. Et parce qu’elle savait ce que c’était, que de ravaler ses blessures et de préférer infliger des coups aux autres, pour qu’ils ne devinent jamais à quel point on se trouvait sur la brèche, cicatrices béantes qui menaçaient sans cesse de se rouvrir, elle avait aussi conscience qu’il fallait briser l’adolescente boudeuse et pétulante. Elle n’était ni un templier aux lourdes œillères du devoir, ni une apprentie effrayée, ni même un enchanteur engoncé dans une morne existence dévouée à un savoir sans intérêt, puisque personne ne s’en servirait jamais, ou si peu.

Un instant, Andra se demanda quelle avait été la vie de Sivoneii, avant son entrée au Cercle. Sûrement peu douce : les elfes citadins n’avaient guère à lui en remonter, en termes de pauvreté et de souffrances. Elle s’interrogea sur les douleurs secrètes qui perçaient sous la voix fissurée, sur les démons qui paraissaient remonter, sur cette hargne à juger un Ordre auquel elle n’appartenait pas, des mages qui auraient dû lui être indifférents ? Qu’y avait-il, sous ce masque de mépris velouté ? Que s’était-il passé, ce jour-là, à Starkhaven ? On lui avait décrit, en détail, cette journée. Elle n’ignorait rien des échanges entre les mages. Ce n’était pas tant l’échec de Fergus qui avait retenu son attention, que les petits détails des autres participants : les derniers mots de l’héritier déchu, et l’apparence déguenillée de l’elfe – le défi larvé entre l’orlésien et la tévintide participaient du folklore d’un tel événement. Les cernes, la pâleur étaient toujours sur son visage. Peut-être qu’un nodule cicatriciel à vif expliquait cette hargne. Et la mage, pour toute sa réputation, non imméritée, de froideur brutale au sein de la Garde, n’avait jamais été vicieuse par plaisir. La cruauté du monde appelait à la vérité dans toute sa laideur. Il était néanmoins des occasions à saisir, et quand il le fallait, être cruel s’avérait nécessaire. Parce qu’il valait mieux que ce soit elle qu’un autre, un jour, une lame pointée sur son joli cou. Parce qu’il valait mieux détruire, pour reconstruire. Parce qu’elle ne valait pas mieux.

Le rire, enfin cessa dans un dernier hululement rauque. Le silence revint, seulement interrompu par le bruissement de papier mis en ordre, avant qu’une main aux gestes tout en contrôle ne vienne en prendre un autre. Le son de la plume crissant sur le papier vint remplacer le rire, et il n’était pas certain que ce grattement entêtant soit plus réconfortant. Mais le regard d’Andra, lui, n’avait pas cillé. Son œil était fermement planté dans celui de Sivoneii, et exsudait la même flamme qu’auparavant. Lorsque sa voix s’éleva, le contralto s’éleva avec une suavité qui, en d’autres circonstances, aurait pu être d’une sensualité hypnotique :

« Pardonne-moi cette hilarité. Il est rare qu’une conversation m’amuse autant, je le confesse, mais ce n’était pas d’une grande politesse.

D’un autre côté, comme ce terme doit te faire frémir, j’en conclus que tu ne m’en tiendras pas rigueur. »

Le contralto s’abaissa, devenant un murmure doucereux, serpentin. L’expression d’Andra gardait ce sourire noir, et une flamme malencontreuse frémit dans le brasero, projetant son ombre sur la silhouette anguleuse :

TW : Ce passage contient la description de scènes de gore/violence/mort détaillées et graphiques:

Majuscule.

« Je suis capable de nommer chaque personne que j’ai sauvée. Je peux aussi te parler du regard de tous ceux qui sont morts entre mes mains.

Je l’admets : démontrer trois tours de saltimbanque qui ne serviront jamais qu’à régaler une foule idiote n’est pas ma mesure des talents de chacun. Si c’était le cas, je te jugerai sur ton incapacité à aligner trois mots grammaticalement corrects au moment de dire ton nom.

Mais je sais parfaitement que tu as plus de cervelle que cela. Vois-tu, j’apprécie tes écrits. Je peux les juger à l’aune de mes connaissances dans mon domaine, mais je les respecte. Ils sont la preuve d’un esprit curieux, qui sait réfléchir en dehors des strictes limites imposées par certaines rigidités des Cercles. Rien que cela pourrait être une démonstration suffisante d’intérêt.

Sauf que ça ne l’est pas pour toi, n’est-ce pas ? Tu es rongée par le doute, et parce que tu ne parviens pas à le surmonter, tu ne sais que mordre. »

Virgule. La mage se leva et s’assit familièrement sur la table, aux côtés de l’elfe, avant de se pencher pour susurrer à son oreille :

« Pour mordre, encore faut-il avoir des dents. »

Point-virgule.

« Serait-ce pour ça que tu jappes ? »

Point final. Sa main osseuse vint tracer la jugulaire de l’autre mage, et elle lui souffla, lèvre à lèvre :

« Ne me fais pas douter de ton intelligence. Tu vaux mieux que ces querelles stupides. Et je n’aime pas avoir tort. »

Andra se pencha, et effleura pratiquement les lèvres de Sivoneii.

« Au fait, je t’ai tracé une carte de Thédas. Histoire que tu puisses avoir quelques savoirs élémentaires en géographie.

Même à dos de griffons, Starkhaven-Weissaupt ne se fait pas en un jour. Histoire de t’expliquer pourquoi il est stupide de perdre un temps précieux et de mobiliser des ressources quand on peut avoir ce que l’on désire pour quelques lettres bien écrites.

On appelle ça le pragmatisme. C’est une notion intéressante, je crois. »
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On dit que certains mots dépassent parfois la pensée. Ce n’est pas le cas. Elle les regrette pourtant à l’instant où ils sifflent, trop consciente de laisser une ouverture béante à sa congénère, puit sans fond sur ses faiblesses les plus noires. Mordre, par réflexe. Pour jauger. Par fierté. Ne pas se laisser faire par elle et son sentiment d’être supérieure, dans son expérience et sa condition, ses travaux et sa renommée. Elle montre les dents alors, Sivoneii, mais sait qu’elle ne la mettra pas au sol pour si peu. Ce n’est pas son but à vrai dire. Le danger est là pourtant, dans les ombres mouvantes, méandres qui pourraient l’emporter en un battement de cil et contre lequel elle ne peut plus rien, rien d’autre que d’espérer qu’Andra ne s’en saisisse pas.

Les premières secousses semblent presque douloureuses avant que le rire ne perce l’air glacé d’une hilarité sans joie. Il y a l’emprunte de la folie dans cette hargne de vivre et de réagir à tout prix plutôt que de ne plus être, ou être trop. Ce rire, elle ne l’a jamais entendu mais elle le reconnait. Son palpitant s’élance un peu plus fort dans sa poitrine tandis qu’elle assiste interdite, incapable d’esquisser un geste ou de libérer le moindre souffle. Son abdomen se comprime sous la tension soudaine, nausée au bout du cœur. Rares sont les éclats de voix aussi vrais que cela, dans leur sincérité profonde et incontrôlable et l’étreinte de la détresse et de l’amusement hilare.

Il avait ce rire, ce jour-là.

Ses yeux s’abaissent avant de se fermer, images de trop pour que cela soit supportable. Penser à autre chose, forcer son attention vers des rivages plus ternes. Son bureau et sa quiétude qu’elle n’aurait pas dû quitter. Le souffle du vent sur les feuilles du parc en automne et les tourbillons impromptus qui se forment et s’élancent un instant avant de se briser, comme des vagues végétales.

Le rire résonne toujours. Elle inspire sans s’en rendre compte, air froid qui ne la soulage pas vraiment.

Combien de temps a-t-il ri ?

Elle se tasse sur sa chaise, se fait toute petite, à peine plus grande qu’elle ne devait l’être à son arrivée, enfant étrange aux grands yeux vivifiés par l’instant présent. Qu’il était étrange ce monde entre ces murs, emplis de merveilles qui n’appartenaient qu’à elle. Être encore, malgré tout, dans cette nouvelle chance. A peine plus qu’une gamine malpolie, dont on ne savait rien. Elle était, et cela suffisait.

Le rire s’estompe lentement, dans ces sifflements rugueux qui annoncent la fin d’un cycle. Le crissement inconstant de la plume se fait à nouveau entendre mais Sivoneii ne bouge pas. Cloitrée sur elle-même, elle ne réagit pas quand Andra esquisse un début moqueur de réponse, ne relève pas la mention à son impolitesse flagrante. Qu’elle prenne sa victoire et la laisse dans son ailleurs aux rives froides, cela lui suffit. Et pourtant… Andra ne semble pas femme à se contenter d’une victoire facile.

TW violences, angoisse:


Le poing fermé vient heurter sourdement la table. « Ça suffit. » Incapable d’en dire plus. Articuler est un exploit qui mériterait des louages, tant l’air se fait rare autour d’elle, petite elfe cramoisie. Elle a les yeux ouverts et les ambres vives, Sivoneii, prête à bondir à la prochaine allusion. « Tu… » Il y a cette colère indicible dans chaque parcelle de ses pores, prête à s’embraser pour ne plus revenir en arrière, commettre le pire pour que le trop s’arrête, et faire ravaler sa bille de la pire des manières. « … ne sais rien de moi. » N’est-ce pas ironiquement le prix de ses propres présomptions ? Non. Une simple erreur, grotesque.

La Garde des Ombres s’amuse toujours et poursuit sa démonstration, l’orientant sur les prestations de la mage lors du Grand Tournoi. D’une certaine manière, cet interlude la soulage car ces événements semblent dérisoires face à cela, à peine dignes d’être évoqués même pour railler. Le feu se contient, hautes flammes dansant dans la nuit apprivoisées par la conscience. Une moue de dédain et d’ennui s’installe peu à peu sur le visage de l’elfe, masque refuge, avant qu’elle ne se tourne pour lancer un regard aux templiers postés un peu plus loin. D’un simple geste, Baelon lui signifie que les limites ont presque été atteintes avec le coup sur la table.

Elle vient s’asseoir à côté d’elle, fessier posé sur ce même bois. Sivoneii hausse un sourcil dubitatif et la dévisage à nouveau. Se tend quand elle se penche vers elle, son souffle chaud contre son oreille. « Pour mordre, encore faut-il avoir des dents. Serait-ce pour ça que tu jappes ? » Le dos se raidit sous un frisson glacé. « Tu baves beaucoup pour une si petite pique, Andra. Tiens-tu de la limace, ou de l’escargot ? » Sa certitude d’avoir l’ascendant sur elle est déconcertante au mieux, particulièrement agaçant au pire. Sivoneii n’a jamais ployé le genoux devant quiconque, mais elle ne serait pas la première à y croire.

Andra s’approche un peu plus, son visage si proche qu’elle peut y contempler la moindre marque. Sa bouche danse devant la sienne, si proche, si accessible qu’il suffirait qu’elle s’approche encore un peu, un simple mouvement de tête pour l’embrasser. Tout devient confus, et les paroles se confondent, vides de sens. Le souffle se coupe, sueur froide perlant à sa nuque, mâchoire serrée à s’en faire grincer les dents. Elle ne sait plus si sa rivale parle toujours quand ses mains viennent se poser sur ses épaules, comme dans un songe. Son front vient s’écraser d’un mouvement sec mais bref sur celui d’Andra. Elle se redresse brusquement, chaise débarrassée d’un coup de pied, et plaque Andra contre une étagère, force décuplée par l’adrénaline. Des cris résonnent et le cliquetis des armures se mettent en mouvement. L’anderienne la dépasse d’une bonne tête mais la tempête qui gronde dans les ambres levées n’est pas à se soucier de si menus détails. Un éclat métallique jaillit et une lame vient se presser contre sa gorge.

« Maintenant tu vas m’écouter. Tu m’as vraiment prise pour une chienne apeurée que tu pouvais dominer d’un coup de fouet et d’une caresse ?! Tu crois que j’suis née dans des draps de soie, qu’j’ai rien vu, rien vécu ? Qu’t’es la seule ici à connaitre la souffrance et la mort, hein ? Raté, ma grande ! Mais on peut jouer, s’tu veux ! » La pression s’intensifie, entaillant légèrement la peau sous son fil acéré. « Quand on n’sait rien, on ferme sa gueule. Tu montres c’que t’es pas, une mage pleine de maîtrise, au-dessus du lot, mais t’es personne. T’as peur. T’es en morceaux. T’es pas l’couteau l’plus aiguisé du tiroir, mais t’fais au mieux, hein ? C’normal. Moi aussi. T’es pas meilleure ma grande, à peine aussi bien qu’moi. »

Un filet de sang commence à couler sur ses doigts. La main tremble, tressaille et l’arme tombe au sol. L’elfe le fixe du regard et se recule d’un pas, mains en l’air. « Eh, j’déconnais les gars ! »
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TW : Violences, Sang, Pensées suicidaires, contenu graphique

Survivre. Compartimenter. Première leçon arrivée au Cercle des mages, pour parvenir à dompter un esprit brisé, proie si vulnérable aux démons, pétri de colère, de haine, de douleur et de ressentiment, apeuré et sursautant au moindre bruit, à la moindre ombre, bouillonnant de cauchemars éveillés au moindre accent rappelant l’enfance – et il y en avait, à Hossburg -, suppurant de douleurs chroniques et de rancœurs consommées envers tout être vivant, désespéré d’être encore en vie et appelant la mort qui s’était refusée. Andra avait depuis longtemps appris à ordonner en un rien de temps ses pensées, pour ne laisser aucune prise aux ennemis qui tournoyaient dans sa tête, qui l’appelaient, lui susurraient des promesses de vengeance et de revanche. Tout était en place, dans des petites cases qui s’ouvraient et se refermaient, au gré des besoins. C’était cela qui lui avait permis de ne pas sombrer dans la folie, de ne pas céder à ses plus bas instincts. La victoire de l’esprit sur la matière n’était pas un vain mot, mais plutôt une vaine expression : mieux valait célébrer la conquête de la volonté sur la facilité. La ligne était fine, et un jour, peut-être qu’elle la franchirait. Que la colère accumulée rejaillirait, que les remugles d’une existence de souffrances et d’injustices ressortiraient, pour tout emporter, qu’elle se lasserait des quelques onces de bonté qui subsistaient dans l’écrin de purin qu’était devenu, au fil des années, un cœur destiné à se flétrir sous les assauts d’une terre noircie par le sang pourri de l’engeance et les crachats haineux des vivants trop heureux.

Survivre. Dominer. Deuxième leçon arrivée au Cercle des mages, pour maintenir son contrôle sur ses désirs bridés, tentation si propice à la condamnation chantriste emplie de morgue, de demi-vérités, de colère et de haine, toujours. Andra avait très vite que son salut ne viendrait que d’une domination de ses affects dans le fer forgé de l’envie farouche d’exister, puisqu’elle y était condamnée. Il n’y avait pas d’autre choix que de se placer au-dessus de la mêlée pour l’observer, et en déceler les failles, afin de se prémunir de ses attaques, ou de la défaite. Equilibre complexe, équilibre impossible, qu’elle maintenait envers et contre tout, tous, qui l’empêchait de commettre l’irréparable, de céder aux appels doucereux de devenir ce que les autres redoutaient, ce qu’ils voyaient en elle, ce qu’ils avaient invoqué dès ses douze ans. Elle ne leur ferait pas ce plaisir, elle n’offrirait pas cette confirmation tant attendue de ses fautes et de ses tares.

Survivre. Calculer. Troisième leçon de mage, mais arrivée par la grâce de la Chantrie et des charniers de la pieuse conquête, afin de circonscrire la mort à ce qu’elle avait toujours été, à savoir une éventualité qui aurait dû venir plus vite mais qui se refusait, vile séductrice, odieux abandon. Andra avait fini par comprendre que pour continuer à avancer sur ce chemin de damnés, elle devrait se souvenir de ce qu’avait été le regard de l’ultime, dans les Anderfels, et ne pas le redouter. Dompter la peur, ne pas la craindre, mais l’apprivoiser pour avancer et vivre, encore un peu, tel était son credo, ce qui lui avait permis de se tenir dans ce Cercle, et de préserver ce qu’il lui restait, de santé mentale. A moins que ce ne soit le signe de l’atteinte irrémédiable à cette dernière, que ce détachement sombre quant à sa propre existence. Est-ce que la mort serait autre chose qu’une délivrance bienvenue ? Peut-être. Sans doute. Pourquoi alors, s’accrocher à la vie ? Par pur esprit de contradiction.

Survivre. Résister. Quatrième leçon de mage, arrivée dans ce Cercle des mages, quoique déjà expérimentée trop jeune, pour surmonter la douleur et focaliser son attention sur la faille qui viendrait fatalement sous le déluge et la rage, sous le déluge de rage. Peu importait la souffrance : il fallait endurer, encore et encore, maintenir la cohésion de son esprit, ravaler son corps à l’amas de chair grêlé qu’il était déjà. Même le réflexe de protection du visage, de l’œil unique, pouvait être utilisé après coup comme une diversion, tandis que le cerveau entièrement préoccupé par sa volonté farouche de subsister, se concentrait. Les paroles voguaient, ici-bas, tandis que d’autres murmures arrivaient, là, et qu’il fallait chasser et les uns, et les autres, pour cacher les filaments tissés à ses pieds. Encore un pas, juste un pas, un décalage, au milieu des hurlements, pour que la magie s’active, s’achève, et qu’elle puisse enfin reprendre le cours de sa respiration.

Survivre. Survivre. Survivre. Le sang perlait, et l’ironie d’une telle fin n’échappa pas à Andra. Elle aurait dû avoir peur. Mais pour cela, il aurait fallu qu’elle craigne la mort, plutôt que l’attendre. Non, ce n’était pas exact. Elle crevait de terreur, évidemment, comme n’importe quelle personne avec un couteau s’enfonçant dans la chair tendre du cou, à quelques centimètres de la carotide. Mais l’instinct de préservation et l’expérience de la fin si proche la poussaient à maintenir son attention, à ne surtout pas laisser son esprit dériver. Elle calcula l’opportunité d’un coup de genou pour amener Sivoneii dans son piège, le risque de voir le couteau s’enfoncer, et savoir si elle serait assez rapide pour éviter de se vider de son sang si ce dernier dérapait au mauvais endroit. Les probabilités étaient acceptables, et son bras se baissa, tandis que son œil à la froideur de marbre contemplait l’autre mage. C’était le moment qu’elle attendait, l’ouverture dont elle avait besoin. Elle arma sa jambe pour le propulser au-devant …

Le bruit métallique de l’arme heurtant le sol et l’arrêt brusque des hostilités l’en empêcha. Lentement, sa stature se déplia tout à fait, observant en silence l’autre mage et les templiers. Un choix s’offrait à elle. La scène lui semblait comme se déroulant de loin : les templiers dans des degrés d’agitation diverses, Sivoneii mains levées en arrière, et elle-même, droite et raide, comme étrangère à ses propres sens, seul son œil furetant dans tous les recoins témoignant encore de son état vivant. Avec précision, elle se pencha et ramassa le couteau tombé, ce qui fit s’avancer Lucius. D’une voix à la neutralité déplacée dans un tel contexte, au monochrome encore plus perturbant qu’auparavant, elle commenta :

« Elle pensait chaque mot prononcé, bien au contraire. »

Son œil se posa sur Sivoneii, et elle tendit l’arme aux templiers, du bout de ses longs doigts. Et un sourire froid flotta sur son visage au calme de plus en plus troublant :

« Moi aussi, néanmoins. Les querelles d’amoureuses rendent le contrôle difficile, vous en conviendrez-vous aussi, Sers. »

Rarement trait d’humour avait été aussi glacial. Portant la main à son cou, elle longea l’estafilade avec ses doigts et indiqua aux trois templiers :

« Je peux me soigner seule, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. »

Le plus jeune y voyait clairement un inconvénient, le deuxième semblait plutôt d’accord, mais le troisième finit par acquiescer. Andra inclina discrètement la tête pour le remercier, et doucement, à mesure que le Voile s’ouvrait délicatement, la chair se résorba, la ligne fine s’effaça, et bientôt, il ne resta qu’une légère trace, qui s’en irait avec le temps. Sa sérénité discordante ne tombait pas, et croisant les bras contre sa poitrine, elle indiqua, de cette voix sans intonation :

« Laissez-moi rassembler mes affaires, et je vous suivrai. Mais il vaudrait sans doute mieux raccompagner Dame Sivoneii à ses quartiers, qu’elle se remette de ses émotions. »

Qu’aurait-elle donné pour en avoir aussi. Survivre. Les gestes précis, lents, demeuraient, tandis qu’elle faisait exactement ce qu’elle avait dit, sous l’œil particulièrement vigilant des templiers. Pourquoi tout prendre sur elle ainsi ? Solidarité de mages, même masochiste ? Ou curiosité morbide et volonté de savoir plus tard ? Peu importait. La garde se tint prête, enfin, à rejoindre les templiers, pour sortir ou faire un rapport des événements à qui de droit. En passant devant l’autre femme, elle glissa, à voix suffisamment basse pour que seule l’autre femme entende :

« Nosce te ipsum. »

Locution tévintide.

« Moi au moins, j’accepte ce que je suis. »
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La Controverse de Starkhaven - Sivoneii